Kitabı oku: «Honoré de Balzac», sayfa 5
V
Par une bizarrerie de nature qui lui est commune avec plusieurs des écrivains les plus poétiques de ce siècle, tels que Chateaubriand, madame de Staël, George Sand, Mérimée, Janin, Balzac ne possédait ni le don ni l'amour du vers, quelque effort qu'il fit d'ailleurs pour y arriver. Sur ce point, son jugement si fin, si profond, si sagace faisait défaut; il admirait un peu au hasard et en quelque sorte d'après la notoriété publique. Nous ne croyons pas, bien qu'il professât un grand respect pour Victor Hugo, qu'il ait jamais été fort sensible aux qualités lyriques du poète, dont la prose sculptée et colorée à la fois l'émerveillait. Lui, si laborieux pourtant et qui retournait une phrase autant de fois qu'un versificateur peut remettre un alexandrin sur l'enclume, il trouvait le travail métrique puéril, fastidieux et sans utilité. Il eût volontiers récompensé d'un boisseau de pois ceux qui parvenaient à faire passer l'idée par l'anneau étroit du rhythme, comme fit Alexandre pour le Grec habile à lancer de loin des boulettes dans une bague; le vers, avec sa forme arrêtée et pure, sa langue elliptique et peu propre à la multiplicité du détail, lui semblait un obstacle inventé à plaisir, une difficulté superflue ou un moyen de mnémonique à l'usage des temps primitifs. Sa doctrine était là‐dessus à peu de chose près celle de Stendhal: « L'idée qu'un ouvrage a été fait à cloche‐pied peut‐elle ajouter au plaisir qu'il produit? » – L'école romantique contenait dans son sein quelques adeptes, partisans de la vérité absolue, qui rejetaient le vers comme peu ou point naturel. Si Talma disait: « Pas de beaux vers! » Beyle disait: « Pas de vers du tout. » C'était au fond le sentiment de Balzac, quoique pour paraître large, compréhensif, universel, il fît quelquefois dans le monde semblant d'admirer la poésie, de même que les bourgeois simulent un grand enthousiasme pour la musique qui les ennuie profondément. Il s'étonnait toujours de nous voir faire des vers et du plaisir que nous y prenions. – « Ce n'était pas de la copie, » disait‐il, et s'il nous estimait, nous le devions à notre prose. Tous les écrivains, jeunes alors, qui se rattachaient au mouvement littéraire représente par Hugo se servaient, comme le maître de la lyre ou de la plume: Alfred de Vigny, Sainte‐Beuve, Alfred de Musset, parlaient indifféremment la langue des dieux et la langue des hommes. Nous‐même, s'il nous est permis de nous citer après des noms si glorieux, nous avons eu dès le début cette double faculté. Il est toujours facile aux poètes de descendre à la prose. L'oiseau peut marcher au besoin, mais le lion ne vole pas Les prosateurs‐nés ne s'élèvent jamais à la poésie, quelque poétiques qu'ils soient d'ailleurs. C'est un don particulier que celui de la parole rhythmée, et tel le possède sans pour cela être un grand génie, tandis qu'il est refusé souvent à des esprits supérieurs. Parmi les plus fiers qui le dédaignent en apparence, plus d'un garde même à son insu comme une secrète rancune de ne pas l'avoir.
Dans les deux mille personnages de La Comédie Humaine, il se trouve deux poètes: le Canalis, de Modeste Mignon, et le Lucien de Rubempré, de Splendeurs et Misères des Courtisanes. Balzac les a représentés l'un et l'autre sous des traits peu favorables. Canalis est un esprit sec, froid, stérile, plein de petitesses, un adroit arrangeur de mots, un joaillier en faux, qui sertit du strass dans de l'argent doré, et compose des colliers en perles de verre. Ses volumes à blancs multipliés, à grandes marges, à larges intervalles, ne contiennent qu'un néant mélodieux, qu'une musique monotone, propre à endormir ou faire rêver les jeunes pensionnaires. Balzac, qui épouse ordinairement avec chaleur les intérêts de ses personnages, semble prendre un secret plaisir à ridiculiser celui‐ci et à le mettre dans des positions embarrassantes: il crible sa vanité de mille ironies et de mille sarcasmes, et finit par lui ôter Modeste Mignon avec sa grande fortune, pour la donner à Ernest de la Brière. Ce dénoûment, contraire au commencement de l'histoire, pétille de malice voilée et de fine moquerie. On dirait que Balzac est personnellement heureux du bon tour qu'il joue à Canalis. Il se venge, à sa façon, des anges, des sylphes, des lacs, des cygnes, des saules, des nacelles, des étoiles et des lyres prodiguées par le poète.
Si dans Canalis nous avons le faux poète, économisant sa maigre veine et lui mettant des barrages pour qu'elle puisse couler, écumer et bruire pendant quelques minutes, de manière à simuler la cascade, l'homme habile se servant de ses succès littéraires laborieusement préparés pour ses ambitions politiques, l'être positif aimant l'argent, les croix, les pensions et les honneurs, malgré ses attitudes élégiaques et ses poses d'ange regrettant le ciel, Lucien de Rubempré nous montre le poète paresseux, frivole, insouciant, fantasque et nerveux comme une femme, incapable d'effort suivi, sans force morale, vivant aux crocs des comédiennes et des courtisanes, marionnette dont le terrible Vautrin, sous le pseudonyme de Carlos Herrera, tire les ficelles à son gré. Malgré tous ses vices, il est vrai, Lucien est séduisant; Balzac l'a doté d'esprit, de beauté, de jeunesse, d'élégance; les femmes l'adorent; mais il finit par se pendre à la Conciergerie. Balzac a fait tout ce qu'il a pu pour mener à bien le mariage de Clotilde de Grandlieu avec l'auteur des Marguerite ; par malheur les exigences de la morale étaient là, et qu'eût dit le faubourg Saint‐Germain de La Comédie Humaine, si l'élève du forçat Jacques Collin avait épousé la fille d'un duc ?
A propos de l'auteur des Marguerite, consignons ici un petit renseignement qui pourra amuser les curieux littéraires. Les quelques sonnets que Lucien de Rubempré fait voir comme échantillon de son volume de vers au libraire Dauriat ne sont pas de Balzac, qui ne faisait pas de vers, et demandait à ses amis ceux dont il avait besoin. Le sonnet sur la Marguerite est de madame de Girardin, le sonnet sur le Camellia de Lassailly, celui sur la Tulipe de votre serviteur.
Modeste Mignon renferme aussi une pièce de vers, mais nous en ignorons l'auteur.
Comme nous l'avons dit à propos de Mercadet, Balzac était un admirable lecteur, et il voulut bien, un jour, nous lire quelques‐uns de nos propres vers. – Il nous récita, entre autres, La Fontaine du Cimetière. Comme tous les prosateurs, il lisait pour le sens, et tâchait de dissimuler le rhythme que les poètes, lorsqu'ils débitent leurs vers tout haut, accentuent au contraire d'une façon insupportable à tout le monde, mais qui les ravit tout seuls, et nous eûmes ensemble, à ce propos, une longue discussion, qui ne servit, comme toujours, qu'à nous entêter chacun dans notre opinion particulière.
Le grand homme littéraire de La Comédie Humaine est Daniel d'Arthez, un écrivain sérieux, piocheur, et longtemps enfoui, avant d'arriver à la gloire, dans d'immenses études de philosophie, d'histoire et de linguistique. Balzac avait peur de la facilité, et il ne croyait pas qu'une œuvre rapide pût être bonne. Sous ce rapport, le journalisme lui répugnait singulièrement, et il regardait le temps et le talent qu'on y consacrait comme perdus; il n'aimait guère non plus les journalistes, et lui, si grand critique pourtant, méprisait la critique. Les portraits peu flattés qu'il a tracés d'Etienne Loustau, de Nathan, de Vernisset, d'Andoche Finot, représentent assez bien son opinion réelle à l'endroit de la presse. Emile Blondet, mis dans cette mauvaise compagnie pour représenter le bon écrivain, est récompensé de ses articles aux Débats imaginaires de La Comédie Humaine par un riche mariage avec la veuve d'un général, qui lui permet de quitter le journalisme.
Du reste, Balzac ne travailla jamais au point de vue du journal, Il portait ses romans aux revues et aux feuilles quotidiennes tels qu'ils lui étaient venus, sans préparer de suspensions et de traquenards d'intérêt à la fin de chaque feuilleton, pour faire désirer la suite. La chose était coupée en tartines à peu près d'égale longueur, et quelquefois la description d'un fauteuil commencée la veille finissait le lendemain. Avec raison, il ne voulait pas diviser son œuvre en petits tableaux de drame ou de vaudeville; il ne pensait qu'au livre. Cette façon de procéder nuisit souvent au succès immédiat que le journalisme exige des auteurs qu'il emploie. Eugène Sue, Alexandre Dumas l'emportèrent fréquemment sur Balzac dans ces batailles de chaque matin qui passionnaient alors le public. Il n'obtint pas de ces vogues immenses, comme celles des Mystères de Paris et du Juif‐Errant, des Mousquetaires et de Monte‐Cristo. – Les Paysans, ce chef‐d'œuvre, provoquèrent même un grand nombre de désabonnements à la Presse, où en parut la première partie. On dut interrompre la publication. Tous les jours arrivaient des lettres qui demandaient qu'on en finît. – On trouvait Balzac ennuyeux !
On n'avait pas encore bien compris la grande idée de l'auteur de La Comédie Humaine – prendre la société moderne – et faire sur Paris et notre époque ce livre qu'aucune civilisation antique ne nous a malheureusement laissé. L'édition compacte de La Comédie Humaine, en rassemblant toutes ses œuvres éparses, mit en relief l'intention philosophique de l'écrivain. A dater de là, Balzac grandit considérablement dans l'opinion, et l'on cessa enfin de le considérer « comme le plus fécond de nos romanciers, » phrase stéréotypée qui l'irritait autant que celle‐ci « l'auteur d'Eugénie Grandet. »
L'on a fait nombre de critiques sur Balzac et parlé de lui de bien des façons, mais on n'a pas insisté sur un point très‐caractéristique à notre avis: – ce point est la modernité absolue de son génie. Balzac ne doit rien à l'antiquité; – pour lui il n'y a ni Grecs ni Romains, et il n'a pas besoin de crier qu'on l'en délivre. On ne retrouve dans la composition de son talent aucune trace d'Homère, de Virgile, d'Horace, pas même du De Viris Illustribus; personne n'a jamais été moins classique.
Balzac, comme Gavarni, a vu ses contemporains; et, dans l'art, la difficulté suprême c'est de peindre ce qu'on a devant les yeux; on peut traverser son époque sans l'apercevoir, et c'est ce qu'ont fait beaucoup d'esprits éminents.
Etre de son temps, – rien ne paraît plus simple et rien n'est plus malaisé! Ne porter aucunes lunettes, ni bleues ni vertes, penser avec son propre cerveau, se servir de la langue actuelle, ne pas recoudre en centons les phrases de ses prédécesseurs! Balzac posséda ce rare mérite. Les siècles ont leur perspective et leur recul; à cette distance les grandes masses se dégagent, les lignes s'arrêtent, les détails papillotants disparaissent; à l'aide des souvenirs classiques, des noms harmonieux de l'antiquité, le dernier rhétoricien venu fera une tragédie, un poème, une étude historique. Mais, se trouver dans la foule, coudoyé par elle, et en saisir l'aspect, en comprendre les courants, y démêler les individualités, dessiner les physionomies de tant d'êtres divers, montrer les motifs de leurs actions, voilà qui exige un génie tout spécial, et ce génie, l'auteur de La Comédie Humaine l'eut à un degré que personne n'égala et n'égalera probablement.
Cette profonde compréhension des choses modernes rendait, il faut le dire, Balzac peu sensible à la beauté plastique. Il lisait d'un œil négligent les blanches strophes de marbre où l'art grec chanta la perfection de la forme humaine. Dans le Musée des antiques, il regardait la Vénus de Milo sans grande extase, mais la Parisienne arrêtée devant l'immortelle statue, drapée de son long cachemire filant sans un pli de la nuque au talon, coiffée de son chapeau à voilette de Chantilly, gantée de son étroit gant Jouvin, avançant sous l'ourlet de sa robe à volants le bout verni de sa bottine claquée, faisait pétiller son œil de plaisir. Il en analysait les coquettes allures, il en dégustait longuement les grâces savantes, tout en trouvant comme elle que la déesse avait la taille bien lourde et ne ferait pas bonne figure chez mesdames de Beauséant, de Listomère ou d'Espard. La beauté idéale, avec ses lignes sereines et pures, était trop simple, trop froide, trop une, pour ce génie compliqué, touffu et divers. – Aussi dit‐il quelque part: « Il faut être Raphaël pour faire beaucoup de vierges. » – Le caractère lui plaisait plus que le style, et il préférait la physionomie à la beauté. Dans ses portraits de femme, il ne manque jamais de mettre un signe, un pli, une ride, une plaque rose, un coin attendri et fatigué, une veine trop apparente, quelque détail indiquant les meurtrissures de la vie qu'un poète, traçant la même image, eut à coup sûr supprimé, à tort sans doute.
Nous n'avons nullement l'intention de critiquer Balzac en cela. Ce défaut est sa principale qualité. Il n'accepta rien des mythologies et des traditions du passé, et il ne connut pas, heureusement pour nous, cet idéal fait avec les vers des poètes, les marbres de la Grèce et de Rome, les tableaux de la Renaissance, qui s'interpose entre les yeux des artistes et la réalité. Il aima la femme de nos jours telle qu'elle est, et non pas une pale statue; il l'aima dans ses vertus, dans ses vices, dans ses fantaisies, dans ses châles, dans ses robes, dans ses chapeaux, et la suivit à travers la vie, bien au‐delà du point de la route où l'amour la quitte. Il en prolongea la jeunesse de plusieurs saisons, lui fit des printemps avec les étés de la Saint‐Martin, et en dora le couchant des plus splendides rayons. On est si classique, en France, qu'on ne s'est pas aperçu, après deux mille ans, que les roses, sous notre climat, ne fleurissent pas en avril comme dans les descriptions des poètes antiques, mais en juin, et que nos femmes commencent à être belles à l'âge où celles de la Grèce, plus précoces, cessaient de l'être. Que de types charmants il a imaginés ou reproduits! Madame Firmiani, la duchesse de Maufrigneuse, la princesse de Cadignan, madame de Morsauf, lady Dudley, la duchesse de Langeais, madame Jules, Modeste Mignon, Diane de Chaulieu, sans compter les bourgeoises, les grisettes et les dames aux camélias de son demi‐monde.
Et comme il aimait et connaissait ce Paris moderne, dont en ce temps‐là les amateurs de couleur locale et de pittoresque appréciaient si peu la beauté! Il le parcourait en tous sens de nuit et de jour; il n'est pas de ruelle perdue, de passage infect, de rue étroite, boueuse et noire qui ne devînt sous sa plume une eau‐forte digne de Rembrandt, pleine de ténèbres fourmillantes et mystérieuses où scintille une tremblotante étoile de lumière. Richesses et misères, plaisirs et souffrances, hontes et gloires, grâces et laideurs, il savait tout de sa ville chérie; c'était pour lui un monstre énorme, hybride, formidable, un polype aux cent mille bras qu'il écoutait et regardait vivre, et qui formait à ses yeux comme une immense individualité. – Voyez à ce propos les merveilleuses pages placées au commencement de La Fille aux Yeux d'Or, dans lesquelles Balzac, empiétant sur l'art du musicien, a voulu, comme dans une symphonie à grand orchestre, faire chanter ensemble toutes les voix, tous les sanglots, tous les cris, toutes les rumeurs, tous les grincements de Paris en travail !
De cette modernité sur laquelle nous appuyons à dessein provenait, sans qu'il s'en doutât, la difficulté de travail qu'éprouvait Balzac dans l'accomplissement de son œuvre: la langue française épurée par les classiques du XVIIème siècle, n'est propre, lorsqu'on veut s'y conformer, qu'à rendre des idées générales, et qu'à peindre des figures conventionnelles dans un milieu vague. Pour exprimer cette multiplicité de détails, de caractères, de types, d'architectures, d'ameublements, Balzac fut obligé de se forger une langue spéciale, composée de toutes les technologies, de tous les argots de la science, de l'atelier, des coulisses, de l'amphithéâtre même. Chaque mot qui disait quelque chose était le bienvenu, et la phrase, pour le recevoir, ouvrait une incise, une parenthèse, et s'allongeait complaisamment. – C'est ce qui a fait dire aux critiques superficiels que Balzac ne savait pas écrire. – Il avait, bien qu'il ne le crût pas, un style et un très‐beau style, – le style nécessaire, fatal et mathématique de son idée !
VI
Personne ne peut avoir la prétention de faire une biographie complète de Balzac; toute liaison avec lui était nécessairement coupée de lacunes, d'absences, de disparitions. Le travail commandait absolument la vie de Balzac, et si, comme il le dit lui‐même avec un accent de touchante sensibilité dans une lettre à sa sœur, il a sacrifié sans peine à ce dieu jaloux les joies et les distractions de l'existence, il lui en a coûté de renoncer à tout commerce un peu suivi d'amitié. Répondre quelques mots à une longue missive devenait pour lui dans ses accablements de besogne une prodigalité qu'il pouvait rarement se permettre; il était l'esclave de son œuvre et l'esclave volontaire. Il avait, avec un cœur très‐bon et très‐tendre, l'égoïsme du grand travailleur. Et qui eût songé à lui en vouloir de négligences forcées et d'oublis apparents, lorsqu'on voyait les résultats de ses fuites ou de ses réclusions? Quand, l'œuvre parachevée, il reparaissait, on eût dit qu'il vous eût quitté la veille, et il reprenait la conversation interrompue, comme si quelquefois six mois et plus ne se fussent pas écoulés. Il faisait des voyages en France pour étudier les localités où il plaçait ses Scènes de Province, et se retirait chez des amis, en Touraine, ou dans la Charente, trouvant là un calme que ses créanciers ne lui laissaient pas toujours à Paris. Après quelque grand ouvrage, il se permettait, parfois, une excursion plus longue en Allemagne, dans la haute Italie, ou en Suisse; mais ces courses faites rapidement, avec des préoccupations d'échéances à payer, de traités à remplir, et un viatique assez borné, le fatiguaient peut‐être plus qu'elles ne le reposaient. – Son grand œil buvait les cieux, les horizons, les montagnes, les paysages, les monuments, les maisons, les intérieurs pour les confier à cette mémoire universelle et minutieuse qui ne lui fit jamais défaut. Supérieur en cela aux poètes descriptifs, Balzac voyait l'homme en même temps que la nature; il étudiait les physionomies, les mœurs, les passions, les caractères du même regard que les sites, les costumes et le mobilier. Un détail lui suffisait, comme à Cuvier le moindre fragment d'os, pour supposer et reconstituer juste une personnalité entrevue en passant. L'on a souvent loué chez Balzac, et avec raison, son talent d'observateur; mais, quelque grand qu'il fût, il ne faut pas s'imaginer que l'auteur de La Comédie Humaine copiât toujours d'après nature ses portraits d'une vérité si frappante d'ailleurs. Son procédé ne ressemble nullement à celui de Henri Monnier, qui suit dans la vie réelle un individu pour en faire le croquis au crayon et à la plume, dessinant ses moindres gestes, écrivant ses phrases les plus insignifiantes de façon à obtenir à la fois une plaque de daguerréotype et une page de sténographie. Enseveli la plupart du temps dans les fouilles de ses travaux, Balzac n'a pu matériellement observer les deux mille personnages qui jouent leur rôle dans sa comédie aux cent actes; mais tout homme, quand il a l'œil intérieur, contient l'humanité: c'est un microcosme où rien ne manque.
Il a, non pas toujours, mais souvent observé en lui‐même les types nombreux qui vivent dans son œuvre. C'est pour cela qu'ils sont si complets. Nul ne saurait suivre absolument la vie d'un autre; en pareil cas, il y a des motifs qui restent obscurs, des détails inconnus, des actions dont on perd la trace. Dans le portrait même le plus fidèle, il faut une part de création. Balzac a donc créé beaucoup plus qu'il n'a vu. Ses rares facultés d'analyste, de physiologiste, d'anatomiste, ont servi seulement chez lui le poète, de même qu'un préparateur sert le professeur en chaire lorsqu'il lui passe les substances dont il a besoin pour ses démonstrations.
Ce serait peut‐être ici le lieu de définir la vérité telle que l'a comprise Balzac; en ce temps de réalisme, il est bon de s'entendre sur ce point. La vérité de l'art n'est point celle de la nature; tout objet rendu par le moyen de l'art contient forcément une part de convention; faites‐la aussi petite que possible, elle existe toujours, ne fût‐ce en peinture que la perspective, en littérature que la langue. Balzac accentue, grandit, grossit, élague, ajoute, ombre, éclaire, éloigne ou approche les hommes ou les choses selon l'effet qu'il veut produire. Il est vrai, sans doute, mais avec les augmentations et les sacrifices de l'art. Il prépare des fonds sombres et frottés de bitume à ses figures lumineuses, il met des fonds blancs derrière ses figures brunes. Comme Rembrandt, il pique à propos la paillette de jour sur le front ou le nez du personnage; – quelquefois, dans la description, il obtient des résultats fantastiques et bizarres, en plaçant, sans en rien dire, un microscope sous l'œil du lecteur; les détails apparaissent alors avec une netteté surnaturelle, une minutie exagérée, des grossissements incompréhensibles et formidables; les tissus, les squames, les pores, les villosités, les grains, les fibres, les filets capillaires prennent une importance énorme, et font d'un visage insignifiant à l'œil nu une sorte de mascaron chimérique aussi amusant que les masques sculptés sous la corniche du Pont‐Neuf et vermiculés par le temps. Les caractères sont aussi poussés à outrance, comme il convient à des types: si le baron Hulot est un libertin, il personnifie en outre la luxure: c'est un homme et un vice, une individualité et une abstraction; il réunit en lui tous les traits épars du caractère. Où un écrivain de moindre génie eût fait un portrait, Balzac a fait une figure. Les hommes n'ont pas tant de muscles que Michel‐Ange leur en met pour donner l'idée de la force. Balzac est plein de ces exagérations utiles, de ces traits noirs qui nourrissent et soutiennent le contour; il imagine en copiant, à la façon des maîtres, et imprime sa touche à chaque chose. Comme ce n'est pas une critique littéraire, mais une étude biographique que nous faisons, nous ne pousserons pas plus loin ces remarques qu'il suffit d'indiquer. Balzac, que l'école réaliste semble vouloir revendiquer pour maître, n'a aucun rapport de tendance avec elle.
Contrairement à certaines illustrations littéraires qui ne se nourrissent que de leur propre génie, Balzac lisait beaucoup et avec une rapidité prodigieuse. Il aimait les livres, et il s'était formé une belle bibliothèque qu'il avait l'intention de laisser à sa ville natale, idée dont l'indifférence de ses compatriotes à son endroit le fit plus tard revenir. Il absorba en quelques jours les œuvres volumineuses de Swedenborg, que possédait madame Balzac mère, assez préoccupée du mysticisme à cette époque, et cette lecture nous valut Séraphita‐Séraphitus, une des plus étonnantes productions de la littérature moderne. Jamais Balzac n'approcha, ne serra de plus près la beauté idéale que dans ce livre: l'ascension sur la montagne a quelque chose d'éthéré, de surnaturel, de lumineux qui vous enlève à la terre. Les deux seules couleurs employées sont le bleu céleste, le blanc de neige avec quelques tons nacrés pour ombre. Nous ne connaissons rien de plus enivrant que ce début. Le panorama de la Norwége, découpée par ses bords et vue de cette hauteur, éblouit et donne le vertige.
Louis Lambert se ressent aussi de la lecture de Swedenborg; mais bientôt Balzac, qui avait emprunté les ailes d'aigle des mystiques pour planer dans l'infini, redescendit sur la terre où nous sommes, bien que ses robustes poumons pussent respirer indéfiniment l'air subtil, mortel pour les faibles: il abandonna l'extra‐monde après cet essor, et rentra dans la vie réelle. Peut‐être son beau génie eût‐il été trop vite hors de vue s'il avait continué à s'élever vers les insondables immensités de la métaphysique, et devons‐nous considérer comme une chose heureuse qu'il se soit borné à Louis Lambert et à Séraphita‐Séraphitus, qui représentent suffisamment, dans La Comédie Humaine, le côté surnaturel, et ouvrent une porte assez large sur le monde invisible.
Passons maintenant à quelques détails plus intimes. Le grand Gœthe avait trois choses en horreur: une de ces choses était la fumée de tabac, on nous dispensera de dire les deux autres. Balzac, comme le Jupiter de l'Olympe poétique allemand, ne pouvait souffrir le tabac, sous quelque forme que ce fût; il anathématisait la pipe et proscrivait le cigare. Il n'admettait même pas le léger papelito espagnol; le narguilhé asiatique trouvait seul grâce devant lui, et encore ne le souffrait‐il que comme bibelot curieux et à cause de sa couleur locale. Dans ses philippiques contre l'herbe de Nicot, il n'imitait pas ce docteur qui pendant une dissertation sur les inconvénients du tabac, ne cessait de puiser d'amples prises à une large tabatière placée près de lui: il ne fuma jamais. Sa Théorie des Excitants contient un réquisitoire en forme à l'endroit du tabac, et nul doute que s'il eût été sultan, comme Amurath, il n'eût fait couper la tête aux fumeurs relaps et obstinés. Il réservait toutes ses prédilections pour le café, qui lui fit tant de mal et le tua peut‐être quoiqu'il fût organisé pour devenir centenaire.
Balzac avait‐il tort ou raison? Le tabac, comme il le prétendait, est‐il un poison mortel et intoxique‐t‐il ceux qu'il n'abrutit pas? Est‐ce l'opium de l'Occident, l'endormeur de la volonté et de l'intelligence? C'est une question que nous ne saurions résoudre; mais nous allons rassembler ici les noms de quelques personnages célèbres de ce siècle, dont les uns fumaient et les autres ne fumaient pas: Gœthe, Henri Heine, abstention singulière pour des Allemands, ne fumaient pas; Byron fumait; Victor Hugo ne fume pas, non plus qu'Alexandre Dumas père; en revanche Alfred de Musset, Eugène Sue, Georges Sand, Mérimée, Paul de Saint‐Victor, Emile Augier, Ponsard, ont fumé et fument; il ne sont cependant pas précisément des imbéciles.
Cette aversion, du reste, est commune à presque tous les hommes qui sont nés avec le siècle ou un peu avant. Les marins et les soldats seuls fumaient alors; à l'odeur de la pipe ou du cigare, les femmes s'évanouissaient: elles se sont bien aguerries depuis, et plus d'une lèvre rose presse avec amour le bout doré d'un puro, dans le boudoir changé en tabagie. Les douairières et les mères à turban ont seules conservé leur vieille antipathie, et voient stoïquement leurs salons réfractaires désertés par la jeunesse.
Toutes les fois que Balzac est obligé, pour la vraisemblance du récit, de laisser un de ses personnages s'adonner à cette habitude horrible, sa phrase brève et dédaigneuse trahit un secret blâme: « Quant à de Marsay, dit‐il, il était occupé à fumer ses cigares. » Et il faut qu'il aime bien ce condottiere du dandysme, pour lui permettre de fumer dans son œuvre.
Une femme délicate et petite‐maîtresse avait sans doute imposé cette aversion à Balzac. C'est un point que nous ne saurions résoudre. Toujours est‐il qu'il ne fit pas gagner un sou à la régie. A propos de femmes, Balzac, qui les a si bien peintes, devait les connaître, et l'on sait le sens que la Bible attache à ce mot. Dans une des lettres qu'il écrit à madame de Surville, sa sœur, Balzac, tout jeune et complètement ignoré, pose l'idéal de sa vie en deux mots: « Etre célèbre et être aimé. » La première partie de ce programme, que se tracent du reste tous les artistes, a été réalisée de point en point. La seconde a‐t‐elle reçu son accomplissement? L'opinion des plus intimes amis de Balzac est qu'il pratiqua la chasteté qu'il recommandait aux autres, et n'eut tout au plus que des amours platoniques; mais madame de Surville sourit à cette idée, avec un sourire d'une finesse féminine et tout plein de pudiques réticences. Elle prétend que son frère était d'une discrétion à toute épreuve, et que s'il eût voulu parler, il eût eu beaucoup de choses à dire. Cela doit être, et sans doute la cassette de Balzac contenait plus de petites lettres à l'écriture fine et penchée que la boîte en laque de Canalis. Il y a, dans son œuvre, comme une odeur de femme: odor di femina; quand on y entre, on entend derrière les portes qui se referment sur les marches de l'escalier dérobé des froufrou de soie et des craquements de bottines. Le salon semi‐circulaire et matelassé de la rue des Batailles, dont nous avons cité la description placée par l'auteur dans La Fille aux Yeux d'Or, ne resta donc pas complètement virginal, comme plusieurs de nous le supposèrent. Dans le cours de notre intimité, qui dura de 1836 jusqu'à sa mort, une seule fois Balzac fit allusion, avec les termes les plus respectueux et les plus attendris, à un attachement de sa première jeunesse, et encore ne nous livra‐t‐il que le prénom de la personne dont, après tant d'années, le souvenir lui faisait les yeux humides. Nous en eût‐il dit davantage, nous n'abuserions certes pas de ses confidences; le génie d'un grand écrivain appartient à tout le monde, mais son cœur est à lui. Nous effleurons en passant ce côté tendre et délicat de la vie de Balzac, parce que nous n'avons rien à dire qui ne lui fasse honneur. Cette réserve et ce mystère sont d'un galant homme. S'il fut aimé comme il le souhaitait dans ses rêves de jeunesse, le monde n'en sut rien.