Kitabı oku: «Partie carrée», sayfa 7
IX
A peine le frugal repas de sir Benedict Arundell était-il achevé, que la trappe s'ouvrit, et que les quatre gaillards dont nous avons déjà décrit l'entrée par le souterrain défilèrent silencieusement du trou.
L'un d'eux échangea avec Saunders quelques paroles dans une langue bizarre, auxquelles Benedict ne put rien comprendre, et où les phrases paraissaient composées d'un seul mot, comme les idiomes que l'on ne possède pas. C'était du gaélique mêlé, pour plus d'obscurité, d'un certain nombre de mots d'argot.
Deux des nouveaux venus s'approchèrent de la trappe, et Saunders, s'avançant vers sir Benedict Arundell, lui dit:
– Si Votre Grâce avait la complaisance de nous suivre, je crois que l'heure de partir est arrivée.
– De partir? s'écria Arundell en se reculant par un mouvement instinctif à quelques pas de la trappe.
– J'espère, dit Saunders avec une insistance polie, que milord comprendra qu'il vaut mieux venir avec nous sans résistance. Nous sommes cinq, tous vigoureux, tous bien armés, il n'y a pas de lutte possible. Il faut que nous exécutions les ordres qu'on nous a donnés; au besoin, nous emploierions la force, avec tous les ménagements imaginables, car nous ne voulons vous faire aucun mal.
– Je vous suis, répondit Arundell voyant bien qu'il n'y avait pas moyen de faire autrement, et pensant, à part lui, qu'il aurait plus de chance de s'échapper une fois dehors.
La petite troupe s'engloutit successivement dans la noire ouverture, où Saunders disparut le dernier, conduisant Benedict momentanément résigné.
On descendit une vingtaine de marches, et l'on arriva à la grille qui avait arrêté les projets d'évasion d'Arundell.
Là, Saunders dit au lord:
– Je vais être obligé de vous bâillonner, ce qui me fâcherait infiniment à moins que vous me promettiez, sur votre parole d'honneur, de ne point crier, de ne point appeler à l'aide; je ne voudrais pas vous museler comme un veau qui pleure sa nourrice.
Comme en définitive le résultat devait être le même, rendu muet par un bâillon ou par sa parole, Arundell promit le silence.
– Je ne vous demande pas de ne pas essayer de vous échapper, cela me regarde, dit Saunders en remettant le bâillon dans sa poche et en tirant la clef qui devait ouvrir la grille.
Un des matelots approcha la lanterne, et la clef, introduite dans la serrure rouillée par l'humidité du lieu, eût eu peine à faire jouer les ressorts intérieurs, maniée par une main moins vigoureuse que celle de Saunders.
Elle fit les trois tours obligés, et la lourde grille, poussée par deux matelots, grinça sur ses gonds avec un bruit enroué.
Les matelots s'assirent sur leurs bancs et posèrent leurs avirons sur les bords de la yole, dans une symétrie parfaite, attendant le signal de nage. Saunders s'assit au gouvernail ayant Benedict à son côté.
Au moment où la barque, cédant à l'impulsion des rames, se mettait en mouvement, un rayon égaré de la lanterne ébaucha vaguement vers la poupe de la yole une sombre figure enveloppée d'un manteau rejeté sur l'épaule et coiffée d'un chapeau rabattu sur les yeux; mais Saunders éteignit la lanterne et tout rentra dans l'ombre.
Au bout de quelques minutes, l'embarcation déboucha du sombre canal dans les eaux de la Tamise.
Le brouillard, déchiré par le vent, fuyait en lambeaux comme une étoffe que la tempête emporte, dans un ciel bas, écrasé et noir comme la voûte d'un tombeau qu'enfument les torches des visiteurs; cette coupole sinistre où des veines moins sombres figuraient les lézardes, semblait près de s'écrouler par immenses blocs sur la ville endormie, dont la silhouette d'ébène posée en scie de chaque côté du fleuve n'était plus piquée que de rares étincelles de lumière.
C'était une nuit horrible que cette nuit.
La Tamise roulait des vagues comme une mer; les amarres des bateaux se tendaient avec des craquements pénibles comme ceux des nerfs d'un patient étiré sur un chevalet. Les embarcations s'entre-choquaient en rendant des sons lugubres; et l'eau pesante retombait sur elle-même avec un soupir d'oppression et d'épuisement, comme celui qui sort d'une poitrine sur laquelle s'est assis le cauchemar. Le vent poussait des plaintes semblables aux cris d'un enfant qu'égorgent des sorcières pour leur œuvre sans nom; et sur cet ensemble de bruits plaintifs, indéfinissables et sinistres, planait, comme un tonnerre sourd, la rumeur lointaine des vagues regagnant leur gîte.
Les édifices qui longent le fleuve, magasins, entrepôts, usines aux longs obélisques panachés de flammes, débarcadères aux larges rampes, églises élevant au-dessus des maisons leurs vieilles flèches normandes ou leurs campaniles d'imitation classique, perdaient dans l'ombre ce que le jour peut y faire trouver de mesquin et prenaient des proportions cyclopéennes et colossales. Les toits devenaient des terrasses orientales, les cheminées des obélisques et des phares; l'enseigne gigantesque en lettres découpées faisait l'effet de la balustrade trouée à jour d'un balcon aérien; et le tout, sombre, immense, confus, semblait une Ninive sur quoi passait le nuage de la colère de Dieu. – Un graveur à la manière noire en eût fait, avec quelques rayons de lumière livide, une de ces effrayantes estampes bibliques où les Anglais excellent.
Sir Benedict Arundell, voyant la barque raser le bord d'assez près, et sentant moins serrés les doigts dont Saunders lui entourait le bras comme d'un anneau de fer, crut pouvoir tromper la surveillance de son gardien, et fit un soubresaut si brusque, que la yole en faillit chavirer; il avait presque franchi le bord, ses pieds touchaient la surface de l'eau, et quelques brassées à peine le séparaient du rivage; mais la main vigoureuse de Saunders, l'enserrant comme une tenaille de fer, le ramena à sa place, et, par une pesée d'une force immense, le fit rasseoir.
Pendant cet épisode rapide comme la pensée, l'inconnu, immobile et silencieux à la proue, s'était levé, étendant les bras comme pour porter secours à Saunders; les quatre rameurs n'étaient pas de trop pour lutter contre le tourbillonnement des ondes et maintenir la yole en équilibre.
Dans ce mouvement, les plis de son manteau s'étaient dérangés, et Benedict avait cru reconnaître les traits de son ami Sidney. Mais l'homme ramena le pan de son manteau sur son épaule, de manière que le pli supérieur lui cachât le nez. Les yeux étaient ensevelis dans la pénombre projetée par les larges bords du chapeau, et l'identité du personnage était de nouveau devenue impénétrable.
Cependant la tempête augmentait, le vent furieux semblait prendre des filaments de pluie et les décocher de son arc en sifflant comme des flèches glacées; une brume d'eau courait dans l'air, et l'écume des vagues, arrachée par lanières, s'éparpillait phosphorescente à travers l'obscurité. La houle était si forte, qu'elle dépassait souvent le bordage de la barque, et que les rameurs, les pieds appuyés contre les tasreaux, le corps renversé en arrière et pesant de tout leur poids sur les avirons, avaient toute la peine du monde à maintenir l'esquif dans sa direction.
Cachée entre deux énormes vagues, la yole passa inaperçue devant le bureau de police, dont le fanal rouge semblait à moitié endormi, comme un œil aviné.
– Il vente à décorner Satan! murmura Saunders.
Et, voyant que Benedict frissonnait sous son mince habit noir, il lui jeta sur le dos un coin de caban grossier qu'il ramassa avec son pied au fond de la barque.
– Il est certain, reprit-il, qu'avec un temps pareil, nous ne rencontrerons pas beaucoup de canots flânant sur la Tamise. Nous sommes favorisés par le temps, et même un peu trop favorisés, ajouta-t-il en recevant en plein dans la figure l'écume d'une vague qui déferlait.
Les passages des ponts étaient surtout effrayants. L'eau s'engouffrait sous les arches en sombres cataractes avec un bruit terrible et un rejaillissement épouvantable; la rafale qui soufflait en sens inverse contrariait, sans pouvoir l'arrêter, la course furieuse des vagues creusées en tourbillon et rendues folles par cette résistance dans l'étroit passage des piles dont l'obstacle faisait refluer leurs masses. Le vent mugissait, l'eau sifflait et grondait, et les échos humides des arches répercutaient ces bruits en les rendant plus effrayants encore.
La barque, dirigée avec un tact miraculeux et une perspicacité presque inconcevable à travers cette nuit profonde, enfilait juste au milieu de l'arche la plus sûre, et se précipitait dans le gouffre comme une paille emportée par la chute du Niagara ou le tourbillon du Maëlstrom; puis elle ressortait de l'autre côté, pimpante, coquette et fière, et certes elle en avait bien le droit.
Comme elle passait le pont de Blackfriars, une forme blanche venant d'en haut traversa rapidement l'axe de l'arcade et vint tomber sur l'eau comme une plume de cygne, à peu de distance de l'embarcation.
Ce flocon se débattit, et deux bras de femme s'agitèrent au-dessus d'une jupe ballonnée par la chute. Lorsque la barque, suivant son impulsion, passa près de ce pâle fantôme, flottant sur l'eau noire comme une elfe ou une nixe des légendes allemandes, deux mains désespérées s'accrochèrent au bordage avec une si grande force nerveuse, quoique faibles et délicates, que leurs ongles d'agate entrèrent dans le bois comme des griffes de fer.
Si quelqu'un dans la barque eût eu l'idée de relever les yeux, et surtout si la nuit eût été moins opaque, on aurait pu entrevoir vaguement une forme humaine penchée au parapet du pont.
La yole s'inclina subitement de ce côté, embarqua une lame, et eût chaviré si les rameurs ne se fussent portés immédiatement de l'autre.
Une tête effarée et si pâle qu'on pouvait la discerner, malgré l'épaisseur de la nuit, se montra sur le bord de la barque, à travers un ruissellement de cheveux détrempés; ses deux prunelles dilatées luisaient comme des globes d'argent bruni, et de ses lèvres violettes, avec un accent inexprimable, jaillirent ces mots:
– Sauvez-moi! sauvez-moi!
– Que faire? dit Saunders. Si elle continue ainsi, elle va nous faire tourner ou entraver notre marche; et pourtant ce serait dur de lui couper les mains, car il n'y aurait pas d'autre moyen de la faire lâcher et de lui replonger la tête dans cette vilaine eau noire qui lui fait si grand'peur.
– Ce serait un crime abominable, dit Benedict en saisissant les bras de l'infortunée et en s'efforçant de l'attirer dans le bateau.
Tous les rameurs se jetèrent à l'autre bord, et, comme l'homme mystérieux placé à la poupe ne fit aucune observation, Saunders aida Benedict dans l'opération du sauvetage; et bientôt, passée par-dessus le bord, la femme entra dans la barque, et s'assit ou plutôt s'affaissa aux pieds de Benedict.
La marche de la barque, un instant retardée par cet incident, fut accélérée pour regagner le temps perdu, et bientôt on laissa en arrière le pont de Londres, et la yole fila avec plus de rapidité que la flèche au milieu des rangées de navires, dont les espars se heurtaient avec un cliquetis lugubre, et dont les poulies, tracassées par le vent, piaulaient comme des oiseaux de nuit.
Le silence le plus profond régnait dans la barque, les rameurs semblaient retenir leur souffle, les rames garnies de linges entraient dans l'eau muette, comme si elles se fussent baignées dans un brouillard, et le seul bruit qu'on entendît, c'était le claquement des dents de la pauvre femme qui frissonnait dans ses vêtements mouillés.
On sortit enfin de la ville de navires dont les quartiers se groupent à partir du pont de Londres jusqu'à l'île des Chiens, et les rameurs enfoncèrent avec plus de vigueur et moins de précaution leurs avirons dans l'eau moins turbulente, car la fureur de l'orage s'était un peu abattue.
Certes, Benedict, qui avait étendu un pan du surtout que lui avait prêté Saunders sur les épaules de la malheureuse jeune femme vêtue seulement de mousseline blanche, ne se doutait pas qu'il l'eût déjà vue une fois dans la journée sous le porche de Sainte-Margareth, où la manche de son habit avait effleuré le voile de dentelles qui la couvrait; et certainement la pauvre Édith Harley – car c'était elle – n'aurait pas cru que l'homme aux pieds duquel, par cette nuit glacée, elle se tordait en sanglotant, était l'heureux Benedict Arundell.
Un étrange destin réunissait dans cette barque frêle, au milieu d'un ouragan, le mari sans femme, la femme sans mari. Une combinaison capricieuse, désunissant les couples que tout semblait assortir, en faisait un autre de leurs parties brisées et disjointes.
X
La yole nagea encore quelque temps, jusqu'à la hauteur de Gravesend, à peu près. La tempête s'était un peu apaisée, et le ciel, quoique toujours menaçant, laissait entrevoir quelques étoiles dans le bleu noir de la nuit, à travers les déchirures élargies des nuages. Les vagues, remuées jusque dans leurs profondeurs, s'agitaient lourdement et déferlaient en lames pesantes sur les berges du fleuve évasé en bras de mer; le vent grommelait en s'éloignant, comme un chien hargneux et poltron qui vient de recevoir un coup de pied.
Une coque noir, surmontée d'espars déliés comme des fils d'araignée, sortit de l'eau, et se dessina vaguement dans l'obscurité.
C'était la Belle-Jenny à l'ancre, et masquée jusque-là par un coude du fleuve. Tout semblait dormir à son bord: les écoutilles étaient soigneusement fermées; pas une lumière, pas un mouvement, rien que le cri des poulies fouettées par les derniers souffles de la rafale; ce sommeil était trop profond pour être naturel. En effet, la Belle-Jenny ne dormait que d'un œil, car la yole ne fut pas plus tôt dans ses eaux, qu'une tête se leva au-dessus du bastingage, et, se penchant vers le fleuve, murmura d'une voix basse mais distincte:
– Ohé! là-bas, de la yole! ohé! est-ce vous?
– Oui, répondit sur le même ton Saunders, et voici le mot de passe: «Le crabe marche de travers, mais il arrive.»
– Sage maxime, ajouta Mackgill en se présentant au sommet de l'échelle.
Le canot s'était rangé tout à fait sur le flanc de la Belle-Jenny, et Saunders, tenant toujours d'une main le bras d'Arundell, et de l'autre empoignant une des cordes de tire-veille, commença à gravir l'échelle escarpée. Arundell eut un instant l'idée de se laisser tomber; mais la main de Saunders l'étreignait comme un étau, et, d'ailleurs, les autres compagnons, montant immédiatement après lui, avaient les doigts à la hauteur de ses talons, et l'eussent probablement retenu. Il eût pu aussi rouler dans le canot resté en bas.
Toute tentative d'évasion était donc impossible; il continua son ascension aussi lentement que s'il eût monté les échelons de la potence, car il sentait que chaque pas qu'il faisait l'éloignait d'une immensité de miss Amabel. Son transport, opéré avec tant de précaution et de mystère sur un vaisseau qui semblait l'attendre, annonçait un projet médité depuis longtemps; tous ces agents silencieux obéissaient à une volonté dont le but restait impénétrable pour lui. Que voulait-on faire de sa personne? l'emmener dans une région lointaine, le retenir en otage pour une rançon de ses parents et de ses amis? Aurait-il été la victime à Londres d'une de ces troupes de trabucaires qui emmènent leurs prisonniers dans la montagne, sauf à envoyer à la ville une oreille du captif en manière de sommation?
– Et la femme, qu'en allons-nous faire? dit Saunders, qui était resté dans le canot, après avoir confié sir Benedict Arundell aux soins de Jack et de Mackgill, à l'homme au manteau, toujours assis près de la poupe. La rejeter à l'eau après l'avoir sauvée, ce serait dur.
– Qu'on la monte là-haut, répondit brièvement l'homme embossé dans sa cape.
Édith avait écouté ce dialogue, où sa vie s'agitait, comme si la question ne l'eût pas regardée; elle tremblait convulsivement, et les bourdonnements de la folie passaient dans sa tête traversée d'éblouissements fébriles; elle se laissa prendre et emporter comme un enfant malade par sa nourrice.
Saunders, habitué à de plus lourds fardeaux, gravit l'échelle vacillante avec la légèreté d'un chat, et eut bientôt déposé sur le pont miss Édith, qu'il adossa contre le mât, car elle se soutenait à peine, et ses membres inertes, n'étant plus guidés par aucune volonté, flottaient comme au hasard. L'homme au manteau ordonna à Saunders de la conduire sous l'entrepont, dans un endroit d'où elle ne pût rien voir et où elle ne pût pas être vue.
L'ordre fut aussitôt exécuté, et le pont de la Belle-Jenny, redevenu désert, ne résonna bientôt plus que sous les pas de l'homme au manteau, qui se promenait sur le tillac, épiant la direction du vent; car Benedict avait aussitôt été conduit dans la cabine d'arrière par Jack et Mackgill, et soigneusement enfermé dans sa nouvelle prison.
Sa cabine était ornée avec assez d'élégance; le lit, caché par de courts rideaux de damas s'enfonçait dans un cadre de bois des îles. Un divan de crin noir, une table suspendue de manière que son niveau ne fût pas dérangé par le roulis, une petite lampe enclavée au plafond en formaient l'ameublement; mais la fenêtre, à laquelle Benedict courut d'abord, était faite d'un rond de verre dépoli joint avec une précision parfaite et d'une épaisseur à ne laisser ni transparence ni espoir d'évasion. La porte paraissait également bien fermée.
Arundell, voyant que tout essai de fuite était impossible, alla s'asseoir dans l'angle du divan et resta là sans pensée et sans rêve, subissant son sort avec la patience morne du sauvage ou de l'animal captif: des suppositions, il était las d'en faire; des projets, ils étaient inutiles. Perspicacité, intelligence, résolution, rien ne pouvait servir. Enveloppé d'inextricables réseaux, par un ennemi inconnu, pauvre mouche prise dans la toile d'une araignée mystérieuse, il ne pouvait, en se débattant, qu'enchevêtrer ses ailes encore davantage, et que faire redoubler les fils qui le retenaient. Jouet d'un guet-apens horrible ou d'une trahison infâme, il lui fallait attendre son sort en silence. Fatigué des événements et des émotions de cette journée terrible, malgré son désir de rester éveillé pour observer les choses qui allaient se passer, il sentait malgré lui ses paupières s'appesantir. Quoique son esprit veillât son corps dormait.
Pendant ce temps, la brise avait sauté, et le capitaine Peppercul, en train de déguster à petites gorgées un gallon plein de rhum pour se préserver du brouillard humide, interrompit cette douce occupation, et, sur l'avis de l'inconnu au manteau noir, qui avait observé les rhumbs du vent avec la sagacité d'un homme expérimenté aux choses de la mer, monta sur le pont en chancelant un peu. Comme le brouillard était extrêmement humide ce soir-là, en mortel plein de prudence, il s'était extrêmement prémuni. Mais le digne capitaine Peppercul n'était pas un gaillard à péricliter pour une mesure de spiritueux, et deux ou trois bouffées d'air frais lui eurent bientôt rendu tout son sang-froid.
– Capitaine, la marée nous favorise, le vent a changé, il faut mettre le cap sur la pleine mer; notre expédition en Angleterre est finie, dit l'homme au manteau en voyant paraître Peppercul.
– Entendre, c'est obéir, répondit celui-ci en parodiant à son insu la formule du dévouement oriental; car l'homme au manteau paraissait lui inspirer un respect mélangé de crainte, quoique de sa nature le capitaine Peppercul ne fût ni servile ni poltron.
L'ordre fut donné d'appareiller. Les barres d'anspect furent placées dans l'arbre du cabestan, et les matelot pesant dessus de toute la force de leurs bras et de leur poitrine, commencèrent leur manège circulaire en poussant sur un rythme plaintif ce singulier gloussement composé de la plainte du vent, du sanglot de la lame, du cri de la mouette, et dans lequel l'inquiétude de la nature semble se mêler à l'effort humain. L'ancre dérapait, et déjà, plusieurs tours de chaîne s'enroulaient au tambour et mouillaient le pont de leur dégoût.
A ces piaulements bizarres, aux piétinements réguliers qui les accompagnaient, Benedict qui déjà ébauchait un rêve plein de catastrophes étranges et d'apparitions sinistres, vague image de ses aventures de la journée, comprit qu'on levait l'ancre et qu'on allait partir. Quoique ce détail n'aggravât pas beaucoup sa situation et qu'il lui fût, au fond, assez indifférent d'être captif dans une prison immobile ou dans une prison voyageuse, il se sentit pris d'une incommensurable tristesse: être prisonnier en Angleterre, sur un sol peuplé de ses amis qui le cherchaient, vivre dans l'air que respirait Amabel, c'était encore une consolation; il ne pouvait plus compter sur les efforts de ses parents et de ses connaissances pour le retrouver. Comment suivre sa trace dans ce sillage qui se referme aussitôt en tourbillonnant? Amabel était à jamais perdue pour lui!
Les cris singuliers continuaient toujours, et bientôt l'ancre relevée fut attachée aux amures; les matelots, grimpés sur les huniers et sur leurs vergues, déferlèrent les voiles, qui s'ouvrirent à la brise en palpitant avec bruit, comme des ailes d'oiseau de mer qui voudraient s'envoler; mais, retenues par les écoutes elles se creusèrent, s'arrondirent, et, donnant leur impulsion à la Belle-Jenny, la firent gracieusement pencher dans son sillage.
Mackgill, debout près de l'habitacle de la boussole, éclairée par une lueur tremblotante, tenait la roue du gouvernail, et, guidant la Belle-Jenny, aussi sensible à l'impulsion qu'un cheval à bouche délicate à l'action du mors et de la bride, il la redressait, l'infléchissait, évitant les rencontres des navires et des barques, que les approches du jour commençaient à faire sortir de leur torpeur et qui se croisaient en tous sens sur le large fleuve.
Le matin commençait à se lever; des lignes de lumière blafarde sillonnaient les épais bancs de nuages. Les feux rouges de bateaux-phares pâlissaient sensiblement, éteints par les lueurs du jour naissant; les rives du fleuve, à peine visibles, reculaient à l'horizon, et les eaux jaunes, bouillonnaient en larmes plus larges. L'approche de la haute mer se faisait sentir, et la Belle-Jenny, bercée par le roulis, enfonçait et relevait sa proue entourée d'un flot d'écume.
Benedict, à moitié assoupi, se tenait accoudé sur son oreiller de crin lorsqu'un craquement de la porte le réveilla tout à fait.
Le panneau glissa dans la rainure, et l'homme au manteau noir parut sur le seuil de la cabine.
La chambre était sombre, et Benedict ne put tout de suite distinguer les traits de celui qui venait ainsi troubler sa solitude; l'ombre du grand chapeau voilait encore sa figure, et les plis du manteau dissimulaient sa taille.
Cependant l'intention du nouveau survenant ne parut pas être de prolonger plus longtemps son incognito, car il s'avança sous la petite lampe qui brûlait encore, jeta en arrière sa cape, ôta son chapeau, et découvrit aux regards surpris d'Arundell la tête de sir Arthur Sidney.
Arundell ne put retenir un cri de surprise.
Sir Arthur Sidney resta parfaitement calme en face de son ami, et comme s'il ne se fût rien passé d'extraordinaire. Les rayons de la lampe, jouant sur les luisants satinés de son front lui faisaient, comme une espèce d'auréole. Son regard était plein de calme, et ses traits exprimaient la sérénité la plus parfaite.
– Quoi! c'est vous, sir Arthur!
– Moi, revenu ce matin des Indes.
– Que signifie tout ceci, Arthur? s'écria Benedict ne pouvant plus douter de l'identité de Sidney.
– Cela signifie, répondit tranquillement Sidney, que je n'avais pas donné mon consentement à ce mariage, et qu'il a bien fallu l'empêcher. Voilà tout. Je vous demande pardon des moyens employés. Je n'en avais pas d'autres, j'ai pris ceux-là.
– Quelle prétention étrange! répliqua Benedict, décontenancé par la simplicité froide de la réponse. Êtes-vous mon père, mon oncle, mon tuteur, pour vous arroger de tels droits sur moi?
– Je suis plus que tout cela, je suis votre ami, répondit gravement Sidney.
– Singulière façon de le montrer, que de détruire le bonheur de ma vie et de me plonger dans le plus affreux désespoir!
– Le chagrin passera, dit Arthur; les peines des amoureux ne sont pas de longue durée, le vent les emporte comme des plumes de mouette sur la mer. D'ailleurs, vous ne vous apparteniez pas, continua-il en tirant de sa poche un papier qu'il déploya devant Benedict.
Ce papier déjà jauni semblait écrit depuis longtemps, il était cassé à ses plis. L'écriture qu'il contenait avait dû changer de couleur; les caractères en étaient roussâtres, on eût dit que, pour les tracer, le sang avait servi d'encre.
A l'aspect de ce papier d'apparence cabalistique, et qui ne ressemblait pas mal à la cédule d'un pacte avec le diable, sir Benedict Arundell parut embarrassé et garda le silence.
– Est-ce bien là votre signature? dit Sidney en tenant le papier à la hauteur des yeux de Benedict.
– Oui, c'est bien mon nom et mon parafe, répondit sir Benedict Arundell d'un ton résigné.
– Avez-vous librement posé là votre nom de gentilhomme?
– Je ne puis dire qu'on m'ait forcé, répondit Arundell; oui, j'ai mis là mon nom, plein d'enthousiasme et de foi.
– Et c'est un serment formidable que celui que renferme cette lettre. Vous avez juré par tout ce qui peut lier sur cette terre où nous sommes, par le Dieu qui créa les mondes, par le démon qui les veut détruire, par le ciel et l'enfer, par l'honneur de votre père et la vertu de votre mère, par votre sang de gentilhomme, par votre âme de chrétien, par votre parole d'homme libre, par la mémoire des héros et des saints, sur l'Évangile et sur l'épée, et, au cas où notre religion ne serait qu'une erreur, par le feu et l'eau, sources de la vie, par les forces secrètes de la nature, par les étoiles, mystérieuses régulatrices des destinées, par Chronos et par Jupiter, par l'Achéron et par le Styx, qui autrefois liait les dieux. S'il est au monde une formule plus irrévocable, je l'ignore; mais quand vous avez écrit ces lignes, vous avez cherché tout ce qu'il y a de plus redoutable et de plus sacré pour donner de la force au serment que ce papier contient.
– C'est vrai, répondit Arundell.
– J'avais besoin de vous, continua Sidney, et, en vertu des droits que cet écrit me donne, je suis venu vous chercher, puisque vous ne veniez pas.
Benedict, comme accablé, baissa la tête et ne répondit point.
– Lorsque vous serez plus calme, continua Sidney, je vous dirai ce que j'attends de vous et ce que vous avez à faire.
Cela dit, sir Arthur se retira, fermant après lui le panneau à coulisses, et la Belle-Jenny, poussée par un bon vent, entra dans la pleine mer.