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Kitabı oku: «La main froide», sayfa 3

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C’était presque dire qu’il avait fait sans succès la cour à la marquise de Ganges.

Il ajouta presque aussitôt:

– Vous me devez une revanche, monsieur le marquis… et je me sens capable de vous la demander, séance tenante. Vous plairait-il de me tenir quitte ou double… quatre cents louis, sur parole?… un seul coup, à rouge ou noir?

Paul aurait volontiers refusé. Il n’osa pas. S’il perdait, après tout, il ne perdrait que son bénéfice et d’ailleurs, il entendait derrière lui des bruits de chaises remuées qui lui indiquaient que des invitées de la baronne Dozulé se levaient pour partir.

Il aimait mieux s’en aller les mains vides que de manquer le départ de

Jacqueline qu’il comptait reconduire chez elle.

C’était son droit de mari et il ne supposait pas qu’en public elle refuserait sa compagnie; d’autant qu’elle devait souhaiter, autant que lui, une explication en tête à tête.

– Je suis à vos ordres, monsieur le vicomte, répondit-il bravement. Je tiens ces quatre cents louis… et je dis: Rouge!

M. de Servon avait déjà la main sur les cartes empilées. Il en tira une au milieu du paquet et en la jetant sur le tapis:

– Le roi de cœur! annonça-t-il. Vous avez gagné, monsieur le marquis.

Demain, les huit mille francs que je vous dois seront chez vous.

Paul était si troublé qu’il ne prit pas garde à ce «chez vous» qui, dans la pensée du vicomte ne signifiait pas: chez M. Cormier, étudiant, rue Gay-Lussac, 9. Le vicomte entendait évidemment chez M. de Ganges, mari de madame de Ganges.

Et, alors même qu’il aurait fait attention à ce quiproquo, Paul, sous peine de compliquer encore une situation déjà très compliquée, n’aurait pas pu signaler l’erreur à M. de Servon.

Du reste, il n’eut pas le temps d’y réfléchir, car la baronne Dozulé, qui s’était sournoisement approchée de la table de jeu, se montra tout à coup et dit, en riant, à ces messieurs:

– Ne me prenez pas pour une trouble-fête, je vous prie. Continuez, tant qu’il vous plaira, de faire des parolis et des bancos; permettez seulement à mes amies et à moi d’aller dîner. Il est l’heure.

– Vous êtes vraiment trop bonne, chère madame, s’écria le financier qui ne demandait qu’à lever la séance, afin d’emporter son bénéfice.

– Mais non. Je me suis fait une règle de ne jamais gêner les plaisirs des autres, reprit madame Dozulé. Et cette chère Marcelle est dans les mêmes principes que moi… elle pousse même le scrupule plus loin que moi, car elle n’a pas voulu déranger son mari pour le prévenir qu’elle s’en allait. Elle craignait de lui couper sa veine.

– Alors, dit gaiement le vicomte, je regrette doublement que madame de

Ganges soit partie sans adresser la parole à M. de Ganges.

C’était vrai; la marquise n’était plus là. Cormier n’eut qu’à se retourner pour constater son absence.

– Monsieur le marquis, continua la baronne, Marcelle m’a chargée de vous dire qu’elle rentrait directement chez elle… et qu’elle vous attendrait.

Paul eut sur les lèvres une question: «Où ça?» Il se retint à temps, mais il avait failli se trahir et Dieu sait quel effet il aurait produit s’il s’était laissé aller à demander sa propre adresse,– l’adresse de sa femme, ce qui revenait au même.

Il avait évité cette faute, mais il n’en restait pas moins dans un prodigieux embarras. Il sentait le terrain manquer sous ses pieds, et il ne pensait plus qu’à se dérober le plus tôt possible aux interrogations qu’il redoutait.

Que serait-il devenu si son débiteur s’était avisé de lui demander où il demeurait? Il serait resté court et autant aurait valu avouer tout de suite qu’il n’était pas le marquis de Ganges et qu’il connaissait à peine la marquise.

Fort heureusement, le vicomte était renseigné sur ce point, ayant sans doute été reçu chez madame de Ganges qui ne paraissait pas lui être indifférente.

Paul profita de son silence pour prendre congé de la baronne et des joueurs qui semblaient disposés à user de la permission qu’elle leur accordait de reconstituer une partie de baccarat.

Il partit d’autant plus volontiers qu’il lui était venu une idée. Il se disait que madame de Ganges ne pouvait pas l’abandonner dans l’impasse où elle l’avait mis. Au moins fallait-il qu’elle le vît pour lui tracer une ligne de conduite.

Et fort de ce raisonnement, Paul se persuada qu’elle était allée l’attendre quelque part, non loin de l’hôtel de la baronne, avec l’intention de l’arrêter au passage et de conférer avec lui. Mais où s’était-elle embusquée? Au rond-point, peut-être, à l’endroit où elle avait quitté le fiacre où Paul était monté avec elle devant la grille du Luxembourg. La place est banale, mais à l’heure du dîner, les Champs-Elysées sont presque déserts.

Paul y courut, à ce rond-point, et il n’y trouva point la marquise. Quand et comment la reverrait-il? En ce moment, pour le savoir, il aurait donné de bon cœur tout l’argent qu’il venait de gagner au jeu.

II. Le Marais est un honnête quartier et la rue des Tournelles

Le Marais est un honnête quartier et la rue des Tournelles est une honnête rue qu’on peut habiter sans rien perdre de sa respectabilité, comme disent les Anglais, même quand on appartient à la bourgeoisie aisée.

Elle n’est pas gaie, cette voie qui ne mène à rien, mais elle a gardé comme un parfum de l’époque lointaine où la place Royale était le centre du Paris mondain. Les voitures n’y passent guère et les boutiques y sont rares, mais les maisons y ont une apparence majestueuse et triste qui fait songer au temps où des présidents au Parlement y logeaient.

Les fenêtres sont ornées de balcons en fer forgé et les portes cochères ont des marteaux.

L’hiver, elle est lugubre, mais dans la belle saison, le soir, les fillettes y jouent au volant et l’emplissent de leurs rires argentins, pendant que les mères tricotent, assises dans de vieux fauteuils de paille.

Madame Cormier, née Julie Desgravettes, y demeurait depuis dix ans qu’elle s’était retirée du commerce avec des capitaux assez ronds.

Elle appartenait à une bonne famille parisienne et elle s’était mésalliée en épousant sur le tard, François Cormier, facteur aux halles et fils de ses œuvres, car il avait commencé sa fortune en déchargeant les voitures de marée.

Ce brave homme, peu lettré, était mort assez jeune, et sa veuve s’était consacrée tout entière à l’éducation de son fils Paul qu’elle adorait et qu’elle gâtait déplorablement.

En dépit des intentions de son père qui le destinait à être son successeur, Paul avait voulu être avocat. Sa mère l’avait laissé faire son droit qu’il ne faisait guère, car au bout de cinq ans, il n’avait pas encore passé sa thèse et elle lui pardonnait ses écarts parce qu’il était resté bon fils. Elle lui pardonnait même d’être allé planter sa tente au quartier Latin qu’elle considérait comme un pays maudit.

Elle espérait toujours qu’il se rangerait et elle rêvait de le marier avantageusement, quand il serait inscrit au barreau et en passe d’acheter une charge de notaire ou d’avoué.

Quoiqu’elle fût du mauvais côté de la cinquantaine, cette mère trop indulgente était encore presque jolie. Elle avait été charmante et son fils Paul lui ressemblait beaucoup. Mais elle n’avait jamais songé à se remarier et elle s’était complètement retirée du monde commerçant où elle avait vécu lorsqu’elle gouvernait un grand magasin de primeurs et de gibiers à l’enseigne du Faisan argenté. Quelque chose comme la boutique de la légendaire madame Bontoux, bien connue des gastronomes d’il y a quinze ans.

De tous les amis de son défunt mari, elle ne voyait plus qu’un vieil avocat consultant qui lui avait rendu d’importants services quand elle avait quitté les affaires et réglé ses comptes.

M. Bardin était veuf et, comme elle, il n’avait qu’un fils, beaucoup plus âgé que Paul et beaucoup plus laborieux, car à force de travail et par son seul mérite, il était arrivé à siéger au tribunal civil de la Seine où il occupait les fonctions très enviées de juge d’instruction.

Madame Cormier citait sans cesse l’exemple de ce bon sujet à Paul, lequel n’avait pas manqué de prendre en grippe Charles Bardin qui était pourtant un excellent magistrat et un excellent garçon.

Ce juge, célibataire comme Paul, était trop occupé au Palais pour fréquenter souvent chez la veuve, mais son père y dînait régulièrement, tous les dimanches.

Ces jours-là, c’était fête dans l’appartement que madame Cormier occupait au deuxième étage et sur le devant d’une antique maison où l’escalier était en pierre, et où les plafonds, hauts de quinze pieds, montraient encore quelques traces de dorures.

Paul y apportait un contingent de gaieté juvénile et ne s’y ennuyait pas à écouter la conversation du bonhomme Bardin qui avait beaucoup lu, beaucoup vu, beaucoup retenu, et qui racontait fort bien.

Et le dîner était toujours excellent.

De ses anciennes relations commerciales, la veuve avait gardé des facilités d’approvisionnement dont elle faisait profiter ses convives, en leur servant des produits recherchés. Elle possédait aussi une cave de premier ordre qu’elle ne ménageait pas le dimanche.

On se mettait à table à six heures et demie précises. Quand la demie sonnait à l’horloge de Saint-Paul, M. Bardin dépliait sa serviette, et aux trois quarts, Brigitte, la bonne à tout faire, entrait pour enlever le potage.

Et Paul était d’une exactitude méritoire. Il avait beau percher sur les hauteurs du Panthéon, il apparaissait toujours cinq minutes avant la demie. Il quittait toutes les absinthes et toutes les donzelles de son quartier pour ne pas faire attendre sa mère qui lui en savait gré.

Mais, enfin, tout arrive. Et il arriva que, ce dimanche de mai qui devait marquer dans la vie de Paul, à sept heures, madame Cormier et son ami Bardin étaient encore assis près de la fenêtre de la salle à manger, se faisant vis-à-vis et échangeant par-ci par-là quelques mots en l’air pour tromper leur impatience.

La veuve s’était déjà levée dix fois pour regarder dans la rue. Bardin, qui prisait beaucoup et particulièrement dans les cas embarrassants, Bardin avait presque vidé sa tabatière. Brigitte ne faisait qu’entrer et sortir, en se lamentant sur la destinée du gigot qui serait trop cuit.

– Bardin, dit tout à coup madame Cormier, il faut qu’il lui soit arrivé un accident. Il est peut-être malade. Si j’allais voir rue Gay-Lussac?

– Ce serait ce que vous pourriez faire de pis, répondit sans s’émouvoir le vieil avocat. Vous iriez en voiture et vous vous croiseriez avec lui; à son âge, on n’est pas retardé que par les accidents.

– Comment! vous supposez qu’il est en train de s’amuser… un dimanche!… quand je l’attends!

– Bah! dit Bardin, en haussant les épaules, il faut bien que jeunesse se passe… et, entre nous, elle ne passe que trop vite, la jeunesse… Laissez-le jeter ses gourmes, ce garçon… plus tôt ce sera fait, plus tôt il sera mûr pour le mariage.

– Je sais bien, mon ami, murmura la mère, toujours disposée à excuser son Paul. Mais je me plains qu’il ne mûrit pas vite.

– Bah!… les fruits d’arrière-saison sont les meilleurs. J’ai quelquefois regretté que mon Charles n’ait jamais fait de sottises quand il était jeune.

– Vous dites ça pour me consoler.

– Pas du tout. Je dis ça parce que je crains qu’il n’en fasse quand il sera vieux. J’espère que non, mais n’empêche que «faut de la sagesse, pas trop n’en faut». C’est comme la vertu.

– Taisez-vous, Bardin. Vous finiriez par me faire rire et je n’en ai pas envie.

– Voyons!… voulez-vous que je vous indique le moyen de calmer vos inquiétudes?

– Je ne demande pas mieux, mais…

– Le moyen, c’est de nous mettre à table. Il n’est rien de tel pour faire arriver les retardataires.

Et comme la bonne dame ne paraissait pas convaincue, son vieil ami s’empressa d’ajouter:

– Si votre fils ne vient pas, je vous promets qu’après dîner, je pousserai jusque chez lui pour prendre de ses nouvelles. Ne me remerciez pas, je m’en fais une fête. Voilà trois jours que je ne sors pas de mon cabinet où je suis plongé dans l’étude d’un dossier qui m’est arrivé de province. Il me semble que je dois exhaler une odeur de paperasse. Une promenade hygiénique me fera du bien. Sans compter que pour moi ce sera une joie de revoir le quartier Latin. Je n’ai plus jamais l’occasion d’y aller. Ça me rappellera ma jeunesse. J’y ai fait mes farces, moi aussi, il y a une quarantaine d’années.

Les farces du bonhomme n’avaient pas dû le mener bien loin, mais c’était une de ses manies de prétendre qu’il avait mené la vie d’étudiant noceur, et madame Cormier, qui connaissait ce travers, s’abstenait de le contredire.

– Eh bien, dit-elle, dînons. Je vais appeler Brigitte pour qu’elle nous serve… et, après le dîner, si je n’ai pas vu mon fils, j’irai avec vous, rue Gay-Lussac.

– Hum! grommela Bardin, qui aurait préféré y aller tout seul.

– Oui, vous devez mourir de faim. Quelle heure peut-il bien être?

– Pas loin de huit heures, chère amie. Il fait presque nuit et je ne vous cacherai pas que j’ai l’estomac dans les talons.

Bien à regret, car elle se désolait de dîner sans son Paul, la veuve se leva et s’achemina vers la cuisine où Brigitte surveillait le rôti en maugréant contre le gamin qui se permettait de faire attendre sa mère.

Un roulement de voitures monta de la rue, madame Cormier courut au balcon et s’écria joyeusement:

– C’est lui!

– Il arrive en fiacre! dit le vieil avocat en se mettant aussi au balcon. La jeunesse d’à présent ne se refuse rien. De mon temps, elle allait à pied… ou en omnibus.

Paul, en effet, descendait d’une Victoria numérotée dont l’entrée dans la rue des Tournelles avait fait sensation. Les concierges sortaient pour la voir et les enfants avaient cessé leurs jeux pour la laisser passer.

– Eh! bien, reprit le père Bardin, vous voyez qu’il ne lui est rien arrivé. Il a oublié l’heure, voilà tout.

– Brigitte!… tu peux servir! cria madame Cormier, toute joyeuse.

Paul l’avait oubliée, en effet, l’heure du dîner de sa mère et il ne s’en était souvenu qu’après avoir cherché longtemps aux Champs-Elysées la marquise disparue. Elle ne s’était pas montrée et il avait eu quelque mérite à se rappeler qu’on l’attendait rue des Tournelles, car son étrange aventure l’occupait tout entier.

Elle lui apparaissait maintenant sous des aspects nouveaux et il ne lui déplaisait pas trop d’y être engagé. L’erreur d’un domestique l’avait mis dans une fausse situation, mais la marquise l’aiderait certainement à en sortir. Elle s’était abstenue de l’attendre aux environs de l’hôtel de son amie, mais elle ne manquerait pas de lui donner bientôt de ses nouvelles. Tout s’éclaircirait. Il resterait à Paul l’espoir de lui plaire et de remplacer effectivement ce mari dont il avait joué le rôle pendant deux heures. Il lui restait aussi huit bons billets de mille francs qui gonflaient son portefeuille, sans compter huit autres que le vicomte lui devait.

Il les avait loyalement gagnés à un gros joueur qui se consolerait facilement de les avoir perdus et il n’était pas fâché de les tenir, mais il faut lui rendre cette justice que ce gain inattendu le touchait moins que la joie d’avoir fait connaissance avec une femme charmante qui avait bien l’air d’appartenir au meilleur monde.

Il débarquait, tout plein de son sujet, dans le paisible appartement de la rue des Tournelles et s’il l’eût osé, il aurait volontiers raconté à sa mère et au vieil avocat sa bonne fortune. Mais il n’osait pas, sachant qu’il les affligerait tous les deux.

– Te voilà, méchant garçon! lui dit en l’embrassant tendrement madame

Cormier. D’où viens-tu?

– J’ai été retardé au dernier moment, balbutia Paul.

– Dis donc que tu piochais ton quatrième examen, lui souffla le père

Bardin qui riait sous cape.

– S’il y a du bon sens de dîner à huit heures!… tu t’abîmeras l’estomac.

La bonne dame ne pensait qu’à la santé de ce fils qui venait de les faire souffrir, elle et son vieil ami, accoutumés à la régularité des repas.

– A table!… voici la soupe! s’écria Bardin.

Il n’y avait qu’à obéir à cette invitation. Paul n’eut même pas la peine d’inventer une excuse.

Les trois convives avaient grand’faim et Paul plus que les deux autres. Rien ne creuse comme les émotions, quand on est jeune. Il n’avait pas encore atteint l’âge où elles coupent l’appétit.

Il en résulta que le commencement du dîner fut silencieux. On n’entendait que le bruit des cuillers heurtant le fond des assiettes.

Après le potage, un verre de vieux Xérès, qui avait mûri dans les caves du Faisan argenté, délia la langue de l’avocat, qui se mit à parler de son unique rejeton, son Charles, le magistrat modèle, pour lequel il rêvait une brillante carrière. A ce savant, à ce laborieux, il ne manquait, pour sortir de la foule, que d’être chargé d’instruire une de ces affaires retentissantes qui mettent en lumière les talents d’un juge d’instruction.

Bardin souhaitait à son fils un accusé comme Campi, cet assassin anonyme, dont le procès venait de passionner Paris.

A quoi madame Cormier répondait qu’elle souhaitait qu’il n’y eût jamais de criminels à juger et qu’elle espérait bien que Paul n’aurait jamais à demander la tête de personne, attendu qu’il n’entrerait pas dans la magistrature.

Paul n’avait garde de se prononcer sur ce point, car il n’était pas du tout à la conversation. Son esprit vagabondait à une lieue de la rue des Tournelles et du dîner, auquel, pourtant, il faisait grand honneur, car en dépit de ses préoccupations, il ne perdait pas un coup de dent. Il pensait qu’à cette heure la marquise de Ganges dînait peut-être seule dans le magnifique hôtel qu’elle devait habiter, et que la baronne Dozulé, qui avait des invités ce soir-là, leur parlait peut-être du jeune Monsieur qu’elle avait pris pour le mari de la marquise.

Il s’était acquitté d’un devoir en venant s’asseoir à la table maternelle, mais il méditait de filer après le dîner vers le quartier latin où Jean de Mirande était resté. Il était à peu près sûr de l’y trouver, au bal de la Closerie des Lilas ou à la brasserie de la Source, et il éprouvait le besoin de le revoir; non pas pour lui raconter son aventure— il avait juré à madame de Ganges de n’en rien dire à son ami— mais pour se retremper au contact de ce joyeux compagnon qui prenait si gaiement l’existence et qui jonglait avec les soucis.

Madame Cormier finit par s’apercevoir que son cher fils n’écoutait pas et Bardin, qui s’en était aperçu depuis longtemps, lui dit en clignant de l’œil:

– Je parie qu’il est amoureux.

Cette fois, Paul entendit et affecta de sourire en haussant les épaules.

– Oh! ne t’en défends pas! reprit le vieil avocat. Ça vaut mieux que d’aller au café.

– Oui, s’il était amoureux pour le bon motif, rectifia sagement la mère qui n’aspirait qu’à marier son garçon de bonne heure, pour le mettre à l’abri des dangers du célibat prolongé.

– C’est encore un peu tôt, dit Bardin. Et puis vous savez… pour faire un civet, il faut un lièvre… eh! bien, pour se marier, il faut une femme… j’entends une femme aussi bien dotée par ses parents que par la nature… et dame!… ces lièvres-là, ça ne court pas les champs… ni même les rues de Paris.

Paul continuait à jouer de la fourchette, sans lever les yeux. Sa mère, qui aurait voulu l’entendre manifester des velléités conjugales, dut se contenter de répondre à Bardin:

– Vous devriez lui trouver ça.

Et Bardin, qui ne restait jamais court, répliqua sans broncher:

– Autrefois, je n’aurais pas dit: non… du temps où je voyais tant de gens défiler dans mon cabinet. Maintenant je ne donne plus de consultations qu’à des amis. J’ai remercié ma clientèle… un peu à contre-cœur… j’y ai renoncé à cause de Charles… le père d’un magistrat ne doit pas recevoir d’honoraires du premier venu.

– Mais vous avez gardé d’excellentes relations avec vos anciens clients et, dans le nombre, il doit s’en trouver qui ont des filles à marier. Paul aura six cent mille francs après moi, et je lui en donnerai la moitié le jour de la signature du contrat.

– Avec ça et ses qualités physiques et morales, il ne tiendra qu’à lui d’épouser une héritière… car il est plein de qualités, ce mauvais garnement…

– Vous êtes bien bon, monsieur Bardin, murmura Paul, en souriant.

– Je te dis tes vérités, voilà tout. Le diable c’est que, pour le moment, je ne connais pas d’héritières…

– Oh! je ne suis pas pressé.

– Je te crois sans peine, mais ta mère l’est, pressée, et si je pouvais l’aider à te caser avantageusement, je m’y emploierais volontiers,…

Le bonhomme s’arrêta tout à coup, en se frappant le front:

– Mais où ai-je la tête? s’écria-t-il; décidément, je vieillis, car je perds la mémoire… à moins que ce ne soit le Xérès de ta maman qui m’obscurcisse les idées… verse m’en tout de même un dernier verre… là! c’est bien… maintenant, mon garçon, j’ai ton affaire… une jeune orpheline qui doit avoir tout au plus vingt et un ans et qui est l’unique héritière d’une fortune de six millions.

– C’est superbe! dit ironiquement Paul, et pour peu qu’avec cela elle soit jolie…

– On dit qu’elle est charmante.

– Comment! on dit?… vous ne la connaissez donc pas?

– Je ne l’ai jamais vue… mais j’ai vu les titres qui établissent son droit à l’héritage en question… je sais où il est, en quoi il consiste et ce qu’il faut faire pour qu’elle soit envoyée en possession.

– Vous êtes admirablement renseigné. Il ne vous reste plus qu’à m’apprendre où se trouve cette merveille.

L’ancien avocat prit un temps, comme on dit au Palais, aussi bien qu’au théâtre et, après cette pause, il répondit gravement:

– Si je le savais, je t’aurais déjà présenté à elle.

Paul, pour le coup, éclata de rire et madame Cormier fit une moue significative. Elle trouvait mauvais que son vieil ami se permît de plaisanter à propos du mariage de son fils.

– Ris, mon garçon, reprit Bardin, ris tant que tu voudras. C’est très sérieux et vous, ma chère Julie, vous avez tort de vous fâcher. Mon héritière existe. Voulez-vous que je vous raconte son histoire?

– Racontez, monsieur Bardin!… racontez!… dit Paul, toujours pouffant.

– Mon ami, ajouta madame Cormier, vous auriez dû commencer par là.

– C’est vrai, répondit le vieil avocat, j’ai mis la péroraison avant l’exorde, mais quand on cause à table, on ne parle pas comme à l’audience. Je regrette ma bévue et je vais la réparer. Je la regrette d’autant plus que je vous ai mis l’eau à la bouche et qu’il faudra en rabattre…

– Bon! s’écria Paul, il y a une tare… je vois ça d’ici… la jeune héritière a commis une faute… et…

– Pour qui me prends-tu? interrompit sévèrement Bardin. Est-ce que tu te figures que j’ai vécu soixante ans de la vie d’un honnête homme pour me charger à mon âge de trouver un drôle disposé à vendre son nom en reconnaissant l’enfant d’un autre?…

– Non, certainement, monsieur Bardin… mais…

– Tu n’es qu’un étourneau… apprends à tenir ta langue… surtout quand tu parles à un ami de tes parents.

– Excusez-moi… j’avais cru que vous plaisantiez…

– Tais-toi!… pour te punir d’avoir dit une sottise, je devrais garder pour moi mes renseignements.

– Mon cher Bardin, moi, je ne vous ai pas offensé, dit doucement madame Cormier.

Il n’en fallut pas davantage pour que le vieillard s’apaisât.

– C’est juste, dit-il, et nous ne nous fâcherons pas pour si peu. Voici l’histoire que je vous ai promise. Elle est peut-être invraisemblable, mais elle est vraie. J’ai toutes les preuves entre les mains, certifiées par un homme d’une honorabilité incontestable.

Il y a quatre ans vivait dans un village du département de l’Hérault…, à Fabrègues…, une brave femme que son mari avait abandonnée depuis dix ans… elle était restée sans ressources avec une petite fille et elles seraient peut-être mortes de faim toutes les deux si une demoiselle d’une très bonne famille de Montpellier ne s’était intéressée à elles. Les parents de cette demoiselle avaient, tout près de Fabrègues, un château où ils passaient tous les étés. Ils recueillirent la petite abandonnée et ils la firent élever avec leur fille. On n’avait aucune nouvelle du mari. On savait vaguement qu’il était allé chercher fortune en Californie, mais rien de plus.

– Je devine, s’écria Paul; il l’a trouvée là-bas la fortune… il vient de mourir et alors…

– Alors, quoi?… ce n’était pas la peine de m’interrompre pour dire ce que n’importe qui aurait deviné comme toi.

Paul, ainsi rabroué, baissa le nez et ne dit plus mot.

– Oui, le père est mort, reprit le vieil avocat, sa succession est liquide et revient tout entière à sa fille unique. La mère aussi est morte, deux ans avant son mari. La fille est donc bien et dûment six fois millionnaire. Seulement…

Et comme Bardin, encore une fois, s’était arrêté au moment le plus intéressant, madame Cormier ne put pas s’empêcher de dire:

– Eh! bien?

– Seulement, on ne sait pas où elle est.

– Comment! que nous dites-vous là!

– La vérité, chère amie. Elle a disparu.

– Elle est peut-être allée en Californie comme son père, ricana l’incorrigible Paul.

– Elle a disparu, quelques jours avant le mariage de sa jeune protectrice qui, elle aussi, avait perdu ses parents et qui l’avait prise chez elle comme lectrice.

– Alors, la protectrice doit savoir où est sa protégée.

– C’est probable, mais la protectrice a quitté le pays pour suivre son mari à l’étranger. Et très probablement aussi, elle ignore que sa protégée a maintenant des millions.

– Vous le lui apprendrez.

– Quand je l’aurai trouvée. Je la cherche.

– Quoi! elle a disparu aussi celle-là!

– Disparu, n’est pas le mot. Elle n’est pas de celles qui se perdent comme cela arrive à une pauvre fille. Elle est riche par elle-même et elle a fait un grand mariage. Mais elle n’a plus aucune attache dans son pays d’origine et depuis qu’elle l’a quitté, elle n’a fait que voyager avec son mari.

J’ai demandé de plus amples renseignements à la personne qui m’a fourni les premiers. Je les attends et, lorsque je les aurai, le plus fort sera fait. Je me mettrai en relations avec cette dame et il faudra bien qu’elle me dise ce qu’est devenue l’héritière… que je cherche aussi et que je trouverai peut-être, sans que l’autre m’y aide. J’ai quelques raisons de croire qu’elle est à Paris, l’héritière; et je m’informe. Le diable, c’est qu’elle a dû changer de nom.

– Alors, vous aurez de la peine à la découvrir.

– Mon cher Bardin, dit en souriant madame Cormier, je vous avoue que je commence à me ranger à l’avis de Paul, qui trouvait ce projet de mariage un peu en l’air.

– En l’air, tant que vous voudrez… il est réalisable et dans des conditions exceptionnelles. Voilà une jeune fille qui a des millions et qui ne sait pas qu’elle les a. Supposez que je la trouve, que je lui présente Paul, que Paul lui plaise et qu’elle plaise à Paul… il y a des chances, car ceux qui l’ont vue, il y a quatre ans, s’accordent à dire qu’elle est ravissante et aussi bonne que belle… ce serait une affaire faite…

– Trop de suppositions, grommela Paul.

– Resterait encore, dit sa mère, à savoir comment elle a vécu, depuis qu’elle a quitté son pays… une enfant de seize ans, livrée à elle-même!

– Ce serait une enquête à faire, répondit Bardin. Je m’en chargerais et je vous réponds qu’elle serait poussée à fond. Vous me connaissez d’assez longue date pour savoir que je ne transige pas sur ce qui touche à l’honneur.

– Je le sais, mon ami, et je me fierais à vous comme à moi-même, mais je crains bien que vous n’ayez jamais l’occasion de me donner votre avis sur cette héritière… introuvable.

Est-il indiscret de vous demander d’où vous sont venus ces renseignements?

– D’un de mes anciens confrères du barreau de Montpellier avec lequel je suis en correspondance depuis plus de trente ans. Il m’a écrit tout récemment et à plusieurs reprises pour me demander de le seconder dans ses recherches. Il a été jadis l’avocat de la famille de la demoiselle qui s’intéressait à l’orpheline et qui l’a tirée de la misère. Aussi met-il beaucoup d’ardeur à poursuivre cette affaire. Il se propose, si elle n’aboutit pas prochainement, de venir à Paris tout exprès, quoique, à son âge, le voyage l’effraie un peu… Il a soixante-quinze ans, cet excellent Lestrigou. S’il se décide, je vous demanderai la permission de vous le présenter.

– Comment donc!… je compte bien qu’il nous fera le plaisir de dîner chez moi avec vous… et avec Paul qui ce jour-là, je l’espère, ne se fera pas attendre.

– Je jure d’être exact! dit solennellement Paul.

– Oui, je te connais, beau masque, répliqua le père Bardin. Tu arriveras à l’heure si tes amis et connaissances ne s’arrêtent pas en route. Mais, j’y pense!… tu ne nous a pas dit pourquoi tu as laissé brûler le rôti… Il était bon tout de même, mais il faut convenir qu’il était trop cuit.

Paul n’avait garde de dire la vérité. Il parla vaguement d’amis qui l’avaient retenu et d’une interminable partie de billard qu’il ne pouvait pas quitter parce qu’il gagnait.

Paul savait que Bardin ne haïssait pas le billard et qu’il fulminait volontiers contre le baccarat.

– Gageons, dit le vieil avocat, que tu étais avec ton inséparable… ce grand casseur d’assiettes qui se promène au quartier dans des costumes de carnaval. Mauvaise compagnie, mon garçon!

– Mais, non, je vous assure. Il aime les tenues excentriques, mais il est très comme il faut, quand il veut l’être. Il est noble, du reste, et il pourrait prendre le titre de comte que son père portait. Il s’appelle Jean de Mirande.

– Joli nom, à mettre dans une comédie. Et il fait son droit, ce gentilhomme? Il veut donc entrer dans la basoche?

– Je ne crois pas. Il s’est fait étudiant pour s’amuser à sa façon et contre la volonté de tous ses proches. Je crois du reste qu’il commence à en avoir assez et qu’il finira par s’engager dans un régiment d’Afrique. Il est né batailleur et il ira où on se bat.

– Grand bien lui fasse! De quel pays est-il?

– Du Languedoc. Son oncle habite un château près du Vigan.

– Ah! il est du Languedoc. Demande-lui donc, quand tu le verras, s’il connaît la famille de Marsillargues.

– Je n’y manquerai pas. Puis-je savoir en quoi cette famille de

Marsillargues vous intéresse?

– La protectrice dont je viens de te parler était une demoiselle de Marsillargues.

– Quel nom baroque!

– Plus il est baroque, mieux tu le retiendras.

– Mais elle ne le porte plus, puisqu’elle est mariée.

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
30 ağustos 2016
Hacim:
340 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain

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