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Kitabı oku: «Le crime de l'omnibus», sayfa 2

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Cet ami était seul dans le premier compartiment du café, une sorte de cage vitrée où l’on est aussi en vue que si l’on buvait dehors, et d’où l’on voit parfaitement les gens qui passent. Il reconnut Freneuse, il se mit à lui faire des signes télégraphiques pour l’appeler, et Freneuse se décida à entrer, sachant bien que s’il s’avisait de passer son chemin, le camarade Binos allait courir après lui.

Il s’appelait Binos, cet amateur de bière, artiste médiocre, mais discoureur incomparable, philosophe pratique et paresseux comme un loir, s’occupant de tout, excepté de peindre, quoiqu’il eût toujours trois ou quatre tableaux en train, au demeurant le meilleur garçon du monde, le plus serviable, le plus désintéressé et par-dessus le marché le plus amusant.

Freneuse, qui n’était jamais de son avis sur aucun point, ne pouvait se passer de lui, et le consultait volontiers pour le plaisir de l’entendre contredire à tout et s’embarquer dans des paradoxes bizarres.

– Te voilà! lui cria Binos. J’ai couru après toi toute la soirée: d’où viens-tu?

– D’un quartier extravagant. J’ai dîné chez un de mes cousins qui est interne à la Pitié et qui demeure rue Lacépède, répondit Freneuse.

– Et tu descends de l’omnibus de la Halle aux vins, quand tu aurais dû revenir à pied par une gelée magnifique. Tu ne seras jamais qu’un bourgeois.

– Bourgeois tant que tu voudras, mais il vient de m’arriver une histoire étrange.

– En omnibus? Je vois ce que c’est. Tu auras perdu ta correspondance.

– Ne blague pas. C’est très sérieux. Regarde ce qui se passe là-bas.

– Eh bien, quoi? Le conducteur qui pérore au milieu de cinq ou six badauds assemblés devant la porte du bureau.

– Il y a une morte dans ce bureau… une jeune fille ravissante qui a voyagé avec moi… en face de moi d’abord et à côté de moi ensuite…

– Aurait-elle rendu l’âme dans tes bras? demanda Binos, toujours gouailleur.

– À peu près. Et personne ne s’est aperçu qu’elle expirait.

– Qu’est-ce que tu me racontes là?

– Je te dis la vérité. C’est tout ce qu’il y a de plus extraordinaire… tellement extraordinaire que tout à l’heure j’en étais presque venu à croire que cette mort n’était pas naturelle.

– Un mystère à débrouiller. C’est mon affaire. J’étais né pour être policier, et j’en remontrerais aux plus malins agents de la Sûreté. Narre-moi l’histoire, et je te donnerai mes conclusions, dès que je connaîtrai les faits.

– Les faits! mais il n’y en a pas. Tout s’est passé le plus simplement du monde. Quand je suis arrivé à la station du boulevard Saint-Germain, la jeune fille était déjà dans la voiture. J’entrevoyais qu’elle était jolie, et je me suis placé en face d’elle. Une grosse femme était assise à sa droite, un monsieur à sa gauche… un monsieur, si l’on veut… il avait l’air d’un ancien tambour de la garde nationale.

– Bon! voilà déjà un homme suspect.

«Suspect ou non, avant le départ de l’omnibus, il a cédé sa place à une dame qui était arrivée en retard… une vraie dame, celle-là… élégamment habillée et pas laide du tout, autant que j’ai pu en juger à travers sa voilette.

– Si elle ne l’a pas relevée, c’est qu’elle avait un motif pour se cacher. Et elle a accepté, sans hésiter, la politesse de l’individu que tu viens de me décrire? Sais-tu ce que ça prouve? Qu’ils se connaissaient, et que la chose était convenue d’avance entre eux. L’homme gardait la place. La femme l’a prise, et c’est elle qui a fait le coup.

– Mais il n’y a pas eu de coup, s’écria Freneuse.

– Tu crois ça, parce que tu n’as rien vu, dit Binos qui suivait son idée avec une persistance imperturbable. Je le déclare encore une fois que cet échange de place n’est pas naturel. Maintenant, j’ai une base, ça me suffit. Continue. C’était la dernière voiture, n’est-ce pas?

– Oui. J’ai couru depuis la rue Lacépède pour ne pas la manquer.

– Raison de plus pour que l’homme ne descendit pas. S’il est resté, c’est qu’il n’avait pas envie de partir.

– Il n’est pas resté. Il est monté sur l’impériale.

– Plusieurs degrés au-dessous de zéro et une bise qui vous coupe la figure… Je suis fixé; il s’est perché là-haut parce qu’il voulait s’assurer que sa complice exécuterait l’opération.

– Pas du tout. L’homme a mis pied à terre à l’entrée de la rue de la Tour-d’Auvergne, et la femme un peu plus loin… au coin de la rue de Laval.

– C’est-à-dire trois minutes après. Ils n’auront pas eu de peine à se rejoindre. Je suis sûr qu’en descendant l’homme s’est arrêté un instant sur le marchepied pour que la femme vît qu’il partait.

– Non, mais j’ai remarqué…

– Quoi?

– Qu’avant de quitter l’impériale, l’homme a frappé trois ou quatre coups de talon si vigoureux que, dans l’intérieur, tout le monde les a entendus.

– Parbleu! C’était le signal.

– J’avoue que cette pensée-là m’était venue.

– Ah! tu vois bien que tu les soupçonnais! Seulement tu n’as pas le courage de tes opinions.

– Et toi, quand tu enfourches une idée, tu vas beaucoup trop loin. J’admets, si tu veux, que ces gens-là étaient d’accord, mais pas pour tuer une malheureuse qu’ils ne connaissaient pas.

– Qu’en sais-tu?

– Je suis certain du moins qu’elle ne les connaissait pas, car elle ne leur a pas fait l’honneur de les regarder. Et je serais assez disposé à croire que l’homme espérait qu’à l’arrivée la dame la récompenserait de son obligeance en lui permettant de l’accompagner. En montant, elle s’était laissé serrer la main.

– De mieux en mieux. Je n’ai plus l’ombre d’un doute. Cette poignée de main signifiait: «Tue-la».

– Mais tu es fou! Puisque je te dis qu’il n’y a pas eu le moindre incident pendant le trajet.

– Enfin la fille qui est morte était vivante quand elle est entrée dans la voiture, n’est-ce pas?

– Oh! très vivante. Elle aussi avait un voile, mais ses yeux brillaient à travers ce voile comme deux diamants noirs.

– Bon! et en arrivant, ils étaient éteints. Quand s’est-on aperçu qu’elle avait passé de vie à trépas?

– C’est moi qui m’en suis aperçu, au moment où nous arrivions à la station de la place Pigalle. Elle appuyait depuis un instant sa tête sur mon épaule, et je me figurais qu’elle dormait. J’ai voulu la réveiller, et…

– Comment, sur ton épaule! Tu étais donc assis à côté d’elle? Je croyais que tu lui faisais vis-à-vis.

– La dame voilée qui était sa voisine de gauche la soutenait depuis le Pont Neuf, s’imaginant comme moi qu’elle dormait. Quand cette dame est descendue rue de Laval, elle m’a prié de la remplacer. Je n’étais pas fâché du tout de servir d’oreiller à une jeune et jolie personne. À sa droite, la stalle était libre. Je l’ai prise, et la dame m’a repassé un fardeau qui me semblait doux.

– Et tu n’as pas trouvé prodigieux ce sommeil que rien n’interrompait? Paul, mon garçon, tu torches proprement un tableau de genre, mais ta naïveté passe les bornes.

– J’en conviens; et pourtant…

– La dame savait fort bien qu’elle te confiait un cadavre, et elle ne la soutenait que pour l’empêcher de tomber. Elle avait jugé à ta figure que tu ne t’apercevrais de rien, et, dès qu’elle l’a pu, elle t’a laissé te débrouiller tout seul. C’est très fort, ce qu’elle a fait là, et elle pouvait te jouer un très mauvais tour. Comment t’en es-tu tiré à l’arrivée?

– Ah çà, est-ce que tu prétends qu’on aurait pu m’accuser d’avoir assassiné ma voisine?

– Hé! hé! on a vu des choses plus extraordinaires.

– Allons donc! je viens de causer avec les gardiens de la paix qui ont constaté le décès. Le corps n’a pas seulement une piqûre.

Tiens! voilà les hommes du poste qui arrivent avec un brancard pour l’emporter.

On m’a demandé mon nom, voilà tout.

– On t’a demandé ton nom, et tu l’as donné!

– Sans doute. Pourquoi l’aurais-je caché? D’ailleurs, je ne pouvais pas faire autrement.

– Ça, c’est une raison. Il est certain que, si tu avais refusé de dire qui tu étais, ce refus aurait paru louche. On t’aurait soupçonné.

– Soupçonné de quoi? Puisque je te dis que cette jeune fille a succombé à la rupture d’un anévrisme. Tous ceux qui l’ont vue n’ont aucun doute à cet égard. Les sergents de ville, l’employé de la station, le conducteur…

– Tous gens aussi compétents les uns que les autres en matière de décès! Ne dis donc pas de bêtises. Tu sais aussi bien que moi qu’un médecin examinera le corps, et que lui seul pourra trancher la question.

«Et, quoi qu’il décide, tu peux t’attendre à être appelé chez le commissaire.

– Eh bien, j’irai… et j’aurai soin de ne pas t’y emmener avec moi, car avec tes imaginations et tes raisonnements, tu troublerais la cervelle de l’homme le plus sensé. Ah! tu ferais un terrible juge d’instruction! Tu vois des crimes partout.

– J’en vois où il y en a, mon cher. Tu viens d’assister à un bel et bon assassinat, savamment combiné et magistralement exécuté. Il y aurait de quoi défrayer de copie pendant trois mois tous les journaux de Paris.

– Tu es fou. Les journaux raconteront demain qu’une jeune fille est morte subitement dans un omnibus, et après-demain il n’en sera plus question.

– Si le public ne s’en occupe plus, moi, je m’en occuperai.

– Tu veux faire de la police pour ton agrément! Il ne te manquait plus que cela. C’est complet.

– Il faut bien employer ses loisirs à quelque chose, et j’ai du temps de reste.

– Et ton tableau, malheureux, ton tableau, qui devait être prêt pour l’exposition et qui est à peine commencé!

– Je m’y mettrai au printemps. L’hiver, je ne suis jamais en train. J’ai donc deux mois devant moi, et avant deux mois, j’aurai retrouvé la femme qui a fait ce mauvais coup.

– C’est-à-dire celle qui était assise à côté de cette pauvre enfant?

– Naturellement.

– Pardon! il y en avait deux, l’une à la droite, l’autre à la gauche de la petite.

– Celle qui est restée jusqu’à la rue de Laval, et qui t’a si adroitement repassé le cadavre.

– Fais-moi donc le plaisir de m’expliquer comment elle a pu s’y prendre pour tuer sa voisine sans que personne s’en aperçût.

– Très volontiers… dès que tu auras répondu aux questions que je vais te poser. Tu m’as dit que la jeune fille s’appuyait sur la dame voilée…

– Oui… je crois même que la dame la tenait par la taille.

– À quel moment a-t-elle commencé à l’entourer charitablement de son bras?

– Mais il me semble que c’est après la descente du Pont Neuf. L’omnibus allait très vite, et une roue a dû passer sur une grosse pierre, car il y a eu un cahot très violent. La petite a jeté un cri… oh! un cri bien faible… Elle a porté la main à son cœur, elle s’est renversée en arrière… probablement la secousse lui avait brisé un vaisseau dans la poitrine… Elle est morte sans souffrir… et presque sans faire un mouvement.

– C’est, en effet, on ne peut plus vraisemblable, dit ironiquement Binos. Et alors, après ce léger spasme, elle a penché la tête… la bonne voisine a présenté son épaule… elle a fait de son bras une ceinture à l’enfant qui n’a plus bougé.

– Tu racontes la scène exactement comme si tu l’avais vue.

– Et toi qui l’as vue, tu as trouvé tout simple que cette jeune personne s’endormît tout à coup et ne se réveillât plus.

– Je n’y ai pas fait d’abord grande attention… on n’y voyait pas très clair dans le fond de la voiture. Les lanternes étaient presque éteintes.

– Parbleu! j’en étais sûr. La scélérate comptait sur l’obscurité.

– Mais, encore une fois, de quel procédé a-t-elle usé pour expédier dans l’autre monde, en moins de dix secondes, une fille qui n’avait pas vingt ans et qui ne demandait qu’à vivre? Tu ne me soutiendras pas, je suppose, qu’elle l’a poignardée?

– Poignardée, oh! non. Il y a des moyens plus sûrs et moins bruyants.

– Lesquels?

– Mais… le poison, par exemple… avec une goutte d’acide prussique, on foudroie l’homme le plus robuste.

– Quand on la lui verse dans l’œil ou sur la langue, oui…

– Ou sur une simple écorchure de la peau… Tu hausses les épaules… très bien! Je n’ai pas la prétention de te convaincre ce soir. Demain, tu reconnaîtras peut-être que j’avais raison. Je monterai à ton atelier dans l’après-midi.

«En attendant, je te quitte. Voilà les brancardiers qui emportent le corps. Je m’en vais flâner du côté du poste pour savoir un peu ce que l’on dit de cette histoire-là. Je connais le brigadier. Il me donnera des renseignements.

Et le policier par vocation se précipita hors du café en criant à son ami:

– Tu régleras mes consommations. Je n’ai que quatorze bocks.

II. Les jours se suivent et ne se ressemblent pas, dit le proverbe…

Les jours se suivent et ne se ressemblent pas, dit le proverbe.

Le lendemain de ce triste voyage en omnibus qui s’était terminé par une catastrophe, un beau soleil d’hiver éclairait la place Pigalle. La température s’était subitement adoucie; la fontaine dégelée lançait son gai jet d’eau vers le ciel bleu, et les modèles italiens, assis sur les marches autour du bassin, souriaient d’aise aux rayons de l’astre qui les réchauffait pendant la longue station devant les ateliers.

Et Paul Freneuse était aussi joyeux que le temps. Une nuit de repos avait calmé ses émotions de la veille et chassé les visions lugubres. Il ne pensait plus à cette aventure que pour plaindre la pauvre morte et pour se féliciter de n’avoir pas pris au sérieux les ridicules imaginations de l’ami Binos.

Il avait reçu dans la matinée la visite d’un inspecteur envoyé par le commissaire, plutôt pour causer avec lui que pour l’interroger, car la mort accidentelle venait d’être bien et dûment constatée par le médecin commis à l’examen du corps, qui ne portait aucune trace de violence.

La jeune fille avait dû succomber à une hémorragie interne, et, en attendant que l’autopsie confirmât les conclusions du docteur, le cadavre avait été envoyé à la Morgue pour y être exposé, car on n’avait trouvé sur elle aucune indication qui pût servir à établir son identité.

Les faits d’ailleurs ne permettaient pas de supposer qu’un crime eût été commis; sur ce point, le témoignage du conducteur était très net.

En déposant devant le commissaire, il ne s’était pas privé de se moquer du voyageur qui, en arrivant à la station, criait qu’on venait d’assassiner la petite, et il avait démontré sans peine que l’idée de ce monsieur n’avait pas le sens commun.

Le voyageur, c’était Paul Freneuse, que le commissaire connaissait très bien de réputation, car son nom était déjà célèbre, et qui n’était pas difficile à trouver, puisqu’il avait laissé son adresse aux gardiens de la paix.

Mais Paul Freneuse avait complètement changé d’avis, si bien qu’il jugea tout à fait inutile d’entretenir l’inspecteur des absurdes raisonnements dont ce fou de Binos l’avait régalé en buvant de la bière. Il se contenta de raconter ce qu’il avait vu sans réflexions et sans commentaires.

Et, tout le monde étant d’accord, Freneuse, délivré d’une préoccupation assez désagréable, avait déjeuné avec appétit et s’était mis à la besogne avec ardeur.

Il achevait alors un tableau sur lequel il comptait beaucoup pour enlever au prochain Salon un de ces succès qui classent définitivement un artiste: une figure de femme, une seule, une jeune Romaine gardant une chèvre au pied du tombeau de Cecilia Metella.

Et il avait eu le bonheur de découvrir un modèle que Dieu semblait avoir créé tout exprès pour lui fournir le type qu’il rêvait.

C’était une toute jeune fille, presque une enfant, qu’il avait rencontrée un jour, descendant des hauteurs de Montmartre, et qui lui avait demandé le chemin du Jardin des Plantes.

Freneuse avait passé quatre ans à Rome, et il savait assez d’italien pour renseigner la petite dans la seule langue qu’elle comprît bien.

Puis, il s’était enquis de ce qu’elle faisait à Paris, et elle lui avait répondu sans embarras qu’elle venait d’y arriver, amenée par un de ses compatriotes qui faisait le métier de racoler en Italie des modèles des deux sexes, et qui logeait rue des Fossés-Saint-Bernard, près de la Halle aux vins, dans une grande maison toute pleine de joueurs d’orgue et autres musiciens ambulants.

Elle était née à Subiaco, dans les montagnes de la Sabine, et elle avait passé son enfance à mener les chèvres à travers les rochers de ce pays sauvage. Sa mère, morte depuis un an, posait dans les ateliers à Rome. Elle n’avait jamais connu son père, mais elle passait là-bas pour être la fille d’un peintre français, qui, après avoir séjourné quelques années en Italie, était parti sans s’inquiéter d’elle. Elle avait eu une sœur aînée, mais cette sœur avait été emmenée toute petite par un homme qui recrutait des élèves pour leur enseigner le chant et les placer dans les théâtres d’Italie.

Paul Freneuse, émerveillé de sa beauté, avait eu aussitôt l’idée de confisquer à son profit ce modèle inédit, – l’enfant n’était encore allée chez aucun artiste, – et il s’était immédiatement abouché avec le meneur, qui, moyennant une somme assez ronde, avait pris l’engagement écrit de loger séparément et convenablement Pia, – c’était le nom de la fillette, – de l’envoyer tous les jours donner une séance place Pigalle, et de refuser les offres que d’autres peintres pourraient lui faire.

Et depuis cinq mois, Pia n’avait pas manqué une seule fois d’arriver à midi chez Paul Freneuse, qui la traitait beaucoup moins en salariée qu’en amie.

La beauté de Pia n’était pas banale. L’enfant ne ressemblait pas à ces bambines italiennes qui ont toutes les mêmes grands yeux noirs, les mêmes lèvres rouges et un peu fortes, le même teint brun clair, à ce point qu’on les dirait coulées dans le même moule.

Elle était bien de la race qui a fourni des modèles aux peintres de tous les temps, mais elle avait l’expression qui manque presque toujours aux filles de son pays, une physionomie mobile et intelligente, quelque chose de personnel et de vivant.

Et cette physionomie n’était pas trompeuse. Pia avait l’esprit ouvert et une étonnante facilité à tout comprendre, à tout s’assimiler. En quelques mois, elle était arrivée à parler très bien le français, dont elle ne savait pas un mot en débarquant à Paris. Elle amusait Freneuse par ses remarques naïves et par ses réparties inattendues. Elle l’étonnait par la justesse de ses idées sur toutes les choses de la vie et même sur les arts, dont elle avait le sentiment très vif.

Elle l’étonnait davantage encore par sa sagesse. Cette petite merveille, qui ne se montrait nulle part sans qu’on l’admirât, n’avait pas l’ombre de coquetterie et savait tenir en respect les admirateurs trop empressés. Elle avait gardé le costume de sa patrie, sans le gâter par ces additions de modes parisiennes que se permettent volontiers ses pareilles. Jamais châle n’avait recouvert ses épaules encore un peu maigres, mais d’un galbe charmant; jamais bottines n’avaient emprisonné ses pieds de statue, ses pieds accoutumés à fouler nus le thym des montagnes.

Et elle vivait comme une sainte, ne sortant jamais que pour venir à l’atelier de Freneuse et ne frayant pas plus avec ses compatriotes qu’avec les autres femmes qui exercent à Paris la scabreuse profession de modèles.

Depuis que, grâce aux généreuses avances de Freneuse, elle n’en était plus réduite à mener cette existence en commun que la misère impose aux pauvres filles amenées d’Italie par un maître qui les exploite, elle habitait toujours la maison de la rue des Fossés-Saint-Bernard, mais elle s’était complètement séparée de la colonie vagabonde qui campait dans cette espèce de phalanstère.

Elle occupait seule une chambrette sous les toits; une étroite mansarde dont les murs étaient blanchis à la chaux et où il n’y avait d’autres meubles qu’un petit lit de fer, trois chaises de paille et un miroir cassé. Elle y passait tout le temps que lui laissait l’atelier, elle l’y passait à lire, – elle avait appris à lire, – à chanter des chansons de ses montagnes et à rêver… à quoi? Freneuse s’amusait quelquefois à le lui demander, et elle lui répondait qu’elle n’en savait rien elle-même. Peut-être rêvait-elle à ses quinze ans qui venaient de sonner.

Ce qu’elle gagnait en posant chez son bienfaiteur lui suffisait, et au-delà, car elle ne mangeait guère plus qu’un oiseau, et elle dépensait fort peu d’argent pour sa toilette, quoiqu’elle fût très soigneuse de sa personne et de ses vêtements.

Et elle était gaie, comme le sont rarement les Romaines, gaie de cette gaieté franche que donnent le contentement de soi-même et l’absence de soucis. Quand elle arrivait dans l’atelier de Paul, la joie y entrait avec elle.

Depuis un mois cependant, Freneuse avait cru s’apercevoir qu’elle était moins rieuse, plus réservée, plus pensive, moins enfant, pour tout dire en un mot. Elle ne jouait plus avec le chat favori de l’atelier, un superbe angora qui l’avait prise en affection, et qui ne manquait jamais de sauter sur ses genoux, dès qu’elle s’asseyait pour prendre la pose.

Ces symptômes avaient paru graves à l’artiste. Il connaissait ces natures-là, ces fillettes transplantées d’Italie en France qui languissent pendant les premiers temps sous notre froid climat et qui mûrissent tout à coup au premier rayon de soleil. Et il soupçonnait un commencement d’amourette.

Pour éclaircir le cas, il avait questionné doucement la petite, qui s’était mise à pleurer au lieu de répondre, et il n’avait pas voulu insister, quoique l’idée qui lui était venue l’attristât. Freneuse s’était attaché à cette enfant, et il s’affligeait de penser qu’elle allait peut-être s’éprendre sottement de quelque pâtre grossier venu des Abruzzes à Paris pour récolter des gros sous en jouant de la vielle. Il lui arrivait même parfois de se demander s’il n’était pas jaloux d’elle, et il se reprochait d’oublier qu’il avait vingt-neuf ans, presque le double de l’âge de Pia. Alors il devenait grave, presque froid, et la séance de pose se passait sans qu’il dît un seul mot à la pauvre enfant, qui s’en allait le cœur gros.

Mais le lendemain de son aventure en omnibus, Paul Freneuse était dans un de ses bons jours. La certitude de n’être pas mêlé, même indirectement, à une enquête judiciaire le faisait tout joyeux, et il causait gaiement avec la chevrière à demi couchée au fond de l’atelier sur un haut marchepied destiné à figurer un bloc de marbre détaché du tombeau de Cecilia Metella.

– Pia, ma belle, dit Paul Freneuse en riant, tu ne te doutes pas que, hier soir, j’ai failli grimper tes six étages pour te surprendre. Je suis allé dîner dans ton quartier.

– Et vous n’êtes pas venu me voir! s’écria la jeune fille. J’aurais été si heureuse de vous montrer ma chambre… elle est si jolie maintenant… J’ai trois pots de fleurs et un oiseau qui chante si bien… C’est à vous que je dois tout cela…

– J’ai eu peur de te gêner… elle n’est guère plus grande que la cage de ton oiseau, ta mansarde. Et puis… tomber chez toi, sans te prévenir… ma foi! je n’ai pas osé. Je n’aurais eu qu’à rencontrer ton amoureux…

Pia pâlit, et des larmes lui vinrent aux yeux.

– Pourquoi me dites-vous cela? murmura-t-elle. Vous savez bien que je n’ai pas d’amoureux.

– Allons, petite, reprit gaiement Freneuse, ne pleure pas. Ça t’enlaidit et ça dérange la pose. Est-ce que tu pleurais quand tu menais paître ta chèvre, là-bas, dans la montagne?

– Non, jamais… et ici non plus… excepté quand vous cherchez à me chagriner… il n’y a que vous qui me fassiez pleurer…

– Et rire aussi… Voyons, ris un peu, ou je croirai que tu m’en veux. Je ne parlais pas sérieusement.

– À la bonne heure!… Tenez, je n’y pense déjà plus… Mais, je vous en prie, ne dites pas que j’ai un amoureux… où le prendrais-je, mon Dieu? Là-bas, à la maison, tous les garçons qui travaillent pour le père Lorenzo sont laids et méchants comme des singes… Sur la place Pigalle alors?… sur les marches de la fontaine?… Mais si vous vous mettiez à la fenêtre quand j’arrive, vous verriez que je ne m’y arrête jamais. Je suis bien trop pressée d’entrer dans votre atelier pour me chauffer… et pour embrasser mon ami Mirza… c’est lui mon amoureux.

L’angora qui ronronnait près du poêle entendit son nom et sauta d’un bond sur les genoux de Pia, qui reprit en éclatant de rire:

– Il m’aime bien, celui-là…, il vient sans que je l’appelle…, et il ne me fait jamais de peine.

– Tu as raison, petite. Mirza est une bonne bête. Il vaut mieux que moi… et que cet animal de Binos, qui ne vient ici que pour te tourmenter.

– Oh! lui, ça m’est égal… mais vous, M. Paul… dès que vous vous moquez de moi, je perds la tête… et la pose. Tenez! je n’avais pas remué depuis le commencement de la séance, et maintenant que vous m’avez dérangée, je ne sais plus comment me mettre…

– Comme tu étais tout à l’heure… la tête un peu plus en arrière. Regarde-moi… chasse Mirza… et reste immobile.

Pia fit ce que lui disait Freneuse, et le chat revint se coucher à la place qu’il affectionnait.

– C’est parfait comme ça, reprit le peintre, et puisque tu es gentille, tu sauras que si je ne suis pas allé te dire bonsoir hier, c’est qu’il était trop tard quand je suis passé près de ta rue… minuit moins un quart… tout le monde dormait dans la caserne où Lorenzo loge ses pifferari.

– Moi, je ne dormais pas, dit tout bas Pia.

– À cette heure indue! c’est très mal, petite. Les fillettes de ton âge doivent se coucher comme les fauvettes… à l’Ave Maria, comme on dit dans ton pays.

– C’est ce que je fais tous les soirs, mais hier…

– Pas d’explications, mademoiselle. Vous changeriez encore de position si vous vous mettiez à bavarder, et je n’ai pas de temps à perdre. Le jour s’en va déjà. Et pour que vous ne soyez pas tentée de causer, je ne vous raconterai pas une histoire qui m’est arrivée… en revenant de votre maudit quartier…

– Oh! M. Paul!… je vous jure que je ne dirai pas un mot.

– Du tout! du tout! tu te tairais peut-être, mais mon histoire te ferait encore pleurer… et justement, je tiens tes yeux.

– Il ne vous est rien arrivé de mal, j’espère!

– Non, non. Tu le vois bien. Je n’ai jamais été si en train de travailler. Si je continuais de ce train-là, mon tableau serait fini dans quinze jours.

– Et après…, je ne viendrais plus? demanda vivement Pia.

– Allons! voilà encore que ta figure change d’expression. À la pose, gamine, à la pose! Après ce tableau, j’en ferai un autre… où tu seras debout…, trois heures sur tes jambes… Tu seras si fatiguée, que tu n’auras pas envie de parler.

À ce moment, la porte de l’atelier s’ouvrit brusquement, et Binos entra comme un obus en s’écriant:

– Je l’ai vue, mon cher. Elle est admirable!

– Qui? demanda Freneuse.

– Parbleu! la morte. Je viens de la Morgue. Elle y est exposée depuis une heure… et il y a une foule!…

Binos n’eut pas plutôt lâché ces mots: «Je viens de la Morgue», que Freneuse se mit à lui faire des signes dont le sens était très clair; mais Binos ne s’arrêtait jamais une fois qu’il était lancé, et il reprit imperturbablement le fil de son discours.

– Tu avais raison, elle est admirable, continua-t-il. Si elle avait voulu poser de son vivant, on l’aurait payée vingt francs l’heure. Pia est un modèle comme on n’en voit guère, n’est-ce pas? Eh bien, elle n’approche pas de celle-là. J’ai essayé de prendre un croquis au vol en passant devant le vitrage, mais les sergents de ville m’ont forcé de circuler, et il y avait là un bourgeois qui m’a dit des sottises. Il m’a appelé sans cœur, cet imbécile. J’en ai plus que lui, du cœur. Ce que j’en faisais, c’était dans l’intérêt de l’art. Heureusement qu’on va la photographier.

«Du reste, quand j’ai vu qu’on me mettait à la porte, je me suis dit: il n’y a qu’un moyen, et je suis allé tout droit sonner à…

– Te tairas-tu, maudit bavard? lui cria Freneuse; si tu ajoutes un mot, moi aussi, je vais te mettre à la porte.

– Pourquoi? qu’est-ce qui te prend? demanda le rapin d’un air ébahi.

– Il me prend que tu m’empêches de travailler, et ensuite que tu effarouches la petite avec tes vilaines histoires.

– Comment! parce que je parle de la Morgue! Ah! elle est bonne, celle-là! mais ça l’amusera, au contraire. Je parie qu’elle ne passe jamais devant l’établissement sans y entrer, et comme elle doit y passer à peu près tous les jours pour venir de chez elle ici…

– Binos, mon garçon, pour la seconde fois, je t’enjoins le silence, et je te préviens qu’à la troisième sommation, si tu n’obéis pas… tu sais comment sous l’Empire on dispersait les rassemblements.

– Des menaces? des violences? Sur quelle herbe as-tu donc marché ce matin? Hier soir, tu ne faisais que parler de ton aventure.

– Encore!

– C’est bon! c’est bon! je ne savais pas que la Pia fût si impressionnable… mais du moment que Mademoiselle a des nerfs, je serai muet comme un poisson… jusqu’à ce qu’elle soit partie, car, après, j’ai un tas de choses à t’apprendre.

– Laisse-moi tranquille, en attendant. Je n’ai pas de temps à perdre. Remets-toi à la pose, ma chère Pia, et si ce fou se permet d’ouvrir encore la bouche, fais-moi le plaisir de ne pas l’écouter.

– La Morgue, c’est cette maison où l’on expose les morts? demanda l’enfant tout émue.

– Allons, bien! toi aussi, tu t’en mêles! s’écria Freneuse. Vous avez donc juré, tous les deux, que je ne ferais rien aujourd’hui…

– Je sais où c’est, continua Pia; mais je n’ai pas osé y entrer… et jamais je n’oserai… oh! non, jamais!… jamais!…

– Parbleu! je l’espère bien. Si tu t’en avisais, je ne te recevrais plus ici. Mais tu ne me parais pas disposée à te tenir en repos sur ton marchepied, et je vais lever la séance. Encore trois minutes d’immobilité, et ce sera fini, fillette. Une touche à donner seulement… je commençais à attraper ce ton, quand cet animal de Binos est venu nous déranger… Ah! je le tiens, maintenant… ne bougeons plus.

Pia n’avait garde. Elle était devenue songeuse, et ses grands yeux noirs n’exprimaient plus rien, ils regardaient vaguement Mirza qui venait de se réveiller et qui faisait le gros dos.

Binos, pour se consoler de ne plus raconter, furetait dans tous les coins de l’atelier, retournait les tableaux accrochés la face au mur, ouvrait les boîtes à couleurs et tracassait les chevalets.

Il en fit tant, que Freneuse, impatienté, lui cria:

– Finiras-tu de remuer? Qu’est-ce que tu cherches?

– Du tabac. J’ai oublié d’en acheter, répondit le rapin en agitant une longue pipe qui ne le quittait guère.

– Le pot est aux pieds du mannequin, sous la fenêtre.

– Très bien. Alors tu ne pousses pas la sévérité jusqu’à m’interdire de fumer? Merci de votre indulgence, mon prince. Ah! mais, dis donc, la farce est mauvaise, il est vide, ton pot… il n’y a pas plus de tabac dedans que de cervelle dans le crâne de mon bourgeois de la Morgue.

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
30 ağustos 2016
Hacim:
320 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain
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