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Kitabı oku: «Le crime de l'omnibus», sayfa 6

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– Tiens! tiens! murmura Freneuse, l’agent d’affaires et sa compagne qui s’en vont au beau milieu de la représentation. Pourquoi sont-ils donc si pressés de déguerpir? Serait-ce qu’ils m’ont aperçu dans la loge de M. Paulet? C’est possible, car je suis resté assis dans le fond jusqu’au moment où le père et la fille se sont levés. Alors ils auraient donc peur de sortir en même temps que moi. Eh bien! je vais déjouer leur calcul. J’arriverai au contrôle avant eux, et je les regarderai sous le nez.

«Ô Binos, que de sottises me font commettre les imaginations dont tu m’as farci la cervelle!

Sur cette invocation au rapin chercheur de pistes, Freneuse se précipita dans le corridor et courut à l’escalier, sans prendre le temps d’endosser son pardessus, que l’ouvreuse venait de lui remettre.

Freneuse franchit quatre à quatre les marches de l’escalier des premières loges, et il courut si bien qu’il devança les deux êtres suspects qu’il tenait à dévisager de près.

Il tenait aussi à voir sans être vu. C’est pourquoi, afin de se faire moins remarquer, il se précipita hors du théâtre, et il prit position un peu à droite de la porte de sortie.

Une minute après, l’homme et la femme apparurent sous le péristyle. Ils se donnaient le bras, et ils s’arrêtèrent un instant sur le seuil.

L’homme regardait d’un côté; la femme regardait de l’autre.

Bon! pensa Freneuse, ils se défient, et ils n’osent pas mettre le pied sur le trottoir avant de s’être assurés que je ne les guette pas. Décidément, ils ont peur de me rencontrer… Ah! la dame a rabattu sa voilette… elle a eu tort, car maintenant elle me rappelle tout à fait la voyageuse de l’omnibus… je crois, du reste, qu’elle ne m’a pas encore aperçu. Tiens! la marchande d’oranges qui les aborde!

En effet, la commère était venue se planter devant eux et les harcelait d’offres bruyantes.

– À trois sous, la belle valence! criait-elle en leur barrant le passage avec son éventaire. Achetez-moi des oranges, mon prince. Rafraîchissez votre dame. Ça vous coûtera moins cher qu’au foyer.

Ses propositions n’obtinrent aucun succès. L’homme la repoussa sans se gêner, et passa vivement. Il entraîna sa compagne, et ils descendirent bras dessus, bras dessous, vers la porte monumentale qui a donné son nom au théâtre.

Freneuse quitta aussitôt son embuscade, et, en trois enjambées, il rejoignit la marchande, qui l’accueillit par cette apostrophe:

– Hein! Le proverbe a joliment raison, quand on parle du loup, vous savez… qu’est ce que je vous disais que je le reconnaîtrais, si je le rencontrais…

– L’homme de l’impériale? interrompit Freneuse. C’est bien lui, n’est-ce pas?

– Ah! je vous en réponds, que c’est lui. Et la particulière qu’il trimbale me fait bien l’effet d’être celle qui est montée hier soir à la Halle aux vins. Faut croire qu’il aura fait sa connaissance en descendant. Vous comprenez… il lui avait cédé sa place. V’là ce que c’est que d’être poli avec les dames. C’est égal… il n’est pas généreux, ce monsieur-là… il aurait bien pu faire goûter de ma valence à sa princesse. Ça ne l’aurait pas ruiné.

La grosse femme parlait toujours, et Freneuse était déjà loin.

Fort de cette affirmation qui confirmait ses soupçons, il s’était lancé à la poursuite du couple qui filait devant lui. Il voulait absolument savoir où demeuraient ces gens-là, et il était décidé à les suivre jusqu’à leur domicile, afin de pouvoir indiquer le lendemain ce domicile à Binos, qui se chargerait de compléter l’enquête.

Il constata tout d’abord qu’ils se doutaient de ses intentions. La femme se retournait souvent, et l’homme manœuvrait de façon à se dérober, en se mêlant aux spectateurs qui sortaient du théâtre de la Renaissance pour prendre l’air pendant un entracte. Mais Freneuse, qui avait de bons yeux, ne les perdait pas de vue.

Il avait de bonnes jambes, lui aussi, et il eût tôt fait de les rattraper. Mais comme il ne tenait pas à les serrer de trop près, il ralentit le pas et se mit à les suivre à une distance convenable.

Sans doute ils le sentaient sur leurs talons, car ils ne se retournaient plus, et ils accéléraient leur allure.

Freneuse les vit tourner rapidement le groupe des omnibus qui stationnent près de la porte Saint-Martin, passer entre la porte et le faubourg, gagner le boulevard Saint-Denis, qui commence un peu au-delà, et enfin aborder le large trottoir contre lequel s’alignait une longue rangée de voitures de place.

Ils vont prendre un fiacre, c’est évident, se dit l’artiste; diable! je n’avais pas pensé à cela… eh bien, mais… j’en prendrai un aussi. Je prétends ne les lâcher qu’à la porte de la maison qu’ils habitent.

Freneuse ne s’était pas trompé. L’homme et sa compagne s’approchèrent d’une voiture et entrèrent en pourparlers avec le cocher, qui était descendu. La tête de la file touchait à la porte Saint-Denis, et le fiacre qu’ils avaient choisi était le cinquième, en commençant par la queue. Freneuse prit le dernier, pour ne pas attirer leur attention. Il mit la main sur la portière, et il fit semblant de chercher un cigare dans son étui, afin de laisser au couple suspect le temps de monter.

– Nous allons? demanda le cocher, du haut de son siège.

– Vous voyez ce monsieur et cette dame qui causent là-bas avec votre camarade? Dès qu’ils seront dans la voiture, et qu’elle marchera, vous la suivrez.

– Compris. Alors, c’est à l’heure.

– Oui, et il y aura un bon pourboire, si vous ne restez pas en arrière.

– Me laisser distancer, moi un Camille, par une guimbarde de la Générale! Il n’y a pas de danger. Montez, monsieur, et rapportez-vous-en à moi pour ne pas perdre en route la particulière que vous filez… je connais ces histoires-là, dit le cocher en chapeau blanc.

Freneuse, enchanté d’être tombé sur un homme intelligent, observait du coin de l’œil le couple qui parlementait un peu plus loin, et s’étonnait que le colloque durât si longtemps.

La commère aux oranges avait raison, pensait-il. Ce monsieur de l’impériale est un ladre. Il marchande pour le prix d’une course. Ah! il se décide à payer d’avance. Il met de l’argent dans la main du cocher… il ouvre la portière… il fait monter la femme… et il monte après elle… Voilà le moment d’en faire autant… ils croient qu’ils m’ont dépisté, et ils ne se doutent pas que je vais leur donner la chasse.

– Y sommes-nous, monsieur? demanda le cocher. Les v’là emballés; le camarade là-bas vient de grimper sur son perchoir, et il tape déjà sur son canasson pour le faire démarrer.

– Allez, dit Freneuse, et ne les serrez pas de trop près. Il ne faut pas qu’ils s’aperçoivent qu’on les suit.

– Soyez tranquille. Ils n’y verront que du feu.

Freneuse sauta dans la voiture, et, en mettant la tête à la fenêtre, il eut le plaisir de constater que l’autre fiacre venait de sortir du rang et roulait lentement sur la chaussée du boulevard.

Le Camille ne s’était pas vanté; son cheval était bon, et il n’y avait pas besoin de le pousser pour qu’il conservât sa distance. Il vint se placer à dix pas du quatre-places de la Compagnie générale, et il s’y maintint sans peine.

Où vont-ils? se demandait Freneuse. Dans mon quartier, très probablement. Hier soir, l’homme est descendu rue de la Tour-d’Auvergne et la femme rue de Laval.

Il fut assez surpris de voir le fiacre qui les portait obliquer à gauche et enfiler le boulevard de Sébastopol.

– Je me trompais, murmura-t-il. C’est tout le contraire. Ils tournent le dos à Montmartre. Et, au fait, rien ne prouve qu’ils y demeurent. Ils avaient pris l’omnibus de la place Pigalle pour faire leur coup… et après, ils ont bien pu repasser les ponts pour rentrer chez eux. Peu m’importe qu’ils aient leur domicile sur la rive gauche. J’ai toute ma soirée à moi. Ce ne serait pas la même chose, si j’étais marié.

Cette dernière réflexion lui rappela Mlle Paulet qu’il avait un peu oubliée depuis sa sortie de la loge, et il se souvint aussi que le père de cette adorable personne connaissait l’homme aux moustaches coupées en brosse. Il le connaissait même fort bien, puisqu’il l’employait comme agent d’affaires.

Parbleu! se dit-il, je suis bien bon de me donner tant de peine. Je saurai quand je voudrai le nom et l’adresse de ce personnage. M. Paulet ne les avait pas présents à la mémoire, mais ils sont inscrits sur son carnet, et il m’a promis de me les donner. J’ai fort envie de lâcher la poursuite, qui ne m’apprendra rien que M. Paulet ne puisse me dire.

Il leva la main pour tourner le bouton d’appel et arrêter le cocher, mais d’autres idées lui vinrent à l’esprit.

Oui, pensa-t-il, M. Paulet me dira tout ce qu’il sait; mais il se peut que ce drôle se soit présenté à lui sous un faux nom et en lui laissant une fausse adresse. Un homme de cette trempe est bien capable d’avoir deux domiciles. Et il est intéressant de vérifier si la donzelle qui l’accompagne habite avec lui.

D’ailleurs, quand verrai-je M. Paulet? La mort de son frère va lui apporter un surcroît d’occupations qui ne lui permettra pas de me recevoir. Je n’oserai pas me présenter chez lui d’ici à quelques jours, et dans les circonstances où il se trouve, je ne puis pas décemment lui écrire pour lui demander un renseignement aussi insignifiant.

Donc, je gagnerai du temps, si je mène jusqu’au bout la chasse que j’ai commencée, conclut Freneuse. La question est de savoir où ce joli couple va me mener. De l’autre côté de l’eau, ça devient très probable. Nous allons arriver à la place du Châtelet, et le fiacre roule vers le pont au Change… toujours tout droit… S’il continue comme ça, il me conduira à la barrière Saint-Jacques, et nous n’y serons pas dans une heure, car il marche comme une tortue.

C’était vrai. La voiture où le couple était monté n’allait pas vite; les deux chevaux qui la traînaient se prélassaient comme s’ils avaient suivi un convoi funèbre, et il y avait lieu de s’étonner que l’agent d’affaires eût choisi pour rentrer chez lui un de ces énormes fiacres, à deux banquettes avec une impériale à grille, qui ne servent guère qu’à transporter aux gares des chemins de fer les voyageurs encombrés de bagages.

Le respectable véhicule marchait si lentement que le cocher de Freneuse avait toutes les peines du monde à empêcher son cheval de dépasser le paisible attelage qui trottinait devant lui.

Voilà des gens qui ne sont pas pressés, se disait l’artiste. Ça prouve bien qu’ils ne savent pas que je les suis. Quelle figure ils vont faire quand ils me verront descendre en même temps qu’eux! Mais, au fait… descendrai-je? Il me semble que ce serait tout à fait inutile, car je n’ai pas le projet de leur demander des explications. Il me suffira de savoir où ils logent, et, dès qu’ils seront rentrés chez eux, je rentrerai chez moi.

Ainsi qu’il l’avait prévu, le fiacre, après avoir traversé la place du Châtelet, enfila le pont au Change; mais, au lieu de continuer tout droit, il prit à gauche, par le quai de la Cité, et il arriva bientôt à la pointe Notre-Dame.

Ah çà, est ce qu’ils vont à la Morgue? se demanda Freneuse, en reconnaissant l’édifice municipal l’où on expose les morts anonymes. Ce serait un peu fort! mais non… à cette heure-ci, l’établissement est fermé… la voiture ne s’arrête pas… elle passe le pont de l’Archevêché… décidément, le couple habite la rive gauche… et probablement le même quartier que Pia, car le fiacre roule maintenant sur le quai de la Tournelle.

Il y roula si bien qu’il arriva cahin-caha au carrefour qui termine le boulevard Saint-Germain, à l’entrée du pont Henri IV.

Là, le cocher mit ses bêtes au pas, obliqua un peu à droite et les arrêta devant la porte d’une maison qui formait l’angle du boulevard et de la rue des Fossés-Saint-Bernard.

Freneuse abaissa doucement la glace du devant et tira par la manche le Camille, qui se retourna et lui dit à demi-voix:

– Si Monsieur veut me laisser choisir ma place, monsieur pourra voir sans qu’on le voie.

En même temps, il manœuvrait de façon à venir se ranger le long du trottoir, derrière la première voiture. Ce fut fait très vite, et Freneuse se colla aussitôt contre la portière, afin de ne pas manquer la descente du voyageur et de la voyageuse. À son grand étonnement, personne ne se montra. Le cocher du fiacre à quatre places venait d’attacher ses guides au garde-crotte et descendait lourdement de son siège. Il débrida ses chevaux, leur attacha au cou la musette pleine d’avoine, et se mit à allumer sa pipe sans se presser, comme un homme qui sait qu’il aura tout le temps de la fumer.

– Qu’est-ce que ça veut dire? murmura Freneuse. Ils sont arrivés à destination. Pourquoi ne sortent-ils pas? Est-ce qu’ils se douteraient que je les guette? Non, car, s’ils en doutaient, ils pousseraient plus loin pour tâcher de me dépister.

Au bout de cinq minutes d’incertitude et d’attente inquiète, le peintre entendit que le cocher disait tout bas:

– J’ai dans l’idée que la particulière nous a joué un tour, et qu’il n’y a personne dans la boîte.

Cette réflexion fut un trait de lumière pour Freneuse. Il ouvrit la portière, sauta sur le trottoir et s’approcha du fiacre, plus fermé que jamais. Les glaces étaient levées; mais en regardant au travers, il lui fut facile de s’assurer que l’intérieur était vide.

– Et vos pratiques, demanda-t-il en tâchant de prendre un air dégagé, est-ce que vous les avez semées en route?

– Mes pratiques? ricana le cocher, je les attends, mais je ne crois pas qu’elles viennent. Ça m’est égal, vu que je suis payé pour rester ici jusqu’à la demie de dix heures. Le quart vient de sonner, et quand mes bêtes auront fini leur avoine, je rappliquerai au dépôt de la compagnie. Ma journée est faite. J’ai eu cent sous de pourboire.

– Mais le monsieur et la dame qui sont montés à la porte Saint-Martin?…

– Tiens! vous avez vu ça, vous… et vous les suiviez depuis là-bas? Ah ben, ils vous en ont fait une bonne. Ils ont entré dans ma roulante d’un côté et ils en ont sorti de l’autre. C’était convenu avec le bourgeois. Il m’a aboulé dix francs d’avance pour que je les laisse passer, sa bourgeoise et lui, et pour que je me trimbale jusqu’ici à vide. Histoire de vous faire courir à la Halle aux vins, pendant qu’ils se cavalaient sur les grands boulevards. Je vois ça maintenant, et je crois que c’est pas la peine que je pose devant c’te porte… ils ont pigé que vous me filiez, et ils ne seront pas assez bêtes pour venir se faire prendre ici.

Freneuse sentit toute la justesse de ce raisonnement. Il ne dit plus mot, et il s’en retourna la tête basse, honteux de s’être laissé berner, et jurant bien qu’on ne le reprendrait plus à suivre des pistes.

– Allons! murmurait-il en regagnant sa voiture, chacun son métier. Je ne suis pas plus né pour faire de la police que Binos n’a été créé pour faire de la peinture. Mais je suis bien sûr maintenant que l’homme et la femme étaient dans l’omnibus, hier soir. S’ils ne m’avaient pas reconnu, ils n’auraient pas pris tant de peine pour m’échapper. Et s’ils me craignent tant, c’est qu’ils n’ont pas la conscience nette. Heureusement, M. Paulet me donnera leur adresse, et alors, nous verrons.

«Place Pigalle, cocher, et du train!»

IV. Le boulevard Rochechouart est par excellence le quartier des estaminets borgnes que…

Le boulevard Rochechouart est par excellence le quartier des estaminets borgnes que, dans la langue parisienne, on appelle des caboulots.

On y trouve bien aussi des cafés respectables et des débits où d’honnêtes ouvriers viennent boire un litre sur le comptoir; mais les établissements susnommés y sont en majorité.

Les caboulots, d’ailleurs, ne sont pas fréquentés exclusivement par des gens de mauvaise vie. Il y vient des bohèmes qui ne travaillent guère, c’est vrai, mais qui n’ont jamais rien eu à démêler avec la police. Les ateliers de peintres abondent dans ces parages, et les rapins flâneurs ne sont pas difficiles sur la dualité des consommations et sur le choix des sociétés. Il leur suffit que le patron ouvre des crédits à ses pratiques et ne se montre pas trop exigeant sur la tenue; qu’on puisse venir en blouse chanter à plein gosier, et jouer aux dominos pendant toute une journée ou toute une soirée, sans être obligé de renouveler trop souvent.

L’ami Binos était de ceux-là, et il avait depuis longtemps pris ses habitudes dans un de ces jolis endroits. Il perchait rue Myrrha, sous les toits, et le Grand-Bock était situé entre la rue Clignancourt et le boulevard Ornano, à deux pas de chez lui.

Ce cabaret indépendant ne payait pas de mine à l’extérieur. Sa devanture à carreaux n’était pas nettoyée souvent, et des rideaux sales dérobaient à la vue des passants les mystères de la salle du fond, où il y avait un billard plein de trous et des bancs de bois disposés tout exprès pour que les ivrognes pussent y dormir à l’aise. Mais l’intérieur était décoré de fresques dues au pinceau fantaisiste de Binos, qui avait couvert les murs de figures étranges et incongrues. Ce travail exécuté gratuitement lui avait valu les bonnes grâces du maître de la maison, le père Poireau, plus connu sous le nom de père Poivreau, à cause de son goût pour l’absinthe. Il en absorbait régulièrement un demi-litre par jour, et il ne s’en portait pas plus mal, quoiqu’il fût gris dès l’aurore, et qu’il se couchât ivre à peu près tous les soirs.

Binos était là comme chez lui; il y avait un compte ouvert, et il y jouissait d’un œil presque illimité. Il y passait environ douze heures sur vingt-quatre, et il y faisait, comme on dit, la pluie et le beau temps. Quand il lui plaisait de disserter sur le grand art, les habitués n’y comprenaient rien, mais ils l’écoutaient comme un oracle.

Et il s’y était fait des amis qu’il était sûr d’y rencontrer parce qu’ils n’en sortaient guère, et qui tenaient à honneur de le régaler lorsqu’il avait soif, car il ne frayait pas avec tout le monde. Il laissait de côté les jolis messieurs, danseurs attitrés de la Boule-Noire et de la Reine-Blanche, qui se rassemblaient volontiers chez le père Poivreau pour jouer la poule. Il dédaignait même les petits débitants du voisinage qui entraient là quelquefois pour faire un cent de piquet. Il ne se familiarisait qu’avec les gens bien posés: un marbrier du cimetière de Saint-Ouen, pour lequel il dessinait des projets de tombeaux extravagants; un rentier, qui s’appelait M. Piédouche, et qui avait très bon air; un droguiste retiré des affaires, qui ne brillait pas dans la conversation, parce qu’il était sourd, mais qui admirait les artistes en général et Binos en particulier.

Celui-là était, à vrai dire, le souffre-douleur du malicieux rapin, qui ne lui épargnait pas les charges d’atelier; mais le bonhomme ne se fâchait jamais, et recherchait avec persistance la compagnie de son persécuteur.

Binos avait au contraire pour M. Piédouche une sympathie doublée d’un certain respect. Les manières rondes et décidées de M. Piédouche l’attiraient, sa parole le charmait. M. Piédouche était un causeur des plus agréables. Il avait beaucoup vu et beaucoup retenu. Il connaissait beaucoup de pays et beaucoup de gens. Il parlait de tout en homme avisé, et il était de bon conseil. Discret avec cela, au point de ne jamais raconter ce qu’il faisait, ni ce qu’il avait fait dans sa jeunesse.

Binos pensait qu’il avait servi dans l’armée, mais il n’en était pas sûr, et à force de chercher ce que pouvait bien être cet aimable compagnon, il avait fini par s’imaginer qu’il était attaché à la haute police politique ou diplomatique. Et il n’en avait que plus de goût pour lui. La police, c’était sa marotte, et il ne manquait pas une occasion d’amener la conversation sur ce sujet intéressant, que Piédouche, d’ailleurs, ne traitait qu’avec une extrême réserve.

Mais depuis trois jours, Binos attendait inutilement au Grand-Bock son partenaire préféré. M. Piédouche n’y venait plus, et cette éclipse inattendue contrariait énormément Binos, qui brillait du désir de le consulter sur l’affaire de l’omnibus.

Piédouche était devenu invisible, précisément le lendemain de cette tragique aventure.

Binos déplorait amèrement cette fâcheuse coïncidence et demandait son Piédouche à tous les échos du Grand-Bock mais personne n’avait vu Piédouche, et le père Poivreau n’était point en état de donner des nouvelles de ce fidèle habitué de son établissement.

On savait que Piédouche demeurait dans le quartier, les uns disaient place d’Anvers, les autres, rue de Dunkerque; mais il ne recevait pas chez lui ses connaissances du café, et Binos lui-même ne connaissait pas son adresse, quoiqu’il la lui eût demandée plusieurs fois. Piédouche avait toujours évité de la donner exactement, et le mystère dont il entourait sa vie n’avait pas peu contribué à persuader au rapin qu’il appartenait à la police.

Son absence inexpliquée ne pouvait que confirmer Binos dans son opinion. Il était convaincu que Piédouche venait d’être chargé de quelque mission secrète, et qu’on ne le reverrait pas d’ici un certain temps. Et il se désolait, car il avait compté sur ses lumières et même sur son concours pour tirer au clair l’histoire fort embrouillée qu’il s’était vanté de démêler.

Il avait juré solennellement à Paul Freneuse de découvrir la femme qui avait joué de l’épingle et son complice de l’impériale. Il comprenait maintenant qu’il s’était trop avancé, et qu’à lui tout seul il n’arriverait à rien. Il s’avouait à lui-même son impuissance, et cet aveu l’humiliait à ce point qu’il n’osait plus se montrer chez son ami de la place Pigalle. Or, Freneuse n’était pas homme à se déplacer pour rencontrer Binos; quand Binos venait à l’atelier, Freneuse lui faisait bon accueil, en souvenir d’une ancienne camaraderie qui avait pris naissance à l’École des Beaux-arts, aux jours déjà lointains de leur jeunesse; mais, depuis qu’ils étaient entrés dans la vie par la même porte, ils avaient suivi des routes si différentes que les liens de cette camaraderie s’étaient un peu relâchés. Freneuse allait dans le monde et y tenait parfaitement sa place; Binos, débraillé de costume et d’allures, aurait fait tache dans un salon. Freneuse avait les estaminets en horreur, et Binos n’en sortait guère. D’où il résultait qu’ils ne s’étaient pas rencontrés depuis trois jours.

Binos s’était établi en permanence au Grand-Bock. Il ne s’éloignait que pour aller faire un tour à la Morgue, à seule fin de savoir si la jeune fille de l’omnibus y était encore ou si quelqu’un l’avait reconnue. Et il revenait toujours de cette lugubre excursion sans avoir rien appris de nouveau. Personne ne s’était présenté pour réclamer la morte, et le terme fixé par le règlement venait d’expirer le matin du troisième jour. On allait procéder à l’inhumation, avait dit le greffier de l’établissement. Le pauvre corps allait être jeté dans la fosse commune, et le secret du crime allait être enterré avec la victime dans le cimetière des hôpitaux.

La certitude de ce très prochain dénouement consterna Binos et lui donnait des remords. Il en était à se demander s’il ne ferait pas bien de porter tout bonnement au commissariat l’épingle empoisonnée et de raconter au commissaire la scène de l’omnibus, sans se préoccuper de la répugnance de l’ami Freneuse à se mêler de cette affaire. Mais il aurait bien mieux aimé opérer lui-même, en collaboration avec ce Piédouche qui, à son estimation, était plus habile que tous les policiers du monde.

Pendant que l’imprudent rapin se morfondait à attendre ce personnage, Paul Freneuse, qui aurait pu fournir à Binos d’importantes indications, se tenait coi chez lui et ne désirait pas du tout le voir. Paul Freneuse, toutes réflexions faites, avait pris le parti de rester tranquille jusqu’à nouvel avis, c’est-à-dire jusqu’à ce que M. Paulet lui donnât l’adresse de cet agent d’affaires qui s’était si subtilement dérobé le soir de la représentation des Chevaliers du brouillard. Paul Freneuse travaillait avec acharnement et pensait beaucoup plus à Mlle Marguerite qu’au couple suspect auquel il avait donné la chasse.

Donc, le troisième jour, vers midi, après avoir déjeuné d’un plat de choucroute, arrosé de plusieurs chopes de bière, Binos se promenait mélancoliquement à travers la première salle de son caboulot de prédilection. Le front soucieux et la pipe aux lèvres, il allait à chaque tour coller son visage contre la porte vitrée, espérant toujours qu’il verrait poindre Piédouche sur le boulevard. C’était l’heure où il arrivait d’habitude pour jouer au billard ou aux dominos. Mais Piédouche ne paraissait pas.

Le père Poivreau sommeillait sur son comptoir, entre une bouteille d’absinthe et un verre vide: le droguiste retiré, qui répondait au nom de Pigache, lisait le journal dans un coin, et prenait sans doute un grand intérêt à cette lecture, car il ne soufflait mot, et il ne bougeait pas plus qu’une pierre, quoique Binos lui eût déjà lancé quelques lardons qui ne le touchaient guère, puisqu’il était sourd. Binos, exaspéré par les ennuis de l’attente, se préparait à lui faire une méchante farce en mettant le feu à son journal avec une allumette, lorsque la porte de l’estaminet s’ouvrit brusquement.

– Bonjour, les camarades! Salut, père Poivreau! dit une grosse voix qui réveilla le maître de l’établissement et fit lever la tête au droguiste, plongé dans la lecture de son journal.

– Piédouche! s’écria Binos. Enfin, vous voilà! Ce n’est pas malheureux. Il y a trois jours que je vous demande à tout le monde.

– Pour m’offrir un verre de fine, je parie, dit en riant l’illustre Piédouche, qui paraissait être de joyeuse humeur.

– Pour ça, d’abord… et puis encore pour autre chose. Ah çà, qu’est-ce que vous êtes devenu? Vous avez donc été malade?

– Moi, malade! Jamais! Regardez-moi ce torse-là! Est-ce que j’ai l’air d’un conscrit exempté pour faiblesse de constitution?

– Non, parbleu! mais on a beau être solide, on n’est pas l’abri d’une indisposition. J’ai souvent mal aux cheveux, moi qui me porte comme le Pont Neuf. Et quand j’ai vu que vous manquiez à l’appel trois jours de suite, j’ai été inquiet. Si j’avais su votre adresse, je serais allé prendre de vos nouvelles.

– Oh! ce n’était pas la peine. Je ne rentre jamais chez moi que pour dormir, et encore! Je suis parti en voyage mardi soir, et je ne suis revenu que ce matin.

– Tout s’explique alors. Est-ce que vous êtes allé loin?

– Non, à quinze lieues de Paris seulement… pour affaires… un petit héritage qui vient de me tomber sur la tête.

– Ça vaut mieux qu’une tuile ou un pavé… mes compliments, mon vieux… voilà un accident qui ne m’arrivera jamais.

– Bah! qui sait? Mais, en attendant, c’est moi qui régale, ce matin.

«Père Poivreau, un carafon et des verres!… et de la vieille, hein? Tiens! il avait deviné ce que je voulais, le vieux lascar… le cognac est déjà servi… et il a posé le plateau sur la table, à côté du respectable Pigache. C’est pour que j’invite ce vieillard… Bon! je ne demande pas mieux que de me fendre d’une consommation de plus. Aujourd’hui, je suis à la rigolade.

– Parbleu! si j’héritais, j’inviterais tous les passants. Mais je ne tiens pas à boire dans le voisinage du père Pigache.

– Pourquoi ça? qu’est-ce qu’il vous a fait, le pauvre birbe?

– Oh! rien. Seulement, j’ai une histoire à vous raconter… et une consultation à vous demander… pour moi tout seul.

– Eh bien, il ne nous entendra pas causer. Il est sourd comme un pot.

– C’est vrai. Je n’y pensais plus. En parlant bas, je n’aurai pas peur qu’il saisisse un seul mot. Nous pouvons nous asseoir près de ce droguiste.

– Des confidences intimes! des secrets! voilà du nouveau, par exemple! Est ce que vous conspirez contre le gouvernement? Diable! ça ne m’irait pas du tout.

– Oh! je le pense bien, dit Binos, qui prit ce propos pour un aveu. Je comprends que vous ne pouvez pas vous mêler de ces choses-là. Quand on appartient à l’administration… mais il ne s’agit pas de ça… il s’agit d’une affaire privée.

– Une affaire! ça me va. Expliquez-la-moi, mais trinquons d’abord, dit Piédouche qui venait de remplir les trois verres, et de prendre place coude à coude avec Pigache.

– À votre santé, papa, reprit-il, en frappant sur l’épaule de son voisin.

– Pas mal, et vous? répondit le vieux d’un air ahuri.

– Il croit que je lui demande comment il se porte, ricana Piédouche. Faut-il qu’il en ait pilé de ces drogues pour avoir l’oreille si dure! Laissons-le tranquille et narrez-moi votre histoire. Il boira, si le cœur lui en dit, et s’il ne boit pas, nous sécherons le carafon à nous deux.

Binos, déjà accoudé sur la table, ne demandait qu’à entrer en matière. Il entama le récit du voyage en omnibus, en commençant par le commencement et sans omettre un détail. Tout y était, depuis l’épisode de la place cédée au départ jusqu’à la catastrophe de l’arrivée. Il décrivit dans un langage coloré les trois personnages de ce drame, les deux complices et leur victime, la scène muette qui s’était passée à la descente du Pont Neuf, et la stupeur des employés au moment où l’on avait constaté que la voyageuse était morte pendant le trajet.

Rien ne manquait à ce tableau émouvant, seulement il se mit en scène au lieu de parler de son ami. Il s’attribua carrément le rôle que Paul Freneuse avait joué. Son amour-propre y trouvait son compte, et de plus il jugeait inutile de compromettre un camarade qui ne se souciait pas de figurer dans une affaire de ce genre.

M. Piédouche l’écouta avec une attention soutenue et un intérêt marqué. Il se permit cependant deux ou trois fois de sourire, et il finit par s’écrier:

– En voilà une aventure! Mais comment diable vous trouviez-vous à minuit moins un quart dans le quartier de la Halle aux vins?

– J’avais passé la soirée à chercher une femme domiciliée dans les environs… un modèle, balbutia Binos, qui n’avait pas prévu cette interpellation.

– Ah! bon! il fallait donc le dire; c’est très intéressant, l’histoire de cette mort subite, mais… sur quoi voulez-vous me consulter?

– Je voudrais savoir ce que vous pensez de cet étrange accident.

– Mais, répondit Piédouche en haussant les épaules, je n’en pense rien du tout. Je ne suis pas médecin.

– Moi non plus. Et pourtant, je suis sûr que cette pauvre fille a été assassinée dans l’omnibus.

– Allons donc! Par qui et comment, s’il vous plaît?

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
30 ağustos 2016
Hacim:
320 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain
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