Sadece LitRes`te okuyun

Kitap dosya olarak indirilemez ancak uygulamamız üzerinden veya online olarak web sitemizden okunabilir.

Kitabı oku: «Partie carrée», sayfa 8

Yazı tipi:

XI

Nous profiterons de ce que la Belle-Jenny s'avance, poussée par un bon vent, et file dix nœuds à l'heure pour faire dans notre récit quelques pas rétrogrades mais nécessaires. Nous devons expliquer comment miss Édith se trouvait au milieu de la Tamise par cette nuit de tempête, près d'être engloutie sous les eaux au lieu d'être dans l'ombre tiède et parfumée de la chambre nuptiale, frémissante sous le baiser d'un époux aimé.

On se rappelle sans doute qu'un homme d'apparence misérable avait remis au comte de Volmerange un pli cacheté à la sortie de l'église.

Ce pli, le comte, tout entier à d'autres soins, l'avait laissé dans sa poche, sans l'ouvrir, se réservant d'en prendre connaissance plus tard et l'avait oublié dans les émotions de cette journée. Mais, le soir, resté seul un instant, pendant que les femmes d'Édith la déshabillaient et lui passaient son peignoir de nuit, il sentit craquer ce papier dans sa poche, et, par un mouvement machinal, il le décacheta et le lut.

Au même moment, on vint lui dire qu'il pouvait entrer dans la chambre d'Édith. – Il se leva tout d'une pièce comme la statue du Commandeur interpellée par Lenorello pour le souper de don Juan. Son poing crispé froissait le papier fatal, une pâleur mortelle couvrait son visage, où luisaient dans un orbe ensanglanté ses prunelles d'un bleu dur, et ses talons tombaient pesamment sur le parquet comme des talons de marbre; alourdi sous le poids d'un malheur écrasant, il marquait ses pas comme l'apparition sculptée.

Édith, protégée par l'ombre transparente des rideaux cachait à demi sa tête dans son oreiller garni de dentelle. La craintive rougeur de la vierge attendant l'époux ne colorait pas ses joues abandonnées par le sang et d'une blancheur telle, qu'on pouvait à peine les distinguer de la taie de batiste sur laquelle elles reposaient.

Elle flottait dans une perplexité terrible: la conscience de sa faute l'agitait, et elle ne savait quelle résolution prendre. Vingt fois l'aveu était venu sur le bord de ses lèvres, sans pouvoir les franchir. Rien n'amenait cette confidence étrange. Cette liaison improbable, résultat d'une fascination presque surnaturelle, était restée profondément ignorée: tout le monde autour d'Édith avait une confiance si sereine dans sa pureté, que parfois elle-même doutait de l'avoir perdue. Aucune ouverture ne provoquait une pareille confidence: ses rougeurs, ses pâleurs, ses silences étaient pris pour ces inquiétudes virginales qui tourmentent les jeunes filles aux approches de leur mariage; l'amour même légitime a ses troubles, et les larmes sont à l'ordre du jour dans les yeux des jeunes fiancées.

Chaque jour elle se disait: «Il faut que je parle,» et le jour se passait sans qu'elle eût parlé, les préparatifs s'avançaient sans qu'elle osât s'y opposer, et la révélation devenait de plus en plus impossible. Édith aimait Volmerange, et, bien que son caractère fût d'une loyauté parfaite et que l'ombre d'une fausseté lui répugnât, elle n'avait pas la force de porter elle-même ce coup de hache à sa félicité. Elle s'était sentie lâche devant ce malheur. Et, comme tous les gens perdus qui comptent sur un incident impossible pour les tirer d'une situation désespérée, elle avait laissé les choses aller; maintenant, le moment terrible était arrivé, et, comme une colombe tapie à terre qui entend bruire autour d'elle le vol circulaire de l'autour, elle attendait, palpitante d'inquiétude et de terreur. Il lui semblait alors qu'elle aurait dû tout dire, repousser Volmerange, ne pas accepter ce bonheur dont elle n'était pas digne. Mais il était trop tard.

Il faut dire aussi, pour la justification d'Édith, qu'elle était coupable, mais non dégradée; elle avait une de ces natures que le mal peut atteindre et ne saurait pénétrer, comme ces marbres que la boue salit, mais ne tache pas, et qu'un flot du ciel fait paraître plus purs et plus blancs que jamais. Sa chute n'avait que de nobles motifs. Xavier avait joué près d'Édith la comédie du malheur; il s'était prétendu opprimé, méconnu, forcé de rester dans son humble sphère par les invincibles préjugés de l'aristocratie, et avait soutenu que la fille de lord Harley ne pouvait aimer qu'un lord, pair d'Angleterre, à la mode et jouissant d'une immense fortune. Ces choses, dites simplement, d'un air résigné et froid, avec des yeux brûlant d'une passion contenue, provoquaient la nature noble et chevaleresque d'Édith à quelque folie de dévouement consolateur.

Elle avait voulu jouer le rôle de la Providence pour ce génie obscur, pour cet ange exilé qui n'était qu'un démon; puis elle s'était donnée, prenant de la pitié pour de l'amour: la passion vraie de Volmerange lui avait bientôt fait sentir à quel point elle s'était trompée; et, d'ailleurs, Xavier sûr de son triomphe, n'avait pas tardé à se démasquer, et, loin de s'opposer, comme on aurait pu le croire, à l'union d'Édith et de Volmerange, il l'avait en quelque sorte exigée de celle-ci dans quelque dessein sinistre et ténébreux impossible à comprendre. En outre, Volmerange était si éperdument amoureux d'Édith, qu'un semblable aveu eût pu faire craindre pour sa raison. Édith, jusqu'à un certain point, pouvait se croire encore digne d'être aimée d'un homme d'honneur, et son silence n'était pas une perfidie.

Quand Volmerange entra, Édith comprit qu'elle était perdue; le comte s'approcha du lit avec une lenteur automatique et tendit le papier au visage de la jeune fille éperdue et pelotonnée dans ses couvertures par un mouvement de crainte instinctif.

– Dites, s'écria le comte d'une voix étranglée et avec une espèce de râle strident, dites que l'assertion contenue dans cette lettre est fausse, et je vous croirai, dût la lumière m'aveugler les yeux.

La pauvre Édith, demi-folle de peur, s'était redressée, et, l'œil hagard, les lèvres tremblantes, les joues sans couleur, comme si on lui eût présenté la tête de Méduse, regardait le papier où flamboyait sa condamnation de ce regard vide et terne de la démence.

Dans le brusque mouvement qu'elle avait fait, le lien qui retenait ses cheveux s'était rompu, et ses boucles noires pleuvaient sur ses épaules et sur sa gorge, dont elles faisaient encore ressortir la blancheur inanimée.

Desdémone ne dut pas se dresser plus effrayée et plus pâle sous la question sinistre du More de Venise; et bien que Volmerange n'eût pas le teint couleur de bistre, il n'en avait pas moins l'air terrible et farouche.

Il y eut un moment de silence plein d'attente, d'angoisse et de terreur.

Au dehors, la tempête mugissait; des grains de pluie fouettaient les vitres. Le vent semblait appuyer son genou sur la fenêtre et y faire des pesées comme pour entrer, curieux d'assister à cette scène nocturne. La maison, battue par l'orage, tremblait sur ses fondements, les portes craquaient dans leurs chambranles, des plaintes confuses couraient dans les corridors; la lampe à demi baissée pour les mystères de la nuit nuptiale, se ravivait par instants et jetait des clartés blafardes. Tout augmentait l'épouvante de la situation.

La pendule sonna deux heures. Son timbre, d'ordinaire si clair, si argentin, résonnait lugubrement.

Volmerange se pencha sur le lit, grinçant des dents, l'œil plein d'éclairs, saisit le bras d'Édith avec une brutalité impérieuse, et réitéra sa phrase d'un ton bref et fiévreusement saccadé. Une écume de rage moussait à ses lèvres, qu'il avait mordues si fort pendant la minute de silence, que le sang en avait jailli.

La jeune fille, en voyant si près d'elle ce visage dont la beauté admirable ne pouvait s'effacer même dans les contractions de la fureur et rappelait la face d'un archange irrité, sentit ses forces l'abandonner, le vertige de l'évanouissement passa sur ses yeux, et elle aurait perdu connaissance si une violente secousse ne l'eût fait revenir à elle.

Il lui sembla que son bras, arraché, allait quitter son épaule. Volmerange l'avait jetée à bas du lit.

Elle était au milieu de la chambre; un second choc la fit tomber à genoux.

– C'est bien, dit Volmerange, vous allez mourir.

Et il se mit à courir comme un forcené autour de la chambre, cherchant quelque arme pour exécuter sa menace.

– Oh! monsieur ne me faites pas de mal! murmura Édith d'une voix agonisante.

Volmerange cherchait toujours; – une chambre nuptiale n'est pas ordinairement fournie de poignards, pistolets, casse-têtes et autres instruments de destruction.

– Tonnerre et sang! grinçait-il en tournant comme une bête fauve, serai-je obligé de lui briser la cervelle à l'angle d'un meuble, de l'étrangler de mes mains, de lui ouvrir les veines avec mes ongles, de l'étouffer sous le matelas de mon lit de noces? Ah! ah! ce serait charmant, continua-t-il avec un rire de démence. Jolie scène! très dramatique, très shakespearienne, en vérité!

Et il s'avança vers Édith qui, toujours agenouillée, les bras pendants, les mains ouvertes, la tête penchée sur sa poitrine, les cheveux ruisselants, restait dans la position de la Madeleine de Canova. En voyant se rapprocher ce furieux, mue par un suprême instinct de conservation, la pauvre enfant se releva comme si elle eût été poussée par un ressort, courut à la porte de glace qui donnait sur le jardin, l'ouvrit avec cette adresse machinale des somnambules ou des gens dans une position désespérée, et s'élança, portée par les ailes de la peur, dans les noires allées du jardin, suivie de Volmerange.

Elle ne sentait pas sous ses pieds délicats et nus l'empreinte du gravier et des coquillages; les branches, chargées de pluie, fouettaient son visage et ses épaules nues, et semblaient vouloir la retenir par les plis de son peignoir; le souffle ardent de Volmerange haletait presque sur sa nuque, et plusieurs fois les mains du furieux tendues l'avaient presque atteinte.

Elle arriva ainsi au parapet de la terrasse, qu'elle franchit, laissant aux griffes de fer de l'artichaut de serrurerie posé là ce fragment de mousseline, seul vestige laissé aux conjectures de lord et de lady Harley.

Son mari fut presque aussitôt qu'elle dans la rue, et la poursuite continua.

Les forces commençaient à manquer à la pauvre Édith. Ses genoux se choquaient, ses artères sifflaient dans ses tempes, sa poitrine haletait. Elle avait déjà parcouru, dans cette course de biche traquée, une ou deux rues désertes à cause de l'heure avancée et de l'orage: et, quand même un passant attardé se fût trouvé là, il ne lui aurait pas porté secours, la prenant pour quelque fille de joie se sauvant après une rixe de quelque orgie nocturne, ou poursuivie pour quelque vol.

Dans sa fuite, elle était arrivée près de la Tamise, au bout du pont de Blackfriars, qu'elle se mit à traverser d'un pas essoufflé et ralenti.

A peu près au milieu, au bout de ses forces et de son haleine, les pieds meurtris, son peignoir de nuit souillé de fange et collé à son corps brûlant et transi par les derniers pleurs de la tempête, elle s'arrêta et s'appuya contre le parapet, résolue à ne pas disputer plus longtemps sa vie à la fureur de Volmerange. Après tout, c'était encore une douceur de mourir par lui, puisqu'elle ne pouvait vivre pour lui.

Le comte, l'ayant rejointe, la saisit par les deux bras et lui dit:

– Jurez-moi que le contenu de la lettre est faux.

Édith, qui avait repris, après avoir cédé à ce mouvement de terreur physique, toute sa dignité naturelle, répondit:

– La lettre a dit vrai. Je ne sauverai pas ma vie par un mensonge.

Volmerange la souleva comme une plume, la balança quelques secondes hors du parapet sur le gouffre noir.

L'eau invisible rugissait et tourbillonnait sous l'arche; jamais nuit plus épaisse n'avait pesé sur la Tamise.

– Sombre abîme, garde à toujours le secret du déshonneur de Volmerange! dit le comte, le corps à moitié hors du pont.

Puis il ouvrit les mains…

Une plainte faible comme un soupir de colombe étouffée fut la dernière prière d'Édith. Le vent poussa comme un long sanglot de désespoir, et un léger flocon blanc descendit dans la brume épaisse, comme une plume arrachée de l'aile d'un cygne, et tomba dans le fleuve, sans que, de cette hauteur, l'on pût entendre le bruit de sa chute, couvert par le murmure de l'eau, le craquement des barques, les jérémiades de la rafale, et tous ces mille bruits par lesquels se plaint la nature dans une nuit de tempête.

– A l'autre, maintenant!.. dit Volmerange en retournant sur ses pas. Il faut que je le trouve, fût-il caché au fond du dernier cercle de l'enfer.

Et il s'enfonça dans le dédale des rues, d'un pas rapide et plein de résolution.

Entraîné par la rapidité du récit, nous n'avons pas dit qu'un homme qu'on aurait pu prendre pour une ombre portée se tenait collé à la muraille de la maison du comte de Volmerange. Veillait-il là pour son compte ou pour celui d'un autre? C'est ce que nous ne savons pas encore. Était-ce un voleur, un amant ou un espion, un ennemi ou un ami? Pressentait-il la catastrophe qui devait arriver, et avait-il voulu y assister invisible témoin? Toutes ces questions, nous ne sommes pas encore à même de les résoudre. Ce que nous pouvons dire, c'est que le rôdeur nocturne vit Édith sauter la terrasse du jardin, Volmerange la poursuivre et la jeter dans la Tamise, sans intervenir dans cette scène affreuse, dont il s'était contenté d'être le spectateur lointain et silencieux. Quand Volmerange, sa vengeance accomplie, rentra dans le cœur de la ville, l'ombre le suivit de loin, réglant son pas sur le sien, de façon à ne pas le perdre de vue et ne pas en être remarqué.

La tête perdue, le cœur plein de rage et de regrets, Volmerange marcha ainsi jusqu'à Regent's-Park, où, accablé de fatigue, de douleur et de désespoir, il se laissa tomber sur un banc, au pied d'un arbre, dans l'état le plus complet de prostration; ses idées l'abandonnaient et sa tête vacillait sur ses épaules; sa taille vigoureuse fléchissait; il tomba dans ce morne assoupissement par lequel la nature, lasse de souffrir, se refuse aux tortures morales ou physiques.

Pendant qu'il sommeillait, l'ombre noire s'approcha de lui d'un pas si léger, si furtif, si souple, qu'elle ne déplaçait pas un grain de sable et qu'elle ne courbait pas un brin de gazon; elle posa sur les genoux de Volmerange un papier de forme bizarre et une enveloppe pleine de lettres, puis se retira plus doucement encore et se cacha derrière les arbres, avec lesquels elle se confondit bientôt.

Quelque léger qu'eut été le mouvement, il réveilla Volmerange, qui vit le papier et l'enveloppe posés si mystérieusement sur ses genoux, et courut sous une lanterne.

L'enveloppe contenait des lettres d'Édith prouvant sa faute. Le papier était ainsi conçu:

«Je jure de ne jamais disposer de moi, de ne m'engager dans aucun lien, ceux du mariage et autres et de me tenir toujours libre pour la junte suprême: je le jure par le Dieu qui créa les mondes, par le démon qui veut les détruire, par le ciel et l'enfer, par l'honneur de mon père et la vertu de ma mère, par mon sang de gentilhomme, par mon âme de chrétien, par ma parole d'homme libre, par la mémoire des héros et des saints, par l'Évangile et par l'épée, et, au cas où notre religion ne serait qu'une erreur, par le feu et par l'eau, sources de la vie, par les forces secrètes de la nature, par les étoiles, mystérieuses régulatrices des destinées, par Chronos et par Jupiter, par l'Achéron et par le Styx qui autrefois liait les dieux.

«Signé de mon sang,
«Volmerange.»

XII

Après cette lecture, le comte, fou de douleur et de rage, se mit à parcourir le parc en tous sens, à la recherche de l'être mystérieux qui avait, pendant son assoupissement, jeté sur ses genoux les lettres d'Édith et la formule du pacte qui le liait à un pouvoir inconnu.

En vain il battit les allées, les contre-allées, les recoins de bosquets, il ne put rien découvrir. Il est vrai que la nuit était sombre et que de vagues reflets de lanternes éloignées le guidaient seuls dans sa poursuite.

Las de cette course insensée, il sortit du parc, et se dirigea sans trop savoir où il allait, du côté de Primerose-Hill.

Les maisons s'éclaircissaient, les champs commençaient à se mêler à la ville, et bientôt il se trouva dans la campagne, gravissant les premières pentes de la colline.

Toutes ces marches et contre-marches avaient pris du temps, et l'aurore tardive de novembre jetait de vagues lueurs dans le ciel, que jonchaient de grands nuages éventrés, gigantesques cadavres restés sur le champ de bataille de la tempête. Rien ne ressemblait moins à l'Aurore aux doigts de rose d'Homère que ce sinistre lever du soleil britannique.

Il se laissa tomber au pied d'un arbre qui frissonnait à l'aigre brise du matin, déjà veuf de plus de la moitié de ses feuilles, et reprit dans sa poche les lettres à moitié lacérées d'Édith, qu'il y avait plongées par un mouvement machinal: tout en ne lui laissant aucun doute sur son malheur, elles étaient d'un style contraint, et la passion ne s'y exprimait qu'avec des formes embarrassées; on eût dit que la jeune femme avait cédé plutôt à une fascination involontaire qu'à une sympathie.

Cette lecture envenimait encore les plaies de Volmerange; mais il avait besoin de la faire pour légitimer sa vengeance à ses propres yeux; après son action violente et terrible, un doute lui venait, non sur la certitude de la faute, mais sur la légitimité de la punition; cette forme blanche, descendant à travers l'ombre vers le gouffre noir du fleuve, lui passait toujours devant les yeux comme un remords visible. Il se demandait s'il n'avait pas outrepassé son droit d'époux et de gentilhomme, en infligeant une mort affreuse à un être jeune et charmant à peine au seuil de la vie. Quelque coupable que fût Édith, elle était tellement punie, qu'elle devenait innocente.

Qui lui eût dit le matin que le soir il serait meurtrier, lui eût produit l'effet d'un fou; et cependant il venait d'immoler impitoyablement une femme sans défense, une femme dont il avait juré à la face du ciel et des hommes d'être le protecteur. La terrible exécution qu'il avait faite, bien que juste d'après les lois du point d'honneur, l'épouvantait et lui apparaissait dans son horrible gravité; et d'ailleurs, sa vengeance n'eût-elle pas dû commencer par le complice d'Édith? Cédant à la colère aveugle, il s'était ôté, en tuant la coupable, tout moyen de remonter à la source du crime. C'était l'infâme séducteur dont il aurait dû arracher le nom à Édith et qu'il eût eu plaisir à torturer lentement et avec la plus ingénieuse barbarie, car une mort prompte n'eût pas assouvi sa vengeance.

Puis, songeant aux liens qui l'attachaient à l'association mystérieuse dont nos lecteurs ont put voir la formule de serment, il s'indignait de cette autorité revendiquée après plusieurs années de silence, et, bien que le serment ne lui eût pas été extorqué il sentait son indépendance se révolter contre cette prétention de disposer de lui. – Il avait juré, il est vrai, mais dans l'enthousiasme de la jeunesse, de mettre toute ses forces et toute son intelligence au service de l'idée commune; mais fallait-il pour cela abjurer les sentiments de son cœur, cesser d'être homme et devenir comme un bâton dans la main cachée?

Il lui semblait saisir une coïncidence étrange entre le déshonneur d'Édith et ce rappel au serment prononcé. N'avait-on pas voulu, par ce coup terrible, le détacher des choses humaines, et profiter de son désespoir pour le jeter à corps perdu dans les entreprises impossibles?

Il se rappelait une phrase prononcée jadis par un des membres influents de l'association: «Dieu a mis la femme sur la terre, de peur que l'homme ne fît de trop grandes choses.» En lui découvrant l'indignité de celle qu'il aimait, sans doute on avait pensé le convaincre, sans réplique, de la maxime de Shakespeare: «Fragilité, c'est le nom de la femme,» et le faire renoncer pour toujours à ses trompeuses amorces.

– Oh! disait-il dans sa pensée, à qui se fier désormais, si le front ment comme la bouche, si la candeur trompe, si la pudeur n'est qu'un masque, si l'étincelle céleste n'est qu'un reflet de l'enfer, si le cœur de la rose est plein de poison, si la couronne virginale ceint des cheveux dénoués par la débauche… Édith! Édith! oh! je t'avais confié sans crainte et sans défiance l'honneur de mon antique maison; j'aurais cru que tu aurais transmis pur le sang des vieux chevaliers et le sang royal de l'Inde qui coule dans nos veines. Et cependant elle m'aimait, j'en suis sûr, s'écria-t-il en frappant violemment son genou avec son poing; non, son doux regard disait vrai; sa voix avait l'accent de l'amour sincère; il y a là-dessous quelque machination horrible. Mais a-t-elle nié l'accusation une seule fois? a-t-elle prononcé un mot pour sa défense? Elle est coupable… coupable… coupable… continua-t-il en répétant le mot avec l'insistance monotone des gens qui sentent leurs idées s'échapper et qui raccrochent à la dernière syllabe prononcée, comme un rameau sauveur leur raison qui se noie.

Des larmes coulaient le long de ses joues une à une, silencieusement et sans interruption; il ne pensait même pas à les essuyer, et répétait d'un air fou et comme un vague refrain de ballade:

– Elle est coupable, coupable, coupable!

Le jour s'était levé tout à fait, et, des hauteurs de Primerose-Hill, la vue s'étendait sur la ville de Londres, qui commençait à fumer comme une chaudière en ébullition: c'était un spectacle plein de grandeur et de magnificence. De larges traînées de brouillard bleuâtre indiquaient le cours de la Tamise, et ça et là s'élançaient de la brume les flèches pointues des églises indiquées par un rayon de lumière oblique.

Les deux tours de Westminster ébauchaient leurs masses noires presque en ligne directe; le duc d'York posait, imperceptible poupée sur sa mince colonne; puis, à gauche, le monument du feu élevait vers le ciel ses flammes de bronze doré, la Tour groupait sa botte de donjons, Saint-Paul arrondissait sa coupole flanquée de deux campaniles; l'ombre et le clair jouaient sur ces vagues de maisons interrompues de loin en loin par l'îlot verdâtre d'un parc ou d'un square avec une grandeur et une majesté dignes de l'Océan; mais Volmerange, quoique ses yeux immobiles parussent contempler ce panorama merveilleux avec la plus profonde attention, ne voyait absolument rien: l'ombre pâle d'Édith lui interceptait tout ce spectacle.

Sa fureur était tombée, et il se trouvait dans un tel état de prostration, qu'un enfant eût eu raison de lui en ce moment-là; toute sa vitalité avait été épuisée dans cette projection immense; il s'était vidé dans son crime. Il essaya de se lever, mais ses genoux se dérobaient sous lui, un nuage s'abaissa sur ses yeux; ses tempes se couvrirent d'une sueur froide; il retomba au pied de son arbre.

Au même instant passait sur la route un homme d'une apparence honnête et d'une mise simple, mais qui n'excluait pas la confortabilité, une de ces figures que l'on verrait mille fois sans les reconnaître, tant elles savent porter habilement le masque et le domino de la foule.

L'homme s'approcha de Volmerange, qui, excédé d'émotion et de fatigue, glacé par l'air de la nuit était près de s'évanouir.

– Qu'avez-vous, monsieur? lui dit le passant d'un air d'intérêt. Vous êtes bien pâle et paraissez souffrir.

– Oh! rien, une faiblesse, un étourdissement passager, répondit le comte d'une voix presque éteinte.

– Je bénis l'heureux hasard qui m'a fait passer par ici; je suis médecin et je rendais visite à une de mes pratiques de Primerose-Hill: j'ai ici de quoi vous réconforter, dit l'homme en tirant de sa poche un petit portefeuille assez semblable à la trousse des chirurgiens, et dont il sortit un flacon qui paraissait contenir des sels.

– En effet, je ne me sens pas bien, murmura Volmerange en laissant tomber sa tête.

L'officieux passant déboucha le flacon, d'où s'exhala une odeur pénétrante, et le mit sous le nez du malade. Mais la substance qu'il renfermait ne produisit pas l'effet qu'on en eût dû attendre; au lieu de sortir de son évanouissement, Volmerange semblait s'y plonger plus avant, et les efforts qu'il avait faits pour aspirer l'odeur excitante paraissaient avoir épuisé le peu de force qui lui restaient.

Le passant, qui s'était intitulé médecin, bien qu'il vit la pamoison du malade se prolonger, continuait à lui tenir sous les narines le flacon qu'il eût dû retirer, voyant son effet inutile.

A la syncope paraissait avoir succédé la léthargie. Volmerange, les bras flottants, le tronc affaissé, la tête vacillante d'une épaule à l'autre, n'était plus qu'une statue inerte.

– Précieuse invention! murmura le bizarre médecin, très satisfait du singulier résultat de son assistance. Le voilà dans un état convenable; il ne sait plus s'il est au ciel, sur terre ou en enfer; on peut le prendre et l'emporter sans qu'il s'en aperçoive plus qu'un ballot ou un mort de huit jours. Il irait en Chine comme cela. Mais avisons s'il passe quelque voiture où je puisse le loger.

Et il s'élança au milieu de la route, comme pour voir de plus loin.

Il n'eut pas besoin de rester longtemps à son poste d'observation. Une voiture de place se dirigeant vers Londres d'un train inconnu aux cochers de fiacre continentaux apparut avec un rayonnement et un tonnerre de roues à l'horizon du chemin.

Le prétendu médecin fit signe au cocher. La voiture était vide, et l'automédon fit approcher son char du tertre où gisait Volmerange.

– Aidez-moi, dit le faux médecin, à mettre ce gentilhomme dans votre voiture; il a trop bu à souper de vins d'Espagne et de France, et il s'est endormi sous cet arbre dans sa petite promenade matinale. Je le connais et vais le conduire chez lui.

Le cocher aida le passant à loger Volmerange dans le cab sans faire la moindre observation, car le fait d'un gentilhomme ivre n'est pas assez rare pour étonner. Seulement, le cocher, en remontant sur son siège, soupira mélancoliquement en lui-même à cette réflexion:

– Est-il heureux ce lord, d'être gris de si bonne heure.

Cette axiome formulé, il lança son cheval dans la direction indiquée par l'homme qui lui avait désigné une maison située le long d'un de ces roads qui succèdent aux rues sur les confins de Londres.

Au bout de quelques minutes, la voiture s'arrêta devant un mur dans lequel était coupée une petite porte verte dont le bouton de cuivre reluisait comme l'or. Des arbres à moitié effeuillés, qui dépassaient le chaperon de la muraille, indiquaient qu'un jardin assez vaste séparait la maison de la rue.

L'homme qui avait administré à M. de Volmerange le cordial à l'effet stupéfiant tira le bouton et sonna plusieurs fois, séparant ses coups par des intervalles qui paraissaient avoir une signification réglée d'avance.

Un domestique vint ouvrir; l'homme lui dit deux mots à l'oreille; le domestique rentra dans la maison, et bientôt reparut suivi de deux compagnons à teint olivâtre et à figure bizarre, qui prirent Volmerange et l'emportèrent dans un pavillon de forme ronde, formant au coin du corps de logis une de ces tourelles assez fréquentes dans l'architecture anglaise.

Le cocher, largement payé, s'en alla, trouvant l'aventure toute simple; il avait dans la nuit reporté chez eux ou ailleurs quatre ducs ou marquis dans un état pour le moins aussi problématique que celui de Volmerange.

L'homme au flacon, ayant achevé sa mission, se retira aussi, après avoir écrit sur un carré de papier, qu'il déchira de son portefeuille, quelques mots moitié en chiffres, moitié en caractères d'une langue inconnue, qu'il remit au domestique qui était venu ouvrir.

La maison dans laquelle on avait apporté Volmerange avait un aspect d'élégance et de richesse qui excluait toute idée de vol et de guet-apens. Une véranda blanche et rose jetait son ombre découpée sur un perron de marbre blanc; des glaces sans tain, et d'une seule pièce, posées au-dessus des cheminées, laissaient transparaître d'énormes vases de la Chine remplis de fleura. La cage de cristal d'une serre immense dans laquelle le salon paraissait se continuer, tenait sous cloche une vraie forêt vierge; les lataniers, les bambous, les tulipiers, les jamroses, les lianes, les passiflores, les pamplemousses, les raquettes s'y épanouissaient avec une violence toute tropicale, brandissant les dards, les coutelas, les griffes de leurs feuillages monstrueux et féroces, faisant éclater leurs calices comme des bombes de parfums et de couleurs, et palpiter les pétales de leurs fleurs comme les ailes des papillons de Cachemyr.

Les deux laquais basanés déposèrent sur un divan Volmerange toujours endormi, et se retirèrent en silence, n'ayant pas l'air autrement surpris de l'arrivée de ce personnage, que sans doute ils voyaient pour la première fois.

Il y avait déjà quelques minutes qu'il reposait, toujours sous l'influence du narcotique, et personne ne paraissait.

La pièce où il avait été déposé offrait, dans son ameublement d'une simplicité élégante, quelques particularités qui eussent pu guider les suppositions de l'observateur; une fine natte indienne recouvrait le plancher, et sur la cheminée se contournait une idole de la Trimourti mystique représentant Brahma, Wishnou et Shiva; un bouclier de peau d'éléphant, un sabre courbe, un krick malais et deux javelines formaient trophée le long de la muraille. Ces détails caractéristiques, et moins bizarres à Londres que partout ailleurs, semblaient indiquer la demeure d'un nabab enrichi à Calcutta ou d'un civilien haut employé de la Compagnie des Indes.

Bientôt une portière de brocart se souleva et donna passage à une figure étrange: c'était un vieillard de haute taille, un peu courbé, qui s'avançait en s'appuyant sur un bâton aussi blanc que l'ivoire; sa face maigre, desséchée et comme momifiée, avait la teinte du cuir de Cordoue ou du tabac de la Havane; de larges orbites de bistre cerclaient ses yeux creux et brillants comme des yeux d'animal, et dont l'âge n'avait pas amorti une seule étincelle; son nez, courbé en bec d'aigle, était presque ossifié, et ses cartilages endurcis luisaient comme un os; ses joues caves, sillonnées de rides profondes, adhéraient aux mâchoires, et ses lèvres bridaient sur des dents que l'usage du bétel avait rendues jaunes comme de l'or; les jointures des mains, presque pareilles à celles des orangs-outangs, se plissaient transversalement comme le cou-de-pied des bottes à la hussarde.

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
28 eylül 2017
Hacim:
240 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain
Metin
Ortalama puan 0, 0 oylamaya göre
Metin
Ortalama puan 0, 0 oylamaya göre
Metin
Ortalama puan 0, 0 oylamaya göre
Metin
Ortalama puan 5, 1 oylamaya göre
Metin
Ortalama puan 0, 0 oylamaya göre
Metin
Ortalama puan 0, 0 oylamaya göre
Metin
Ortalama puan 0, 0 oylamaya göre
Metin
Ortalama puan 0, 0 oylamaya göre
Metin
Ortalama puan 0, 0 oylamaya göre