Kitabı oku: «F. Chopin», sayfa 12

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Là tout est subtil, jusqu'à la source des colères et des emportements; là, disparaissent les impulsions franches, simples, prime-sautières. Avant de se faire jour, elles ont toutes passé à travers la filière d'une imagination fertile, ingénieuse et exigeante, qui les a compliquées et en a modifié le jet. Toutes, elles réclament de la pénétration pour être saisies, de la délicatesse pour être décrites. C'est en les saisissant avec un choix singulièrement fin, en les décrivant avec un art infini, que Chopin est devenu un artiste de premier ordre. Aussi, n'est-ce qu'en l'étudiant longuement et patiemment, en poursuivant toujours sa pensée à travers ses ramifications multiformes, qu'on arrive à comprendre tout à fait, à admirer suffisamment, le talent avec lequel il a su la rendre comme visible et palpable, sans jamais l'alourdir ni la congeler.

En ce temps, il y eut un musicien ami, auditeur ravi et transporté, qui lui apportait quotidiennement une admiration intuitive, doit-on dire, car il n'eut que bien plus tard l'entière compréhension de ce que Chopin avait vu, avait chéri, de ce qui l'avait fasciné et passionné dans sa bien-aimée patrie. Sans Chopin, ce musicien n'eût peut-être pas deviné, même en les voyant, la Pologne et les Polonaises; ce que la Pologne fut, ce que les Polonaises sont, leur idéal! Par contre, peut-être n'eût-il pas pénétré si bien l'idéal de Chopin, la Pologne et les Polonaises, s'il n'avait pas été dans sa patrie et n'avait vu, jusqu'au fond, l'abîme de dévouement, de générosité, d'héroïsme, renfermé dans le cœur de ses femmes. Il comprit alors que l'artiste polonais n'avait pu adorer le génie, qu'en le prenant pour un patriciat!…

Quand le séjour de Chopin se fut prolongé à Paris, il fut entraîné dans des parages fort lointains pour lui… C'étaient les antipodes du monde où il avait grandi. Certes, jamais il ne pensa abandonner les maisons des belles et intelligentes patronnes de sa jeunesse; pourtant, sans qu'il sut comment cela s'était fait, un jour vint où il y alla moins. Or, l'idéal polonais, encore moins celui d'un patriciat quelconque, n'avait jamais lui dans le cercle où il était entré. Il y trouva, il est vrai, la royauté du génie qui l'avait attiré; mais cette royauté n'avait auprès d'elle aucune noblesse, aucune aristocratie à même de l'élever sur un pavois, de la couronner d'une guirlande de lauriers ou d'un diadème de perles roses. Aussi, quand la fantaisie lui prenait par là de se faire de la musique à lui-même, son piano récitait des poèmes d'amour dans une langue que nul ne parlait autour de lui.

Peut-être souffrait-il trop du contraste qui s'établissait entre le salon où il était et ceux où il se faisait vainement attendre, pour échapper au malfaisant empire qui le retenait dans un foyer si hétérogène à sa nature d'élite? Peut-être trouvait-il, au contraire, que le contraste n'était pas assez matériellement accentué, pour l'arracher à une fournaise dont il avait goûté les voluptés micidiales, sa patrie ne pouvant plus lui offrir chez ses filles, exilées ou infortunées, cette magie de fêtes princières qui avaient passé et repassé devant ses jeunes ans, ingénuement attendris? Parmi les siens, qui donc alors eut osé s'amuser à une fête? Parmi ceux qui ne connaissaient pas les siens, ses commensaux inattendus, qui donc savait quelque chose et pressentait quoique ce soit de ce monde où passaient et repassaient de pures sylphides, des péris sans reproches; où régnaient les pudiques enchanteresses et les pieuses ensorcelleuses de la Pologne? Qui donc parmi ces chevelures incultes, ces barbes vierges de tout parfum, ces mains jamais gantées depuis qu'elles existaient, eût pu rien comprendre à ce monde aux silhouettes vaporeuses, aux impressions brûlantes et fugaces, même s'il l'avait vu de ses yeux ébahis? Ne s'en serait-il pas bien vite détourné, comme si son regard distraitement levé avait rencontré de ces nuées rosacés ou liliacées, laiteuses ou purpurines, d'une moire grisâtre ou bleuâtre, qui créent un paysage sur la voûte éthérée d'en haut… bien indifférente vraiment aux politiqueurs enragés!

Que n'a-t-il pas dû souffrir, grand Dieu! lorsque Chopin vit cette noblesse du génie et du talent, dont l'origine se perd dans la nuit divine des cieux, s'abdiquer elle-même, s'embourgeoiser de gaieté de cœur, se faire «petites gens», s'oublier jusqu'à laisser traîner l'ourlet de sa robe dans la boue des chemins!… Avec quelle angoisse inénarrable son regard n'a-t-il pas dû souvent se reporter, de la réalité sans aucune beauté qui le suffoquait dans le présent, à la poésie de son passé, où il ne revoyait que fascination ineffable, passion du même coup sans limites et sans voix, grâce à la fois hautaine et prodigue, donnant toujours ce qui nourrit l'âme, ce qui trempe la volonté; ne souffrant jamais ce qui amollit la volonté et énerve l'âme. Retenue plus éloquente que toutes les humaines paroles, en cet air où l'on respire du feu, mais un feu qui anime et purifie sous les moites infiltrations de la vertu, de l'honneur, du bon goût, de l'élégance des êtres et des choses! Comme Van Dyck, Chopin ne pouvait aimer qu'une femme d'une sphère supérieure. Mais, moins heureux que le peintre si distingué de l'aristocratie la plus distinguée du monde, il s'attacha à une supériorité qui n'était pas celle qu'il lui fallait. Il ne rencontra point la jeune fille grande dame, heureuse de se voir immortalisée par un chef-d'œuvre que les siècles admirent, comme Van Dyck immortalisa la blonde et suave Anglaise dont la belle âme avait reconnu qu'en lui, la noblesse du génie était plus haute que celle du pedigree!

Longtemps Chopin se tint comme à distance des célébrités les plus recherchées à Paris; leur bruyant cortège le troublait. De son côté, il inspirait moins de curiosité qu'elles, son caractère et ses habitudes ayant plus d'originalité véritable que d'excentricité apparente. Le malheur voulut qu'il fut un jour arrêté par le charme engourdissant d'un regard, qui le voyant voler si haut, si haut, le fixa… et le fit tomber dans ses rets! On les croyait alors de l'or le plus fin, semés des perles les plus fines! Mais chacune de leurs mailles fut pour lui une prison, où il se sentit garrotté par des liens saturés de venin; leurs suintements corrosifs ne purent atteindre son génie, mais ils consumèrent sa vie et l'enlevèrent de trop bonne heure à la terre, à la patrie, à l'art!

VII

En 1836, Mme Sand avait publié, non seulement Indiana, Valentine, Jacques, mais Lélia, ce poème dont elle disait plus tard: «Si je suis fâchée de l'avoir écrit, c'est parce que je ne puis plus l'écrire. Revenue à une situation d'esprit pareille, ce me serait aujourd'hui un grand soulagement de pouvoir le recommencer»27. En effet, l'aquarelle du roman devait paraître fade à Mme Sand, après qu'elle eut manié le ciseau et le marteau du sculpteur en taillant cette statue semi-colossale, en modelant ces grandes lignes, ces larges méplats, ces muscles sinueux, qui gardent une vertigineuse séduction dans leur immobilité monumentale et qui, longtemps contemplées, nous émeuvent douloureusement comme si, par un miracle contraire à celui de Pygmalion, c'était quelque Galathée vivante, riche en suaves mouvements, pleine d'une voluptueuse palpitation et animée par la tendresse, que l'artiste amoureux aurait enfermée dans la pierre, dont il aurait étouffé l'haleine, glacé le sang, dans l'espoir d'en grandir et d'en éterniser la beauté. En face de la nature ainsi changée en œuvre d'art, au lieu de sentir à l'admiration se surajouter l'amour, on est attristé de comprendre comment l'amour peut se transformer en admiration!

Brune et olivâtre Lélia! tu as promené tes pas dans les lieux solitaires, sombre comme Lara, déchirée comme Manfred, rebelle comme Caïn, mais plus farouche, plus impitoyable, plus inconsolable qu'eux, car il ne s'est pas trouvé un cœur d'homme assez féminin pour t'aimer comme ils ont été aimés, pour payer à tes charmes virils le tribut d'une soumission confiante et aveugle, d'un dévouement muet et ardent; pour laisser protéger ses obéissances par ta force d'amazone! Femme-héros, tu as été vaillante et avide de combats comme ces guerrières; comme elles tu n'as pas craint de laisser hâler par tous les soleils et tout les autans la finesse satinée de ton mâle visage, d'endurcir à la fatigue tes membres plus souples que forts, de leur enlever ainsi la puissance de leur faiblesse. Comme elles, il t'a fallu recouvrir d'une cuirasse qui l'a blessé et ensanglanté, ce sein de femme, charmant comme la vie, discret comme la tombe, adoré de l'homme lorsque son cœur en est le seul et l'impénétrable bouclier!

Après avoir émoussé son ciseau à polir cette figure dont la hauteur, le dédain, le regard angoissé et ombragé par le rapprochement de si sombres sourcils, la chevelure frémissante d'une vie électrique, nous rappellent les marbres grecs sur lesquels on admire les traits magnifiques, le front fatal et beau, le sourire sardonique et amer de cette Gorgone dont la vue stupéfiait et arrêtait le battement de cœurs,—Mme Sand cherchait en vain une autre forme au sentiment qui labourait son âme insatisfaite. Après avoir drapé avec un art infini cette altière figure qui accumulait les grandeurs viriles, pour remplacer la seule qu'elle répudiât, la grandeur suprême de l'anéantissement dans l'amour, cette grandeur que le poète au vaste cerveau fit monter au plus haut de l'empyrée et qu'il appela «l'éternel féminin» (das ewig Weibliche); cette grandeur qui est l'amour préexistant à toutes ses joies, survivant à toutes ses douleurs;—après avoir fait maudire Don Juan et chanter un hymne sublime au désir, par celle qui, comme Don Juan, repoussait la seule volupté capable de combler le désir, celle de l'abnégation,—après avoir vengé Elvire en créant Sténio;—après avoir plus méprisé les hommes que Don Juan n'avait rabaissé les femmes, Mme Sand dépeignait dans les Lettres d'un voyageur cette tressaillante atonie, ces alourdissements endoloris qui saisissent l'artiste, lorsqu'après avoir incarné dans une œuvre le sentiment qui l'inquiétait, son imagination continue à être sous son empire sans qu'il découvre une autre forme pour l'idéaliser. Souffrance du poète bien comprise par Byron alors que, ressuscitant le Tasse, il lui faisait pleurer ses larmes les plus brûlantes, non sur sa prison, non sur ses chaînes, non sur ses douleurs physiques, ni sur l'ignominie des hommes, mais sur son épopée terminée sur le monde de sa pensée qui, en lui échappant, le rendait enfin sensible aux affreuses réalités dont il était entouré.

Mme Sand entendit souvent parler à cette époque, par un musicien ami de Chopin, l'un de ceux qui l'avaient accueilli avec le plus de joie à son arrivée à Paris, de cet artiste si exceptionnel. Elle entendit vanter plus que son talent, son génie poétique; elle connut ses productions et en admira l'amoureuse suavité. Elle fut frappée de l'abondance de sentiment répandu dans ces poésies, de ces effusions de cœur d'un ton si élevé, d'une noblesse si immaculée. Quelques compatriotes de Chopin lui parlaient des femmes de leur nation avec l'enthousiasme qui leur est habituel sur ce sujet, rehaussé alors par le souvenir récent des sublimes sacrifices dont elles avaient donné tant d'exemples dans la dernière guerre. Elle entrevit à travers leurs récits et les poétiques inspirations de l'artiste polonais, un idéal d'amour qui prenait les formes du culte pour la femme. Elle crut que là, préservée de toute dépendance, garantie de toute infériorité, son rôle s'élevait jusqu'aux féeriques puissances de quelque intelligence supérieure et amie de l'homme. Elle ne devina certainement pas quel long enchaînement de souffrances, de silences, de patiences, d'abnégations, de longanimités, d'indulgences et de courageuses persévérances, avait créé cet idéal, impérieux, et résigné, admirable, mais triste à contempler, comme ces plantes à corolles roses dont les tiges, s'entrelaçant en un filet de longues et nombreuses veines, donnent de la vie aux ruines. La nature, les leur réservant pour les embellir, les fait croître sur les vieux ciments que découvrent les pierres chancelantes; beaux voiles, qu'il est donné à son ingénieuse et inépuisable richesse de jeter sur la décadence des choses humaines!

En voyant qu'au lieu de donner corps à sa fantaisie dans le porphyre et le marbre, au lieu d'allonger ses créations en caryatides massives, dardant leur pensée d'en haut et d'aplomb comme les brûlants rayons d'un soleil monté à son zénith, l'artiste polonais les dépouillait au contraire de tout poids, effaçait leurs contours et aurait enlevé au besoin l'architecture elle-même de son sol, pour la suspendre dans les nuages, comme les palais aériens de la Fata-Morgana, Mme Sand n'en fut peut-être que plus attiré par ces formes d'une légèreté impalpable, vers l'idéal qu'elle croyait y apercevoir. Quoique son bras eût été assez puissant pour sculpter la ronde bosse, sa main était assez délicate pour avoir tracé aussi ces reliefs insensibles, où l'artiste semble ne confier à la pierre, à peine renflée, que l'ombre d'une silhouette ineffaçable. Elle n'était pas étrangère au monde super-naturel, elle devant qui, comme devant une fille de sa préférence, la nature semblait avoir dénoué sa ceinture pour lui dévoiler tous les caprices, les charmes, les jeux, qu'elle prête à la beauté.

Elle n'en ignorait aucune des plus imperceptibles grâces; elle n'avait pas dédaigné, elle dont le regard aimait à embrasser des horizonts à perte de vue, de prendre connaissance des enluminures dont sont peintes les ailes du papillon; d'étudier le symétrique et merveilleux lacis que la fougère étend en baldaquin sur le fraisier des bois; d'écouter les chuchotements des ruisseaux dans les gazons aquatiques, où s'entendent les sifflements de la vipère amoureuse. Elle avait suivi les saltarelles que dansent les feux-follets au bord des prés et des marécages, elle avait deviné les demeures chimériques vers lesquelles leurs bondissements perfides égarent les piétons attardés. Elle avait prêté l'oreille aux concerts que chantent la cigale et ses amies dans le chaume des guérets, elle avait appris le nom des habitants de la république ailée des bois, qu'elle distinguait aussi bien à leurs robes plumagées qu'à leurs roulades goguenardes ou à leurs cris plaintifs. Elle connaissait toutes les mollesses de la chair du lis, les éblouissements de son teint, et aussi tous les désespoirs de Geneviève28, la fille énamourée des fleurs, qui ne parvenait point à imiter leurs douces magnificences.

Elle était visitée dans ses rêves par ces «amis inconnus» qui venaient la rejoindre, «lorsque prise de détresse sur une grève abandonnée, un fleuve rapide… l'amenait dans une barque grande et pleine… sur laquelle elle s'élançait pour partir vers ces rives ignorées, ce pays des chimères, qui fait paraître la vie réelle un rêve à demi effacé, à ceux qui s'éprennent dès leur enfance des grandes coquilles de nacre, où l'on monte pour aborder à ces îles où tous sont beaux et jeunes… hommes et femmes couronnés de fleurs, les cheveux flottants sur les épaules… tenant des coupes et des harpes d'une forme étrange… ayant des chants et des voix qui ne sont pas de ce monde… s'aimant tous également d'un amour tout divin!… Où des jets d'eau parfumés tombent dans des bassins d'argent… où des roses bleues croissent dans des vases de Chine… où les perspectives sont enchantées… où l'on marche sans chaussure sur des mousses unies comme des tapis de velours… où l'on court, où l'on chante, en se dispersant à travers des buissons embaumés!…29»

Elle connaissait si bien «ces amis inconnus» qu'après les avoir revus, «elle ne pouvait y songer sans palpitations tout le long du jour…» Elle était une initiée de ce monde hoffmannique, elle qui avait surpris de si ineffables sourires sur les portraits des morts30; elle qui avait vu sur quelles fêtes les rayons du soleil viennent poser une auréole, en descendant du haut de quelque vitrage gothique comme un bras de Dieu, lumineux et intangible, entouré d'un tourbillon d'atomes; elle qui avait reconnu de si splendides apparitions revêtues de l'or, des pourpres et des gloires du couchant! Le fantastique n'avait point de mythe dont elle ne possédât le secret.

Elle fut donc curieuse de connaître celui qui avait fui à tire-d'ailes «vers ces paysages impossibles à décrire, mais qui doivent exister quelque part sur la terre ou dans quelqu'une de ces planètes, dont on aime à contempler la lumière dans les bois, au coucher de la lune31.» Elle voulut voir de ses yeux celui qui, les ayant aussi découverts, ne voulait plus les déserter, ni jamais faire retourner son cœur et son imagination à ce monde si semblable aux plages de la Finlande, où l'on ne peut échapper aux fanges et aux vases bourbeuses qu'en gravissant le granit décharné des rocs solitaires. Fatiguée de ce songe appesantissant qu'elle avait appelé Lélia; fatiguée de rêver un impossible grandiose pétri avec les matériaux de cette terre, elle fut désireuse de rencontrer cet artiste, amant d'un impossible incorporel, ennuagé, avoisinant les régions sur-lunaires!

Mais, hélas! si ces régions sont exemptes des miasmes de notre atmosphère, elles ne le sont point de nos plus désolées tristesses. Ceux qui s'y transportent y voient des soleils qui s'allument, mais d'autres qui s'éteignent. Les plus nobles astres des plus rayonnantes constellations, y disparaissent un à un. Les étoiles tombent, comme une goutte de rosée lumineuse, dans un néant dont nous ne connaissons même pas le béant abîme et l'imagination, en contemplant ces savanes de l'éther, ce bleu sahara aux oasis errantes et périssables, s'accoutume à une mélancolie que ne parviennent plus à interrompre, ni l'enthousiasme, ni l'admiration. L'âme engouffre ces tableaux, elle les absorbe, sans même en être agitée, pareille aux eaux dormantes d'un lac qui reflètent à leur surface le cadre et le mouvement de ses rivages, sans se réveiller de leur engourdissement.—«Cette mélancolie atténue jusqu'aux vivaces bouillonnements du bonheur, par la fatigue attachée à cette tension de l'âme au-dessus de la région qu'elle habite naturellement… elle fait sentir pour la première fois l'insuffisance de la parole humaine, à ceux qui l'avaient tant étudiée et s'en étaient si bien servi… Elle transporte loin de tous les instincts actifs et pour ainsi dire militants… pour faire voyager dans les espaces, se perdre dans l'immensité en courses aventureuses, bien au-dessus des nuages,… où l'on ne voit plus que la terre est belle, car on ne regarde que le ciel,… où la réalité n'est plus envisagée avec le sentiment poétique de l'auteur de Waverley, mais où, idéalisant la poésie même, on peuple l'infini de ses propres créations, à la manière de Manfred»32.

Mme Sand avait-elle pressenti à l'avance cette inénarrable mélancolie, cette volonté immiscible, cet exclusivisme impérieux qui gît au fond des habitudes contemplatives, qui s'empare des imaginations se complaisant à la poursuite de rêves dont les types n'existent pas dans le milieu où ces êtres se trouvent? Avait-elle prévu la forme que prennent pour eux les attachements suprêmes, l'absolue absorption dont ils font le synonyme de tendresse? Il faut, à quelques égards du moins, être instinctivement dissimulé à leur manière pour saisir dès l'abord le mystère de ces caractères concentrés, se repliant promptement sur eux-mêmes, pareils à certaines plantes qui ferment leurs feuilles devant les moindres bises importunes, ne les déroulant qu'aux rayons d'un soleil propice. On a dit de ces natures qu'elles sont riches par exclusivité, en opposition à celles qui sont riches par exubérance. «Si elles se rencontrent et se rapprochent, elles ne peuvent se foudre l'une dans l'autre», ajoute le romancier que nous citons; «l'une des deux doit dévorer l'autre et n'en laisser que des cendres!» Ah! ce sont les natures comme celles du frêle musicien dont nous remémorons les jours, qui périssent en se dévorant elles-mêmes, ne voulant, ni ne pouvant vivre que d'une seule vie, une vie conforme aux exigences de leur idéal.

Chopin semblait redouter cette femme au-dessus des autres femmes qui, comme une prêtresse de Delphes, disait tant de choses que les autres ne savaient pas dire. Il évita, il retarda sa rencontre. Mme Sand ignora et, par une simplicité charmante qui fut un de ses plus nobles attraits, ne devina pas cette crainte de sylphe. Elle vint au-devant de lui et sa vue dissipa bientôt les préventions contre les femmes-auteurs, que jusque là il avait obstinément nourries.

Dans l'automne de 1837, Chopin éprouva des atteintes inquiétantes d'un mal qui ne lui laissa que comme une moitié de forces vitales. Des symptômes alarmants l'obligèrent à se rendre dans le Midi pour éviter les rigueurs de l'hiver. Mme Sand, qui fut toujours si vigilante et si compatissante aux souffrances de ses amis, ne voulut pas le voir partir seul alors que son état réclamait tant de soins. Elle se décida à l'accompagner. On choisit pour s'y rendre les îles Baléares, où l'air de la mer, joint à un climat toujours tiède, est particulièrement salubre aux malades attaqués de la poitrine. Lorsque Chopin partait, son état fut si alarmant que plus d'une fois on exigea dans les hôtels où il n'avait passé qu'une couple de nuits, le payement du bois de lit et du matelas qui lui avaient servis afin les de brûler aussitôt, le croyant arrivé à cette période des maladies de poitrine où elles sont facilement contagieuses. Aussi, le voyant si languissant à son départ, ses amis osaient à peine espérer son retour. Et pourtant! Quoiqu'il fît une longue et douloureuse maladie à l'île de Majorque où il resta six mois, à partir d'un bel automne jusqu'à un printemps splendide, sa santé s'y rétablit assez pour paraître améliorée pendant plusieurs années.

Fut-ce le climat seul qui le rappella à la vie? La vie ne le retint-elle point par son charme suprême? Peut-être ne vécut-il que parce qu'il voulut vivre, car qui sait où s'arrêtent les droits de la volonté sur notre corps? Qui sait quel arôme intérieur elle peut dégager pour le préserver de la décadence, quelles énergies elle peut insuffler aux organes atones! Qui sait enfin, où finit l'empire de l'âme sur la matière? Qui peut dire en combien notre imagination domine nos sens, double leurs facultés ou accélère leur éteignement, soit qu'elle ait étendu cet empire en l'exerçant longtemps et âprement, soit qu'elle en réunisse spontanément les forces oubliées pour les concentrer dans un moment unique? Lorsque tous les prismes du soleil sont rassemblés sur le point culminant d'un cristal, ce fragile foyer n'allume-t-il pas une flamme de céleste origine?

Tous les prismes du bonheur se rassemblèrent dans cette époque de la vie de Chopin. Est-il surprenant qu'ils aient rallumé sa vie et qu'elle brillât à cet instant de son plus vif éclat? Cette solitude, entourée des flots bleus de la Méditerranée, ombragée de lauriers, d'orangers et de myrthes, semblait répondre par son site même au vœu ardent des jeunes âmes, espérant encore en leurs plus bénignes et plus naïves illusions, soupirant après le bonheur dans une île déserte! Il y respira cet air après lequel les natures dépaysées ici-bas éprouvent une cruelle nostalgie; cet air qu'on peut trouver partout et ne rencontrer nulle part, selon les âmes qui le respirent avec nous: l'air de ces contrées imaginées, qu'en dépit de toutes les réalités et de tous les obstacles on découvre si aisément lorsqu'on les cherche à deux! L'air de cette patrie de l'idéal, où l'on voudrait entraîner ce que l'on chérit, en répétant avec Mignon: Dahin! Dahin!… lass uns ziehn!

Tant que sa maladie dura, Mme Sand ne quitta pas d'un instant le chevet de celui qui l'aima d'une affection dont la reconnaissance ne perdit jamais son intensité, en perdant ses joies. Il lui resta fidèle alors même que son attachement devint douloureux, «car il semblait que cet être fragile se fût absorbé et consumé dans le foyer de son admiration..... D'autres cherchent le bonheur dans leurs tendresses: quand ils ne l'y trouvent plus, ces tendresses s'en vont tout doucement; en cela ils sont comme tout le monde. Mais lui, aimait pour aimer. Aucune souffrance ne pouvait le rebuter. Il pouvait entrer dans une nouvelle phase, celle de la douleur, après avoir épuisé celle de l'ivresse; mais la phase du refroidissement ne devait jamais arriver pour lui. C'eut été celle de l'agonie physique; car son attachement était devenu sa vie et, délicieux ou amer, il ne dépendait plus de lui de s'y soustraire un seul instant»33. Jamais, en effet, depuis lors, Mme Sand ne cessa d'être aux yeux de Chopin la femme surnaturelle qui avait fait rétrograder pour lui les ombres de la mort, qui avait changé ses souffrances en langueurs adorables.

Pour le sauver, pour l'arracher à une fin si précoce, elle le disputa courageusement à la maladie. Elle l'entoura de ces soins divinatoires et instinctifs, qui sont maintes fois des remèdes plus salutaires que ceux de la science. Elle ne connut en le veillant, ni la fatigue, ni l'abattement, ni l'ennui. Ni ses forces, ni son humeur ne fléchirent à la tâche, comme chez ces mères aux robustes santés qui paraissent communiquer magnétiquement une partie de leur vigueur à leurs enfants débiles, dont on peut dire que plus ils réclament constamment leurs soins, et plus ils absorbent leurs préférences. Enfin, le mal céda. «L'obsession funèbre qui rongeait secrètement l'esprit du malade et y corrodait tout paisible contentement, se dissipa graduellement. Il laissa le facile caractère et l'aimable sérénité de son amie chasser les tristes pensées, les lugubres pressentiments, pour entretenir son bien-être intellectuel»34.

Le bonheur succéda aux sombres craintes, avec la gradation progressive et victorieuse d'un beau jour qui se lève après une nuit obscure, pleine de terreurs. La voûte de ténèbres, qui pèse d'abord sur les têtes, semble si lourde qu'on se prépare à une catastrophe prochaine et dernière, sans même oser songer à la délivrance, lorsque l'œil angoissé découvre tout à coup un point où ces ténèbres s'éclaircissent, telles qu'une ouate opaque dont l'épaisseur céderait sous des doigts invisibles qui la déchirent. À ce moment pénètre le premier rayon d'espoir dans les âmes. On respire plus librement, comme ceux qui, perdus dans une noire caverne, aperçoivent enfin une lueur, fût-elle encore douteuse! Cette lueur indécise est la première aube, projetant des teintes si incolores qu'on pourrait croire assister à une tombée de nuit, à l'éteignement d'un crépuscule mourant. Mais l'aurore s'annonce par la fraîcheur des brises qui, comme des avant-coureurs bénis, portent le message de salut dans leurs haleines vivaces et pures. Un baume végétal traverse l'air, comme le frémissement d'une espérance encouragée et raffermie. Un oiseau plus matinal de hasard fait entendre sa joyeuse vocalise, qui retentit dans le cœur comme le premier éveil consolé qu'on accepte pour gage d'avenir. D'imperceptibles, mais sûrs indices persuadent en se multipliant que dans cette lutte des ténèbres et de la lumière, de la mort et de la vie, ce sont les deuils de la nuit qui doivent être vaincus. L'oppression diminue. En levant les yeux vers le dôme de plomb, on croit déjà qu'il pèse moins fatalement, qu'il a perdu de sa terrifiante fixité.

Peu à peu les clartés grisâtres augmentent et s'allongent à l'horizon, en lignes étroites comme des fissures. Incontinent, elles s'élargissent: elles rongent leurs bords, elles font irruption, comme la nappe d'un étang inondant en flaques irrégulières ses arides rivages. Des oppositions tranchées se forment, des nuées s'amoncellent en bancs sablonneux; on dirait des digues accumulées pour arrêter les progrès du jour. Mais, comme ferait l'irrésistible courroux des grandes eaux, la lumière les ébrèche, les démolit, les dévore et, à mesure qu'elle s'élève, des flots empourprés viennent les rougir. Cette lumière qui apporte la sécurité, brille en cet instant d'une grâce conquérante et timide dont la chaste douceur fait ployer le genou de reconnaissance. Le dernier effroi a disparu, on se sent renaître!

Dès lors les objets surgissent à la vue comme s'ils ressuscitaient du néant. Un voile d'un rose uniforme semble les recouvrir, jusqu'à ce que la lumière, augmentant d'intensité sa gaze légère, se plisse çà et là en ombres d'un pâle incarnat, tandis que les plans avancés s'éclairent d'un blanc et resplendissant reflet. Tout d'un coup, l'orbe brillant envahit le firmament. Plus il s'étend, plus son foyer gagne d'éclat. Les vapeurs s'amassent et se roulent de droite et de gauche, comme des pans de rideaux. Alors tout respire, tout palpite, s'anime, remue, bruit, chante: les sons se mêlent, se croisent, se heurtent, se confondent. L'immobilité ténébreuse fait place au mouvement; il circule, s'accélère, se répand. Les vagues du lac se gonflent, comme un sein ému d'amour. Les larmes de la rosée, tremblantes comme celles de l'attendrissement, se distinguent de plus en plus; l'on voit étinceler, l'un après l'autre, sur les herbes humides, des diamants qui attendent que le soleil vienne peindre leurs scintillements. À l'Orient, le gigantesque éventail de lumière s'ouvre toujours plus large et plus vaste. Des lanières d'or, des paillettes d'argent, des franges violettes, des lisérés d'écarlate, le recouvrent de leurs immenses broderies. Des reflets mordorés panachent ses branches. À son centre, le carmin plus vif prend la transparence du rubis, se nuance d'orange comme le charbon, s'évase comme une torche, grandit enfin comme un bouquet de flammes, qui monte, monte, monte encore, d'ardeurs en ardeurs, toujours plus incandescent.

Enfin le Dieu du Jour paraît! Son front éblouissant est orné d'une chevelure lumineuse. Il se lève lentement; mais à peine s'est-il dévoilé tout entier, qu'il s'élance, se dégage de tout ce qui l'entoure et prend instantanément possession du ciel, laissant la terre loin au-dessous de lui.

Le souvenir des jours passés à l'île Majorque resta dans le cœur de Chopin comme celui d'un ravissement, d'une extase, que le sort n'accorde qu'une fois à ses plus favorisés. «Il n'était plus sur terre, il vivait dans un empyrée de nuages d'or et de parfums; il semblait noyer son imagination si exquise et, si belle dans un monologue avec Dieu même, et si parfois, sur le prisme radieux où il s'oubliait, quelque incident faisait passer la petite lanterne magique du monde, il sentait un affreux malaise, comme si, au milieu d'un concert sublime, une vielle criarde venait mêler ses sons aigus et un motif musical vulgaire aux pensées divines des grands maîtres»35. Dans la suite, il parla de cette période avec une reconnaissance toujours émue, comme d'un de ces bienfaits qui suffisent au bonheur d'une existence, il ne lui semblait pas possible de jamais retrouver ailleurs une félicité où, en se succédant, les tendresses de la femme et les étincellements du génie marquent le temps, pareillement à cette horloge de fleurs que Linné avait établie dans ses serres d'Upsal, pour indiquer les heures par leurs réveils successifs, exhalant à chaque fois d'autres parfums, révélant d'autres couleurs, à mesure que s'ouvraient leurs calices de formes diverses.

27.Lettres d'un voyageur.
28.André.
29.Lettres d'un voyageur.
30.Spiridion.
31.Lettres d'un voyageur.
32.Lucrezia Floriani.
33.Lucrezia Floriani.
34.Lucrezia Floriani.
35.Lucrezia Floriani.
Yaş sınırı:
0+
Litres'teki yayın tarihi:
09 nisan 2019
Hacim:
290 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain
İndirme biçimi:
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Phänomenologie des Geistes
Georg Wilhelm Friedrich Hegel
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