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Kitabı oku: «Le crime de l'omnibus», sayfa 10

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– Il ne me ferait pas cet affront, j’en suis sûre. J’espère bien, d’ailleurs, que je ne verrai chez lui rien qui me décide à ne pas donner suite à un projet…

– Que tu caresses, avoue-le, et que j’approuve. J’espère comme toi qu’il réussira; cependant, on ne sait pas ce qui peut arriver, et il faut tout prévoir.

– Je prévois tout; mais je tiens à mon épreuve. J’en veux courir la chance.

– Songe aussi que le moment est très mal choisi pour demander des séances à Freneuse. S’il entreprend ton portrait, il ne pourra pas achever son tableau pour l’Exposition.

– C’est précisément ce que je souhaite.

– Parce qu’alors il serait obligé de renvoyer l’Italienne qui lui sert de modèle. En vérité, ma chère Marguerite, je ne te reconnais plus.

– C’est qu’en effet je suis très changée, dit résolument Mlle Paulet.

– Allons! je m’aperçois que tu es folle de ce garçon-là. Si je te contrariais, tu serais capable d’en faire une maladie. Va mettre ton chapeau, pendant que je donnerai mes ordres à François.

Marguerite ne se le fit pas dire deux fois. Elle savait bien qu’elle en viendrait à ses fins, et sa femme de chambre l’attendait pour mettre la dernière main à sa toilette.

Son père était accoutumé à lui céder, et il était de bonne humeur depuis que le sieur Blanchelaine lui avait annoncé la mort de Bianca Astrodi; aussi avait-il pris son parti de bonne grâce.

Il recommanda expressément qu’on fit attendre le notaire, si par hasard il se présentait, et qu’on vint immédiatement le prévenir de l’arrivée de ce personnage important.

Dix minutes après, M. Paulet et sa fille s’acheminaient à pied, bras dessus, bras dessous, vers la place Pigalle.

VI. Depuis la représentation des Chevaliers du Brouillard…

Depuis la représentation des Chevaliers du Brouillard, Paul Freneuse vivait comme un ermite, ou, ce qui revient au même, comme un artiste qui est en retard pour envoyer son tableau au jury d’examen, et qui travaille avec acharnement, de peur de manquer l’ouverture du Salon.

La première journée avait été dure. Sa chasse à l’homme lui trottait par la tête. Il se reprochait d’en être revenu bredouille, et il pensait à se remettre en quête, dès que l’occasion se représenterait.

Il pensait aussi, un peu plus que de raison, à Mlle Paulet, et, quand il s’asseyait devant son chevalet, l’image de la belle Marguerite, évoquée par son imagination de peintre amoureux, venait souvent se placer entre ses yeux et sa toile.

Mais ce fut l’affaire d’une séance. Dès la seconde, la passion de l’art reprit le dessus. Les souvenirs de la course en fiacre s’effacèrent, les fantômes s’évanouirent, et il ne songea plus qu’à faire un chef-d’œuvre.

Le moment était bien choisi pour l’achever.

M. Paulet, retenu par son deuil, ne devait pas réaliser d’ici à un certain temps le projet de visite à l’atelier dont il avait été question assez vaguement, et même il ne recevait pas.

Freneuse s’était contenté de lui porter sa carte et ne craignait pas d’être dérangé de ce côté-là.

Et, pour comble de chance, Binos ne venait plus rôder chez son ami. Binos, qui passait sa vie à flâner dans l’atelier, en fumant d’interminables pipes, Binos était devenu invisible.

Freneuse n’avait pas d’inquiétudes sur son compte. Il pensait bien que ce fantaisiste avait planté sa tente au Grand-Bock ou dans un autre caboulot hospitalier, à moins qu’il ne s’amusât à jouer au policier pour courir après les auteurs du crime de l’omnibus.

Freneuse savait qu’il reviendrait lorsqu’il aurait du nouveau à lui apprendre, ou même tout simplement lorsque son crédit serait épuisé dans les cafés où il s’abreuvait sur parole.

Et Freneuse ne regrettait pas du tout son absence, car Binos était un compagnon insupportable pour un artiste laborieux.

Binos remuait sans cesse, touchait à tout et ne restait pas une minute sans parler. Il se lançait à tout propos dans des théories à perte de vue, assaisonnées de paradoxes extravagants qui auraient mis hors des gonds l’homme le plus patient, et il n’y avait pas moyen de le faire taire.

Depuis que cet agité ne venait plus s’établir derrière Freneuse et critiquer son travail, le tableau avançait deux fois plus vite.

Pia donnait chaque jour des séances de cinq heures. Elle arrivait avant midi, et elle ne partait qu’à la tombée de la nuit.

Et elle posait avec une assiduité et une persévérance exemplaires. Jamais un mouvement, jamais un mot. Elle ne demandait jamais à se reposer. Il fallait que Freneuse l’y invitât pour qu’elle consentît à se lever de son escabeau pour se délasser d’une immobilité fatigante.

Autrefois, elle était moins calme, et elle profitait des interruptions de séance pour dégourdir ses jambes et délier sa langue.

Elle prenait un plaisir extrême à visiter l’atelier, et elle y faisait de véritables voyages de découvertes, soulevant les toiles ébauchées que Freneuse avait retournées contre la muraille, lançant des exclamations de joie quand elle reconnaissait le modèle qui avait posé, trouvant des rapprochements inattendus, des questions intelligentes, et gazouillant comme un oiseau.

Mais sa gaieté s’était éteinte peu à peu, et depuis quelques jours la pauvre enfant semblait avoir changé complètement de caractère.

Elle ne babillait plus, elle ne courait plus. En descendant du siège incommode où la retenaient les exigences de la pose, elle allait tristement s’asseoir dans un coin sur un tabouret bas, et elle restait là silencieuse, immobile, les coudes sur ses genoux et le menton appuyé sur ses mains.

Freneuse n’y avait pas trop pris garde d’abord, absorbé qu’il était par des retouches; mais le troisième jour, il avait remarqué que Pia avait les yeux rouges, et il s’était enquis de la cause de son chagrin.

L’enfant avait répondu qu’elle regrettait Mirza, dont elle venait d’apprendre la fin tragique, et Freneuse s’était absolument refusé à croire qu’elle pleurait le malheureux angora assassiné par Binos.

Mais, comme il n’avait pas de temps à perdre, il avait renoncé à la confesser, tout en se promettant de l’interroger à fond, dès que son tableau serait fini.

Par malheur, à la cinquième séance après la mort du chat, il fut obligé de reconnaître que Pia ne tenait plus la pose, et il fallut bien le lui dire.

– Petite, soupira-t-il en la regardant fixement, ce n’est plus ça du tout. Tu représentes en ce moment une Vierge au tombeau ou une Madeleine dans le désert, mais nullement une bergère de Subiaco. Voyons! ma fille, quand tu gardais les chèvres là-bas, tu n’avais pas cette mine d’enterrement.

– À Subiaco, dit l’enfant, si bas qu’on l’entendait à peine, je n’avais pas de peines.

– Et quelles peines as-tu donc ici? s’écria Freneuse. Des peines de cœur?

– Vous savez bien que non.

– Bon, tu m’as dit que tu n’avais pas d’amoureux, et je te crois. Tu es trop sage pour t’éprendre des garçons que tu rencontres dans la maison de Lorenzo ou sur la place Pigalle. Qu’as-tu donc, alors?

– Je n’ai rien, M. Paul.

– Ne me dis pas ça. Je te connais bien; je lis sur ta figure à livre ouvert, et je te déclare que tu n’es plus du tout la même. Tu ne ris plus, tu ne tiens plus ta tête et tu laisses tomber tes bras, comme si tu posais pour une statue de la douleur. C’est à ce point que je ne fais plus rien de bon, et que si tu continues à larmoyer, je manquerai mon tableau. Ma chevrière aurait l’air d’être la fille d’un brigand qu’on vient de fusiller.

«Pour te remonter, petite, il n’y a qu’un moyen. Conte-moi tes chagrins. Ça te soulagera, et j’y trouverai un remède. Voyons, parle. Le père Lorenzo, qui t’héberge, t’aurait-il fait des misères?

– Non. Il a presque du respect pour moi, depuis que vous m’avez recommandée à lui. Il ne monte jamais dans ma chambre sans ma permission.

– Très bien. Je lui donnerai une jolie bonne-main, la première fois que je le verrai, et j’irai le voir tout exprès.

«Et toi, as-tu besoin d’argent?

– Oh! non. J’en gagne chez vous deux fois plus que je n’en peux dépenser.

– As-tu le mal du pays? Est-ce la montagne que tu regrettes?

– Qu’y ferais-je maintenant? Je n’y ai plus personne, murmura la pauvre fille.

– C’est vrai, dit Freneuse tout ému. Tu es orpheline.

– Ma mère est morte l’an passé.

– Et tu n’as jamais connu ton père?

– Je l’ai vu quand j’étais tout enfant. Mais je me souviens à peine de lui.

– C’était un Français, n’est-ce pas?

– On me l’a dit. Ma mère ne me parlait jamais de lui.

– Et tu n’avais pas d’autres parents?

– Si, une sœur. Je croyais que vous le saviez.

– Oui, je me rappelle maintenant que tu m’as raconté qu’elle avait quitté Subiaco à douze ans. Elle était plus âgée que toi.

– J’avais neuf ans quand elle en avait douze.

– Et ta mère l’a laissée partir?

– Ma mère était si pauvre qu’elle ne pouvait plus la nourrir.

– Hum! mon compatriote s’était bien mal conduit. On n’abandonne pas sa femme et sa fille, quand on a du cœur.

– Moi, je gagnais ma vie en gardant les chèvres, reprit Pia, sans relever cette appréciation sévère, mais juste, de la conduite de son père.

«Ma sœur était plus délicate que moi. Elle n’aurait pas pu supporter la misère. Elle avait beaucoup de voix, et il passa chez nous un maître de chant qui cherchait des élèves. Il lui proposa de lui enseigner la musique et de la placer plus tard dans une troupe d’opéra. Elle l’a suivi.

– Et tu n’as plus entendu parler d’elle?

– Elle écrivait chaque année à un homme de Subiaco qui nous donnait de ses nouvelles. Ma mère n’a jamais su lire… et moi, je n’ai appris à lire qu’en France… grâce à vous.

– Eh bien, qu’est-elle devenue, cette sœur? Je n’ai jamais songé à te le demander. À-t-elle fait son chemin au théâtre?

– Elle a chanté dans plusieurs grandes villes d’Italie. L’automne dernier, elle était à Milan… et elle chantait à la Scala.

– Comme prima donna?

– Non, dans les chœurs.

– Diable! elle ne devait pas être millionnaire, alors. Comment as-tu appris tout cela, puisque tu avais quitté Subiaco?

– On lui avait écrit de là-bas que notre mère était morte et que le vieux Lorenzo m’avait emmenée à Paris. Chez nous, tout le monde connaît Lorenzo, et l’on sait où il loge. Il y a six semaines, j’ai reçu une lettre de ma sœur, une lettre adressée rue des Fossés-Saint-Bernard.

«C’était la première fois de ma vie que quelqu’un m’écrivait.

– Mais ce ne sera pas la dernière; tu as répondu à ta sœur, je pense?

– Oui, une fois, et puis est arrivée une seconde lettre d’elle qui m’annonçait qu’elle allait venir à Paris.

– Ah! bah! Et elle y est venue?

– Oui, il y a un mois.

– Comment, petite, tu m’avais caché cela?

– Ma sœur m’avait défendu de parler d’elle. Elle voulait que personne ne sût qu’elle était ici.

– Mais tu la voyais, toi?

– C’est parce que je ne la vois plus que je pleure, dit Pia en fondant en larmes.

– Comment! tu ne la vois plus? s’écria Freneuse. Vous êtes déjà brouillées?

– Brouillés! oh! non, soupira l’Italienne. Nous nous aimons tendrement… comme s’aiment deux sœurs qui sont restées seules au monde.

– Eh bien, alors… pourquoi avez-vous cessé de vous voir?

– Parce qu’elle n’est plus venue chez moi.

– Qui t’empêchait d’aller chez elle?

– Je n’ai jamais su où elle demeurait.

– Par exemple! ah! voilà qui est fort! Quoi! ta sœur arrive à Paris, tout exprès pour te retrouver, et elle ne te donne pas son adresse!

«Mais, d’abord, il me semble qu’elle aurait pu habiter avec toi.

– Non; la maison du père Lorenzo ne lui convenait pas. On m’y respecte, moi, parce que je ne suis encore qu’une enfant; mais ma sœur a dix-huit ans, et elle est belle.

– Est-ce que tu t’imagines que tu es laide? Mais il ne s’agit pas de ça. Je conçois à la rigueur qu’elle n’ait pas voulu prendre gîte dans le caravansérail de la rue des Fossés-Saint-Bernard. Ce n’était pas une raison pour ne pas te dire où elle demeurait.

– Elle avait un motif… qu’elle ne m’a pas confié et que je ne lui ai pas demandé. Je sais seulement qu’elle ne voulait recevoir personne.

– Mais enfin, elle venait te voir?…

– Oui, tous les soirs.

– Pourquoi le soir?

– Parce qu’elle savait que, dans la journée, je venais poser chez vous.

– Ah! tu lui as parlé de moi?

– Oh! bien souvent.

– Et elle, de quoi te parlait-elle?

– De notre mère, de notre enfance, de notre pays…

– Et elle le regrettait, votre pays?

– Oui; elle me disait que son désir le plus cher était d’y vivre avec moi.

– Elle aurait renoncé au théâtre, alors?

– Sans regret. Le métier de chanteuse ne lui plaisait pas.

– Et toi, aurais-tu volontiers renoncé à poser?

– Je ne sais pas, murmura la jeune fille en baissant les yeux.

– Il faudra pourtant bien que tu y renonces tôt ou tard. Tu ne peux pas passer ta vie à courir les ateliers. Tu te marieras.

– Je ne veux pas me marier, dit vivement Pia.

– Bon! tu changeras d’avis. Revenons à ta sœur. Elle a dû au moins t’apprendre pourquoi elle était venue à Paris. Ce n’était pas pour y monter sur les planches, je suppose, puisqu’elle n’avait pas la vocation du théâtre.

– Oh! non.

– Pourquoi, alors?

– Elle m’a fait jurer de ne le dire à personne.

– Diable! c’était donc un grand secret? Et elle t’a défendu de me le révéler?

– Elle n’a pas parlé de vous. Elle ne savait pas que vous me permettiez de causer pendant la séance.

– Elle ne savait pas non plus que je suis ton ami. Si elle l’eût su, elle eût fait une exception en ma faveur. Elle ne voulait pas que le père Lorenzo connût ses affaires. Je comprends ça. Mais, moi, je ne suis pas Lorenzo… je ne suis même pas Italien… et je suis sûr qu’elle m’aurait jugé digne de recevoir ses confidences. Tu aurais dû me l’amener.

– Je n’aurais pas osé.

– Bon! mais maintenant que tu t’inquiètes de savoir ce qu’elle est devenue, tu pourrais bien me raconter ce qu’elle venait faire en France. Cela m’aiderait peut-être à la retrouver.

– Si je croyais cela…

– Tu peux le croire… et tu ne te défies pas de moi, j’espère!

– Oh! non.

– Eh bien, parle. Je l’ai déjà presque deviné, ton secret. Ta sœur cherchait quelqu’un, n’est-ce pas?

– C’est vrai.

– Quand je saurai qui, je me mettrai en campagne et je n’agirai plus au hasard. Je connais une foule de gens, et si ta sœur s’était adressée à moi, je lui aurais probablement donné des indications utiles.

– Vous me promettez que vous garderez pour vous seul ce que je vais vous dire?

– À qui diable veux-tu que je le répète? De tous mes amis, il n’y a que Binos qui te connaisse, et je n’ai garde de le prendre pour confident. Il est trop bavard, et, de plus, il ne me serait bon à rien. Ce garçon passe sa vie dans les cafés, et ce n’est pas là, je pense, que nous trouverons la personne que cherchait ta sœur.

– Non, M. Paul, ce n’est pas là… car ma sœur cherchait… notre père.

– Votre père! répéta Freneuse, qui ne s’attendait pas du tout à cette déclaration. Ah! oui, c’est vrai, il était Français. Je n’y pensais plus. Mais tu m’as dit tout à l’heure que tu te souvenais à peine de l’avoir vu.

– Ma sœur se le rappelait parfaitement, dit Pia. Elle est plus âgée que moi de trois ans, et lorsque notre mère a été abandonnée, elle était déjà en état de comprendre.

– Alors, elle a dû te dire plus tard ce qui s’était passé… et pourquoi votre père avait ainsi délaissé ses enfants. Entre nous, il s’est fort mal conduit, car enfin il n’a jamais renié sa paternité… et il fut un temps où il vous traitait comme ses filles.

– Je n’ai gardé de ce temps-là qu’une impression très vague. J’ai su que nous vivions à Rome et que nous allions le voir tous les jours dans une vieille maison, sur une place beaucoup moins large que la place Pigalle, et en face d’un escalier immense, en haut duquel il y a une église avec des tours.

– Bon! la place d’Espagne, au pied de l’escalier de la Trinité des Monts. Et tout à coup vous avez cessé d’y aller?

– Oui. Il était parti subitement… il était retourné en France… alors, nous sommes revenues à Subiaco… Ma mère aurait pu continuer à gagner sa vie en posant dans les ateliers… Elle était si belle!… Mais elle n’a plus voulu… elle nous a emmenées dans la montagne…

– De quoi y avez-vous vécu?

– Ma mère avait amassé un peu d’argent, bien peu… en servant de modèle aux peintres…

– Comment! ton père ne lui avait rien laissé?

– Non… rien.

– C’est abominable.

– Ma sœur pense que s’il n’a pas pu assurer notre existence, c’est qu’il était pauvre.

– Voilà une jolie raison! il avait bien de quoi vivre, puisqu’il était venu de France en Italie pour y étudier la peinture. S’il était hors d’état de vous faire des rentes, il ne devait pas du moins vous laisser dans la misère. Et Dieu sait ce que vous avez souffert! Aviez-vous seulement un abri?

– Ma mère avait loué, en dehors du village, une cabane dont les bergers ne voulaient plus. Elle allait laver à la fontaine le linge de deux ou trois maisons riches. Ma sœur et moi, nous gardions les troupeaux.

– Et votre père n’a jamais donné de ses nouvelles?

– Non. Une fois, le curé a dit à ma mère qu’on lui avait écrit de France pour lui demander si nous étions toujours à Subiaco. Elle l’a prié de répondre que nous avions quitté le pays. L’a-t-il fait? C’est ce que nous n’avons jamais su.

– Ainsi, la pauvre femme ne voulait plus entendre parler de lui. Il fallait qu’il l’eût mortellement offensée. Elle devait le maudire.

– Jamais un mot amer n’est sorti de sa bouche. Elle n’a même jamais prononcé son nom devant moi.

– Mais tu le sais, son nom?

– Ma sœur le sait.

– Et elle ne te l’a pas dit?

– Je ne le lui ai pas demandé. Je voyais qu’il lui en coûterait trop de me l’apprendre. Chaque fois que je faisais allusion au but de son voyage à Paris, elle se mettait à pleurer.

– Tout cela, chère petite, est fort extraordinaire. Mais ce n’est pas le moment de commenter ton histoire. Il s’agit de retrouver ta sœur.

«Quel jour a-t-elle cessé de venir chez toi?

– Mercredi dernier. Je l’ai attendue toute la soirée, et elle n’a pas paru.

– Et tu l’avais vue la veille?

– Oui, M. Paul. Elle était restée chez moi plus tard que de coutume, et elle m’avait dit en partant qu’elle reviendrait le lendemain.

– Comment venait-elle chez toi? demanda Freneuse, après avoir un peu réfléchi.

– Mais… à pied, je le crois bien… et elle s’en allait de même… elle n’était pas riche.

– Et probablement, elle ne demeurait pas loin de chez toi? Tu ne la reconduisais donc pas, lorsqu’elle te quittait?

– Non. Elle me l’avait défendu.

– Et tu ne l’as jamais rencontrée dans la rue?

– Jamais. Je sors si peu… et pour venir chez vous et m’en retourner, je prends l’omnibus.

– Dis-moi, petite, est-ce que ta sœur avait conservé le costume de Subiaco?

– Oh! non, M. Paul. Depuis qu’elle chantait sur les théâtres dans les grandes villes de l’Italie, elle s’habillait à la française.

Freneuse allait poursuivre cette enquête sur les habitudes de la sœur disparue, mais un bruit singulier attira son attention.

On grattait doucement à la porte, et bientôt, un miaulement plaintif se fit entendre.

– Ah! mon Dieu! mais c’est Mirza! s’écria la jeune fille.

– Mirza! répéta Freneuse. Allons donc! tu sais bien qu’il est mort. Les chats ne ressuscitent pas.

– C’est bien un chat, pourtant. Écoutez! il gratte au bas de la porte.

Un second miaulement, plus lamentable encore que le premier, la fit tressaillir.

– La pauvre bête meurt de faim, reprit-elle. Voulez-vous me permettre de lui ouvrir?

– Ma foi! je veux bien. Si ce n’est pas l’âme de mon angora qui revient, c’est un nouveau compagnon qui nous arrive. On s’ennuie ici, depuis qu’il n’y a plus de bêtes. J’ai été sur le point d’acheter un singe ou un perroquet, mais je préfère un chat. C’est moins gênant… et puisque la Providence m’en envoie un…

Pia était déjà à la porte; mais à peine l’eut-elle ouverte qu’elle recula en poussant un cri de surprise, presque de frayeur.

Binos était debout devant elle, le chapeau en arrière, les mains dans les poches de son pantalon, l’œil gouailleur et la pipe à la bouche.

– Comment! c’est toi! s’écria Freneuse; que signifie cette sotte plaisanterie?

– Mon cher, répondit le rapin en se glissant dans l’atelier, je soupçonnais que tu devais m’en vouloir. Si j’avais fait toc toc, comme à l’ordinaire, tu aurais reconnu ma manière de frapper, et je te savais capable de ne pas m’ouvrir. Et comme la nature m’a doué d’un talent particulier pour imiter le cri des animaux, j’ai contrefait les accents de Mirza. N’est-ce pas que c’était ressemblant?

– Tu devrais avoir honte de rappeler le souvenir de ta victime.

– Il le fallait, il le fallait, dit Binos en agitant les bras comme un acteur de mélodrame. Et ça m’a réussi, puisque me voilà dans ton atelier; maintenant que j’y suis, j’y reste, mon excellent bon.

«Bonjour, petite. Tu es jolie comme un cœur, ce matin.

Pia ne répondit pas à ce compliment. Elle revint tristement prendre la pose sur son escabeau, pour faire comprendre à Freneuse qu’elle ne voulait plus parler de sa sœur devant ce visiteur qu’elle n’aimait guère.

Mais Freneuse, que l’entrée subreptice de Binos avait mis de mauvaise humeur, ne se gêna pas pour lui dire sa façon de penser.

– Je devrais te mettre dehors, grommela-t-il. On ne t’a pas vu depuis quatre jours. Tu étais sans doute échoué sur les bancs d’un cabaret, et tu te réfugies ici parce qu’on ne veut plus t’y faire crédit. Passe encore pour cette fois. Je veux bien te tolérer chez moi, mais à une condition expresse, c’est que tu ne desserreras pas les dents. J’ai à causer avec Pia avant de me remettre au travail, et je te défends de te mêler de notre conversation.

Pia lui lança un regard suppliant dont il saisit l’intention.

– Ne crains rien, chère enfant. Je ne mettrai pas ton secret à la discrétion de cet ivrogne de Binos, mais j’ai encore une ou deux questions à t’adresser. Voyons! c’est aujourd’hui lundi; cinq jours se sont donc écoulés depuis la disparition qui t’inquiète. Que crois-tu qu’il soit arrivé à… cette personne? Un accident?

– Hélas! oui… Paris est si dangereux… surtout le soir… Je me figure des choses épouvantables… elle a pu être écrasée par une voiture… ou assassinée… J’ai eu plus d’une fois l’idée d’aller à la Morgue… Mais je n’ai pas osé… j’avais peur de l’y trouver.

– Tiens! la Morgue! ça me connaît! cria Binos qui bourrait sa pipe dans un coin.

– Silence, là-bas! lui cria Freneuse.

– Je ne te parle pas. C’est à moi-même que je m’adresse. Est-ce que tu as la prétention de m’interdire le monologue?

– Je t’interdis tout. Cuve ton absinthe, et laisse-nous en repos.

Et il dit à Pia en baissant la voix:

– Écoute, petite. Je te promets de faire tout ce qu’il faut pour la retrouver. Dans ce pays-ci, ce n’est pas comme dans tes montagnes, où l’on disparaît sans laisser de traces. Il suffira de signaler le fait au préfet de police pour qu’il ordonne des recherches… et elles aboutiront, je t’en réponds. Un étranger qui arrive est bien obligé de prendre gîte dans une auberge, et les aubergistes sont tenus de demander les noms de leurs locataires et de les inscrire sur un registre que les inspecteurs de police ont le droit d’examiner quand il leur plaît.

– Elle s’appelle Bianca, murmura la jeune fille.

– De son petit nom, mais l’autre?

– C’est le même que le mien.

– Oui, vous portez toutes les deux celui de votre mère. Tu me l’as dit dans le temps, mais je l’ai oublié, et il est indispensable que je le sache, pour demander une enquête. Rappelle-le-moi.

– Astrodi, répondit Pia.

Elle avait parlé bas, mais Binos avait l’oreille fine.

– Astrodi! cria-t-il. On demande des nouvelles de la nommée Astrodi! Je peux en donner.

– De quoi te mêles-tu? lui cria Freneuse. Je t’ai déjà dit de nous laisser tranquilles.

– C’est bon! je me tais, grommela Binos. Mais tu as tort de ne pas m’accorder la parole, car je t’apprendrais des choses intéressantes.

– Sur quoi?

– Sur la personne que Pia vient de nommer.

– Tu nous écoutais! tu nous espionnais! Décidément, j’ai eu grand tort de te laisser entrer ici, et tu vas me faire le plaisir d’en sortir.

– Je n’écoutais pas, et la preuve, c’est que je n’ai pas entendu un mot de ce que tu as dit à la petite; mais elle a élevé la voix à la fin de votre colloque, et comme j’avais négligé de me boucher les oreilles, j’ai saisi au vol un nom que je connais.

– Comment le connais-tu?

– Qu’est-ce que ça peut te faire? J’ai mon secret, moi aussi, et tu trouveras bon que je le garde.

«Reprends ta conversation, cher ami. Je ne la troublerai plus. Je serai muet comme un poisson. Je veux que tous les académiciens meurent à l’instant, si je lâche un seul mot.

– Assez, je veux savoir ce que tu as à dire de cette Astrodi.

– Cette Astrodi. Tiens! c’est donc une femme?

– Ne fais pas l’innocent. Que sais-tu d’elle?

– Rien du tout.

– Tu mens. Tu viens de dire que tu pouvais me donner de ses nouvelles.

– C’est possible. Mais je les garde pour moi.

Pia écoutait avec une attention émue les demandes et les réponses. Elle n’osait pas prendre part au dialogue, mais elle regardait Freneuse pour tâcher de lire dans ses yeux ce qu’il pensait du propos lancé par ce fou de Binos.

– Écoute! dit l’artiste au rapin, je t’ai supporté jusqu’à présent, mais je te déclare que si tu ne t’expliques pas catégoriquement et à l’instant même, je vais te prier de sortir, et je ne te reverrai de ma vie.

– C’est sérieux?

– Très sérieux. Je t’en donne ma parole d’honneur.

– Alors, je vais entrer dans la voie des aveux, et ce que j’en fais, c’est uniquement dans ton intérêt. Tu regretterais trop de t’être brouillé avec moi. Je ne veux pas que ton existence soit empoisonnée par le remords.

– En finiras-tu avec tes blagues?

– C’est fini. Tu me demandes des renseignements sur une certaine Astrodi. Je t’apprends, pour commencer, que tu l’as connue.

– Moi! Tu es fou.

– Pas fou du tout. Tu ne l’as vue qu’une fois, mais tu as passé une heure avec elle… près d’elle, pour mieux dire.

– Où cela?

– Tu ne t’en doutes pas un peu?

– Pas le moins du monde.

– Allons! tu as la mémoire courte. Rassemble tes souvenirs. Comment as-tu passé ta soirée, mardi dernier?

– Mardi? murmura Freneuse, qui ne se rappelait guère l’emploi qu’il avait fait de son temps tel jour de la semaine précédente.

– Je vais t’aider. Tu rentrais chez toi, quand tu m’as vu assis derrière le vitrage d’un café… où tu as daigné entrer.

– En descendant de l’omnibus? demanda Freneuse très ému.

– Précisément. Et c’est dans cet omnibus que tu as rencontré la signora dont tu t’informes avec tant de sollicitude.

– Quoi! cette jeune fille qui… que… ce serait…

– Cette jeune fille se nommait Bianca Astrodi. J’ai découvert cela hier, et j’ose dire que la découverte me fait honneur, car elle est due à ma persévérance et à ma sagacité.

– Comment as-tu acquis la certitude que c’était bien son nom?

– J’ai trouvé son domicile. Elle logeait tout près d’ici, rue des Abbesses, à Montmartre. J’ai causé avec la logeuse, qui m’a donné les renseignements les plus précis et qui a bien voulu se déranger pour aller reconnaître le corps. Cette respectable dame s’appelle Sophie Cornu, et elle a bon cœur, car elle a payé les frais de l’enterrement qui a eu lieu ce matin. J’ai conduit le deuil avec elle.

– Tais-toi!

Il était trop tard. Pia avait tout entendu. Elle se leva toute droite et fit un pas vers Binos, qui ne comprenait rien à l’effet que produisaient ses paroles.

– Ma sœur est morte, murmura-t-elle.

Et elle tomba roide sur la place.

– Malheureux! tu vois ce que tu as fait, lui cria Freneuse.

– Est-ce que je pouvais deviner que cette petite était aussi une Astrodi? dit Binos entre ses dents. Je ne connaissais que son petit nom de Pia.

Binos manquait de tact et de bon sens, mais il n’avait pas mauvais cœur.

Tout en se justifiant comme il pouvait, il se précipitait pour aider son ami à relever Pia.

À eux deux, ils la remirent sur pied; mais elle avait perdu connaissance, et il fallut que Freneuse l’emporta dans ses bras pour aller la déposer sur un divan qui se trouvait au fond de l’atelier.

– Sa sœur! murmurait-il, tout éperdu; c’était sa sœur! J’aurais dû m’en douter, après avoir entendu son récit. Cette jeune fille disparue mardi soir… le soir de mon aventure en omnibus…

– Moi aussi, parbleu! j’aurais dû m’en douter, s’écria Binos. La morte ressemblait trait pour trait à Pia. Comment n’ai-je pas pensé à ça?… l’âge, le type italien, tout y était. Il faut dire que je ne me doutais pas que Pia eût une sœur. Elle est très cachottière, cette petite.

– Tais-toi, animal!… et apporte-moi ce flacon de sels anglais qui est là-bas, sur la console, près du buste.

– J’y vais… défais son corsage, en attendant… elle étouffe.

Freneuse suivit ce conseil, et les brunes épaules de la jeune fille émergèrent de sa robe rouge.

– Voilà le flacon demandé, cria Binos. Soutiens-la pendant que je vais le lui mettre sous le nez. Ça ne sera pas long. Je ne sais pas ce qu’il y a dans cette bouteille anglaise, mais ça réveillerait un mort. Ça vous pique la cervelle.

Pia, étendue sur le divan, appuyait sa tête charmante contre la poitrine de Paul Freneuse; ses cheveux s’étaient dénoués et pendaient en longues tresses sur ses joues pâles; ses yeux s’étaient fermés, et c’était à peine si un faible souffle sortait de ses lèvres entrouvertes.

– Tu l’as tuée, dit Freneuse au rapin qui s’agenouillait pour faire respirer les sels à la pauvre enfant.

– Oh! que non. Avant une minute, elle reviendra, et je tâcherai de la consoler. Qui diable aurait deviné qu’elle était si sensible? Ce n’est pas le défaut des Italiennes. J’en ai connu une qui avait perdu son mari le matin et qui posait une bacchante à midi dans l’atelier de Henner. Après ça, ce n’était que son mari.

– Assez! j’excuse ta sottise, mais je te défends de dire à Pia comment sa sœur est morte. Il y aurait de quoi l’achever.

– N’aie pas peur; j’inventerai une histoire, et pour qu’elle me pardonne, je la conduirai à l’endroit où nous avons conduit sa sœur ce matin. Sophie Cornu a bien fait les choses. Un service très gentil à l’église de Montmartre et une concession de cinq ans au cimetière Saint-Ouen. Moi, je me suis fendu d’une couronne d’immortelles et d’un gros bouquet de violettes de Parme.

Tout en bavardant, Binos jouait du flacon sans beaucoup de succès. Pia tressaillit convulsivement, mais elle ne reprenait pas connaissance, et Freneuse avait des envies d’étrangler l’incorrigible rapin qui ne pouvait pas tenir sa langue, cette maudite langue, cause de tout le mal.

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
30 ağustos 2016
Hacim:
320 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain
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