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Kitabı oku: «Le Bossu Volume 5», sayfa 5

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VII
– Une place vide. —

M. de Peyrolles, représentant peu accrédité du maître de céans, voyait son autorité complétement méconnue. Chaverny et deux ou trois autres lui avaient déjà demandé des nouvelles de son oreille. Il était désormais impuissant à réprimer le tumulte.

De l'autre côté de la porte, Aurore, plus morte que vive, regrettait amèrement d'avoir quitté sa retraite.

Dona Cruz riait, l'espiègle et l'intrépide, – il eût fallu, pour l'effrayer, bien autre chose que cela!

Elle souffla les bougies qui éclairaient le boudoir, non point pour elle, mais pour que, du salon, personne ne pût voir sa compagne.

– Regarde, dit-elle en montrant le trou de la serrure.

Mais l'humeur curieuse d'Aurore était passée.

– Allez-vous nous laisser longtemps pour cette demoiselle? demanda Cidalise.

– Voilà qui en vaut la peine! ajouta la Desbois.

– Elles sont jalouses, les marquises! pensa tout haut dona Cruz.

Aurore avait l'œil à la serrure.

– Cela, des marquises! fit-elle avec doute.

Dona Cruz haussa les épaules d'un air capable et dit:

– Tu ne connais pas la cour!

– Dona Cruz! dona Cruz! nous voulons dona Cruz! criait-on dans le salon.

La gitanita eut un naïf et orgueilleux sourire.

– Ils me veulent!.. murmura-t-elle.

On secoua la porte. Aurore se recula vivement. Dona Cruz mit l'œil à la serrure à son tour.

– Oh! oh! oh! s'écria-t-elle en éclatant de rire, quelle bonne figure a ce pauvre Peyrolles.

– La porte résiste, dit Navailles.

– J'ai entendu parler, ajouta Nocé.

– Un levier!.. une pince!..

– Pourquoi pas du canon?.. demanda la Nivelle en s'éveillant à demi.

Oriol se pâma.

– J'ai mieux que cela! s'écria Chaverny, une sérénade!..

– Avec les verres, les couteaux, les bouteilles et les assiettes, enchérit Oriol en regardant sa Nivelle.

Celle-ci sommeillait de nouveau.

– Il est charmant, le petit marquis! murmura dona Cruz.

– Lequel est-ce? demanda Aurore en se rapprochant de la porte.

– Mais je ne vois plus le bossu, dit la gitanita au lieu de répondre…

– Y êtes-vous? criait en ce moment Chaverny.

Aurore, qui avait maintenant l'œil à la serrure, faisait tous ses efforts pour reconnaître son galant de la calle Major à Madrid. La confusion était si grande dans le salon qu'elle n'y pouvait point parvenir.

– Lequel est-ce? répéta-t-elle.

– Le plus ivre de tous, répliqua cette fois dona Cruz.

– Nous y sommes! nous y sommes! gronda le chœur des exécutants.

Ils s'étaient levés presque tous, les dames aussi, chacun tenait à la main son instrument d'accompagnement. Cidalise avait un réchaud, sur lequel la Desbois frappait. C'était, avant même qu'eût commencé le chant, un charivari épouvantable.

Peyrolles ayant essayé une observation timide, fut saisi par Navailles et Gironne, et provisoirement accroché à un portemanteau.

– Qui est-ce qui chante?

– Chaverny! Chaverny! c'est Chaverny qui chante!

Et le petit marquis, poussé de main en main, fut jeté contre la porte.

Aurore le reconnut en ce moment et se rejeta violemment en arrière.

– Bah! fit dona Cruz; parce qu'il est un peu gris?.. C'est la mode de la cour… il est charmant!

Chaverny réclama le silence d'un geste aviné. On se tut.

– Mesdames et messieurs, dit-il, je tiens avant tout à vous expliquer ma position.

Il y eut une tempête de huées.

– Pas de discours!.. Chante ou tais-toi!

– Ma position est simple, bien qu'au premier abord elle puisse sembler…

– A bas Chaverny!.. un gage!.. accrochons Chaverny auprès de Peyrolles.

– Pourquoi veux-je vous expliquer ma position? reprenait le petit marquis avec l'imperturbable ténacité de l'ivresse. C'est que la morale…

– A bas la morale!..

– C'est que les circonstances…

– A bas les circonstances!..

Cidalise, la Desbois et la Fleury étaient comme trois louves autour de lui. Nivelle dormait.

– Si tu chantes, reprit Nocé, on te laissera expliquer ta position.

– Le jurez-vous? demanda Chaverny sérieusement.

Chacun prit la pose d'un Horace à la scène du serment.

– Nous le jurons! nous le jurons!..

– Alors, dit Chaverny, laissez-moi expliquer ma position auparavant.

Dona Cruz se tenait les côtes.

Mais les gens du salon se fâchaient. On parlait de pendre Chaverny par les pieds, en dehors de la fenêtre.

Le xviiie siècle aussi avait de bien agréables plaisanteries.

– Ce ne sera pas long, continuait le petit marquis; au fond ma position est bien claire. Je ne connais pas ma femme, ainsi je ne peux pas la détester… j'aime les femmes en général… c'est donc un mariage d'inclination.

Vingt voix éclatant comme un tonnerre, se mirent à hurler:

– Chante! chante! chante!

Chaverny prit une assiette et un couteau des mains de Taranne.

– Ce sont de petits vers, dit-il, composés par un jeune homme…

– Chante! chante! chante!

– Ce sont de simples couplets… attention au refrain!

Il chanta en s'accompagnant sobrement sur son assiette:

 
Qu'une femme
Ait deux maris,
On la blâme
Et moi j'en ris.
 
 
Mais un mâle bigame
A mon sens est infâme,
Car aujourd'hui la femme
Est hors de prix
A Paris!
 

– Pas trop mal! pas trop mal! fit la censure.

– Oriol connaît le cours du jour!

– Au refrain! au refrain!

 
Mais un mâle bigame
A mon sens est infâme
Car aujourd'hui la femme
Est hors de prix
A Paris!
 

– Qui est ce qui me donne à boire? dit Nivelle en sursaut.

– Comment trouvez-vous cela, charmante? demanda Oriol.

– C'est bête comme tout!.. bravo! bravo!

– Mais n'aie donc pas peur! disait à la pauvre Aurore dona Cruz qui la tenait embrassée.

– Le second couplet!.. Courage, Chaverny!

Il continua:

 
A la banque
Du bon régent
Rien ne manque
Sinon l'argent…
 

A cet irrévérencieux début, Peyrolles fit un haut-le-corps si désespéré qu'il se décrocha lui-même et tomba à plat ventre.

– Messieurs! messieurs! au nom de M. le prince de Gonzague!.. fit-il en se relevant.

Mais on ne l'entendait pas.

– C'est faux! criaient les uns.

– Calomnie! calomnie!

– M. Law a tous les trésors du Pérou dans sa cave!

– Pas de politique!

– Si fait!.. Non pas!

– Vive Chaverny!.. A bas Chaverny!

– Bâillonnez-le!.. Laissez-le continuer!..

Et ces dames qui cassaient fanatiquement les assiettes et les verres!

– Chaverny, viens m'embrasser! cria Nivelle.

– Par exemple! protesta le gros petit traitant.

– Il fait la hausse pour nous! grommela Nivelle en refermant les yeux; il est gentil, ce petit marquis!.. il a dit que la femme est hors de prix à Paris… ce n'est pas encore assez cher… Les hommes sont des pot-au-feu! Tant que je vois un homme garder une pistole au fond de son sac, moi, ça m'énerve!

Dans le boudoir, Aurore, le visage caché derrière ses deux mains, disait d'une voix altérée:

– J'ai froid… j'ai froid jusqu'au fond de l'âme… l'idée qu'on veut me livrer à un pareil homme!..

– Va! dit dona Cruz! Il ne te mangerait pas!.. je me chargerais bien, moi, de le rendre doux comme un agneau… Tu ne le trouves donc pas bien gentil?

– Viens! emmène-moi!.. Je veux passer le reste de la nuit en prières…

Elle chancelait. Dona Cruz la soutint dans ses bras.

La gitanita était bien le meilleur petit cœur qui fût au monde, mais elle ne partageait point du tout les répulsions de sa compagne.

C'était bien là le Paris qu'elle avait rêvé.

– Viens donc, dit-elle, pendant que Chaverny, profitant d'une courte échappée de silence, demandait avec larmes qu'on lui permît d'expliquer sa position.

En descendant l'escalier, dona Cruz dit:

– Petite sœur, gagnons du temps… fais semblant d'obéir, crois-moi… plutôt que de te laisser dans l'embarras je l'épouserais, moi, le Chaverny.

– Tu ferais cela pour moi!.. s'écria Aurore dans un élan de naïve gratitude.

– Mon Dieu oui… Allons… prie, puisque cela te console… dès que je pourrai m'échapper, je viendrai te revoir.

Elle remonta l'escalier, le pied leste, le cœur léger, en brandissant déjà son verre de champagne.

– Certes… murmurait-elle, pour l'obliger… Avec ce Chaverny on passerait sa vie à rire… quoi de mieux!

En arrivant à la porte du boudoir, elle s'arrêta pour écouter.

Chaverny disait d'un accent indigné:

– M'avez-vous promis, oui ou non, que je pourrais expliquer ma position?..

– Jamais!.. Chaverny abuse de sa position!.. à la porte!..

– Décidément, messieurs, fit Navailles en ce moment, il faut donner l'assaut!.. la petite se moque de nous.

Dona Cruz saisit ce moment pour ouvrir la porte.

Elle parut sur le seuil, souriante et gaie, levant son verre au-dessus de sa tête.

Il y eut un long et bruyant applaudissement.

– Allons donc! messieurs! dit-elle en tendant son verre vide; un peu d'entrain!.. est-ce que vous croyez que vous faites du bruit?..

– Nous tâchons, fit Oriol.

– Vous êtes de pauvres tapageurs, reprit dona Cruz qui vida son verre d'un trait; on ne vous entend pas seulement derrière cette porte!

– Est-ce vrai? s'écrièrent nos roués humiliés.

Ils se croyaient de taille à empêcher Paris de dormir.

Chaverny contemplait dona Cruz avec admiration.

– Délicieuse! murmurait-il, adorable!

Oriol voulut répéter ces mots qui lui semblaient jolis, mais Nivelle se réveilla pour le pincer jusqu'au sang.

– Voulez-vous bien vous taire! dit-elle.

– Oui, ma charmante! répondit le docile Oriol.

Il essaya de s'esquiver, mais la fille du Mississipi le retint par la manche.

– A l'amende! fit-elle; une bleue!

Oriol tira son portefeuille et donna une action toute neuve, tandis que Nivelle chantonnait:

 
Car aujourd'hui, la femme
Est hors de prix,
A Paris!
 

Dona Cruz cependant cherchait des yeux le bossu. Son instinct lui disait que, malgré ses rebuffades, cet homme était un secret allié.

Mais elle n'avait là personne à qui adresser une question.

Elle dit seulement, pour savoir si le bossu avait accompagné Gonzague:

– Où donc est monseigneur?

– Son carrosse est de retour, répondit Peyrolles qui rentrait; monseigneur donne des ordres.

– Pour les violons, sans doute, ajouta Cidalise.

– Allons nous vraiment danser? s'écria la gitanita déjà rouge de plaisir.

La Desbois et la Fleury lui jetèrent un dédaigneux regard.

– J'ai vu un temps, dit sentencieusement Nivelle, où nous trouvions toujours quelque chose sous nos assiettes quand nous venions ici.

Elle releva son assiette et reprit:

– Néant! pas le moindre grain de mil!.. Ah! mes belles, la régence baisse!..

– La régence vieillit!.. appuya Cidalise.

– La régence se fane!.. Quand nous aurions eu chacune deux ou trois bleues au dessert, Gonzague aurait-il été plus pauvre?

– Qu'est-ce que c'est que des bleues? demanda dona Cruz.

Que dire pour peindre la stupéfaction générale? Figurez-vous, de nos jours, un souper à la Maison dorée, un souper composé de rats et de Tortoniens, et figurez-vous une de ces dames ignorant ce que c'est que le crédit mobilier!

C'est impossible. Eh bien, la candeur de dona Cruz était tout aussi invraisemblable.

Chaverny fouilla précipitamment dans sa poche où était la dot. Il prit une douzaine d'actions qu'il mit dans la main de la gitanita.

– Merci, fit-elle, M. de Gonzague vous les rendra.

Puis, éparpillant les actions devant Nivelle et les autres, elle ajouta avec une grâce charmante:

– Mesdames, voilà votre dessert!

Ces dames prirent les actions et déclarèrent que cette petite était détestable.

– Voyons! voyons! poursuivit dona Cruz, il ne faut pas que monseigneur nous trouve endormis!.. à la santé de M. le marquis de Chaverny!.. votre verre, marquis!

Celui-ci tendit son verre et poussa un profond soupir.

– Si vous saviez!.. murmura-t-il; si je pouvais vous dire…

Il but, et pendant cela, Navailles s'écria:

– Prenez garde! il va vous expliquer sa position.

– Pas à vous! répliqua Chaverny; je ne veux pour auditeur que la charmante dona Cruz!.. vous n'êtes pas dignes de comprendre…

– C'est pourtant bien simple, interrompit Nivelle, votre position est celle d'un homme gris!

Tout le monde éclata de rire. On crut que le gros petit Oriol allait étouffer.

– Morbleu! fit le marquis en brisant son verre sur la table, y a-t-il ici quelqu'un d'assez hardi pour se moquer de moi!.. Dona Cruz! je ne plaisante pas!.. vous êtes ici comme une étoile du ciel, égarée parmi des lampions!..

Bruyante protestation de ces dames!

– C'est trop fort!.. trop fort, dit Oriol.

– Tais-toi, fit Chaverny; la comparaison ne peut blesser que les lampions… d'ailleurs, je ne vous parle pas à vous autres… je somme M. de Peyrolles d'arrêter vos indécentes vociférations… et j'ajoute qu'il ne m'a jamais plu qu'un instant dans sa vie… c'est quand il était accroché au portemanteau… il était bien!..

Il eut un attendrissement involontaire et ajouta les larmes aux yeux:

– Ah!.. il était très-bien!.. Mais pour en revenir à ma position, s'interrompit-il en prenant les deux mains de dona Cruz.

– Je la sais sur le bout des doigts. M. le marquis, fit la gitanita; vous épousez cette nuit une femme charmante…

– Charmante?.. interrogea le chœur.

– Charmante! répéta dona Cruz; jeune, spirituelle, bonne, et n'ayant pas la moindre idée des bleues…

– Une épigramme! fit Nivelle, cela se forme!

– Vous montez en chaise de poste, continua dona Cruz en s'adressant toujours à Chaverny, vous enlevez votre femme…

– Ah!.. interrompit le petit marquis; si c'était vous, adorable enfant!..

Dona Cruz lui emplit son verre jusqu'aux bords.

– Messieurs, dit Chaverny avant de boire, dona Cruz vient d'éclairer ma position… je ne l'aurais pas mieux fait moi-même… cette position est romanesque…

– Buvez donc? fit la gitanita en riant.

– Permettez… depuis longtemps déjà je nourris une pensée!..

– Voyons! voyons la pensée de Chaverny!

Il se leva et prit une pose d'orateur.

– Messieurs, dit-il; voici plusieurs siéges vides… Celui-ci appartient à mon cousin de Gonzague… celui-ci au bossu… ils ont été occupés tous deux… mais celui-là…

Il montrait un fauteuil placé juste en face de celui de Gonzague, et dans lequel en effet, depuis le commencement du souper personne ne s'était assis.

– Voici la pensée que j'ai, poursuivit Chaverny; je veux que ce siége soit occupé!.. je veux qu'on y mette la mariée!

– C'est juste! c'est juste! cria-t-on de toutes part; l'idée de Chaverny est raisonnable!.. La mariée! la mariée!..

Dona Cruz voulut saisir le bras du petit marquis, mais rien n'était capable de le distraire.

– Que diable! grommela-t-il en se tenant à la table et la figure inondée de ses cheveux, je ne suis pas ivre, peut-être!

– Buvez et taisez-vous! lui glissa dona Cruz à l'oreille.

– Je veux bien boire, astre divin… oui… Dieu m'est témoin que je veux bien boire… mais je ne veux pas me taire!.. mon idée est juste… elle découle ma position… je demande la mariée… car… écoutez donc vous autres!

– Écoutez! Écoutez!.. Il est beau comme le dieu de l'Éloquence!

Ce fut Nivelle qui s'éveilla tout à fait pour dire cela.

Chaverny frappa du poing la table et continua en criant plus fort:

– Je dis qu'il est absurde… absurde!..

– Bravo, Chaverny!.. superbe, Chaverny!

– Absurde!.. de laisser une place vide…

– Magnifique!.. magnifique!.. Bravo, Chaverny.

L'assistance entière applaudissait. Le petit marquis faisait des efforts extravagants pour suivre sa pensée.

– De laisser une place vide, acheva-t-il en se cramponnant à la nappe, si l'on n'attend pas quelqu'un!

Au moment où une salve de bravos allait accueillir cette laborieuse conclusion, Gonzague parut à la porte de la galerie et dit:

– Aussi attend-on quelqu'un!

VIII
– Une pêche et un bouquet. —

La figure de M. le prince de Gonzague parut à chacun sévère et même soucieuse. On posa ses verres sur la table et le sourire s'évanouit.

– Cousin, dit Chaverny, retombé au fond de son fauteuil; je vous attendais pour vous parler un peu de ma position…

Gonzague vint jusqu'à la table et lui prit le verre qu'il était en train de porter à ses lèvres.

– Ne bois plus! dit-il d'un ton sec.

– Par exemple! protesta Chaverny.

Gonzague jeta le verre par la fenêtre et répéta:

– Ne bois plus.

Chaverny le regardait avec de gros yeux étonnés.

Les convives se rassirent. La pâleur avait déjà remplacé sur plus d'un visage les vives couleurs et l'ivresse naissante.

Il y avait une pensée qu'on avait tenue à l'écart depuis le commencement de cette fête, mais qui planait dans l'air.

L'aspect soucieux de M. de Gonzague la ramenait.

Peyrolles essaya de se glisser vers son maître, mais dona Cruz le prévint.

– Un mot, s'il vous plaît, monseigneur, dit-elle.

Gonzague lui baisa la main et la suivit à l'écart.

– Que veut dire cela? murmura Nivelle.

– Je crois, ajouta Cidalise, que nous n'aurons point les violons.

– Ce ne peut être une banqueroute, insinua la Desbois; Gonzague est trop riche!

– On voit des choses si étranges!.. répliqua Nivelle.

Ces messieurs ne se mêlaient point à l'entretien. La plupart avaient les yeux sur la nappe et semblaient réfléchir.

Chaverny seul chantait je ne sais quel pont-neuf égrillard et ne prenait point garde à cette sombre inquiétude qui venait d'envahir tout à coup le salon.

Oriol grommela à l'oreille de Peyrolles:

– Est-ce que nous aurions de mauvaises nouvelles?

Le factotum lui tourna le dos.

– Oriol!.. appela Nivelle.

Le gros petit traitant se rendit à l'ordre aussitôt, et la fille du Mississipi lui dit:

– Quand le prince en aura fini avec cette petite, vous irez lui dire que nous demandons les violons…

– Mais… voulut objecter Oriol.

– La paix! vous irez! Je le veux!

Le prince n'en avait pas fini, et à mesure que le silence durait, l'impression de gêne et de tristesse devenait plus évidente.

Ce n'était pas une franche gaieté que celle qui avait régné dans cet essai d'orgie. Si le lecteur a pu croire que nos gens se divertissaient de bon cœur, c'est que nous n'avons point réussi dans notre peinture.

Ils avaient fait ce qu'ils avaient pu. Le vin avait monté le diapason des voix et rougi les visages, mais l'inquiétude n'avait pas cessé d'exister un seul instant derrière les éclats de cette joie mensongère.

Et pour la faire tomber à plat, toute cette allégresse factice, il avait suffi du sourcil froncé de Gonzague.

Ce que le gros Oriol avait dit, tout le monde le pensait.

– Il y avait de mauvaises nouvelles!

Gonzague baisa pour la seconde fois la main de dona Cruz.

– Avez-vous confiance en moi? lui dit-il d'un ton paternel.

– Certes, monseigneur, répondit la gitanita dont le regard était suppliant, mais c'est ma seule amie… ma sœur!..

– Je ne sais rien vous refuser, chère enfant… Dans une heure, quoi qu'il arrive, elle aura sa liberté.

– Est-ce vrai, cela, monseigneur? s'écria dona Cruz toute joyeuse; laissez-moi lui annoncer ce grand bonheur!..

– Non… pas maintenant… restez!.. Lui avez-vous dit mon désir?..

– Ce mariage?.. oui, sans doute… mais elle a de vives répugnances…

– Monseigneur… balbutia Oriol qu'un signe impérieux de la Nivelle avait mis en mouvement; pardon si je vous dérange… mais ces dames réclament les violons.

– Laissez! dit Gonzague qui l'écarta de la main.

– Il y a quelque chose! murmura Nivelle.

Gonzague reprit en serrant les deux mains de dona Cruz:

– Je ne vous dis qu'une chose, j'aurais voulu sauver celui qu'elle aime…

– Mais, monseigneur!.. s'écria dona Cruz; si vous vouliez m'expliquer en quoi ce mariage est utile à M. de Lagardère, je rapporterais vos paroles à ma pauvre Aurore…

– C'est un fait, interrompit Gonzague; je ne puis rien ajouter à mon affirmation… Pensez-vous que je sois le maître des événements?.. En tout cas je vous promets qu'il n'y aura point de contrainte.

Il voulut s'éloigner; dona Cruz le retint.

– Je vous en prie, dit-elle, donnez-moi la permission de retourner près d'elle… vos réticences me font peur!

En ce moment, répondit Gonzague, j'ai besoin de vous.

– De moi!.. répéta la gitanita étonnée.

– Il va se dire ici des paroles que ces dames ne doivent point entendre.

– Et moi?.. les entendrai-je?

– Non… ces paroles n'ont point trait à votre amie… Vous êtes ici chez vous; faites votre devoir de maîtresse de maison… emmenez ces dames dans le salon de Mars…

– Je suis prête à vous obéir, monseigneur.

Gonzague la remercia et regagna la table. Chacun cherchait à lire sur son visage.

Il fit signe à Nivelle qui s'approcha de lui.

– Vous voyez bien cette enfant, dit-il en montrant dona Cruz qui restait toute pensive à l'autre bout du salon, tâchez de la distraire et faites qu'elle ne prenne point attention à ce qui va se passer ici.

– Vous nous chassez, monseigneur?

– Tout à l'heure on vous rappellera… il y a dans le petit salon une corbeille de mariage.

– J'ai compris, monseigneur… Nous donnez-vous Oriol?

– Non; pas même Oriol… allez!..

– Mes belles petites, dit la Nivelle, voici dona Cruz qui veut nous emmener voir la toilette de la mariée.

Ces dames se levèrent toutes à la fois et entrèrent précédées par la gitanita dans le petit salon de Mars qui faisait face au boudoir où nous avons vu naguère les deux amies.

Il y avait en effet, dans le petit salon, une corbeille de mariage. Ces dames l'entourèrent.

Gonzague donna un coup d'œil à Peyrolles qui alla fermer les portes derrière elles.

A peine la porte fut-elle fermée que dona Cruz s'en rapprocha, mais la Nivelle courut à elle et la ramena par la main.

– C'est à vous de nous montrer tout cela, bel ange, dit-elle; nous ne vous tenons pas quitte!

Dans le salon il n'y avait plus que des hommes.

Gonzague vint prendre place au milieu d'un silence profond. Ce silence même éveilla le petit marquis de Chaverny.

– Eh bien! Eh bien! fit-il, où sont ces dames?

Et comme personne ne répondait:

– Je me souviens bien, murmura-t-il en se parlant à lui-même, que j'ai vu deux ravissantes créatures dans le jardin… mais dois-je vraiment épouser l'une d'elles? ou n'est-ce qu'un rêve?.. ma foi, je n'en sais rien!.. Cousin! s'interrompit-il brusquement, il fait lugubre ici!.. je vais avec les dames…

– Reste! ordonna Gonzague.

Puis promenant son regard sur l'assemblée:

– Avons-nous notre sang-froid, messieurs? demanda-t-il.

– Tout notre sang-froid, lui fut-il répondu.

– Pardieu! s'écria Chaverny, c'est toi, cousin, qui as voulu nous faire boire!

Il avait raison. Le mot sang-froid avait ici pour Gonzague une signification purement relative: il lui fallait des têtes échauffées et des bras sains.

Excepté Chaverny, tout le monde était à point.

Gonzague avait déjà regardé le petit marquis en secouant la tête d'un air mécontent. Il consulta la pendule et reprit:

– Nous avons juste une demi-heure pour causer… Trêve de folies… je parle pour vous, marquis!

Celui-ci, au moment où Gonzague lui avait ordonné de rester, s'était rassis, non sur son siége, mais sur la nappe.

– Ne vous inquiétez pas de moi, cousin, dit-il en prenant la gravité des ivrognes; souhaitez seulement que personne ne soit plus gris que moi!.. je suis préoccupé de ma position: c'est tout simple…

– Messieurs, interrompit Gonzague, nous nous passerons de lui, s'il le faut. Voici le fait: En ce moment, une jeune fille nous gêne… nous gêne, entendez-vous?.. nous gêne tous… car nos intérêts sont désormais unis bien plus étroitement que vous ne pensez… On peut dire que votre fortune est la mienne… et j'ai pris mes mesures pour que le lien qui nous unit fût une véritable chaîne.

– Nous ne saurions tenir de trop près à monseigneur, dit Montaubert.

– Certes, certes, fit-on.

Mais il n'y avait pas d'élan.

– Cette jeune fille… reprit Gonzague.

– Puisque les circonstances semblent s'aggraver, dit Navailles, nous avons le droit de chercher la lumière… cette jeune fille enlevée hier par vos hommes est-elle la même que celle dont on parlait chez M. le régent?..

– Celle que M. de Lagardère avait promis de conduire au Palais? ajouta Choisy.

– Mademoiselle de Nevers, enfin! conclut Nocé.

On vit Chaverny changer de visage. On l'entendit répéter tout bas d'un accent étrange:

– Mademoiselle de Nevers!

Gonzague fronça le sourcil.

– Que vous importe son nom? dit-il avec un mouvement de colère; elle nous gêne… elle doit être écartée de notre chemin.

On fit silence. Chaverny prit son verre, mais il le déposa sans avoir bu.

Gonzague reprit avec lenteur:

– J'ai horreur du sang, messieurs mes amis, autant et plus que vous… l'épée ne m'a jamais réussi… En conséquence je ne veux plus de l'épée… je suis pour la douceur… Chaverny, je dépense cinquante mille écus et les frais de ton voyage pour garder la paix de ma conscience!

– C'est cher, grommela Peyrolles.

– Je ne comprends pas, dit Chaverny.

– Tu vas comprendre… Je laisse une chance à cette belle enfant.

– Est-ce mademoiselle de Nevers? demanda le petit marquis, reprenant machinalement son verre.

– Si tu lui plais… commença Gonzague au lieu de répondre.

– Quant à cela, interrompit Chaverny en buvant, on lui plaira!

– Tant mieux!.. en ce cas elle t'épouse de son plein gré…

– Je ne le veux pas autrement! dit Chaverny.

– Ni moi non plus! fit Gonzague qui avait aux lèvres un sourire équivoque; une fois mariés, tu emmènes ta femme au fond de quelque province… tu fais durer la lune de miel éternellement… à moins que tu ne préfères revenir seul… dans un temps moral…

– Et si elle refuse? demanda le petit marquis.

– Si elle refuse?.. ma conscience ne me reprochera rien… elle sera libre…

Gonzague baissa les yeux malgré lui en prononçant ce dernier mot.

– Vous disiez, murmura Chaverny, qu'elle n'avait qu'une chance… si elle accepte ma main, elle vit… si elle refuse, elle est libre… je ne comprends pas!

– C'est que tu es ivre! répliqua sèchement Gonzague.

Les autres gardaient un silence profond.

Sous ces lustres étincelants qui éclairaient les riantes peintures du plafond et des murailles, parmi ces flacons vides et ces fleurs fanées, je ne sais quelle sinistre impression planait.

De temps en temps, on entendait le rire des femmes dans le salon voisin.

Ce rire faisait mal.

Gonzague seul avait le front haut et la gaieté aux lèvres.

– Vous, messieurs, reprit-il, je suis sûr que vous me comprenez?

Personne ne répondit, pas même ce coquin endurci, M. de Peyrolles.

– Il faut donc une explication, continua Gonzague en souriant; elle sera courte, car nous n'avons pas le temps… Posons d'abord l'axiome de la situation: l'existence de cette enfant nous ruine de fond en comble… Ne prenez pas ces airs sceptiques… cela est… Si demain, je perdais l'héritage de Nevers, après-demain nous serions en fuite.

– Nous!.. se récria-t-on de toutes parts.

– Vous, mes maîtres! repartit Gonzague qui se redressa; vous tous sans exception… Il ne s'agit plus de vos anciennes peccadilles… le prince de Gonzague a suivi la mode: il a des livres comme le moindre marchand… vous êtes tous sur les livres du prince de Gonzague… Peyrolles sait arranger admirablement ces choses-là! ma banqueroute entraînerait votre perte complète…

Tous les regards se tournèrent vers Peyrolles qui ne broncha pas.

– En outre, poursuivit le prince, après ce qui s'est passé hier… – Mais point de menaces! s'interrompit-il, vous êtes liés solidement, voilà tout!.. et vous me suivrez dans l'adversité comme des compagnons fidèles… il s'agit donc de savoir si vous êtes bien pressés de me donner cette marque de dévouement?

On ne répondit point encore.

Le sourire de Gonzague devint plus ouvertement railleur.

– Vous voyez bien que vous me comprenez, dit-il; avais-je tort de compter sur votre intelligence?.. La jeune fille sera libre… je l'ai dit et je le maintiens… libre de sortir d'ici… d'aller où bon lui semblera… oui, messieurs… cela vous étonne!..

Tous les yeux stupéfaits l'interrogeaient.

Chaverny buvait lentement et d'un air sombre.

Il y eut un long silence.

Gonzague emplit pour la première fois son verre et ceux de ses voisins.

– Je vous l'ai dit souvent, messieurs mes amis, reprit-il d'un ton léger, les bonnes coutumes, les belles manières, la poésie splendide, les parfums exquis, tout cela nous vient d'Italie… On n'étudie pas assez l'Italie!.. Écoutez et tâchez de profiter.

Il but une gorgée de champagne et continua:

– Voici une anecdote de ma jeunesse… douces années qui ne reviennent plus… Le comte Annibal Canozza, des princes Amalfi, était mon cousin… un joyeux vivant, ma foi, et qui fit avec moi plus d'une équipée… Il était riche, très-riche… jugez-en: il avait, mon cousin Annibal, quatre châteaux sur le Tibre, vingt fermes en Lombardie, deux palais à Florence, deux à Milan, deux à Rome et toute la célèbre vaisselle d'or des cardinaux Allaria, nos oncles vénérés… J'étais l'héritier unique et direct de mon cousin Canozza… mais il n'avait que vingt-sept ans et promettait de vivre un siècle… je ne vis jamais plus belle santé que la sienne… Vous prenez froid, messieurs mes amis: buvez, je vous prie, une rasade pour vous remettre le cœur.

On obéit, on avait besoin de cela.

– Un soir, poursuivit M. de Gonzague, j'invitai mon cousin Canozza à ma vigne à Spolète… un site enchanteur! et des treilles!.. nous passâmes la soirée sur la terrasse, humant la brise parfumée et causant, je crois, de l'immortalité de l'âme… Canozza était un stoïcien, sauf le vin et les femmes… Il me quitta frais et dispos, par un beau clair de lune… il me semble le voir encore monter dans son carrosse… assurément, il était libre, n'est-ce pas? bien libre d'aller, lui aussi, où bon lui semblerait… à un bal… à un souper… il y a de tout cela en Italie, à un rendez-vous d'amour… mais libre aussi d'y rester.

Il acheva son verre. Et comme tous les yeux l'interrogeaient, il acheva:

– Le comte Canozza, mon cousin, usa de cette dernière liberté, il y resta!

Un mouvement se fit parmi les convives. Chaverny serrait son verre convulsivement.

– Il y resta!.. répéta-t-il.

Gonzague prit une pêche dans une corbeille de fruits et la lui jeta. La pêche resta sur les genoux du petit marquis.

– Étudie l'Italie, cousin! reprit Gonzague.

Puis se ravisant:

– Chaverny, continua-t-il, – est trop ivre pour me comprendre… et c'est peut-être tant mieux… Étudiez l'Italie, messieurs…

En parlant, il roulait des pêches à la ronde. Chaque convive en avait une.

Puis il dit, d'un ton bref et sec:

– J'avais oublié de mentionner cette circonstance frivole: avant de me quitter, le comte Annibal Canozza, mon cousin, avait partagé une pêche avec moi…

Chaque convive déposa précipitamment le fruit qu'il tenait à la main.

Gonzague emplit de nouveau son verre. – Chaverny fit de même.

– Étudiez l'Italie! répéta pour la troisième fois le prince; – Là seulement, on sait vivre… Il y a cent ans qu'on ne s'y sert plus du stylet idiot… à quoi bon la violence?.. En Italie, par exemple, vous désirez écarter une jeune fille qui fait obstacle sur votre route… c'est notre cas… vous faites choix d'un galant homme qui consent à l'épouser et à l'emmener je ne sais où… très-loin… c'est encore notre cas… Accepte-t-elle? tout est dit… Refuse-t-elle?.. c'est son droit, en Italie comme ici… alors, vous vous inclinez jusqu'à terre, demandant pardon de la liberté grande… vous la reconduisez avec respect… Tout en la reconduisant, par galanterie pure, vous lui faites accepter un bouquet…

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
27 eylül 2017
Hacim:
130 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain
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