Kitabı oku: «Romans et contes», sayfa 9
Et en débitant cette tirade du ton enjoué et sautillant qui lui était familier, Alicia se tenait debout devant Paul comme pour provoquer et défier son examen.
«N’est-ce pas, ajouta le commodore, qu’elle est robuste à présent et superbe comme ces filles de Procida qui portent des amphores grecques sur la tête?
– Assurément, commodore, répondit Paul; miss Alicia n’est pas devenue plus belle, c’était impossible, mais elle est visiblement en meilleure santé que lorsque, par coquetterie, à ce qu’elle prétend, elle m’a imposé cette pénible séparation.»
Et son regard s’arrêtait avec une fixité étrange sur la jeune fille posée devant lui.
Soudain les jolies couleurs roses qu’elle se vantait d’avoir conquises disparurent des joues d’Alicia, comme la rougeur du soir quitte les joues de neige de la montagne quand le soleil s’enfonce à l’horizon; toute tremblante, elle porta la main à son cœur; sa bouche charmante et pâlie se contracta.
Paul alarmé se leva, ainsi que le commodore; les vives couleurs d’Alicia avaient reparu; elle souriait avec un peu d’effort.
«Je vous ai promis une tasse de thé ou un sorbet; quoique Anglaise, je vous conseille le sorbet. La neige vaut mieux que l’eau chaude, dans ce pays voisin de l’Afrique, et où le sirocco arrive en droite ligne.»
Tous les trois prirent place autour de la table de pierre, sous le plafond des pampres; le soleil s’était plongé dans la mer, et le jour bleu qu’on appelle la nuit à Naples succédait au jour jaune. La lune semait des pièces d’argent sur la terrasse, par les déchiquetures du feuillage; – la mer bruissait sur la rive comme un baiser, et l’on entendait au loin le frisson de cuivre des tambours de basque accompagnant les tarentelles…
Il fallut se quitter; – Vicè, la fauve servante à chevelure crépue, vint avec un falot pour reconduire Paul à travers les dédales du jardin. Pendant qu’elle servait les sorbets et l’eau de neige, elle avait attaché sur le nouveau venu un regard mélangé de curiosité et de crainte. Sans doute, le résultat de l’examen n’avait pas été favorable pour Paul, car le front de Vicè, jaune déjà comme un cigare, s’était rembruni encore, et, tout en accompagnant l’étranger, elle dirigeait contre lui, de façon à ce qu’il ne pût l’apercevoir, le petit doigt et l’index de sa main, tandis que les deux autres doigts, repliés sous la paume, se joignaient au pouce comme pour former un signe cabalistique.
III
L’ami d’Alicia revint à l’hôtel de Rome par le le même chemin: la beauté de la soirée était incomparable; une lune pure et brillante versait sur l’eau d’un azur diaphane une longue traînée de paillettes d’argent dont le fourmillement perpétuel, causé par le clapotis des vagues, multipliait l’éclat. Au large, les barques de pêcheur, portant à la proue un fanal de fer rempli d’étoupes enflammées, piquaient la mer d’étoiles rouges et traînaient après elles des sillages écarlates; la fumée du Vésuve, blanche le jour, s’était changée en colonne lumineuse et jetait aussi son reflet sur le golfe. En ce moment la baie présentait cet aspect invraisemblable pour des yeux septentrionaux et que lui donnent ces gouaches italiennes encadrées de noir, si répandues il y a quelques années, et plus fidèles qu’on ne pense dans leur exagération crue.
Quelques lazzaroni noctambules vaguaient encore sur la rive, émus, sans le savoir, de ce spectacle magique, et plongeaient leurs grands yeux noirs dans l’étendue bleuâtre. D’autres, assis sur le bordage d’une barque échouée, chantaient l’air de Lucie ou la romance populaire alors en vogue: «Ti voglio ben’ assai,» d’une voix qu’auraient enviée bien des ténors payés cent mille francs. Naples se couche tard, comme toutes les villes méridionales; cependant les fenêtres s’éteignaient peu à peu, et les seuls bureaux de loterie, avec leurs guirlandes de papier de couleur, leurs numéros favoris et leur éclairage scintillant, étaient ouverts encore, prêts à recevoir l’argent des joueurs capricieux que la fantaisie de mettre quelques carlins ou quelques ducats sur un chiffre rêvé pouvait prendre en rentrant chez eux.
Paul se mit au lit, tira sur lui les rideaux de gaze du moustiquaire, et ne tarda pas à s’endormir. Ainsi que cela arrive aux voyageurs après une traversée, sa couche, quoique immobile, lui semblait tanguer et rouler, comme si l’hôtel de Rome eût été le Léopold. Cette impression lui fit rêver qu’il était encore en mer et qu’il voyait, sur le môle, Alicia très-pâle, à côté de son oncle cramoisi, et qui lui faisait signe de la main de ne pas aborder; le visage de la jeune fille exprimait une douleur profonde, et en le repoussant elle paraissait obéir contre son gré à une fatalité impérieuse.
Ce songe, qui prenait d’images toutes récentes une réalité extrême, chagrina le dormeur au point de l’éveiller, et il fut heureux de se retrouver dans sa chambre où tremblottait, avec un reflet d’opale, une veilleuse illuminant une petite tour de porcelaine qu’assiégeaient les moustiques en bourdonnant. Pour ne pas retomber sous le coup de ce rêve pénible, Paul lutta contre le sommeil et se mit à penser aux commencements de sa liaison avec miss Alicia, reprenant une à une toutes ces scènes puérilement charmantes d’un premier amour.
Il revit la maison de briques roses, tapissée d’églantiers et de chèvrefeuilles, qu’habitait à Richmond miss Alicia avec son oncle, et où l’avait introduit, à son premier voyage en Angleterre, une de ces lettres de recommandation dont l’effet se borne ordinairement à une invitation à dîner. Il se rappela la robe blanche de mousseline des Indes, ornée d’un simple ruban, qu’Alicia, sortie la veille de pension, portait ce jour-là, et la branche de jasmin qui roulait dans la cascade de ses cheveux comme une fleur de la couronne d’Ophélie, emportée par le courant, et ses yeux d’un bleu de velours, et sa bouche un peu entr’ouverte, laissant entrevoir de petites dents de nacre et son col frêle qui s’allongeait comme celui d’un oiseau attentif, et ses rougeurs soudaines lorsque le regard du jeune gentleman français rencontrait le sien.
Le parloir à boiseries brunes, à tentures de drap vert, orné de gravures de chasse au renard et de steeple-chases coloriés des tons tranchants de l’enluminure anglaise, se reproduisait dans son cerveau comme dans une chambre noire. Le piano allongeait sa rangée de touches pareilles à des dents de douairière. La cheminée, festonnée d’une brindille de lierre d’Irlande, faisait luire sa coquille de fonte frottée de mine de plomb; les fauteuils de chêne à pieds tournés ouvraient leurs bras garnis de maroquin, le tapis étalait ses rosaces, et miss Alicia, tremblante comme la feuille, chantait de la voix la plus adorablement fausse du monde la romance d’Anna Bolena «deh, non voler costringere» que Paul, non moins ému, accompagnait à contre-temps, tandis que le commodore, assoupi par une digestion laborieuse et plus cramoisi encore que de coutume, laissait glisser à terre un colossal exemplaire du Times avec supplément.
Puis la scène changeait: Paul, devenu plus intime, avait été prié par le commodore de passer quelques jours à son cottage dans le Lincolnshire… Un ancien château féodal, à tours crénelées, à fenêtres gothiques, à demi enveloppé par un immense lierre, mais arrangé intérieurement avec tout le confortable moderne, s’élevait au bout d’une pelouse dont le ray-grass, soigneusement arrosé et foulé, était uni comme du velours; une allée de sable jaune s’arrondissait autour du gazon et servait de manége à miss Alicia, montée sur un de ces ponies d’Écosse à crinière échevelée qu’aime à peindre sir Edward Landseer, et auxquels il donne un regard presque humain. Paul, sur un cheval bai-cerise que lui avait prêté le commodore, accompagnait miss Ward dans sa promenade circulaire, car le médecin, qui l’avait trouvée un peu faible de poitrine, lui ordonnait l’exercice.
Une autre fois un léger canot glissait sur l’étang, déplaçant les lis d’eau et faisant envoler le martin-pêcheur sous le feuillage argenté des saules. C’était Alicia qui ramait et Paul qui tenait le gouvernail; qu’elle était jolie dans l’auréole d’or que dessinait autour de sa tête son chapeau de paille traversé par un rayon de soleil! elle se renversait en arrière pour tirer l’aviron; le bout verni de sa bottine grise s’appuyait à la planche du banc; miss Ward n’avait pas un de ces pieds andalous tout courts et ronds comme des fers à repasser que l’on admire en Espagne, mais sa cheville était fine, son cou-de-pied bien cambré, et la semelle de son brodequin, un peu longue peut-être, n’avait pas deux doigts de large.
Le commodore restait attaché au rivage, non à cause de sa grandeur, mais de son poids qui eût fait sombrer la frêle embarcation; il attendait sa nièce au débarcadère, et lui jetait avec un soin maternel un mantelet sur les épaules, de peur qu’elle ne se refroidît, – puis la barque rattachée à son piquet, on revenait luncher au château. C’était plaisir de voir comme Alicia, qui ordinairement mangeait aussi peu qu’un oiseau, coupait à l’emporte-pièce de ses dents perlées une rose tranche de jambon d’York mince comme une feuille de papier, et grignotait un petit pain sans en laisser une miette pour les poissons dorés du bassin.
Les jours heureux passent si vite! De semaine en semaine Paul retardait son départ, et les belles masses de verdure du parc commençaient à revêtir des teintes safranées; des fumées blanches s’élevaient le matin de l’étang. Malgré le râteau sans cesse promené du jardinier, les feuilles mortes jonchaient le sable de l’allée; des millions de petites perles gelées scintillaient sur le gazon vert du boulingrin, et le soir on voyait les pies sautiller en se querellant à travers le sommet des arbres chauves.
Alicia pâlissait sous le regard inquiet de Paul et ne conservait de coloré que deux petites taches roses au sommet des pommettes. Souvent elle avait froid, et le feu le plus vif de charbon de terre ne la réchauffait pas. Le docteur avait paru soucieux, et sa dernière ordonnance prescrivait à miss Ward de passer l’hiver à Pise et le printemps à Naples.
Des affaires de famille avaient rappelé Paul en France; Alicia et le commodore devaient partir pour l’Italie, et la séparation s’était faite à Folkestone. Aucune parole n’avait été prononcée, mais miss Ward regardait Paul comme son fiancé, et le commodore avait serré la main au jeune homme d’une façon significative: on n’écrase ainsi que les doigts d’un gendre.
Paul, ajourné à six mois, aussi longs que six siècles pour son impatience, avait eu le bonheur de trouver Alicia guérie de sa langueur et rayonnante de santé. Ce qui restait encore de l’enfant dans la jeune fille avait disparu; et il pensait avec ivresse que le commodore n’aurait aucune objection à faire lorsqu’il lui demanderait sa nièce en mariage.
Bercé par ces riantes images, il s’endormit et ne s’éveilla qu’au jour. Naples commençait déjà son vacarme; les vendeurs d’eau glacée criaient leur marchandise; les rôtisseurs tendaient aux passants leurs viandes enfilées dans une perche: penchées à leurs fenêtres les ménagères paresseuses descendaient au bout d’une ficelle les paniers de provisions qu’elles remontaient chargés de tomates, de poissons et de grands quartiers de citrouille. Les écrivains publics, en habit noir râpé et la plume derrière l’oreille, s’asseyaient à leurs échoppes; les changeurs disposaient en piles, sur leurs petites tables, les grani, les carlins et les ducats; les cochers faisaient galoper leurs haridelles quêtant les pratiques matinales, et les cloches de tous les campaniles carillonnaient joyeusement l’Angelus.
Notre voyageur, enveloppé de sa robe de chambre, s’accouda au balcon; de la fenêtre on apercevait Santa-Lucia, le fort de l’Œuf, et une immense étendue de mer jusqu’au Vésuve et au promontoire bleu où blanchissaient les vastes casini de Castellamare et où pointaient au loin les villas de Sorrente.
Le ciel était pur, seulement un léger nuage blanc s’avançait sur la ville, poussé par une brise nonchalante. Paul fixa sur lui ce regard étrange que nous avons déjà remarqué; ses sourcils se froncèrent. D’autres vapeurs se joignirent au flocon unique, et bientôt un rideau épais de nuées étendit ses plis noirs au-dessus du château de Saint-Elme. De larges gouttes tombèrent sur le pavé de lave, et en quelques minutes se changèrent en une de ces pluies diluviennes qui font des rues de Naples autant de torrents et entraînent les chiens et même les ânes dans les égouts. La foule surprise se dispersa, cherchant des abris; les boutiques en plein vent déménagèrent à la hâte, non sans perdre une partie de leurs denrées, et la pluie, maîtresse du champ de bataille, courut en bouffées blanches sur le quai désert de Santa-Lucia.
Le facchino gigantesque à qui Paddy avait appliqué un si beau coup de poing, appuyé contre un mur sous un balcon dont la saillie le protégeait un peu, ne s’était pas laissé emporter par la déroute générale, et il regardait d’un œil profondément méditatif la fenêtre où s’était accoudé M. Paul d’Aspremont.
Son monologue intérieur se résuma dans cette phrase, qu’il grommela d’un air irrité:
«Le capitaine du Léopold aurait bien fait de flanquer ce forestier à la mer;» et, passant sa main par l’interstice de sa grosse chemise de toile, il toucha le paquet d’amulettes suspendu à son col par un cordon.
IV
Le beau temps ne tarda pas à se rétablir, un vif rayon de soleil sécha en quelques minutes les dernières larmes de l’ondée, et la foule recommença à fourmiller joyeusement sur le quai. Mais Timberio, le portefaix, n’en parut pas moins garder son idée à l’endroit du jeune étranger français, et prudemment il transporta ses pénates hors de la vue des fenêtres de l’hôtel: quelques lazzaroni de sa connaissance lui témoignèrent leur surprise de ce qu’il abandonnait une station excellente pour en choisir une beaucoup moins favorable.
«Je la donne à qui veut la prendre, répondit-il en hochant la tête d’un air mystérieux; on sait ce qu’on sait.»
Paul déjeuna dans sa chambre, car soit timidité, soit dédain, il n’aimait pas à se trouver en public; puis il s’habilla, et pour attendre l’heure convenable de se rendre chez miss Ward, il visita le musée des Studj: il admira d’un œil distrait la précieuse collection de vases campaniens, les bronzes retirés des fouilles de Pompeï, le casque grec d’airain vert-de-grisé contenant encore la tête du soldat qui le portait, le morceau de boue durcie conservant comme un moule l’empreinte d’un charmant torse de jeune femme surprise par l’éruption dans la maison de campagne d’Arrius Diomedès, l’Hercule Farnèse et sa prodigieuse musculature, la Flore, la Minerve archaïque, les deux Balbus, et la magnifique statue d’Aristide, le morceau le plus parfait peut-être que l’antiquité nous ait laissé. Mais un amoureux n’est pas un appréciateur bien enthousiaste des monuments de l’art; pour lui le moindre profil de la tête adorée vaut tous les marbres grecs ou romains.
Étant parvenu à user tant bien que mal deux ou trois heures aux Studj, il s’élança dans sa calèche et se dirigea vers la maison de campagne où demeurait miss Ward. Le cocher, avec cette intelligence des passions qui caractérise les natures méridionales, poussait à outrance ses haridelles, et bientôt la voiture s’arrêta devant les piliers surmontés de vases de plantes grasses que nous avons déjà décrits. La même servante vint entr’ouvrir la claire-voie; ses cheveux s’entortillaient toujours en boucles indomptables; elle n’avait comme la première fois, pour tout costume qu’une chemise de grosse toile brodée aux manches et au col d’agréments en fil de couleur et qu’un jupon en étoffe épaisse et bariolée transversalement, comme en portent les femmes de Procida; ses jambes, nous devons l’avouer, étaient dénuées de bas, et elle posait à nu sur la poussière des pieds qu’eût admirés un sculpteur. Seulement un cordon noir soutenait sur sa poitrine un paquet de petites breloques de forme singulière en corne et en corail, sur lequel, à la visible satisfaction de Vicè, se fixa le regard de Paul.
Miss Alicia était sur la terrasse, le lieu de la maison où elle se tenait de préférence. Un hamac indien de coton rouge et blanc, orné de plumes d’oiseau, accroché à deux des colonnes qui supportaient le plafond de pampres, balançait la nonchalance de la jeune fille, enveloppée d’un léger peignoir de soie écrue de la Chine, dont elle fripait impitoyablement les garnitures tuyautées. Ses pieds dont on apercevait la pointe à travers les mailles du hamac, étaient chaussés de pantoufles en fibres d’aloès, et ses beaux bras nus se recroisaient au-dessus de sa tête, dans l’attitude de la Cléopâtre antique, car, bien qu’on ne fût qu’au commencement de mai, il faisait déjà une chaleur extrême, et des milliers de cigales grinçaient en chœur sous les buissons d’alentour.
Le commodore, en costume de planteur et assis sur un fauteuil de jonc, tirait à temps égaux la corde qui mettait le hamac en mouvement.
Un troisième personnage complétait le groupe: c’était le comte d’Altavilla, jeune élégant Napolitain dont la présence amena sur le front de Paul cette contraction qui donnait à sa physionomie une expression de méchanceté diabolique.
Le comte était, en effet, un de ces hommes qu’on ne voit pas volontiers auprès d’une femme qu’on aime. Sa haute taille avait des proportions parfaites; des cheveux noirs comme le jais, massés par des touffes abondantes, accompagnaient son front uni et bien coupé; une étincelle du soleil de Naples scintillait dans ses yeux, et ses dents larges et fortes, mais pures comme des perles, paraissaient encore avoir plus d’éclat à cause du rouge vif de ses lèvres et de la nuance olivâtre de son teint. La seule critique qu’un goût méticuleux eût pu formuler contre le comte, c’est qu’il était trop beau.
Quant à ses habits, Altavilla les faisait venir de Londres, et le dandy le plus sévère eût approuvé sa tenue. Il n’y avait d’italien dans toute sa toilette que des boutons de chemise d’un trop grand prix. Là le goût bien naturel de l’enfant du Midi pour les joyaux se trahissait. Peut-être aussi que partout ailleurs qu’à Naples on eût remarqué comme d’un goût médiocre le faisceau de branches de corail bifurquées, de mains de lave de Vésuve aux doigts repliés ou brandissant un poignard, de chiens alongés sur leurs pattes, de cornes blanches et noires, et autres menus objets analogues qu’un anneau commun suspendait à la chaîne de sa montre; mais un tour de promenade dans la rue de Tolède ou à la Villa Reale eût suffi pour démontrer que le comte n’avait rien d’excentrique en portant à son gilet ces breloques bizarres.
Lorsque Paul d’Aspremont se présenta, le comte, sur l’instante prière de miss Ward, chantait une de ces délicieuses mélodies populaires napolitaines, sans nom d’auteur, et dont une seule, recueillie par un musicien, suffirait à faire la fortune d’un opéra. – A ceux qui ne les ont pas entendues, sur la rive de Chiaja ou sur le môle, de la bouche d’un lazzaronne, d’un pêcheur ou d’une trovatelle, les charmantes romances de Gordigiani en pourront donner une idée. Cela est fait d’un soupir de brise, d’un rayon de lune, d’un parfum d’oranger et d’un battement de cœur.
Alicia, avec sa jolie voix anglaise un peu fausse, suivait le motif qu’elle voulait retenir, et elle fit, tout en continuant, un petit signe amical à Paul, qui la regardait d’un air assez peu aimable, froissé de la présence de ce beau jeune homme.
Une des cordes du hamac se rompit, et miss Ward glissa à terre, mais sans se faire mal; six mains se tendirent vers elle simultanément. La jeune fille était déjà debout, toute rose de pudeur, car il est improper de tomber devant des hommes. Cependant, pas un des chastes plis de sa robe ne s’était dérangé.
«J’avais pourtant essayé ces cordes moi-même, dit le commodore, et miss Ward ne pèse guère plus qu’un colibri.»
Le comte d’Altavilla hocha la tête d’un air mystérieux: en lui-même évidemment il expliquait la rupture de la corde par une tout autre raison que celle de la pesanteur; mais, en homme bien élevé, il garda le silence, et se contenta d’agiter la grappe de breloques de son gilet.
Comme tous les hommes qui deviennent maussades et farouches lorsqu’ils se trouvent en présence d’un rival qu’ils jugent redoutable, au lieu de redoubler de grâce et d’amabilité, Paul d’Aspremont, quoiqu’il eût l’usage du monde, ne parvint pas à cacher sa mauvaise humeur; il ne répondait que par monosyllabes, laissait tomber la conversation, et en se dirigeant vers Altavilla, son regard prenait son expression sinistre; les fibrilles jaunes se tortillaient sous la transparence grise de ses prunelles comme des serpents d’eau dans le fond d’une source.
Toutes les fois que Paul le regardait ainsi, le comte, par un geste en apparence machinal, arrachait une fleur d’une jardinière placée près de lui et la jetait de façon à couper l’effluve de l’œillade irritée.
«Qu’avez-vous donc à fourrager ainsi ma jardinière? s’écria miss Alicia Ward, qui s’aperçut de ce manége. Que vous ont fait mes fleurs pour les décapiter?
– Oh! rien, miss; c’est un tic involontaire, répondit Altavilla en coupant de l’ongle une rose superbe qu’il envoya rejoindre les autres.
– Vous m’agacez horriblement, dit Alicia; et sans le savoir vous choquez une de mes manies. Je n’ai jamais cueilli une fleur. Un bouquet m’inspire une sorte d’épouvante: ce sont des fleurs mortes, des cadavres de roses, de verveines ou de pervenches, dont le parfum a pour moi quelque chose de sépulcral.
– Pour expier les meurtres que je viens de commettre, dit le comte Altavilla en s’inclinant, je vous enverrai cent corbeilles de fleurs vivantes.»
Paul s’était levé, et d’un air contraint tortillait le bord de son chapeau comme minutant une sortie.
«Quoi! vous partez déjà? dit miss Ward.
– J’ai des lettres à écrire, des lettres importantes.
– Oh! le vilain mot que vous venez de prononcer là! dit la jeune fille avec une petite moue; est-ce qu’il y a des lettres importantes quand ce n’est pas à moi que vous écrivez?
– Restez donc, Paul, dit le commodore; j’avais arrangé dans ma tête un plan de soirée, sauf l’approbation de ma nièce: nous serions allés d’abord boire un verre d’eau de la fontaine de Santa-Lucia, qui sent les œufs gâtés, mais qui donne l’appétit; nous aurions mangé une ou deux douzaines d’huîtres, blanches et rouges, à la poissonnerie, dîné sous une treille dans quelque osteria bien napolitaine, bu du falerne et du lacryma-christi, et terminé le divertissement par une visite au seigneur Pulcinella. Le comte nous eût expliqué les finesses du dialecte.»
Ce plan parut peu séduire M. d’Aspremont, et il se retira après avoir salué froidement.
Altavilla resta encore quelques instants; et comme miss Ward, fâchée du départ de Paul, n’entra pas dans l’idée du commodore, il prit congé.
Deux heures après, miss Alicia recevait une immense quantité de pots de fleurs, des plus rares, et, ce qui la surprit davantage, une monstrueuse paire de cornes de bœuf de Sicile, transparentes comme le jaspe, polies comme l’agate, qui mesuraient bien trois pieds de long et se terminaient par de menaçantes pointes noires. Une magnifique monture de bronze doré permettait de poser les cornes, le piton en l’air, sur une cheminée, une console ou une corniche.
Vicè, qui avait aidé les porteurs à déballer fleurs et cornes, parut comprendre la portée de ce cadeau bizarre.
Elle plaça bien en évidence, sur la table de pierre, les superbes croissants, qu’on aurait pu croire arrachés au front du taureau divin qui portait Europe, et dit: «Nous voilà maintenant en bon état de défense.
– Que voulez-vous dire, Vicè? demanda miss Ward.
– Rien… sinon que le signor français a de bien singuliers yeux.»