Kitabı oku: «Romans et contes», sayfa 8
JETTATURA
I
Le Léopold, superbe bateau à vapeur toscan qui fait le trajet de Marseille à Naples, venait de doubler la pointe de Procida. Les passagers étaient tous sur le pont, guéris du mal de mer par l’aspect de la terre, plus efficace que les bonbons de Malte et autres recettes employées en pareil cas.
Sur le tillac, dans l’enceinte réservée aux premières places, se tenaient des Anglais tâchant de se séparer les uns des autres le plus possible et de tracer autour d’eux un cercle de démarcation infranchissable; leurs figures splénétiques étaient soigneusement rasées, leurs cravates ne faisaient pas un faux pli, leurs cols de chemise roides et blancs ressemblaient à des angles de papier Bristol; des gants de peau de Suède tout frais recouvraient leurs mains, et le vernis de lord Elliot miroitait sur leurs chaussures neuves. On eût dit qu’ils sortaient d’un des compartiments de leurs nécessaires; dans leur tenue correcte, aucun des petits désordres de toilette, conséquence ordinaire du voyage. Il y avait là des lords, des membres de la chambre des Communes, des marchands de la Cité, des tailleurs de Regent’s street et des couteliers de Sheffields tous convenables, tous graves, tous immobiles, tous ennuyés. Les femmes ne manquaient pas non plus, car les Anglaises ne sont pas sédentaires comme les femmes des autres pays, et profitent du plus léger prétexte pour quitter leur île. Auprès des ladies et des mistresses, beautés à leur automne, vergetées des couleurs de la couperose, rayonnaient, sous leur voile de gaze bleue, de jeunes misses au tein pétri de crème et de fraises, aux brillantes spirales de cheveux blonds, aux dents longues et blanches rappelant les types affectionnés par les keepsakes, et justifiant les gravures d’outre-Manche du reproche de mensonge qu’on leur adresse souvent. Ces charmantes personnes modulaient, chacune de son côté, avec le plus délicieux accent britannique, la phrase sacramentelle: «Vedi Napoli e poi mori,» consultaient leur Guide de voyage ou prenaient note de leurs impressions sur leur carnet, sans faire la moindre attention aux œillades à la don Juan de quelques fats parisiens qui rôdaient autour d’elles, pendant que les mamans irritées murmuraient à demi-voix contre l’impropriété française.
Sur la limite du quartier aristocratique se promenaient, fumant des cigares, trois ou quatre jeunes gens qu’à leur chapeau de paille ou de feutre gris, à leurs paletots-sacs constellés de larges boutons de corne, à leur vaste pantalon de coutil, il était facile de reconnaître pour des artistes, indication que confirmaient d’ailleurs leurs moustaches à la Van Dyck, leurs cheveux bouclés à la Rubens ou coupés en brosse à la Paul Véronèse; ils tâchaient, mais dans un tout autre but que les dandies, de saisir quelques profils de ces beautés que leur peu de fortune les empêchait d’approcher de plus près, et cette préoccupation les distrayait un peu du magnifique panorama étalé devant leurs yeux.
A la pointe du navire, appuyés au bastingage ou assis sur des paquets de cordages enroulés, étaient groupés les pauvres gens des troisièmes places, achevant les provisions que les nausées leur avaient fait garder intactes, et n’ayant pas un regard pour le plus admirable spectacle du monde, car le sentiment de la nature est le privilége des esprits cultivés, que les nécessités matérielles de la vie n’absorbent pas entièrement.
Il faisait beau; les vagues bleues se déroulaient à larges plis, ayant à peine la force d’effacer le sillage du bâtiment; la fumée du tuyau, qui formait les nuages de ce ciel splendide, s’en allait lentement en légers flocons d’ouate, et les palettes des roues se démenant dans une poussière diamantée où le soleil suspendait des iris, brassaient l’eau avec une activité joyeuse, comme si elles eussent eu la conscience de la proximité du port.
Cette longue ligne de collines qui, de Pausilippe au Vésuve, dessine le golfe merveilleux au fond duquel Naples se repose comme une nymphe marine se séchant sur la rive après le bain, commençait à prononcer ses ondulations violettes, et se détachait en traits plus fermes de l’azur éclatant du ciel; déjà quelques points de blancheur, piquant le fond plus sombre des terres, trahissaient la présence des villas répandues dans la campagne. Des voiles de bateaux pêcheurs rentrant au port glissaient sur le bleu uni comme des plumes de cygne promenées par la brise, et montraient l’activité humaine sur la majestueuse solitude de la mer.
Après quelques tours de roue, le château Saint-Elme et le couvent Saint-Martin se profilèrent d’une façon distincte au sommet de la montagne où Naples s’adosse, par-dessus les dômes des églises, les terrasses des hôtels, les toits des maisons, les façades des palais, et les verdures des jardins encore vaguement ébauchés dans une vapeur lumineuse. – Bientôt le château de l’Œuf, accroupi sur son écueil lavé d’écume, sembla s’avancer vers le bateau à vapeur, et le môle avec son phare s’allongea comme un bras tenant un flambeau.
A l’extrémité de la baie, le Vésuve, plus rapproché, changea les teintes bleuâtres dont l’éloignement le revêtait pour des tons plus vigoureux et plus solides; ses flancs se sillonnèrent de ravines et de coulées de laves refroidies, et de son cône tronqué comme des trous d’une cassolette, sortirent très-visiblement de petits jets de fumée blanche qu’un souffle de vent faisait trembler.
On distinguait nettement Chiatamone, Pizzo Falcone, le quai de Santa Lucia, tout bordé d’hôtels, le Palazzo Reale avec ses rangées de balcons, le Palazzo Nuovo flanqué de ses tours à moucharabys, l’Arsenal, et les vaisseaux de toutes nations, entremêlant leurs mâts et leurs espars comme les arbres d’un bois dépouillé de feuilles, lorsque sortit de sa cabine un passager qui ne s’était pas fait voir de toute la traversée, soit que le mal de mer l’eût retenu dans son cadre, soit que par sauvagerie il n’eût pas voulu se mêler au reste des voyageurs, ou bien que ce spectacle, nouveau pour la plupart, lui fût dès longtemps familier et ne lui offrît plus d’intérêt.
C’était un jeune homme de vingt-six à vingt-huit ans, ou du moins auquel on était tenté d’attribuer cet âge au premier abord, car lorsqu’on le regardait avec attention on le trouvait ou plus jeune ou plus vieux, tant sa physionomie énigmatique mélangeait la fraîcheur et la fatigue. Ses cheveux d’un blond obscur tiraient sur cette nuance que les Anglais appellent auburn, et s’incendiaient au soleil de reflets cuivrés et métalliques, tandis que dans l’ombre ils paraissaient presque noirs; son profil offrait des lignes purement accusées, un front dont un phrénologue eût admiré les protubérances, un nez d’une noble courbe aquiline, des lèvres bien coupées, et un menton dont la rondeur puissante faisait penser aux médailles antiques; et cependant tous ces traits, beaux en eux-mêmes, ne composaient point un ensemble agréable. Il leur manquait cette mystérieuse harmonie qui adoucit les contours et les fond les uns dans les autres. La légende parle d’un peintre italien qui, voulant représenter l’archange rebelle, lui composa un masque de beautés disparates, et arriva ainsi à un effet de terreur bien plus grand qu’au moyen des cornes, des sourcils circonflexes et de la bouche en rictus. Le visage de l’étranger produisait une impression de ce genre. Ses yeux surtout étaient extraordinaires; les cils noirs qui les bordaient contrastaient avec la couleur gris pâle des prunelles et le ton châtain brûlé des cheveux. Le peu d’épaisseur des os du nez les faisait paraître plus rapprochés que les mesures des principes de dessin ne le permettent, et, quant à leur expression, elle était vraiment indéfinissable. Lorsqu’ils ne s’arrêtaient sur rien, une vague mélancolie, une tendresse languissante s’y peignaient dans une lueur humide; s’ils se fixaient sur quelque personne ou quelque objet, les sourcils se rapprochaient, se crispaient, et modelaient une ride perpendiculaire dans la peau du front: les prunelles, de grises devenaient vertes, se tigraient de points noirs, se striaient de fibrilles jaunes; le regard en jaillissait aigu, presque blessant; puis tout reprenait sa placidité première, et le personnage à tournure méphistophélique redevenait un jeune homme du monde, – membre du Jockey-Club, si vous voulez, – allant passer la saison à Naples, et satisfait de mettre le pied sur un pavé de lave moins mobile que le pont du Léopold.
Sa tenue était élégante sans attirer l’œil par aucun détail voyant: une redingote bleu foncé, une cravate noire à pois dont le nœud n’avait rien d’apprêté ni de négligé non plus, un gilet de même dessin que la cravate, un pantalon gris clair, tombant sur une botte fine, composaient sa toilette; la chaîne qui retenait sa montre était d’or tout uni, et un cordon de soie plate suspendait son pince-nez; sa main bien gantée agitait une petite canne mince en cep de vigne tordu terminé par un écusson d’argent.
Il fit quelques pas sur le pont, laissant errer vaguement son regard vers la rive qui se rapprochait et sur laquelle on voyait rouler les voitures, fourmiller la population et stationner ces groupes d’oisifs pour qui l’arrivée d’une diligence ou d’un bateau à vapeur est un spectacle toujours intéressant et toujours neuf quoiqu’ils l’aient contemplé mille fois.
Déjà se détachait du quai une escadrille de canots, de chaloupes, qui se préparaient à l’assaut du Léopold, chargés d’un équipage de garçons d’hôtel, de domestiques de place, de facchini et autres canailles variées habituées à considérer l’étranger comme une proie; chaque barque faisait force de rames pour arriver la première, et les mariniers échangeaient, selon la coutume, des injures, des vociférations capables d’effrayer des gens peu au fait des mœurs de la basse classe napolitaine.
Le jeune homme aux cheveux auburn avait, pour mieux saisir les détails du point de vue qui se déroulait devant lui, posé son lorgnon double sur son nez; mais son attention, détournée du spectacle sublime de la baie par le concert de criailleries qui s’élevait de la flottille, se concentra sur les canots; sans doute le bruit l’importunait, car ses sourcils se contractèrent, la ride de son front se creusa, et le gris de ses prunelles prit une teinte jaune.
Une vague inattendue, venue du large et courant sur la mer, ourlée d’une frange d’écume, passa sous le bateau à vapeur, qu’elle souleva et laissa retomber lourdement, se brisa sur le quai en millions de paillettes, mouilla les promeneurs tout surpris de cette douche subite, et fit, par la violence de son ressac, s’entre-choquer si rudement les embarcations, que trois ou quatre facchini tombèrent à l’eau. L’accident n’était pas grave, car ces drôles nagent tous comme des poissons ou des dieux marins, et quelques secondes après ils reparurent, les cheveux collés aux tempes, crachant l’eau amère par la bouche et les narines, et aussi étonnés, à coup sûr, de ce plongeon, que put l’être Télémaque, fils d’Ulysse, lorsque Minerve, sous la figure du sage Mentor, le lança du haut d’une roche à la mer pour l’arracher à l’amour d’Eucharis.
Derrière le voyageur bizarre, à distance respectueuse, restait debout, auprès d’un entassement de malles, un petit groom, espèce de vieillard de quinze ans, gnome en livrée, ressemblant à ces nains que la patience chinoise élève dans des potiches pour les empêcher de grandir; sa face plate, où le nez faisait à peine saillie, semblait avoir été comprimée dès l’enfance, et ses yeux à fleur de tête avaient cette douceur que certains naturalistes trouvent à ceux du crapaud. Aucune gibbosité n’arrondissait ses épaules ni ne bombait sa poitrine; cependant il faisait naître l’idée d’un bossu, quoiqu’on eût vainement cherché sa bosse. En somme, c’était un groom très-convenable, qui eût pu se présenter sans entraînement aux races d’Ascott ou aux courses de Chantilly; tout gentlemen-rider l’eût accepté sur sa mauvaise mine. Il était déplaisant, mais irréprochable en son genre, comme son maître.
L’on débarqua; les porteurs, après des échanges d’injures plus qu’homériques, se divisèrent les étrangers et les bagages, et prirent le chemin des différents hôtels dont Naples est abondamment pourvu.
Le voyageur au lorgnon et son groom se dirigèrent vers l’hôtel de Rome, suivis d’une nombreuse phalange de robustes facchini qui faisaient semblant de suer et de haleter sous le poids d’un carton à chapeau ou d’une légère boîte, dans l’espoir naïf d’un plus large pourboire, tandis que quatre ou cinq de leurs camarades, mettant en relief des muscles aussi puissants que ceux de l’Hercule qu’on admire au Studj, poussaient une charrette à bras où ballottaient deux malles de grandeur médiocre et de pesanteur modérée.
Quand on fut arrivé aux portes de l’hôtel et que le padron di casa eut désigné au nouveau survenant l’appartement qu’il devait occuper, les porteurs, bien qu’ils eussent reçu environ le triple du prix de leur course, se livrèrent à des gesticulations effrénées et à des discours où les formules suppliantes se mêlaient aux menaces dans la proportion la plus comique; ils parlaient tous à la fois avec une volubilité effrayante, réclamant un surcroît de paye, et jurant leurs grands dieux qu’ils n’avaient pas été suffisamment récompensés de leur fatigue. – Paddy, resté seul pour leur tenir tête, car son maître, sans s’inquiéter de ce tapage, avait déjà gravi l’escalier, ressemblait à un singe entouré par une meute de dogues: il essaya, pour calmer cet ouragan de bruit, un petit bout de harangue dans sa langue maternelle, c’est-à-dire en anglais. La harangue obtint peu de succès. Alors, fermant les poings et ramenant ses bras à la hauteur de sa poitrine, il prit une pose de boxe très-correcte à la grande hilarité des facchini, et d’un coup droit digne d’Adams ou de Tom Cribbs et porté au creux de l’estomac, il envoya le géant de la bande rouler les quatre fers en l’air sur les dalles de lave du pavé.
Cet exploit mit en fuite la troupe; le colosse se releva lourdement, tout brisé de sa chute; et sans chercher à tirer vengeance de Paddy, il s’en alla frottant de sa main, avec force contorsions, l’empreinte bleuâtre qui commençait à iriser sa peau, persuadé qu’un démon devait être caché sous la jaquette de ce macaque, bon tout au plus à faire de l’équitation sur le dos d’un chien, et qu’il aurait cru pouvoir renverser d’un souffle.
L’étranger, ayant fait appeler le padron di casa lui demanda si une lettre à l’adresse de M. Paul d’Aspremont n’avait pas été remise à l’hôtel de Rome; l’hôtelier répondit qu’une lettre portant cette suscription attendait, en effet, depuis une semaine, dans le casier des correspondances, et il s’empressa de l’aller chercher.
La lettre, enfermée dans une épaisse enveloppe de papier cream-lead azuré et vergé, scellée d’un cachet de cire aventurine, était écrite de ce caractère penché aux pleins anguleux, aux déliés cursifs, qui dénote une haute éducation aristocratique, et que possèdent, un peu trop uniformément peut-être, les jeunes Anglaises de bonne famille.
Voici ce que contenait ce pli, ouvert par M. d’Aspremont avec une hâte qui n’avait peut-être pas la seule curiosité pour motif:
«Mon cher monsieur Paul,
«Nous sommes arrivés à Naples depuis deux mois. Pendant le voyage fait à petites journées mon oncle s’est plaint amèrement de la chaleur, des moustiques, du vin, du beurre, des lits; il jurait qu’il faut être véritablement fou pour quitter un confortable cottage, à quelques milles de Londres, et se promener sur des routes poussiéreuses bordées d’auberges détestables, où d’honnêtes chiens anglais ne voudraient pas passer une nuit; mais tout en grognant il m’accompagnait, et je l’aurais mené au bout du monde; il ne se porte pas plus mal et moi je me porte mieux. – Nous sommes installés sur le bord de la mer, dans une maison blanchie à la chaux et enfouie dans une sorte de forêt vierge d’orangers, de citronniers, de myrtes, de lauriers-roses et autres végétations exotiques. – Du haut de la terrasse on jouit d’une vue merveilleuse, et vous y trouverez tous les soirs une tasse de thé ou une limonade à la neige, à votre choix. Mon oncle, que vous avez fasciné, je ne sais pas comment, sera enchanté de vous serrer la main. Est-il nécessaire d’ajouter que votre servante n’en sera pas fâchée non plus, quoique vous lui ayez coupé les doigts avec votre bague, en lui disant adieu sur la jetée de Folkestone.
«Alicia W.»
II
Paul d’Aspremont, après s’être fait servir à dîner dans sa chambre, demanda une calèche. Il y en a toujours qui stationnent autour des grands hôtels, n’attendant que la fantaisie des voyageurs; le désir de Paul fut donc accompli sur-le-champ. Les chevaux de louage napolitains sont maigres à faire paraître Rossinante surchargé d’embonpoint; leurs têtes décharnées, leurs côtes apparentes comme des cercles de tonneaux, leur échine saillante toujours écorchée, semblent implorer à titre de bienfait le couteau de l’équarrisseur, car donner de la nourriture aux animaux est regardé comme un soin superflu par l’insouciance méridionale; les harnais, rompus la plupart du temps, ont des suppléments de corde, et quand le cocher a rassemblé ses guides et fait clapper sa langue pour décider le départ, on croirait que les chevaux vont s’évanouir et la voiture se dissiper en fumée comme le carrosse de Cendrillon lorsqu’elle revient du bal passé minuit, malgré l’ordre de la fée. Il n’en est rien cependant; les rosses se roidissent sur leurs jambes et, après quelques titubations, prennent un galop qu’elles ne quittent plus: le cocher leur communique son ardeur, et la mèche de son fouet sait faire jaillir la dernière étincelle de vie cachée dans ces carcasses. Cela piaffe, agite la tête, se donne des airs fringants, écarquille l’œil, élargit la narine, et soutient une allure que n’égaleraient pas les plus rapides trotteurs anglais. Comment ce phénomène s’accomplit-il, et quelle puissance fait courir ventre à terre des bêtes mortes? C’est ce que nous n’expliquerons pas. Toujours est-il que ce miracle a lieu journellement à Naples et que personne n’en témoigne de surprise.
La calèche de M. Paul d’Aspremont volait à travers la foule compacte, rasant les boutiques d’acquajoli aux guirlandes de citrons, les cuisines de fritures ou de macaronis en plein vent, les étalages de fruits de mer et les tas de pastèques disposés sur la voie publique comme les boulets dans les parcs d’artillerie. A peine si les lazzaroni couchés le long des murs, enveloppés de leurs cabans, daignaient retirer leurs jambes pour les soustraire à l’atteinte des attelages; de temps à autre, un corricolo, filant entre ses grandes roues écarlates, passait encombré d’un monde de moines, de nourrices, de facchini et de polissons, à côté de la calèche dont il frisait l’essieu au milieu d’un nuage de poussière et de bruit. Les corricoli sont proscrits maintenant, et il est défendu d’en créer de nouveaux; mais on peut ajouter une caisse neuve à de vieilles roues, ou des roues neuves à une vieille caisse; moyen ingénieux qui permet à ces bizarres véhicules de durer longtemps encore à la grande satisfaction des amateurs de couleur locale.
Notre voyageur ne prêtait qu’une attention fort distraite à ce spectacle animé et pittoresque qui eût certes absorbé un touriste n’ayant pas trouvé à l’hôtel de Rome un billet à son adresse, signé Alicia W.
Il regardait vaguement la mer limpide et bleue, où se distinguaient, dans une lumière brillante, et nuancées par le lointain de teintes d’améthyste et de saphir, les belles îles semées en éventail à l’entrée du golfe, Capri, Ischia, Nisida, Procida, dont les noms harmonieux résonnent comme des dactyles grecs, mais son âme n’était pas là; elle volait à tire-d’aile du côté de Sorrente, vers la petite maison blanche enfouie dans la verdure dont parlait la lettre d’Alicia. En ce moment la figure de M. d’Aspremont n’avait pas cette expression indéfinissablement déplaisante qui la caractérisait quand une joie intérieure n’en harmonisait pas les perfections disparates: elle était vraiment belle et sympathique, pour nous servir d’un mot cher aux Italiens; l’arc de ses sourcils était détendu; les coins de sa bouche ne s’abaissaient pas dédaigneusement, et une lueur tendre illuminait ses yeux calmes: – on eût parfaitement compris en le voyant alors les sentiments que semblaient indiquer à son endroit les phrases demi-tendres, demi-moqueuses écrites sur le papier cream-lead. Son originalité soutenue de beaucoup de distinction ne devait pas déplaire à une jeune miss, librement élevée à la manière anglaise par un vieil oncle très-indulgent.
Au train dont le cocher poussait ses bêtes, l’on eût bientôt dépassé Chiaja, la Marinella, et la calèche roula dans la campagne sur cette route remplacée aujourd’hui par un chemin de fer. Une poussière noire, pareille à du charbon pilé, donne un aspect plutonique à toute cette plage que recouvre un ciel étincelant et que lèche une mer du plus suave azur; c’est la suie du Vésuve tamisée par le vent qui saupoudre cette rive, et fait ressembler les maisons de Portici et de Torre del Greco à des usines de Birmingham. M. d’Aspremont ne s’occupa nullement du contraste de la terre d’ébène et du ciel de saphir, il lui tardait d’être arrivé. Les plus beaux chemins sont longs lorsque miss Alicia vous attend au bout, et qu’on lui a dit adieu il y a six mois sur la jetée de Folkestone: le ciel et la mer de Naples y perdent leur magie.
La calèche quitta la route, prit un chemin de traverse, et s’arrêta devant une porte formée de deux piliers de briques blanchies, surmontées d’urnes de terre rouge, où des aloès épanouissaient leurs feuilles pareilles à des lames de fer blanc et pointues comme des poignards. Une claire-voie peinte en vert servait de fermeture. La muraille était remplacée par une haie de cactus, dont les pousses faisaient des coudes difformes et entremêlaient inextricablement leurs raquettes épineuses.
Au-dessus de la haie, trois ou quatre énormes figuiers étalaient par masses compactes leurs larges feuilles d’un vert métallique avec une vigueur de végétation tout africaine; un grand pin parasol balançait son ombelle, et c’est à peine si, à travers les interstices de ces frondaisons luxuriantes, l’œil pouvait démêler la façade de la maison brillant par plaques blanches derrière ce rideau touffu.
Une servante basanée, aux cheveux crépus, et si épais que le peigne s’y serait brisé, accourut au bruit de la voiture, ouvrit la claire-voie, et, précédant M. d’Aspremont dans une allée de lauriers-roses dont les branches lui caressaient la joue avec leurs fleurs, elle le conduisit à la terrasse où miss Alicia Ward prenait le thé en compagnie de son oncle.
Par un caprice très-convenable chez une jeune fille blasée sur tous les conforts et toutes les élégances, et peut-être aussi pour contrarier son oncle, dont elle raillait les goûts bourgeois, miss Alicia avait choisi, de préférence à des logis civilisés, cette villa, dont les maîtres voyageaient, et qui était restée plusieurs années sans habitants. Elle trouvait dans ce jardin abandonné, et presque revenu à l’état de nature, une poésie sauvage qui lui plaisait; sous l’actif climat de Naples, tout avait poussé avec une activité prodigieuse. Orangers, myrtes, grenadiers, limons, s’en étaient donné à cœur joie, et les branches, n’ayant plus à craindre la serpette de l’émondeur, se donnaient la main d’un bout de l’allée à l’autre, ou pénétraient familièrement dans les chambres par quelque vitre brisée. – Ce n’était pas, comme dans le Nord, la tristesse d’une maison déserte, mais la gaieté folle et la pétulance heureuse de la nature du Midi livrée à elle-même; en l’absence du maître, les végétaux exubérants se donnaient le plaisir d’une débauche de feuilles, de fleurs, de fruits et de parfums; ils reprenaient la place que l’homme leur dispute.
Lorsque le commodore – c’est ainsi qu’Alicia appelait familièrement son oncle – vit ce fourré impénétrable et à travers lequel on n’aurait pu s’avancer qu’à l’aide d’un sabre d’abatage, comme dans les forêts d’Amérique, il jeta les hauts cris et prétendit que sa nièce était décidément folle. Mais Alicia lui promit gravement de faire pratiquer de la porte d’entrée au salon et du salon à la terrasse un passage suffisant pour un tonneau de malvoisie – seule concession qu’elle pouvait accorder au positivisme avunculaire. – Le commodore se résigna, car il ne savait pas résister à sa nièce, et en ce moment, assis vis-à-vis d’elle sur la terrasse, il buvait à petits coups, sous prétexte de thé, une grande tasse de rhum.
Cette terrasse, qui avait principalement séduit la jeune miss, était en effet fort pittoresque, et mérite une description particulière, car Paul d’Aspremont y reviendra souvent, et il faut peindre le décor des scènes que l’on raconte.
On montait à cette terrasse, dont les pans à pic dominaient un chemin creux, par un escalier de larges dalles disjointes où prospéraient de vivaces herbes sauvages. Quatre colonnes frustes, tirées de quelque ruine antique et dont les chapiteaux perdus avaient été remplacés par des dés de pierre, soutenaient un treillage de perches enlacées et plafonnées de vigne. Des garde-fous tombaient en nappes et en guirlandes les lambruches et les plantes pariétaires. Au pied des murs, le figuier d’Inde, l’aloès, l’arbousier poussaient dans un désordre charmant, et au delà d’un bois que dépassait un palmier et trois pins d’Italie, la vue s’étendait sur des ondulations de terrain semées de blanches villas, s’arrêtait sur la silhouette violâtre du Vésuve, ou se perdait sur l’immensité bleue de la mer.
Lorsque M. Paul d’Aspremont parut au sommet de l’escalier, Alicia se leva, poussa un petit cri de joie et fit quelques pas à sa rencontre. Paul lui prit la main à l’anglaise, mais la jeune fille éleva cette main prisonnière à la hauteur des lèvres de son ami avec un mouvement plein de gentillesse enfantine et de coquetterie ingénue.
Le commodore essaya de se dresser sur ses jambes un peu goutteuses, et il y parvint après quelques grimaces de douleur qui contrastaient comiquement avec l’air de jubilation épanoui sur sa large face; il s’approcha d’un pas assez alerte pour lui du charmant groupe des deux jeunes gens, et tenailla la main de Paul de manière à lui mouler les doigts en creux les uns contre les autres, ce qui est la suprême expression de la vieille cordialité britannique.
Miss Alicia Ward appartenait à cette variété d’Anglaises brunes qui réalisent un idéal dont les conditions semblent se contrarier: c’est-à-dire une peau d’une blancheur éblouissante à rendre jaune le lait, la neige, le lis, l’albâtre, la cire vierge, et tout ce qui sert aux poëtes à faire des comparaisons blanches; des lèvres de cerise, et des cheveux aussi noirs que la nuit sur les ailes du corbeau. L’effet de cette opposition est irrésistible et produit une beauté à part dont on ne saurait trouver l’équivalent ailleurs. – Peut-être quelques Circassiennes élevées dès l’enfance au sérail offrent-t-elles ce teint miraculeux, mais il faut nous en fier là-dessus aux exagérations de la poésie orientale et aux gouaches de Léwis représentant les harems du Caire. Alicia était assurément le type le plus parfait de ce genre de beauté.
L’ovale allongé de sa tête, son teint d’une incomparable pureté, son nez fin, mince, transparent, ses yeux d’un bleu sombre frangés de longs cils qui palpitaient sur ses joues rosées comme des papillons noirs lorsqu’elle abaissait ses paupières, ses lèvres colorées d’une pourpre éclatante, ses cheveux tombant en volutes brillantes comme des rubans de satin de chaque côté de ses joues et de son col de cygne, témoignaient en faveur de ces romanesques figures de femmes de Maclise, qui, à l’Exposition universelle, semblaient de charmantes impostures.
Alicia portait une robe de grenadine à volants festonnés et brodés de palmettes rouges, qui s’accordaient à merveille avec les tresses de corail à petits grains composant sa coiffure, son collier et ses bracelets; cinq pampilles suspendues à une perle de corail à facettes tremblaient au lobe de ses oreilles petites et délicatement enroulées. – Si vous blâmez cet abus du corail, songez que nous sommes à Naples, et que les pêcheurs sortent tout exprès de la mer pour vous présenter ces branches que l’air rougit.
Nous vous devons, après le portrait de miss Alicia Ward, ne fût-ce que pour faire opposition, tout au moins une caricature du commodore à la manière de Hogarth.
Le commodore, âgé de quelque soixante ans, présentait cette particularité d’avoir la face d’un cramoisi uniformément enflammé, sur lequel tranchaient des sourcils blancs et des favoris de même couleur, et taillés en côtelettes, ce qui le rendait pareil à un vieux Peau Rouge qui se serait tatoué avec de la craie. Les coups de soleil, inséparables d’un voyage d’Italie, avaient ajouté quelques couches de plus à cette ardente coloration, et le commodore faisait involontairement penser à une grosse praline entourée de coton. Il était habillé des pieds à la tête, veste, gilet, pantalon et guêtres, d’une étoffe vigogne d’un gris vineux, et que le tailleur avait dû affirmer, sur son honneur, être la nuance la plus à la mode et la mieux portée, en quoi peut-être ne mentait-il pas. Malgré ce teint enluminé et ce vêtement grotesque, le commodore n’avait nullement l’air commun. Sa propreté rigoureuse, sa tenue irréprochable et ses grandes manières indiquaient le parfait gentleman, quoiqu’il eût plus d’un rapport extérieur avec les Anglais de vaudeville comme les parodient Hoffmann ou Levassor. Son caractère, c’était d’adorer sa nièce et de boire beaucoup de porto et de rhum de la Jamaïque pour entretenir l’humide radical, d’après la méthode du caporal Trimm.
«Voyez comme je me porte bien maintenant et comme je suis belle! Regardez mes couleurs; je n’en ai pas encore autant que mon oncle; cela ne viendra pas, il faut l’espérer. – Pourtant ici j’ai du rose, du vrai rose, dit Alicia en passant sur sa joue son doigt effilé terminé par un ongle luisant comme l’agate; j’ai engraissé aussi, et l’on ne sent plus ces pauvres petites salières qui me faisaient tant de peine lorsque j’allais au bal. Dites, faut-il être coquette pour se priver pendant trois mois de la compagnie de son fiancé, afin qu’après l’absence il vous retrouve fraîche et superbe!»