Kitabı oku: «La main froide», sayfa 10
Paul avait un autre devoir à remplir: celui d’informer madame de Ganges de ce qui se passait et il ne savait comment s’y prendre pour s’acquitter de ce devoir sans s’exposer à la compromettre.
La journée avait été rude, mais il n’était pas au bout de ses peines.
IV. Les grands cercles à Paris ne sont pas tous
Les grands cercles à Paris ne sont pas tous, comme les grands clubs anglais, propriétaires de l’immeuble qu’ils occupent, mais ils sont presque tous situés dans le quartier de la Madeleine qui correspond à peu près au West End de Londres.
Beaucoup ont des fenêtres sur le boulevard; quelques-uns ont un balcon.
L’ancien cercle Impérial avait même une terrasse qui dominait la place de la Concorde.
Terrasses et balcons sont fréquentés par les clubmen, à certaines heures, pendant la belle saison.
Ces messieurs s’y montrent volontiers à la fin d’une chaude journée de printemps, pour prendre l’air et aussi un peu pour se faire voir, quand le cercle est de ceux où on n’est admis que très difficilement.
Lorsqu’on fait partie de l’Union ou du Jockey, on n’est pas fâché d’exciter l’admiration et l’envie de certains passants qui n’y seront jamais reçus, en dépit de leurs millions, et qui donneraient de jolies sommes pour avoir le droit de s’exhiber sur ce perchoir privilégié.
Après le Grand-Prix, on n’y voit plus personne, mais au mois de mai, avant et après l’heure du dîner, ce ne sont que fumeurs accoudés sur la balustrade, et on y échange de joyeux propos, agrémentés de quelques médisances.
Le lendemain du jour où Paul Cormier s’était fourvoyé dans le cabinet du juge d’instruction, les gentilshommes qui l’avaient rencontré, le dimanche soir, à la Closerie des Lilas, s’étaient établis sur le balcon de leur club pour causer au frais.
Ils étaient trois, comme les Mousquetaires d’Alexandre Dumas, trois inséparables, le vicomte de Servon, le comte de Carolles et le capitaine Henri de Baffé; tous les trois bien posés, bien apparentés et suffisamment riches pour faire bonne figure à Paris.
Ils ne devisaient pas de faits de guerre et d’amour, comme La Môle et Coconnas dans un autre roman du même Dumas; ils parlaient du Derby anglais qu’on venait de courir à Epsom, des derniers vainqueurs de Chantilly et de la grosse partie où Servon ne faisait que perdre tous les soirs.
Cette causerie à bâtons rompus avait l’air de les intéresser, car elle ne languissait pas, mais au fond ils s’ennuyaient ferme et chacun d’eux se demandait à part soi ce qu’il allait faire de sa soirée quand il aurait dîné au club.
Grave question à résoudre et en attendant qu’elle fût tranchée, ils baillaient à qui mieux mieux.
– Décidément, Paris est assommant, dit M. de Carolles; toujours le Cirque et le Jardin de Paris… Jamais rien de neuf…
– Il vous faut du nouveau, interrompit le vicomte de Servon; je vais vous en servir. Écoutez ce qui m’advint hier et dites-moi s’il vous est jamais rien arrivé de pareil. Moi, c’est la première fois de ma vie que je vois ça.
– Quoi donc? demandèrent à la fois les deux amis du vicomte.
– Un monsieur qui a gagné huit mille francs au baccarat et qui refuse de les recevoir.
– C’est rare, en effet, dit le capitaine Henri de Baffé, mais ça prouve tout bonnement que ce monsieur n’est pas à court d’argent…
– Ou que ce monsieur est un impertinent. Voici ce qui s’est passé: Avant-hier, dimanche, dans une maison où je vais quelquefois prendre une tasse de thé, parce qu’on y rencontre de jolies femmes, je m’avise de proposer un bac… entre hommes, bien entendu… je taille une banque, je saute de quatre cents louis que j’avais sur moi et comme la partie finissait, je les joue quitte ou double, à rouge ou noir…
– Tu les perds?
– Naturellement. Je ne fais que ça depuis un mois, et si mon histoire s’arrêtait là, je ne vous la raconterais pas. Mais savez-vous de qui je suis resté le débiteur?…
– Dis-nous le tout de suite, au lieu de prendre des temps, comme un acteur en scène.
– Du marquis de Ganges.
– Celui que tu nous as présenté, hier, à Bullier? Ça ne m’étonne pas. Il a l’air d’un veinard, ce marquis… et sa femme est si jolie, que sa veine s’explique peut-être.
– Ce qui ne s’explique pas, c’est que, hier… les dettes de jeu se paient dans les vingt-quatre heures… j’étais en règle, puisque la partie ne s’était terminée que la veille à sept heures… donc, hier, j’envoie mon valet de chambre porter, avenue Montaigne, 22, les huit billets de mille sous enveloppe, à l’adresse de M. de Ganges…
– Et ce monsieur n’a pas voulu les prendre?
– Mon domestique ne l’a pas vu. Il a eu à faire à une espèce de majordome qui lui a répondu que M. le marquis n’était pas à Paris… je l’y avais vu la veille et vous l’y avez vu comme moi…
– Il y est peut-être incognito… un seigneur qui passe sa soirée à Bullier!…
– J’ai eu la même idée que toi, mais mon valet de chambre a voulu laisser la lettre. Le majordome est allé consulter madame qui était à la maison, elle, et qui a fait dire qu’elle ne recevait pas les lettres adressées à son mari.
– Je comprends ça… c’est pour que le mari ne reçoive pas celles qu’on lui adresse à elle.
– Bref, François a dû me rapporter la mienne avec les billets de mille que j’y avais insérés.
– Tu en seras quitte pour les réexpédier à ton insaisissable créancier… par la poste… en chargeant le paquet… c’est un procédé dont on n’use guère pour s’acquitter d’une dette de jeu… mais quand on n’a que ce moyen-là…
– Non. J’irai moi-même. Il y a là quelque chose qui m’intrigue et je veux en avoir le cœur net. Si je ne trouve pas le marquis, je trouverai la marquise et j’aurai une explication avec elle.
– Bon! tu veux profiter de l’occasion pour te pousser dans son intimité. Tu espères qu’elle se plaindra à toi de la conduite de son mari et qu’elle t’autorisera à la consoler, dit en riant le capitaine.
– Qu’est-ce que c’est au fond que ces gens-là? demanda M. de Carolles.
Ganges, c’est un nom du Languedoc, je crois?
– Oui… un nom très ancien… et la marquise appartient à une vieille famille de ce pays-là… bonne noblesse de robe, m’a-t-on dit… je ne les connais pas autrement. Ils n’habitaient pas Paris il y a quelques années et depuis que la marquise y a acheté un hôtel, elle a très peu vu le monde.
– Et le marquis n’a guère fait que voyager à ce qu’il paraît, pour organiser à l’étranger de grandes affaires financières… c’est drôle!… il n’a pas du tout le physique de l’emploi. Je l’ai à peine entrevu à cette Closerie des Lilas, mais avant que tu l’aies nommé, je le prenais pour un étudiant… Il a l’air si jeune!… quel âge a donc sa femme?
– Ma foi! mon cher, je n’en sais rien et je n’ai pas l’intention de le lui demander. Je me contenterai de lui parler de son mari et je saurai ce qu’elle en pense. Je verrai aussi cette excellente baronne Dozulé qui est très bien avec elle…
– Où a-t-elle pris sa baronnie celle-là? demanda M. de Carolles qui se piquait de connaître toute la noblesse française.
– Oh! elle ne date pas des Croisades. Son mari était le fils d’un général du premier Empire… Mais elle reçoit très bonne compagnie et c’est une femme sûre… on peut s’en rapporter à elle… et elle ne refusera pas de me renseigner sur M. de Ganges… mais je tiens à m’adresser d’abord à la marquise elle-même et je vais pousser, tout à l’heure, jusqu’à l’avenue Montaigne…
– Tu feras bien de te dépêcher, si tu tiens à ne pas tomber chez elle à l’heure du dîner.
– J’y tiens, au contraire, car je suppose qu’elle ne dîne pas tous les jours sans son mari et s’il est là, il faudra bien qu’il me reçoive. Quand j’aurai vu sur quel pied ils vivent ensemble, je saurai à quoi m’en tenir sur bien des choses.
– Il doit être fort riche, puisqu’il est à la tête de grandes entreprises, dans je ne sais quel pays. Ce serait une bonne recrue pour la grosse partie. Tu devrais le présenter au club.
– J’attendrai qu’il me demande d’être un de ses parrains… et je ne lui en servirai qu’à bon escient… lorsque je connaîtrai à fond sa biographie… ses antécédents, comme on dit au Palais de Justice.
– Et tu n’auras pas tort. Le marquisat ne fait pas le marquis et on a vu des gens entrer dans la peau d’un autre.
– Je crois que ce n’est pas le cas, mais, il vaut toujours mieux prendre ses précautions. J’imagine d’ailleurs que si M. de Ganges se présentait, il courrait grand risque d’être black-boulé.
– Pourquoi donc? Il est dans les meilleures conditions pour être admis, puisque personne ne le connaît. On n’aura rien à dire contre lui.
– Qui sait?… Mais je doute qu’il songe à être des nôtres et peu m’importe qu’il en soit ou non. Ce qui me préoccupe, pour le moment, c’est de lui payer ce que je lui dois et il est temps que je me dirige vers l’avenue Montaigne.
– A pied?
– Oui, j’éprouve le besoin de marcher… et ce n’est pas si loin, l’hôtel de la marquise. J’espère qu’elle y recevra, maintenant que son mari est rentré à Paris.
– Elle est jolie, hein? demanda Henri de Baffé.
– Ravissante, mon cher, adorable… blonde comme les blés… avec les yeux et le teint d’une Andalouse de Séville.
– Tu me feras inviter chez elle, interrompit gaiement le capitaine.
– Je ne dis pas non, mais nous n’en sommes pas là.
– Oh! s’écria tout à coup le comte de Carolles, un revenant!…
– Où ça?… De qui parles-tu?
– Là… sur le trottoir, cet homme qui regarde le balcon du club… vous ne le reconnaissez pas, vous autres?
– Ma foi! non.
– Il vous a pourtant prêté plus d’une fois de l’argent à tous les deux… dans le temps où vous alliez ponter au cercle des Moucherons où il y avait une si belle partie.
– Il me semble, en effet, que j’ai déjà vu cette tête-là, murmura le vicomte de Servon.
– C’est l’ancien garçon du jeu du Cercle des Moucherons, parbleu! dit M. de Carolles. Je m’étonne que tu ne l’aies par reconnu tout de suite.
– Si tu t’imagines que je fais attention à la figure de ces gens-là… il y a beau temps que j’ai oublié la sienne.
– J’ai plus de mémoire que toi, car je me rappelle même son nom… il est vrai qu’il a un de ces noms qu’on retient parce qu’ils sont ridicules… Brunachon.
– Pourquoi pas Patachon, comme dans les deux aveugles d’Offenbach? gouailla le capitaine.
– Oui, je me souviens, maintenant, dit Servon. Il prêtait aux décavés… à de jolis intérêts… un louis par jour pour cinquante louis qu’il avançait. Il a dû faire une jolie fortune.
– On ne le dirait pas, à sa tenue. Et ça s’explique; on l’a chassé des Moucherons à la suite d’une très vilaine histoire…
– Bon! j’y suis!… l’affaire des cartes marquées à coups d’ongle… il a été fortement soupçonné de les avoir introduites… et si on a étouffé l’affaire, c’est qu’on craignait qu’il ne compromît des membres du Cercle… il avait certainement des complices parmi les joueurs, puisqu’il ne pouvait pas jouer lui-même… on s’est contenté de le renvoyer et Dieu sait de quoi il a vécu depuis qu’on l’a mis à la porte.
– De chantage, très probablement. Il avait déjà essayé d’en faire au moment où le scandale éclata.
– Ça ne paraît pas lui avoir réussi.
– Vas-tu pas le plaindre!
– Non, mais je suis sûr qu’on le regrette aux Moucherons, C’était si commode de trouver immédiatement un billet de mille quand on était à sec. Je me rappelle qu’une fois, après avoir pris une culotte énorme, je me suis refait, séance tenante, avec cinquante louis qu’il m’a prêtés…
– A cent pour cent.
– Non, à cinquante pour cent… par nuit. Je lui ai rendu quinze cents francs avant d’aller me coucher.
– Il a gardé un bon souvenir de toi; c’est pour ça qu’il s’est arrêté à te contempler. Il espère que tu vas descendre pour lui faire l’aumône, en mémoire de ses bons procédés.
– Tu vois bien qu’il s’en va.
– Oui… le voilà qui file vers la Madeleine… il va probablement faire un tour aux Champs-Elysées, dans l’espoir d’y rencontrer quelque ancien client comme toi qui aura le louis facile.
– Ma foi! je ne le lui refuserais pas, s’il me le demandait, le louis.
– Dis donc, Servon! s’écria le capitaine, si tu tiens à l’obliger, tu pourrais le charger de te renseigner sur le marquis de Ganges. Brunachon ferait aussi bien de l’espionnage que du chantage.
– Pour qui me prends-tu?
– Je te prends pour un amoureux… et quand on est amoureux, on n’y regarde pas de si près. La marquise vaut bien qu’on emploie tous les moyens pour savoir au juste à quoi s’en tenir sur elle et sur son mari… retour de l’Inde… ou de Turquie, puisque le bruit court qu’il a triplé sa fortune dans les États du sultan.
– Tu es fou. Il n’y a pas moyen de causer sérieusement avec toi. J’en ai assez et je m’en vais.
– Chez elle?… Bonne chance, mon cher! Carolles et moi, nous allons faire un rubicon à cent sous le point. Avec bien du malheur, le perdant y sera d’un millier de points. Ce sera peut-être moins cher que de courir après la marquise.
Servon haussa les épaules et entra dans le salon pour sortir du club.
– Ouvre l’œil, si tu tiens à ne pas rencontrer Brunachon, lui cria Henri de Baffé, avant qu’il fût hors de vue.
Il exagérait, ce capitaine, en disant que son ami était amoureux de madame de Ganges.
Le vicomte la trouvait charmante et ne demandait qu’à s’assurer ses entrées chez elle, mais dans ce désir de rapprochement il y avait autant de curiosité que de passion.
Il voulait surtout se renseigner sur le mari, qui lui avait gagné son argent et qui commençait presque à lui paraître suspect.
Il espérait y parvenir en s’expliquant avec la femme qu’il comptait bien trouver chez elle et s’il n’y réussissait pas, il se sentait capable de recourir à d’autres procédés, en dépit des protestations qu’il venait de formuler énergiquement.
Il s’en allait donc, au pas accéléré, en se demandant si la marquise consentirait à le recevoir et quel parti il pourrait tirer de cette première visite.
Il y faudrait beaucoup d’adresse et de tact, mais l’habitude qu’il avait du monde lui permettait de tenter l’aventure avec de grandes chances de succès.
La journée était superbe et c’était l’heure où on revient du Bois. La grande avenue des Champs-Elysées regorgeait de beaux équipages et les promeneurs élégants encombraient les deux allées qui bordent la chaussée, à droite et à gauche.
Le vicomte, ennuyé d’être coudoyé, obliqua vers le Palais de l’Industrie, dont les abords étaient moins encombrés.
Ce chemin, d’ailleurs, était le plus court pour gagner l’avenue
Montaigne et il lui tardait d’arriver chez madame de Ganges.
Il allait droit devant lui sans se retourner et sans regarder personne, préoccupé qu’il était de ce qu’il allait dire à la marquise.
Il y a de ce côté, derrière la rotonde du Panorama, des quinconces arrangés comme un square, où on ne rencontre guère que des enfants avec leurs bonnes et quelquefois des amoureux cherchant la solitude.
Servon ne s’occupait pas de ces promeneurs, mais, en avançant, il aperçut, assis côte à côte sur un banc, deux messieurs qui attirèrent aussitôt son attention.
Ils se touchaient presque et ils se tenaient courbés comme des gens qui causent à voix basse, de bouche à oreille.
Le plus grand des deux tenait à la main une canne avec le bout de laquelle il traçait distraitement des cercles sur le sable de l’allée, ce qui est un signe de préoccupation très caractérisé.
Le vicomte ne voyait pas leurs figures, mais sans pouvoir s’expliquer pourquoi, il eut l’impression qu’il les avait déjà rencontrés ailleurs et, instinctivement, il ralentit le pas pour se donner le temps de les observer.
Bientôt, celui qui se servait de son bâton pour dessiner des figures de géométrie, releva la tête et ôta son chapeau qui le gênait sans doute: un feutre pointu comme on n’en porte guère pour se promener aux Champs-Elysées.
M. de Servon reconnut ce bizarre couvre-chef plus vite qu’il ne reconnut l’homme; mais en l’examinant, il se souvint de l’avoir aperçu de loin, l’avant-veille, à la Closerie des Lilas où il dirigeait les évolutions d’une bande turbulente composée d’étudiants et d’étudiantes.
Un peu surpris de retrouver si loin du bal Bullier cet élégant du quartier Latin, Servon ne se serait pas arrêté à le regarder, si l’autre causeur en se redressant aussi, ne lui avait pas montré son visage.
Celui-là, c’était son créancier de la partie chez la baronne.
Il serait difficile de dire lequel des deux fut le plus étonné du vicomte ou de Paul Cormier qu’il prenait pour le marquis de Ganges.
Seulement, le vicomte se réjouissait de la rencontre qui, tout au contraire, consternait Paul Cormier.
Le vicomte ne pouvait rien souhaiter de mieux que de trouver tout près de l’avenue Montaigne le mari qu’il cherchait et qui n’oserait certainement pas refuser de le conduire chez sa femme, logée à deux pas de là.
Paul, surpris en flagrant délit de causerie intime avec Jean de Mirande par un monsieur du monde de madame de Ganges, par celui de tous auquel il tenait le plus à cacher son véritable nom, Paul aurait voulu rentrer sous terre.
Il ne pouvait pas songer à fuir. Le vicomte l’avait vu et lui souriait déjà. Encore moins pouvait-il espérer continuer à faire le marquis, Mirande étant présent. Mirande, au premier mot équivoque, aurait demandé des explications et culbuté tous ses mensonges; Mirande qu’il avait eu tant de peine à retrouver, et qu’il venait de décider à aller dire la vérité au juge d’instruction.
Ce fut pourtant Mirande qui le tira d’embarras, sans le vouloir et sans le savoir. Il n’avait pas remarqué M. de Servon à la Closerie des Lilas et quand il se trouvait tout à coup face à face avec des gens qu’il ne connaissait pas, son premier mouvement était toujours de leur tourner le dos et de prendre le large.
Il n’y manqua pas en voyant que le vicomte allait aborder Paul. Il fila sans saluer ce gêneur qui s’avisait de les déranger et en criant à son ami:
– J’y vais, puisque tu le veux. Va m’attendre au café Soufflot. J’y serai dans deux heures.
Paul se serait bien passé d’être interpellé de la sorte, à portée des oreilles de M. de Servon qui n’était plus qu’à deux pas, mais le mal était fait et il ne lui restait qu’à tâcher de pallier le fâcheux effet de cette étrange invitation.
Un marquis avait pu se montrer un soir à la Closerie des Lilas, mais qu’il se montrât en plein jour au café Soufflot, c’était invraisemblable.
Et, pour comble de malechance, Mirande venait de le tutoyer à haute et intelligible voix.
Le pauvre Paul regrettait amèrement d’avoir accepté le rendez-vous que ce grand fou de Jean lui avait donné.
Jean qu’il avait tant cherché, la veille, au quartier Latin, Jean s’était laissé enlever par une ancienne maîtresse qui était venue le réveiller et qui l’avait emmené rue Jean-Goujon où elle possédait un joli petit hôtel; il l’avait connue figurante au théâtre de Cluny; elle était passée grande cocotte, et elle tenait à lui montrer les splendeurs de sa nouvelle installation; il n’avait pas refusé de l’accompagner chez elle et il s’y était oublié pendant vingt-quatre heures.
Pris du remords d’avoir oublié Paul Cormier dans un moment si critique, il lui avait écrit pour lui expliquer son cas et pour le prier de venir le rejoindre aux Champs-Elysées, derrière la rotonde du Panorama. Et Paul était venu. Depuis une heure, il le prêchait pour qu’il allât se déclarer et il n’avait pas encore pu l’y décider, quand l’apparition du vicomte avait coupé court au tête-à-tête.
Qu’il allât ou non au Palais de Justice, comme il venait de l’annoncer, Mirande était parti. Il s’agissait maintenant pour Paul de se préparer à répondre aux questions que M. de Servon n’allait pas manquer de lui adresser et, payant d’audace, Paul n’attendit pas que M. de Servon l’abordât.
Il se leva, il vint à lui et il cherchait une phrase polie pour entamer l’entretien, lorsque le vicomte s’écria gaiement:
– Enfin, je tiens mon créancier!
Paul était si troublé, qu’il ne se souvenait plus des huit mille francs gagnés chez la baronne, et comme il avait l’air de ne pas comprendre:
– Ce n’est pas ma faute si je suis encore votre débiteur, reprit M. de Servon. J’ai envoyé chez vous, hier… vous étiez sorti… personne n’a voulu de mon argent, et mon valet de chambre a dû me le rapporter. J’allais de ce pas avenue Montaigne, mais puisque j’ai la chance de vous rencontrer, permettez que je m’acquitte.
Paul hésita un instant à prendre les billets de mille que le vicomte lui présentait. Il se faisait presque scrupule de les recevoir. Le vicomte croyait les devoir au marquis de Ganges, et il semblait à Paul qu’il n’avait pas le droit d’y toucher. Il s’y résigna pourtant, car il ne pouvait pas les refuser, à moins d’avouer tout, sans que madame de Ganges l’y eût autorisé.
Encore M. de Servon, en parfait gentleman, aurait-il insisté pour qu’il les acceptât, et Paul aurait dû en passer par là.
– Maintenant que me voilà en règle vis-à-vis de vous, reprit le vicomte, il faut que je m’excuse de vous avoir interrompu. Vous étiez en conférence avec un jeune homme qu’il m’a semblé reconnaître… n’était-il pas dimanche soir, à ce bal où mes amis et moi nous vous avons rencontré?
– Peut-être bien, balbutia Paul. Il y va très souvent. Il fait son droit à Paris… mais il est du même pays que moi et je connais beaucoup sa famille…
– C’est ce que je pensais… et il est tout naturel qu’il vous tutoie…
– Il a été mon camarade de collège.
Et comme la figure de Servon exprimait un certain étonnement, Paul s’empressa d’ajouter:
– Je me suis marié très jeune.
– Je suis sûr que vous n’avez jamais regretté de n’être pas resté garçon, dit poliment le vicomte. Puis-je vous demander des nouvelles de madame de Ganges?
Paul fit un effort pour répondre:
– Elle va très bien… je vous remercie.
Quand il était obligé de parler d’elle comme s’il eût été son mari, les mots lui restaient dans la gorge.
– Je ne vous cacherai pas qu’en allant vous voir, j’espérais la trouver chez elle et si, comme je le suppose, vous rentrez à l’hôtel…
– Au contraire!… j’en sors, dit vivement Cormier.
Il mentait, car il se proposait de courir à l’avenue Montaigne dès qu’il aurait fini avec Mirande, et il y aurait couru si le vicomte n’était pas survenu.
Il fallait bien maintenant renvoyer à une meilleure occasion cette visite urgente, car il voulait éviter à tout prix d’accompagner M. de Servon chez la marquise.
Et de peur M. de Servon n’eût l’idée d’y aller sans lui, Paul s’empressa d’ajouter:
– Madame de Ganges est sortie aussi… elle doit dîner en ville… et je dois aller la rejoindre… je suis même déjà en retard…
– Oh! alors, je me reprocherais de vous retenir. J’aurai l’honneur de vous revoir très prochainement… dès que madame de Ganges aura choisi un jour de réception et, dans tous les cas, dimanche, j’espère, chez madame Dozulé.
– Je l’espère aussi… mais…
– Je compte même que vous voudrez bien être des nôtres, au club dont nous faisons partie Carolles, Baffé et moi. Je vous ai l’autre soir présenté ces messieurs… ils souhaitent vivement de n’en pas rester là et je tiens beaucoup à vous présenter au cercle où nous pourrons nous rencontrer tous les jours.
Si le vicomte avait eu l’intention de mettre Paul Cormier à la torture, il n’aurait pas parlé autrement. Chaque mot qu’il disait équivalait à un coup d’épingle et l’offre obligeante de son parrainage au club mettait le comble au douloureux embarras du faux marquis de Ganges.
Et le pauvre Paul ne pensait qu’à se dérober le plus tôt possible au supplice que M. de Servon lui infligeait, avec ou sans intention.
– Je remercie beaucoup ces messieurs de leur bonne volonté, dit-il précipitamment, et je vous suis très obligé, mais je ne sais pas encore si je me fixerai à Paris… quand j’aurai l’honneur de vous revoir, nous reparlerons de ce projet, mais en ce moment…
– Vous êtes pressé, je le sais, cher monsieur, et je ne vous retiens plus… ah! encore un mot pourtant… vous avez un intendant qui exécute trop bien les consignes qu’on lui donne… hier, vous lui aviez dit de ne recevoir personne…
– Pas moi… madame de Ganges sans doute…
– Eh! bien, il a exécuté l’ordre, mais il y a ajouté une explication de son cru… il a déclaré à mon valet de chambre que vous étiez encore en voyage… «Monsieur n’y est pas», c’est admis qu’un domestique réponde cela quand son maître tient à fermer sa porte; mais répondre: «Monsieur est en voyage» quand tout le monde sait que monsieur vient d’arriver à Paris… c’est maladroit. Je me permets de vous signaler le fait pour que vous laviez la tête à ce serviteur trop zélé.
Paul le connaissait depuis vingt-quatre heures, le fait, puisque, la veille, il était chez la marquise, au moment où le valet de chambre s’était présenté pour remettre une lettre. Le vicomte ne lui apprenait donc rien de nouveau, mais Paul ne pouvait plus espérer que la situation se prolongerait. Elle était trop tendue et le moindre incident ferait éclater la vérité.
Et il n’en était que plus pressé de fuir M. de Servon qui, d’explications en explications, aurait fini par la découvrir.
Tout en causant, ces messieurs s’étaient avancés, sous les arbres, jusqu’au bord de l’avenue d’Antin, qu’il faut traverser pour arriver à l’avenue Montaigne.
Un fiacre passait au pas. Paul fit signe au cocher d’arrêter et dit vivement à M. de Servon:
– Excusez-moi, monsieur… je suis si en retard que vous me permettrez de vous quitter… Merci du bon avis que vous venez de me donner, et au revoir!
Il sauta dans la voiture qui fila aussitôt vers le quai.
Ce brusque départ ressemblait tant à une fuite, que le vicomte en demeura stupéfait.
Il lui était déjà venu à l’esprit qu’il y avait un mystère dans la vie de ce noble ménage; maintenant, il n’en doutait plus, et il se promettait de manœuvrer en conséquence.
De quelle espèce était ce mystère? Quel secret cachaient les allures bizarres du marquis? Peu importait à Servon, qui n’avait pas d’autre but que de s’insinuer chez la marquise et de tâcher de s’y implanter.
Mais, avant d’essayer, il tenait à être mieux renseigné et il ne savait comment s’y prendre.
Devait-il se présenter tout seul chez madame de Ganges, sous un prétexte qui restait à trouver, ou bien essayer de faire parler la baronne Dozulé? Elle lui voulait du bien cette baronne et elle devait savoir beaucoup de choses. D’autre part, l’hôtel de la marquise était à deux pas et le vicomte soupçonnait M. de Ganges d’avoir menti en disant que sa femme dînait en ville et qu’il allait la rejoindre. Si elle était restée chez elle, l’occasion était tentante pour risquer la démarche. Toute la question était de savoir si elle consentirait à le recevoir. Si elle le recevait, il saurait bien mener sa barque de façon à s’ancrer dans la maison.
Il allait se décider à courir cette aventure, lorsqu’il avisa sur le trottoir, de l’autre côté de l’avenue, un homme qui semblait hésiter à venir à lui.
Servon aurait pu l’apercevoir plus tôt, car il y avait bien deux minutes qu’il avait débouché de l’avenue Montaigne, juste au moment où Paul Cormier montait en voiture.
Cet homme n’avait rien qui put attirer l’attention, mais il regardait le vicomte avec tant de persistance que le vicomte le regarda aussi et le reconnut.
C’était l’individu qui, une heure auparavant, s’était arrêté sous le balcon du Club et que Servon avait signalé à ses amis.
C’était l’ancien garçon de jeu du Cercle des Moucherons, renvoyé pour cause de suspicion légitime et regretté des pontes qu’il obligeait jadis à des taux ultra-usuraires.
Il ne paraissait pas qu’il eût prospéré depuis qu’il avait changé d’état. Il avait le teint hâve d’un homme qui a souffert et ses vêtements n’étaient pas neufs, mais il n’en était pas à montrer la corde et, à la rigueur, un gentleman pouvait, sans se trop compromettre, lui parler dans la rue.
La veille encore, Servon, s’il l’eût rencontré, aurait très probablement fait semblant de ne pas le voir, mais dans les dispositions d’esprit où était en ce moment le vicomte, il n’en allait plus de même.
Il y a des services qu’on ne peut demander qu’à un déclassé et Servon se trouvait justement dans le cas d’avoir besoin d’un moins scrupuleux que soi.
Il ne fit pas la moitié du chemin, mais il attendit l’homme qui s’était décidé à s’approcher et qui lui dit en soulevant son chapeau, sans l’ôter— le salut d’un homme déchu qui ne sait pas comment on prendra sa politesse:
– Je vois que monsieur le vicomte veut bien me reconnaître. Monsieur le vicomte est bien bon.
– Je vous reconnais d’autant mieux que je vous ai déjà vu passer tantôt sur le boulevard, répondit Servon.
– Monsieur le vicomte était au club avec ses amis… M. le comte de Carolles… M. le capitaine de Baffé… Ces messieurs se souviennent de moi, quand j’étais aux Moucherons… C’était le bon temps…
– Oui… on vous à mis à pied, je crois…
– Sous prétexte que j’avais introduit au Cercle des cartes marquées. Il n’aurait tenu qu’à moi de me justifier… mais il aurait fallu nommer le vrai coupable et j’ai mieux aimé perdre ma place que de dénoncer un gentilhomme. La preuve que je n’étais pas coupable, c’est qu’on ne m’a pas poursuivi.
– Comment vivez-vous, maintenant?
– Je vis… mal.
– Vous aviez pourtant, je suppose, amassé un capital…
– Assez rond… c’est vrai… Je l’ai laissé à Monte-Carlo.
– Vous êtes joueur, vous!… ah! parbleu, c’est trop fort… après avoir vu où le jeu a mené tant de gens qui vous empruntaient de l’argent!…
– La passion ne raisonne pas… et c’est ma passion, le jeu… mais j’en suis bien revenu, et maintenant, je cherche à faire des affaires.
– Des affaires, de quel genre?
– Je n’ai pas de préférences. Cependant, si je pouvais monter une agence de renseignements, je crois que je ferais ma fortune… Recherches dans l’intérêt des familles… surveillances discrètes…
– Je comprends. Vous voudriez faire de la police au service des particuliers.
– Justement. Je m’essaie déjà, et si je pouvais être utile à monsieur le vicomte…
De ce ci-devant garçon de jeu au vicomte de Servon la proposition était impertinente et le gentilhomme auquel ce drôle osait la faire eut sur les lèvres une verte réplique. Mais si le premier mouvement est le bon, comme on le prétend, il arrive souvent que le second ne vaut pas le premier.
Servon, indigné tout d’abord, se dit très vite que cette ouverture n’était pas à dédaigner. Il avait à cœur de savoir à quoi s’en tenir sur les époux de Ganges; qui veut la fin veut les moyens et ce n’était pas le cas de se montrer difficile sur le choix de l’agent qui se chargerait de le renseigner.