Kitabı oku: «Le crime de l'omnibus», sayfa 17
XI. Ce jour-là, les habitants de la rue de la Sourdière qui flânaient sur le pas de leurs portes eurent un spectacle auquel ils n’étaient pas accoutumés…
Ce jour-là, les habitants de la rue de la Sourdière qui flânaient sur le pas de leurs portes eurent un spectacle auquel ils n’étaient pas accoutumés.
Deux fiacres qui se suivaient de près s’arrêtèrent au coin de la rue Gomboust, où ils étaient arrivés par la rue Saint-Roch, et se rangèrent à la file contre les maisons.
Du premier, descendirent quatre hommes et une grosse femme qui se séparèrent aussitôt en trois groupes.
Au même moment, deux autres hommes sortirent de la seconde voiture, et se dirigèrent à petits pas vers le marché Saint-Honoré.
La femme entra dans la rue de la Sourdière. À dix pas derrière elle, marchait un petit vieillard coiffé d’un chapeau tromblon.
Un peu plus en arrière, venaient deux grands diables d’assez mauvaise mine qui s’avançaient à la file et à pas comptés.
Le cinquième voyageur du premier convoi prit le même chemin que les deux qui avaient tourné du côté du marché. Celui-là était habillé de noir et cravaté de blanc, comme un ordonnateur des pompes funèbres.
Tous ces gens, qui n’avaient pas l’air de se connaître entre eux, faisaient cependant partie de la même expédition; un observateur l’aurait deviné tout de suite.
Mais les petits marchands qui les virent passer n’y entendirent pas malice, et personne ne se mit aux fenêtres pour les regarder.
La femme entra dans une cour qui précédait une assez belle maison et s’aboucha avec le concierge.
Le petit vieillard qui la suivait arriva avant que le colloque fût fini, et, comme ils demandaient tous les deux la même personne, le portier leur fit à tous les deux la même réponse:
– Au premier, la porte à gauche. Mais je ne sais pas si Madame reçoit, et elle va partir en voyage.
Ils montèrent l’escalier ensemble, sans échanger une parole.
Quand ils arrivèrent sur le palier, ce fut autre chose.
– Vous avez bien compris ce que vous avez à dire, n’est-ce pas? demanda le vieillard en baissant la voix. Vous êtes la sœur de ma femme de ménage. Je suis sourd, et j’ai tout fait pour me guérir de ma surdité. Vous m’avez parlé de Mme Stella qui donne des consultations sur toutes les maladies, et vous m’amenez chez elle pour qu’elle me prescrive un traitement.
– Connu! connu! répondit la grosse femme.
– Et quand vous m’aurez annoncé, vous me laisserez parler.
– Ça me va, car je ne saurais quoi dire.
– Voici la porte, reprit le bonhomme en montrant la plaque où brillait le nom de l’élève de Mlle Lenormand. Sonnez, ma bonne.
Et pendant que sa commère tirait le bouton de cuivre, il aperçut une autre inscription qui faisait vis-à-vis à celle-là.
– Bon! murmura-t-il, il y a un agent d’affaires en face. C’est l’associé, je le parierais. Et j’ai dans l’idée que je ferai coup double.
– On n’ouvre pas, dit la femme.
– Sonnez plus fort.
Elle recommença, mais sans plus de succès.
– Les habitués doivent avoir une manière de se faire reconnaître, dit tout bas le vieux. Il s’agirait de la trouver, et ce n’est pas facile. Carillonnez toujours. Nous allons voir.
Le carillon ne produisit aucun effet. Rien ne bougea dans l’appartement de la devineresse, mais le bonhomme qui n’était sourd qu’en chambre crut entendre qu’on marchait dans l’appartement de l’agent d’affaires, et s’en rapprocha tout doucement pour mieux écouter.
Il allait coller son oreille contre la porte, quand cette porte s’entrouvrit.
– Tiens! s’écria-t-il, M. Piédouche!
En même temps, il avançait la tête et le bras par l’entrebâillement.
– Comment! c’est vous, père Pigache! dit l’homme qui avait ouvert.
– Ah! je suis joliment content de vous voir, car j’ai un tas de choses à vous conter. Il s’en passe de drôles au Grand-Bock depuis que vous n’y venez plus. Et je ne m’attendais pas à vous rencontrer ici. J’étais monté avec ma bonne pour consulter Mme Stella.
– Elle n’y est pas, cria Piédouche en se faisant un porte-voix de ses deux mains.
– Ah! j’en suis bien fâché. On m’a dit qu’elle me donnerait un remède qui me débarrasserait de mon infirmité. Je reviendrai une autre fois; mais, puisque vous voilà, je voudrais bien causer avec vous.
– Je n’ai pas le temps.
– Oh! ça ne sera pas long. Vous pouvez bien me donner cinq minutes.
– Qu’est-ce que vous avez à me dire?
– Des choses qui vous intéresseront. Figurez-vous que depuis deux jours l’établissement du père Poivreau est plein de mouchards.
Piédouche tenait toujours la porte entrebâillée et ne paraissait pas disposé à livrer passage au père Pigache.
Il le regardait d’un air soupçonneux, et il regardait aussi la grosse marchande d’oranges qui assistait de loin à leur colloque.
Mais au mot de «mouchards», il changea d’attitude.
– Qu’est-ce qui se passe donc au Grand-Bock demanda-t-il, en criant à tue-tête pour ne pas être obligé de répéter la question.
– Il paraît qu’on cherche un individu qui se trouve mêlé à une affaire d’assassinat, et qui fréquente l’estaminet sous un faux nom. Je peux vous donner tous les détails. Mais ça vous gêne peut-être de me recevoir parce que vous n’êtes pas chez vous, dit Pigache en montrant la plaque où était inscrit le nom de Blanchelaine.
– Je suis chez un de mes amis qui est en courses, et qui m’a prié de le remplacer pour une heure.
– Alors, je ne vous dérange pas, et nous avons le temps de causer. Je vais dire à ma bonne d’aller m’attendre dans la rue.
Cette dernière proposition décida Piédouche. Il ne se souciait pas d’introduire dans son domicile une femme qu’il ne connaissait pas, mais le sourd ne lui inspirait aucune défiance, et il jugeait utile de l’interroger à fond sur les agissements de la police au café du père Poivreau.
– Nous ne pouvons pas parler ici, reprit Pigache. Mon infirmité vous oblige à hurler, et nous finirions par attirer les voisins.
«Va-t’en, Virginie. Si ça t’ennuie de rester en bas, tu peux aller t’asseoir aux Tuileries, devant le grand bassin: je t’y rejoindrai tout à l’heure.
Il savait bien que Virginie comprenait à demi-mot et qu’elle n’irait pas si loin.
La brave marchande d’oranges lui obéissait aveuglément depuis qu’elle savait à qui elle avait affaire. Elle ne demanda pas d’autre explication, et elle descendit l’escalier plus vite qu’elle ne l’avait monté.
– Entrez, mon vieux, dit Piédouche en s’effaçant.
Pigache passa. Piédouche ferma la porte au verrou et le conduisit dans son cabinet où se promenait une femme que Freneuse aurait reconnue sans peine, s’il eût été là, car elle était vêtue exactement comme le soir de la représentation des Chevaliers du brouillard.
Elle fronça le sourcil en voyant le bonhomme que son complice amenait, et ses yeux demandèrent qui c’était.
– Ne t’inquiète pas, lui dit Piédouche à demi-voix. J’ai besoin de tirer les vers du nez à cet imbécile, et si je m’aperçois que c’est un espion, il ne sortira pas d’ici vivant.
En parlant ainsi, Piédouche regardait à la dérobée le bon Pigache, qui ne broncha point. La physionomie du vieillard resta souriante et niaise, comme d’habitude.
– Bon! je suis fixé, reprit le soi-disant Blanchelaine. J’avais peur qu’il ne fît semblant d’être sourd. Maintenant, je suis sûr qu’il l’est. Nous pouvons causer comme s’il n’était pas là.
– Mais enfin qu’est-ce que c’est que cet homme-là, et que vient-il faire ici?
– C’est un crétin qui fréquente le Grand-Bock et ce n’est pas chez moi qu’il venait. Sa bonne l’avait amené pour te consulter sur sa surdité.
– Alors, c’est lui qui sonnait?
– Non, c’était sa bonne, et quand j’ai entrebâillé ma porte, je me suis trouvé bec à bec avec lui.
– Bon! mais pourquoi l’as-tu fait entrer?
– Parce qu’il m’a dit qu’on a vu des agents de la Sûreté dans l’estaminet du père Poivreau, et que je veux savoir de quoi il retourne.
– Expédie-le vite alors, parce que je ne veux pas laisser la petite seule. Elle parle de partir ce soir, et, pour la calmer, j’ai été obligée de lui promettre que nous irions chercher la malle de sa sœur chez Sophie Cornu.
Pendant cet échange d’explications, Pigache était resté en contemplation devant la dame et se préparait à la saluer.
– Madame est la femme de l’ami qui m’a prié de garder son bureau, lui cria Piédouche.
– Tous mes compliments à Monsieur votre ami, dit le bonhomme en s’inclinant jusqu’à terre.
– C’est bon! c’est bon! asseyez-vous et contez-moi votre histoire.
«Alors, la police cherche un assassin chez Poivreau?
– Oui, et j’ai dans l’idée qu’elle ne le pincera pas, car il n’y vient plus personne. Il se méfie, voyez-vous, et il ne remettra plus les pieds au Grand-Bock.
– Enfin, qui a-t-il assassiné? Il y a huit jours que les journaux n’ont parlé d’un crime.
– On dit que c’est une vieille affaire. Une jeune fille qu’on aurait tuée dans un omnibus.
Cette réponse, faite du ton le plus naturel et le plus indifférent, troubla considérablement la devineresse et son acolyte.
Ils ne s’attendaient guère à entendre ce vieil ahuri leur parler de la mort de Bianca Astrodi et leur en parler comme si tout le monde savait que Bianca était morte assassinée.
Et il n’en fallait pas tant pour les mettre en défiance.
Ils échangèrent un regard, et la femme fit mine de s’en aller.
– Comment savez-vous ça? dit Piédouche à l’ancien droguiste, sans forcer le diapason de sa voix.
– Vous me demandez le nom de l’assassin qu’on cherche, répondit Pigache en se faisant un cornet acoustique avec sa main. Malheureusement, je ne le connais pas plus que vous. Les pratiques du père Poivreau ne valent pas cher, et les soupçons se portent un peu sur tout le monde, surtout sur ceux qu’on ne voit plus à l’estaminet. Mais je puis vous nommer l’animal qui est cause de tout ça. C’est ce méchant rapin qui faisait votre partie de piquet… le nommé Binos. Il paraît qu’il est allé déposer une plainte à la préfecture de police.
– Ça ne m’étonne pas, grommela Piédouche en s’adressant à sa compagne. Le vieux dit probablement la vérité, et je suis de plus en plus certain qu’il est sourd, car il n’a pas répondu à ma question, ou du moins il a répondu tout de travers. Il n’a pas entendu et il n’entend pas un mot de ce que nous disons.
– Je le crois, murmura la femme; mais ça n’empêche pas que c’est très grave, ce qu’il vient de nous apprendre. J’ai dans l’idée que ce Binos a dû te dénoncer. Tu as eu joliment tort de causer avec lui de l’affaire.
– Il le fallait bien pour ravoir l’épingle et la lettre. Mais je ne serais pas étonné que, ne me voyant plus venir à l’estaminet, il ait fini par me soupçonner, sans compter que son ami Freneuse a dû le pousser. Il nous a vus, ce Freneuse, et si par malheur le Paulet lui donnait l’adresse de M. Blanchelaine, agent d’affaires, nous serions dans de bien mauvais draps.
– C’est-à-dire que nous irions coucher en prison le jour même. Si tu m’en crois, nous n’en courrons pas la chance. J’ai bien envie de partir ce soir avec Pia.
– Mais tu viens de me dire qu’elle veut absolument la malle de sa sœur.
– Si ce n’était que ça, j’irais la chercher sans elle, cette malle. Mais elle veut aussi aller encore une fois au cimetière de Saint-Ouen.
– Et après, elle consentira à partir?
– Elle ne demande que ça.
– Eh bien! conduis-la chez Sophie Cornu, conduis-la à Saint-Ouen. Il ne faut pas trois heures pour faire le voyage. Tu auras encore tout le temps de te préparer à prendre l’express de huit heures. Moins tu resteras à Paris avec elle, et mieux ça vaudra, car les peintres sauront que la petite n’est plus chez Lorenzo, et ils sont capables de se mettre en campagne pour la retrouver. Nous sommes à la merci d’un hasard… le hasard d’une rencontre.
– Oh! j’aurai soin de baisser les stores du fiacre… et d’ailleurs on ne la cherche pas encore.
– Non, mais on la cherchera peut-être demain. Donc, file ce soir sur Marseille. J’irai vous y rejoindre après-demain.
– Je crois que tu as raison, et, pour ne pas perdre de temps, je vais envoyer la petite négresse me chercher une voiture.
– Très bien. Attends seulement que je me sois débarrassé de cette vieille bête qui vient de nous rendre un fameux service.
Et, se tournant vers le bonhomme qui était resté debout, il lui cria, le plus haut qu’il put:
– Excusez-moi, père Pigache. Madame me racontait qu’on lui avait justement parlé de cette histoire de l’omnibus. Moi, je crois qu’il n’y a pas dans tout ça de quoi fouetter un chat, et je tiens à rassurer ce pauvre diable de Poivreau. Voulez-vous aller m’attendre au Grand-Bock? J’y serai dans une heure.
– Avec grand plaisir, répondit le sourd. Vous êtes comme moi, vous n’abandonnez pas vos connaissances, parce qu’elles sont dans la peine. Mais je ne veux pas vous déranger plus longtemps, et je vous présente mes salutations ainsi que mes très humbles hommages à Madame.
«Je reviendrai demain consulter votre voisine, Mme Stella, ajouta Pigache en se retirant à reculons.
Piédouche le reconduisit jusque sur le palier, le congédia avec une vigoureuse poignée de main, et se barricada dans son appartement.
Dès qu’il eut refermé sa porte, Pigache se redressa, descendit quatre à quatre les marches de l’escalier, traversa vivement la cour et se mit à courir à toutes jambes vers la rue Gomboust, où les deux fiacres attendaient.
XII. En sa qualité de sorcière, Stella était toujours bien servie…
En sa qualité de sorcière, Stella était toujours bien servie. Elle n’attendit pas dix minutes le retour de la noire messagère qu’elle avait envoyée chercher un fiacre.
La station la plus voisine n’était pourtant pas tout près, mais la petite négresse avait eu la chance de rencontrer une voiture de la compagnie qui s’en revenait à vide et qui suivait au pas la paisible rue de la Sourdière.
Pia était toujours prête à sortir. N’ayant qu’un seul et unique costume, elle ne perdait pas de temps à s’habiller, et quand la dame lui avait proposé d’aller ce jour-là rue des Abbesses et au cimetière de Saint-Ouen, afin de pouvoir prendre le train du soir, elle ne s’était pas fait prier, car elle ne demandait pas autre chose.
Peu lui importait de partir seule ou en compagnie, pourvu qu’elle quittât Paris le plus tôt possible.
Ce qu’elle craignait, c’était de rencontrer Paul Freneuse, parce qu’elle avait peur de se laisser toucher s’il la priait de rester.
Stella, qui avait bien d’autres craintes, eut soin de passer devant quand elles arrivèrent à la porte cochère et de donner un coup d’œil rapide des deux côtés de la rue.
Elle n’y vit rien de suspect. Le fiacre était rangé contre le trottoir, et le cocher avait quitté son siège pour causer avec un homme qui devait être un de ses camarades, en congé temporaire, car il portait un chapeau de toile ciré et un gilet rouge sous sa blouse.
– C’est vous qui avez ramené ma servante, demanda-t-elle; une négrillonne d’une douzaine d’années?
– Oui, madame… et si Madame veut monter…, répondit le cocher en ouvrant la portière.
– Je vous prends à l’heure, et si vous marchez bien, vous aurez un bon pourboire.
– Oh! Madame sera contente… Nous allons…?
– Rue des Abbesses, à Montmartre… vous tournerez à gauche en haut de la rue des Martyrs… je vous arrêterai quand nous serons devant la maison.
– Bien, madame… seulement, si Madame me le permettait, je prendrais à côté de moi mon ami que voilà et qui reste justement place de la Mairie, à deux pas de l’endroit où va Madame.
– Faites comme vous voudrez, répondit la soi-disant élève de Mlle Lenormand.
Elle était pressée, et elle ne pensa qu’à faire monter Pia, à monter après elle et à baisser les stores.
– Vous ne tenez pas à être vue, n’est-ce pas, ma chère enfant? lui demanda-t-elle.
– Vous savez bien que non, murmura la petite.
– La précaution que je prends est indispensable, car nous allons être forcées de passer dans le quartier des peintres. Il n’y a pas d’autre chemin pour aller chez Sophie.
– Qu’importe? Je suis bien cachée… et d’ailleurs personne ne pense plus à moi, là-haut.
Stella avait de fortes raisons pour croire le contraire, mais elle les garda pour elle, et le voyage fut silencieux.
Pia était morne et abattue. Elle se laissait mener comme un condamné qu’on voiture vers le lieu du supplice.
Sa conductrice n’avait garde d’essayer de la tirer de cette torpeur qui la dispensait de répondre à des questions embarrassantes.
Elle se disait:
Tout va bien. La Cornu est prévenue de notre visite: elle a dû descendre dans l’allée, et chez elle nous n’en aurons pas pour cinq minutes. Au cimetière, nous aurions bien du malheur si nous rencontrions des gens de connaissance. Ce soir, à huit heures, nous roulerons vers Marseille.
Le fiacre allait comme le vent, et la devineresse se félicitait d’être si bien tombée. Il monta au trot la côte pavée qui aboutit au boulevard extérieur, et, quand il l’eut franchie, il se mit à filer d’un train inusité.
Stella s’était si bien abritée contre les regards des passants qu’elle ne s’aperçut pas, tout d’abord, de la direction que suivait le cocher. Mais elle n’eut qu’à soulever le coin d’un store pour reconnaître qu’il se trompait, et qu’au lieu de grimper tout droit vers la rue des Abbesses, il avait tourné à gauche.
Elle frappa aux glaces de devant pour l’avertir de son erreur; elle sonna. Rien n’y fit.
Ce cocher devait être sourd comme le père Pigache, car il ne s’arrêta que sur la place Pigalle.
Stella, stupéfaite et furieuse, perdit toute mesure et abaissa brusquement une des glaces afin de saisir par le pan de sa redingote le cocher qui lui jouait ce mauvais tour.
Mais, sur le trottoir en hémicycle contre lequel ce fiacre indocile s’était arrêté, elle vit des gens groupés qui avaient l’air de l’attendre, et elle comprit, car elle reconnut Freneuse et Binos.
Alors, elle ne songea plus qu’à fuir, et naturellement elle chercha à se sauver du côté de la place. Elle ouvrit la portière, elle sauta et elle tomba dans les bras de l’homme en blouse qui était descendu de son siège tout exprès pour la recevoir.
Elle essaya de lui échapper, mais il l’enleva comme une plume; il l’emporta sous le vestibule de la grande maison des peintres, et il la déposa dans la loge du portier, qui était occupée par deux sergents de ville.
Ce fut si vite fait qu’elle eut à peine le temps de crier, et que les gens qui passaient crurent qu’il s’agissait d’une femme tombée en syncope.
Pia, absorbée dans de tristes rêveries, n’avait, pour ainsi dire, rien vu; mais, presque au même instant, l’autre portière s’ouvrit, et Paul Freneuse se montra.
– Ah! murmura-t-elle, en se rejetant en arrière, cette femme m’a trompée… c’était donc chez vous qu’elle m’amenait… laissez-moi!…
– Cette femme! s’écria Freneuse, c’est elle qui a assassiné ta sœur… et elle t’aurait tuée comme elle a tué Bianca, si nous n’avions pas réussi à te tirer de ses griffes. Je ne peux t’expliquer ça ici. Binos va te conduire à l’atelier, et je t’y rejoindrai dans un instant. Il faut d’abord que je confonde cette coquine.
– À l’atelier! jamais! dit Pia d’une voix étouffée.
– Pourquoi? Que t’ai-je donc fait?
– Bon! je devine! s’écria Binos qui s’était approché. Elle a peur de rencontrer là-haut Mlle Paulet. Eh bien! petite, je te jure que cette blonde n’y remettra plus les pieds… et que si son respectable père s’avisait de s’y présenter, je me chargerais de le mettre à la porte. Demande plutôt à Freneuse.
– Moi aussi, je te le jure! reprit Freneuse.
Et ses yeux disaient si bien qu’il ne mentait pas que Pia, pâle et tremblante, prit la main que Binos lui offrait pour descendre et se laissa entraîner dans la maison.
– À nous deux, maintenant, Mme Piédouche, dit entre ses dents Freneuse.
– Ah! la gueuse! s’écria la marchande d’oranges, qu’elle essaie donc un peu de soutenir devant moi qu’elle n’était pas dans l’omnibus.
– Oh! elle n’osera plus nier, dit le notaire Drugeon. Mais prendra-t-on son complice?
– Il doit être déjà coffré, cria l’homme perché sur le siège. Le patron qui s’est chargé de le faire emballer sera ici dans dix minutes. Comment trouvez-vous qu’il a mené ça?
– Merveilleusement. L’idée de vous déguiser en cochers, vous et votre camarade, est impayable.
– Les vrais faisaient une drôle de tête quand il leur a commandé de changer de pelure avec nous. Mais la sorcière a bien coupé dans le pont.
Freneuse et Virginie Pilon laissèrent Me Drugeon chanter les louanges du faux Pigache, qui n’était qu’un agent supérieur de la police de Sûreté, et coururent à la loge où Stella était gardée à vue.
Elle avait l’air d’une bête fauve prise au piège, et quand elle vit paraître les deux témoins qu’elle ne pouvait pas récuser, un éclair de colère passa dans ses yeux, mais elle ne bougea pas, et elle dédaigna de répondre aux questions de Freneuse, qui se lassa bientôt de l’interroger.
Il venait d’aller retrouver Pia, quand Pigache arriva. L’habile homme avait terminé sa besogne rue de la Sourdière. Auguste Blanchelaine, arrêté à domicile par un commissaire assisté de quatre agents, était en route pour le dépôt de la préfecture.
L’entrée de Pigache dans la loge amena un coup de théâtre. Stella comprit qu’elle était perdue. Le faux sourd avait entendu sa conversation avec son associé, et il savait à quoi s’en tenir sur leur culpabilité à tous les deux.
– Où est l’épingle qui vous a servi à tuer Bianca Astrodi? lui demanda-t-il, sans préambule. Vous devez l’avoir sur vous, et si vous ne me la remettez pas, madame qui était à côté de vous dans l’omnibus va vous fouiller.
– C’est inutile, dit d’une voix rauque l’affreuse créature, je vais vous la donner. La voici.
Elle la tenait cachée dans son gant depuis qu’on l’avait traînée dans la loge du concierge: elle ferma vivement la main, et elle tomba foudroyée. La pointe meurtrière avait pénétré dans les chairs du poignet.
Bianca était vengée.
– Elle épargne de la besogne à la cour d’assises, dit philosophiquement Pigache, pendant que les sergents de ville se précipitaient pour relever la morte. Je parierais que cette canaille de Piédouche n’aura pas le courage de faire comme elle. Il est vrai qu’il a des chances de s’en tirer. Maintenant que sa douce compagne a passé l’arme à gauche, la complicité sera difficile à prouver.
«Je vais toujours serrer l’épingle. Faute de cette pièce à conviction, jamais les jurés ne le condamneraient.
Il la ramassa sur le plancher de la loge, et il l’enveloppa soigneusement dans un journal.
La marchande d’oranges s’était sauvée en voyant tomber la sorcière; à l’entrée du corridor, elle se heurta à Me Drugeon, qui causait à un personnage qu’on n’attendait guère.
D’un fiacre conduit, celui-là, par un vrai cocher, étaient descendus M. et Mlle Paulet, et le notaire, qui se promenait sur le trottoir, n’avait pas été peu surpris de les voir, car une heure auparavant, M. Paulet avait refusé de lui donner l’adresse de l’agent d’affaires, et ils s’étaient quittés très froidement.
Or, Paulet savait que Freneuse agissait de concert avec Me Drugeon. Que venait-il donc faire dans l’atelier du peintre?
– Je sais le nom, cria-t-il en descendant de voiture. Il s’appelle Blanchelaine, et il demeure…
– Rue de la Sourdière. Vous ne m’apprenez rien, interrompit le notaire. Il est arrêté.
– Arrêté! Ah! mon Dieu! c’était donc vrai… il a trempé dans un crime! Vous êtes témoin que j’ai apporté son adresse à M. Freneuse dès que je l’ai eue… Vous n’étiez pas parti depuis dix minutes que je l’ai retrouvée dans mes papiers.
M. Paulet n’était pas rassuré du tout, car il pensait aux lettres et à l’engagement signés de lui, qu’on avait dû saisir chez Blanchelaine. Il s’était ravisé, et il prenait ses précautions, pour qu’on ne le soupçonnât point d’avoir commandé le meurtre à ce coquin. Et, en venant voir Freneuse, il avait eu soin d’amener sa fille, pour donner un prétexte à sa visite.
– Montons, mon père, dit Mlle Marguerite plus belle et plus hautaine que jamais. M. Freneuse nous expliquera ce qui se passe.
– Je vous préviens qu’il n’est pas seul, murmura Me Drugeon.
– Ah!… eh bien, raison de plus, répliqua-t-elle. Nous serons complètement renseignés.
Elle avait deviné que l’Italienne était là, et elle n’était pas fille à reculer. Elle entra dans la maison, et M. Paulet la suivit.
– Ne regardez pas dans la loge du portier, leur cria Virginie Pilon.
Ils n’avaient garde. Le père était aussi pressé que la fille d’arriver à l’atelier du peintre.
Ils n’eurent pas besoin de sonner. La porte était ouverte, et ils purent contempler un tableau tout à fait imprévu. Pia était assise à la place où Mlle Paulet l’avait vue le jour où elle l’avait chassée, mais Pia ne pleurait plus.
Pia écoutait, avec ravissement, les serments de Paul Freneuse, agenouillé devant elle; Pia abandonnait ses mains à l’artiste, qui les couvrait de baisers.
Et Binos, toujours facétieux, faisait le geste de les bénir. Il fut le premier qui aperçut M. Paulet et sa fille arrêtés sur le seuil, et il eut l’impudence de leur crier:
– N’est-ce pas que c’est touchant? Daphnis et Chloé, quoi!
Freneuse fut debout en un instant et vint droit à eux.
Pia attendait, pâle et anxieuse. C’était son sort qui allait se décider.
– Venez, mon père, dit sèchement l’orgueilleuse Marguerite. Ma place n’est pas ici, puisque Monsieur y reçoit une créature qui vous a volé l’héritage de votre frère.
– Vous insultez une enfant qui vaut mieux que vous, répliqua Freneuse, emporté par la colère. Sortez!
«Et vous, monsieur, reprit-il en s’adressant à M. Paulet, apprenez que Mlle Astrodi renonce à l’héritage que vous convoitez. Elle ne veut pas de la fortune d’un homme qui a abandonné sa mère. Je souhaite que la justice ne vous demande pas compte de vos honteuses accointances avec un scélérat, et j’espère bien ne jamais vous revoir.
Le père et la fille courbaient la tête. Pia aussi était vengée.
Trois mois se sont écoulés. Blanchelaine, dit Piédouche, va passer aux prochaines assises. Il espère obtenir les circonstances atténuantes. Pigache a eu de l’avancement; cette affaire l’a tiré de pair. Il sera peut-être un jour chef de la Sûreté.
Me Drugeon est retourné à son notariat, comblé de bénédictions par Freneuse et Pia qui sont partis pour l’Italie. Ils se marieront à Subiaco, et ils n’auront pas besoin de la fortune de M. Francis Boyer pour être heureux. Freneuse a manqué son exposition cette année, mais le bonheur qui l’attend valait bien ce sacrifice.
Binos se console, en buvant des bocks, de l’absence de ses amis. M. Paulet n’a pas été inquiété, et sa fille aura un demi-million de plus. Mais elle ne trouve pas d’épouseurs.
Tout se sait à Paris, et le crime de l’omnibus lui a fait du tort.