Kitabı oku: «Le crime de l'omnibus», sayfa 16
– Et tu comptes sur ce drôle pour trouver les coupables! N’en parlons plus et tiens-toi en repos. Je les trouverai, moi… J’ai revu, un soir au théâtre, la femme de l’omnibus, et elle était avec son complice, l’homme qui était monté sur l’impériale pour lui céder sa place… et cet homme est un agent d’affaires que M. Paulet a employé…
– Un agent d’affaires? attendez donc, dit M. Drugeon. M. Paulet m’a dit, en effet, qu’avant la mort de son frère, en prévision du testament qu’il redoutait, il s’était servi d’un agent pour prendre des informations en Italie sur Bartolomea Astrodi et sur ses deux filles.
– Vous l’a-t-il nommé?
– Non, mais il me le nommerait, je n’en doute pas.
– Et moi, je l’espère. Voulez-vous, monsieur, que nous allions immédiatement chez M. Paulet?
– Très volontiers, si vous pensez qu’il puisse nous fournir un renseignement utile… excusez cette restriction… les histoires d’omnibus et d’épingle empoisonnée sont si nouvelles pour moi que je m’y perds.
– Je vous les expliquerai en route. Mais nous n’avons pas une minute à perdre.
– Et moi? demanda Binos.
– Toi! je te conseille de courir à ton café pour voir si ton ami Piédouche y est, répliqua Freneuse, qui ne voulait plus de la coopération du rapin.
En ouvrant la porte, il se trouva nez à nez avec Lorenzo pliant sous le poids de la toile et du chevalet.
– La femme qui est venue chercher Pia n’avait-elle pas des rougeurs sur la figure? lui demanda-t-il brusquement.
– Oui, et des yeux noirs comme du charbon, avec un grand nez, un nez romain, dit le vieux. Si elle voulait poser les Médées, je lui trouverais de l’ouvrage.
– C’est bien elle, murmura Freneuse. Écoute, mon bonhomme. Tu vas déposer ici ce que tu portes, fermer la chambre et retirer la clef. Si Pia rentrait, tu l’empêcherais de sortir et tu m’enverrais chercher à l’instant même. Et si la femme qui l’a emmenée osait revenir, c’est le commissaire de police qu’il faudrait chercher. As-tu compris?
– Si, signor, dit Lorenzo, qui ne s’étonnait jamais de rien.
Freneuse était déjà dans l’escalier. Le notaire suivit. Il avait pris l’affaire à cœur, et il voulait la tirer au clair.
– Allez, mes enfants, grommelait Binos resté en arrière, allez consulter votre bourgeois. Il n’y a encore que le camarade Piédouche pour vous débrouiller ça… quand j’aurai remis la main sur lui…
X. Binos avait suivi le conseil à lui donné par Freneuse…
Binos avait suivi le conseil à lui donné par Freneuse, au moment où ils s’étaient séparés à la porte de la maison du père Lorenzo.
Pendant que son ami et le notaire Drugeon se mettaient en chasse de leur côté, il était allé tout droit à l’estaminet du Grand-Bock, où il espérait rencontrer enfin Piédouche, et il comptait bien, grâce à cet habile auxiliaire, arriver bon premier dans la course aux renseignements organisée par les défenseurs de Pia.
Il s’agissait avant tout de la retrouver et de la délivrer, si, comme tout l’indiquait, elle était tombée aux mains de l’ennemi. La poursuite des meurtriers de sa sœur ne venait plus qu’en seconde ligne.
Mais Binos avait une très haute idée des talents de Piédouche; il le croyait propre à tout, et il lui tardait de le lancer sur la piste de Pia disparue.
Piédouche, qui en moins d’une heure avait su découvrir le domicile de Bianca, saurait bien découvrir l’endroit où l’on retenait sa sœur.
Binos, d’ailleurs, avait une foule de choses à demander à ce précieux camarade, car il ne l’avait pas revu depuis leur excursion à la rue des Abbesses, et il ne savait mène pas si le chimiste qui devait examiner l’épingle avait terminé ses expériences.
Il arriva donc tout courant et plein d’illusions au Grand-Bock où il ne trouva que le patron mélancoliquement assis dans son comptoir.
Il l’interrogea, et il apprit que Piédouche ne se montrait plus dans l’établissement.
Le père Poivreau, qui était, comme toujours, entre deux absinthes, ne demandait qu’à épancher ses chagrins, et il raconta au rapin ébahi que, depuis quelques jours, sa clientèle s’était évanouie.
Le billard chômait, le café restait vide. Le droguiste retiré, Pigache, le plus fidèle de ses habitués, ne venait plus.
Et Poivreau attribuait cette désertion à certains bruits qui s’étaient répandus parmi les consommateurs.
On disait tout bas qu’un agent de la Sûreté fréquentait l’estaminet, et ces messieurs, qui n’aimaient pas la police, étaient allés boire et jouer ailleurs.
Cet agent, personne n’aurait pu le signaler, mais on affirmait qu’il venait tous les jours, et qu’il s’arrangeait de façon à ne pas être pris pour ce qu’il était.
D’où il était résulté qu’on soupçonnait tout le monde, et particulièrement les bourgeois paisibles qui ne frayaient point avec les don Juan de barrière auxquels le Grand-Bock servait de lieu de rendez-vous.
On soupçonnait le marbrier, on soupçonnait le droguiste, on soupçonnait Piédouche, et le patron pensait que ces braves gens, ayant eu vent des propos qui couraient, restaient chez eux de peur d’être insultés par les inventeurs de cette calomnie.
De sorte que l’infortuné Poivreau, abandonné par toutes ses pratiques, n’avait plus que la ruine en perspective.
– Quand je pense qu’on vous a accusé, vous aussi! s’écriait-il en frappant du poing. Ah! si je connaissais le gredin qui a inventé ces histoires-là pour me faire du tort, j’aurais du plaisir à l’assommer.
Binos ne s’était pas beaucoup ému des confidences du cabaretier. Les propos qu’on avait pu tenir sur lui le touchaient peu, et les malheurs de Poivreau le touchaient moins encore. Mais il pensait que les habitués ne se trompaient pas, car il avait toujours été convaincu que Piédouche appartenait ou avait appartenu jadis à la police. Et le côté fâcheux de l’affaire, c’était que probablement Piédouche, averti de ce qu’on disait, ne reviendrait plus.
Où le trouver maintenant? Binos regrettait amèrement de ne pas avoir insisté pour savoir où il demeurait, et ne voyait plus d’autre moyen de se procurer son adresse que d’aller la demander à la préfecture. Encore doutait-il qu’on voulut bien la lui donner.
Comme il n’y avait plus rien à tirer du patron de l’estaminet, il s’en alla, après l’avoir prié de dire à Piédouche, si par hasard il se présentait, que son ami Binos désirait le voir le plus tôt possible, et l’attendrait tous les matins, rue Myrrha, au cinquième au-dessus de l’entresol.
À vrai dire, il ne comptait pas trop sur sa visite, et il pensa que, pour le moment, le mieux serait d’aller tout bonnement chez Sophie Cornu, de lui raconter la disparition de Pia et de tâcher d’obtenir d’elle quelques indications utiles.
Il suivait tout pensif le boulevard Rochechouart, et il avait déjà dépassé l’Élysée-Montmartre, lorsqu’il aperçut, assis sur un banc et causant avec deux individus d’assez mauvaise mine, l’ancien droguiste Pigache, dont le pauvre Poivreau déplorait l’absence.
L’idée lui vint aussitôt de l’aborder pour lui demander s’il ne pourrait pas lui donner des nouvelles de Piédouche.
Pigache tournait le dos à Binos et ne le voyait pas venir, mais Binos l’avait reconnu de loin, à sa tournure et surtout à un grand chapeau tromblon que le bonhomme était seul à porter dans ce quartier où la coiffure la plus répandue est la casquette de soie.
Avec qui, diable! cause-t-il là? se demanda le rapin en examinant les deux hommes arrêtés devant le ci-devant droguiste. Pour un ancien négociant, il a de bien vilaines connaissances.
Ces gens, en effet, étaient assez mal vêtus, et ils avaient sans doute conscience de leur infériorité sociale, car ils se tenaient debout, et Pigache, assis sur le banc municipal, avait l’air de leur donner des ordres.
Binos, qui ne s’intimidait pas pour si peu, s’avança sans s’inquiéter de savoir s’il n’allait pas déranger le bonhomme en interrompant la conversation.
Et il ne tarda guère à remarquer que les deux individus qui lui faisaient face observaient ses mouvements.
Ils avertirent sans doute le père Pigache qu’un monsieur s’approchait, car ce respectable vieillard tourna la tête et reconnut aussitôt Binos qu’il favorisa d’un sourire engageant.
Immédiatement, les deux causeurs saluèrent et s’acheminèrent à pas lents vers la place Pigalle.
Bon! pensa le rapin, maintenant que le vieux est seul, je vais lui demander s’il n’a pas vu Piédouche. Il faudra crier à tue-tête, mais ça m’est égal. Il ne passe personne sur le boulevard, et d’ailleurs je n’ai pas de secrets à lui confier.
– Bonjour, cher M. Binos, lui dit le droguiste en retraite.
«Il y a un siècle que je ne vous ai vu. Et je suis bien content de vous rencontrer.
– Moi aussi, papa, je suis content, car vous ne venez plus au Grand-Bock, et justement j’ai à vous parler, riposta Binos en forçant sa voix tant qu’il put.
«Ah çà, dites donc, l’ancien, pourquoi avez-vous lâché le père Poivreau? Je sors de son caboulot, et je l’ai trouvé en tête-à-tête avec une bouteille d’absinthe. Il est en train de la vider pour se consoler de vous avoir perdu.
– Mon Dieu! je vais vous dire… Poivreau n’est pas un mauvais homme, mais il reçoit du vilain monde, et, entre nous, la société qu’on trouve chez lui ne me convient pas. J’y allais à cause de vous et à cause de M. Piédouche; mais depuis quelques jours il a déserté l’établissement, et j’ai dans l’idée que vous ne tarderez pas à en faire autant.
– Moi, ça dépendra, et quant à l’ami Piédouche, je le cherche partout pour l’y ramener… et je ne peux pas remettre la main sur lui.
– Vraiment? vous ne savez donc pas où il demeure?
– Non, et vous?
– Pas davantage… et ça n’est pas étonnant. Je ne l’ai jamais fréquenté qu’à l’estaminet, et encore… il ne causait pas souvent avec moi, parce que… vous comprenez… ce n’est pas amusant de causer avec un sourd…
– À qui le dis-tu, animal! grommela Binos.
– Il paraît que vous êtes du même avis que lui, dit Pigache avec un bon gros rire.
– Vous voyez bien que non, puisque je m’arrête tout exprès pour vous faire la conversation, cria le rapin.
– C’est bien aimable à vous, mais ça ne vous amuse pas, puisque vous m’appelez animal.
– Comment! vous avez entendu?
– Oui, ça vous surprend, parce que vous n’avez jamais vécu avec des sourds.
– Non, Dieu merci!
– Si vous aviez vécu avec eux, vous sauriez qu’en plein air, ils n’ont pas l’oreille si dure qu’entre quatre murs… et qu’en voiture, ils entendent tout.
– Bon! la première fois que j’aurai quelque chose à vous dire, j’amènerai un fiacre, et nous nous promènerons dedans… seulement, vous paierez les heures.
– Oh! très volontiers; mais en attendant, nous pouvons toujours parler un peu ici… je suis dans un de mes bons jours, parce que le temps est sec… et vous n’aurez pas besoin de vous égosiller.
– Ça me va, car je ne tiens pas à ameuter les passants. Je vous demandais si vous ne pourriez pas me donner des nouvelles de Piédouche. Vous ne connaissez pas son adresse, mais vous l’avez peut-être rencontré.
– Non, malheureusement, car je l’aime beaucoup, ce garçon-là, quoiqu’il ne me recherche guère… et si je l’avais aperçu dans la rue, je vous jure que je l’aurais arrêté. Mais j’ai dans l’idée qu’il n’habite pas ce quartier-ci.
– Bah! il était toujours fourré au Grand-Bock. Il ne doit pas percher loin, et pour savoir où, je donnerais ma pipe la mieux culottée.
– Vous avez donc bien besoin de lui? Parions que je devine pourquoi!
– Ah! je vous en défie, papa.
– Parbleu! ce n’est pas malin. Vous voulez qu’il vous rende l’épingle dorée que vous lui avez prêtée l’autre jour chez le père Poivreau?
– L’épingle! Comment! vous avez remarqué…
– Les sourds remarquent tout. Dame! ça se comprend. Ils n’ont pas de distractions, puisqu’ils n’entendent rien.
– Alors, vous n’avez pas entendu ce que je lui disais?
– Ah! pour ça, non. La salle où nous étions est très basse de plafond, et vous savez… il nous faut le plein vent, à nous autres, pour que nos oreilles s’ouvrent. Mais quelquefois nous devinons à peu près… aux gestes, au mouvement des lèvres, à l’expression de la physionomie.
– Et avez-vous deviné, l’autre jour, de quoi il était question entre Piédouche et moi? Vous étiez bien placé pour nous examiner, puisque nous étions assis à votre table.
– Oh! je ne réponds pas que j’aie deviné. Je me suis fait une idée, mais j’ai bien pu me tromper. Je me suis figuré que vous lui racontiez qu’on avait tué ou blessé quelqu’un avec l’épingle, et qu’il vous promettait de la faire examiner pour savoir si elle n’était pas empoisonnée.
– Vous avez trouvé ça? Ah! par exemple, c’est fort!
– Mais non, c’est tout simple, au contraire. J’ai voulu y toucher, et vous m’avez arrêté le bras. J’ai pensé tout de suite que vous craigniez un accident. Tenez! c’est comme la lettre déchirée que vous lui avez montrée… eh bien, j’ai supposé que vous l’aviez trouvée en même temps que l’épingle.
– Ma parole d’honneur, père Pigache, je commence à croire que vous êtes sorcier. Et moi qui vous prenais pour un naïf!
– Bah! dites donc pour un imbécile. Ça rendra mieux votre pensée.
– Ma foi! c’est possible, répliqua cyniquement Binos, mais je proclame que j’avais tort. Un homme qui comprend sans entendre est capable de tout.
– Vous êtes bien bon. Alors, c’était donc vrai. On s’est servi de l’épingle pour commettre un crime pommé.
– On a assassiné une jeune fille dans un omnibus.
– Dans l’omnibus de la place Pigalle, peut-être. J’ai lu quelque chose comme ça sur le Petit Journal.
– Justement, mon vieux. Et depuis ce jour-là, mon ami Freneuse et moi, nous cherchons la coquine qui a fait le coup et le brigand qui l’a aidée. Freneuse était dans la voiture. Il les a vus. Malheureusement, il a cru à un accident… et il ne s’est plus occupé d’eux; moi qui m’en occupais, je m’en suis rapporté à Piédouche, si bien que nous en sommes toujours au même point. Et pendant ce temps-là les scélérats continuent leurs opérations. Ils viennent d’enlever la sœur de la pauvre fille qu’ils ont tuée, et si l’on ne réussit pas à les empoigner, ils vont lui faire un mauvais parti.
– Pourquoi? qu’est-ce qu’ils ont donc contre ces enfants-là?
– Ce serait trop long à vous expliquer, et ça ne vous intéresserait pas. Il y a une histoire d’héritage. Un bourgeois qui était le père naturel des deux petites et qui leur a laissé sa fortune en mourant.
– Et, alors les parents de ce bourgeois ont payé des chenapans pour les en débarrasser?
– C’est possible, quoique… non… le défunt n’a qu’un frère, un M. Paulet, qui est très riche et qui ne se serait pas fourré dans une affaire pareille.
– On ne sait pas. L’argent fait faire tant de choses! Vous dites qu’il s’appelle Paulet… à votre place, moi, je chercherais de ce côté-là… vous devez avoir son adresse?
– Non, mais Freneuse l’a. Freneuse le connaît beaucoup. Et vous me rappelez une chose qu’il a dite ce matin devant moi. Il paraît que M. Paulet a employé autrefois un agent d’affaires qui pourrait bien être le complice de la femme à l’épingle. Freneuse a vu cet homme dans un théâtre, le lendemain ou le surlendemain du crime… et il l’a reconnu pour avoir voyagé avec lui dans l’omnibus… seulement, il ne sait pas son nom.
– Il n’a qu’à le demander à M. Paulet.
– C’est ce qu’il doit faire aujourd’hui, et tout à l’heure, quand je vous ai aperçu, je m’en allais rue des Abbesses, voir une femme qui a logé la morte… et je comptais pousser ensuite jusque chez Freneuse pour savoir où nous en sommes.
– Voulez-vous que nous y allions ensemble?
– Comment, père Pigache, vous pensez à vous mêler de ça! Voilà du nouveau, par exemple! Je conçois que ça vous amuse, mais je me demande à quoi vous pourriez nous servir.
– Vous venez de dire que j’étais capable de tout, répondit le bonhomme en souriant. Eh bien! essayez. Mettez-moi à l’épreuve. Vous verrez que les sourds ont du bon. D’abord, on ne se défie pas d’eux. Et puis, que risquez-vous? Il ne s’agit que de m’indiquer le domicile de cet agent d’affaires. J’irai lui pousser une visite, et, quand j’aurai causé avec lui, je vous apprendrai peut-être quelque chose de nouveau.
– Ma foi! s’écria Binos, je ne vois pas pourquoi je ne me servirais pas de vous… quand ce ne serait que pour la singularité du fait. Freneuse va encore se moquer de moi, mais ça m’est égal.
«D’ailleurs, j’ai bien le droit de chercher de mon côté, pendant qu’il cherche du sien, et vous serez toujours aussi malin que le notaire qui cherche avec lui.
– Ah! il y a un notaire?
– Oui, un notaire de province qui a reçu le testament du père des deux petites. Ah! celui-là, c’est un brave homme. Sans lui, nous n’aurions jamais su que la dernière héritait, et depuis qu’il sait qu’elle a disparu, il ne pense qu’à la retrouver. Tenez! il est peut-être en ce moment chez M. Paulet pour lui demander l’adresse de cet agent d’affaires.
– Très bien, mais M. Paulet voudra-t-il la lui donner?
– Et vous croyez que s’il la lui refuse, il vous la donnera à vous?
– Peut-être. Dans tous les cas, il n’en coûte rien d’essayer.
– Non, et je suis curieux de voir comment vous vous y prendrez. Je ne sais pas au juste où demeure le bourgeois, mais Freneuse nous le dira. La place Pigalle n’est pas loin. Allons-y, papa.
Pigache était déjà debout. Il s’était levé avec une vivacité juvénile, et Binos n’en revenait pas du changement qui s’était opéré en un clin d’œil dans les allures du droguiste retraité et même dans sa personne. Sa taille voûtée s’était redressée tout à coup, sa figure avait pris une expression intelligente, ses petits yeux brillaient. Ce n’était plus le même homme.
– Pigache, mon ami, vous êtes méconnaissable, s’écria Binos. Si ce cher Piédouche vous rencontrait, il vous prendrait pour un autre. Et moi je n’aurais jamais cru, si je ne le voyais pas, que le grand air changeait les sourds à ce point-là.
– Vous en verrez bien d’autres, dit le bonhomme en souriant doucement. Mais ne perdons pas de temps. M. Paulet demeure peut-être très loin, et qui sait où il nous enverra pour trouver son agent d’affaires? Il faudra que nous prenions une voiture, car…
– Tiens! vos amis nous suivent, interrompit le rapin en montrant du doigt les deux individus que son arrivée avait mis en fuite.
– Ne vous inquiétez pas d’eux, mon cher. Les pauvres gens ont travaillé chez moi, du temps que j’étais établi, et, quand ils me rencontrent, ils viennent toujours me demander des nouvelles de ma santé.
– Pourquoi se sont-ils sauvés quand ils m’ont vu?
– Parce qu’ils ne sont pas bien habillés. Ça les rend timides.
– Avec ça que je suis à la mode, moi! Enfin, il paraît qu’ils me trouvent l’air cossu. Ça me flatte.
Ces propos et quelques autres non moins insignifiants égayèrent le trajet jusqu’à la place Pigalle.
Le père Pigache, de plus en plus ingambe, marchait si vite que Binos avait de la peine à le suivre.
Au moment où ils arrivèrent devant la maison du peintre, un fiacre s’arrêtait à la porte, et deux messieurs descendirent.
– Bon! s’écria Binos, voilà justement Freneuse et le notaire. Diable! ils ont des figures à l’envers. Qu’est-ce qu’il leur est donc arrivé? Pourvu qu’ils n’aient pas appris que Pia est déjà expédiée comme sa sœur!
– Demandez à votre ami ce qui se passe, dit Pigache. Pendant que vous causerez avec lui, moi, je vais causer avec le notaire.
Ainsi fut fait. Binos tira Freneuse à l’écart, et le bonhomme aborda, le chapeau à la main, Me Drugeon, qui ne parut pas trop surpris de le voir. On eût dit qu’il le connaissait.
– Eh bien, commença le rapin, as-tu l’adresse?
– Non, répondit Freneuse avec humeur. M. Paulet prétend qu’il ne se la rappelle pas. Nous n’avons plus qu’un moyen: c’est d’aller trouver cette logeuse de la rue des Abbesses. Elle connaît la femme de l’omnibus, puisqu’elle lui a parlé au cimetière. Il faudra bien qu’elle nous dise où elle demeure. Qu’as-tu fait de ton côté? Rien, n’est-ce pas? Ton homme de l’estaminet s’est moqué de toi.
– Je ne l’ai pas vu. Mais j’ai recruté un auxiliaire intelligent.
– Ce petit vieux qui parle à M. Drugeon?
– Oui, il n’a pas l’air malin, mais je crois qu’il l’est tout de même.
Freneuse allait se récrier, mais ses yeux tombèrent sur une grosse femme qui venait à lui en se balançant sur ses hanches comme un navire ballotté par les vagues.
– Il me semble que je ne me trompe pas, murmura-t-il. C’est la marchande d’oranges… celle qui était dans l’omnibus et que j’ai rencontrée l’autre soir devant la Porte-Saint-Martin.
– Vous ne me remettez pas, à ce qu’il paraît, dit la commère. Dame! ça se comprend: aujourd’hui, je ne vends pas d’oranges. Moi, je vous ai reconnu tout de suite, et si je me permets de vous parler, c’est que maintenant je sais où demeurait la petite de l’omnibus.
– Moi aussi, je le sais.
– Rue des Abbesses, hein? chez Sophie Cornu Alors, je vous apprends rien, mais ce n’est pas tout: figurez-vous que j’ai retrouvé la femme qui était dans la voiture à côté de la petite… vous savez, celle qui est sortie du théâtre en même temps que vous, et qui donnait le bras à l’homme de l’impériale. Et vous ne devineriez jamais ce qu’elle fait, cette gaillarde-là?
– Non, mais si vous pouviez me renseigner sur elle, vous me rendriez un grand service.
– Elle dit la bonne aventure… elle tire les cartes… Mme Stella, rue de la Sourdière, 79… La Cornu est une de ses pratiques… hier, je les ai rencontrées qui causaient ensemble sur le boulevard Rochechouart… et comme je connais depuis longtemps cette brave Sophie, je l’ai abordée… l’autre, qui ne se rappelait pas ma figure, m’a proposé de me faire le grand jeu… je lui ai demandé son adresse, et elle me l’a donnée…
– Vous ne lui avez pas parlé de l’affaire de l’omnibus?
– Ma foi! non. Il aurait fallu des explications à n’en plus finir. Mais je lui ai promis d’aller la consulter.
– Voulez-vous que nous y allions ensemble? demanda vivement Freneuse.
– Si ça peut vous faire plaisir… moi, je ne crois pas beaucoup à ces bêtises-là, mais ça m’amusera tout de même… Seulement vous savez, je ne suis pas riche…
– Oh! je paierai la consultation.
– Alors, ça me va. Donnez-moi votre jour et votre heure.
– Maintenant. Et je vais vous y mener en voiture.
– Ça me va encore mieux. Justement, je n’ai rien à faire jusqu’à ce soir. Je ne vends ma marchandise qu’à la porte des théâtres.
– Eh bien! attendez-moi cinq minutes; le temps de dire un mot à ce monsieur là-bas.
– Celui qui a une cravate blanche? Il a une bonne figure. Il ressemble au juge de paix de mon pays. Mais l’autre marque mal.
– Toi, cause un peu avec Madame, pendant que je vais m’entendre avec M. Drugeon, dit Freneuse en faisant signe à Binos qui avait déjà saisi son intention.
– Comme ça, la mère, commença le rapin, pendant que son ami allait rejoindre le notaire qui avait entamé avec le père Pigache un colloque très animé, comme ça, vous connaissez cette bonne Sophie?
– Ce n’est pas malin. Tout le monde la connaît dans le quartier. Faut vous dire que je reste au coin de la rue Muller.
– Et moi, rue Myrrha; nous sommes voisins. Et quand vous aurez envie de faire tirer votre portrait…
– Vous êtes donc photographe?
– Jamais de la vie. Je suis peintre… pas en bâtiments…
– Artiste alors? J’aime mieux ça. Votre ami aussi est artiste, hein?
– Artiste, premier numéro. Il gagne de l’argent gros comme vous. Et, ce n’est pas pour vous faire un compliment, mais vous vous portez rudement bien.
– Mais oui… pas mal, et vous?… dites donc, sans vous commander, pourquoi donc qu’il tient tant à consulter la sorcière, votre ami?
– Pour savoir de quelle maladie la petite de l’omnibus est morte.
– Tiens, c’est une drôle d’idée. Moi, je lui demanderai un remède: pour guérir les douleurs de mon homme, qu’est dans son lit depuis un mois. Ah! v’là votre camarade qui a fini de parler avec les deux vieux.
– Il vient vous chercher, la mère.
Freneuse arriva, les yeux brillants, le visage animé. Binos était tout ébahi de cette transfiguration subite. Il a l’air aussi content que s’il avait retrouvé Pia, pensait-il.
– Ma bonne dame, dit Freneuse, ces messieurs là-bas vous demandent.
– Ils sont bien honnêtes. Quoi qu’ils me veulent donc?
– Une information dont ils ont besoin. Ils vont vous expliquer leur affaire.
– On y va, s’écria la grosse femme.
Et pendant qu’elle se mettait en marche, Binos disait entre ses dents:
– Si je comprends ce que tout ça signifie, je veux bien qu’on me pique le nez avec l’épingle que j’ai confiée à Piédouche.
– Tu comprendras plus tard. Fais-moi la grâce d’aller me chercher un fiacre.
– Eh bien! et celui que tu as gardé? Tiens! le père Pigache et le notaire font monter la grosse femme dedans, et ils y montent après elle. Il n’y aurait pas de place pour nous. Fichtre, non! il n’y en aurait pas. Voilà maintenant les deux amis de Pigache qui partent par le même train… l’un dans l’intérieur et l’autre sur le siège. Où diable vont-ils?
– Tu le verras tout à l’heure, car nous allons les suivre.