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Kitabı oku: «Victor Hugo», sayfa 5

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XVIII
ANGELO

5 juillet 1835.

Pour les dramaturges ordinaires il n'est besoin que d'une seule représentation. Ce qu'ils ont voulu faire, c'est occuper la scène pendant trois ou quatre heures et réunir dans un rôle composé ad hoc tous les mots à effet d'un acteur en vogue; c'est fournir à une actrice un prétexte de changer plusieurs fois de toilette: d'avoir au premier acte une robe de satin blanc broché, au deuxième une autre de velours noir et au troisième le peignoir obligé d'organdi ou de mousseline avec lequel on peut se rouler passionnément par terre, sans que la crainte d'y faire un accroc ou une tache d'huile ne vienne vous préoccuper au milieu d'une convulsion dramatique; beaucoup de pièces n'ont été fabriquées que pour donnera Mademoiselle telle ou telle l'occasion de paraître avec tous ses diamants. Le satin éraillé, le velours rompu à ses plis, les diamants resserrés dans l'écrin, la pièce s'enfonce au plus profond du noir Léthé, tout le monde l'oublie, jusqu'à l'auteur lui-même qui la refait six mois après, mais sans que lui ou le public s'en aperçoive. Il est vrai que dans celle-ci la jupe de la diva est de brocart à fleurs d'or, qu'elle a des plumes au lieu d'être en turban, ce qui différencie considérablement le caractère et fait de la vieille pièce une pièce toute neuve.

A ces gens-là, il suffit d'une petite colonne de prose taillée à la hâte avec le nom et la date au bas, pour marquer dans le vaste cimetière dramatique du siècle la place précise où est enterré chacun de leurs avortons. Mais avec M. Hugo on ne peut pas se permettre d'en agir de la sorte.

De tout drame de M. Hugo il reste un beau livre; tout n'est pas dit quand la toile a été baissée et l'actrice redemandée; ce qui est important pour les autres n'est qu'un détail pour lui. La pièce a soixante représentations comme Hernani, ou n'en a qu'une comme Le Roi s'amuse, qu'importe? Cela importe si peu que c'est une chose reconnue maintenant de tout le monde que ce même Roi s'amuse, si outrageusement sifflé, est la meilleure pièce de M. Hugo. Le lecteur a cassé le jugement du spectateur et le livre a corrigé le théâtre. Chaque individu de cette foule qui faisant ho! et ha! aux plus beaux endroits a applaudi séparément. Car le poète, face à face avec lui débarrassé des mille empêchements matériels, des faux-jours des quinquets, du nez de celui-ci, des jambes de celui-là, des gaucheries de mise en scène et de l'inintelligence de tous, s'emparait de lui et le pénétrait de son souffle, et l'emportait sur ses ailes puissantes bien au-dessus de la vieille salle des Français.

Angelo a eu une meilleure fortune au théâtre. Les drames ont leurs destins comme les livres. Il poursuit bravement sa marche triomphale à travers les préoccupations politiques les plus graves, et par une chaleur presque sénégambienne. Tous les jours, la queue s'allonge de quelques anneaux et elle balaye au loin les couloirs obscurs du Palais-Royal.

De l'intrigue de la pièce, nous n'en dirons rien; tout le monde la connaît; mais nous entrerons dans quelques considérations d'art et de style à propos du livre.

La cause de la réussite complète d'Angelo est l'absence de lyrisme. Cela est honteux à dire pour notre public, mais cela est ainsi. Une autre cause de succès, aussi triste que celle-là, c'est qu'Angelo est en prose. M. Hugo ayant résolu de marcher et non de voler, pour que le parterre ne le perdit pas de vue, a prudemment serré ses talonnières dans son tiroir. Car les poètes sont comme les hippogriffes, ils peuvent courir et voler, tandis que les prosateurs, si envieux qu'ils soient, ne peuvent que courir. Tout poète, quand il voudra descendre à cette besogne, fera de l'excellente prose; jamais un prosateur-né, fût-ce M. de Chateaubriand, ne fera de beaux vers.

Nous avons dit que la pièce n'était pas lyrique. Cependant l'aigle de M. Hugo donne de temps en temps de grands coups d'ailes, et beaucoup de phrases sont de véritables strophes d'ode. Fresque toutes ces phrases sont, couvertes d'applaudissements, par une contradiction assez singulière.

Le caractère de M. Hugo n'est ni anglais, ni allemand, ni français; il n'est pas profond et humain comme Shakespeare, magnifiquement placide et indifférent comme Gœthe, spirituel et sensé comme Molière. Il est volontaire et démesuré, il est espagnol et castillan. Il admire bien Homère et la Bible si vous voulez, mais soyez sûre qu'il donnerait l'un et l'autre pour le Romancero.

C'est un génie de même trempe que celui du vieux Corneille, orgueilleux et sauvagement hérissé. Quoique de temps en temps il se donne des grâces de lion, il fasse des coquetteries gigantesques, c'est un rude dessinateur, capable de dire comme Michel-Ange que la peinture à l'huile n'est bonne que pour les femmes et pour les paresseux: il va tout droit au nerf, le dégage des chairs et le fait saillir avec une vigueur prodigieuse. On prendrait certaines phrases de M. Hugo pour ces figures qui sont dans les encoignures et les pendentifs de la Sixtine et dont les muscles adducteurs et extenseurs sont également boursouflés; mais la boursouflure de son style est comme celle des hommes de Buonarotti, c'est une boursouflure de bronze.

Puget a dit que les blocs, de marbre tremblaient comme la feuille lorsqu'ils le sentaient approcher et qu'ils lui fondaient entre les mains comme de la cire; je crois qu'il en doit être autant des blocs où le poète taille sa pensée. Il me semble le voir avec son coin de fer faisant sauter à droite et à gauche d'énormes caillots, sculptant plutôt à la hache qu'au ciseau, ouvrant à grands coups de marteau la bouche béante d'un masque tragique, et travaillant largement, robustement, sans petites finesses et sans petites délicatesses, comme il sied à un artiste primitif dont les figures doivent être placées haut.

Au milieu de l'affaiblissement général où nous vivons, dans ce siècle où rien n'a conservé ses angles, une nature avec des arêtes aussi vierges et aussi franches est une véritable merveille. Ce fier génie s'est trompé en naissant aujourd'hui. Il aurait dû venir au seizième, un peu avant l'apparition du Cid. Ce n'est pas qu'il eût été plus grand, mais il eût été plus heureux. En ce temps, il n'aurait vu ni le Panthéon, ni la Bourse; il eût été peintre, sculpteur, architecte, ingénieur et poète comme le Vinci, comme Benvenuto, comme Buonarotti, comme tous les autres, car c'est un génie essentiellement plastique, amoureux et curieux de la forme, ainsi que tout véritable jeune. La forme, quoi qu'on ait dit, est tout. Jamais on n'a pensé qu'une carrière de pierre fût artiste de génie; l'important est la façon que l'on donne à cette pierre, car autrement, où serait la différence d'un bloc et d'une statue! Où serait la différence de Victor Ducange à Victor Hugo?

Le monde est la carrière, l'idée le bloc, et le poète le sculpteur. Sait-il son métier, ou ne le sait-il pas? Voilà la question!

Angelo est un drame dont le tragique ressort plutôt du choc des situations que du développement d'une passion première. Il est de la famille de Cymbeline, de Mesure par mesure et Troïlus et Cressida, ces pièces romanesques de Shakespeare qui reposent sur des aventures et non sur des généralités, sont le seul drame possible dans une civilisation aussi décuplée que la nôtre; on ne peut guère plus faire de comédie sur un péché capital ou sur un caractère, ce qui est la même chose, car les physionomies se dessinent au moyen des ombres, et rien ne fût moins dramatique au monde que les gens vertueux.

On a fait l'Avare, l'Hypocrite, le Menteur, le Jaloux, le Méchant, le Misanthrope, etc. Ce sont choses sur quoi on ne peut plus revenir, et l'on aurait aussi mauvaise grâce à retoucher Othello que Tartufe: les passions et les défauts de l'homme ne sont pas inépuisables, et ne peuvent donner lieu qu'à un certain nombre de combinaisons qui ont été déjà reproduites mille fois. Reste donc l'aventure, le roman, le caprice, la fantaisie curieuse de style, car le drame de passion, la comédie de mœurs, aujourd'hui qu'il n'y a plus ni passions ni mœurs, ne peuvent intéresser ni amuser personne.

La science est malheureusement trop répandue pour qu'un drame historique puisse avoir le moindre succès: c'est ce que M. Victor Hugo a très bien compris. Le plus grand moyen de réussite au théâtre est la surprise, et où peut être la surprise dans un drame historique? Comment trembler pour tel ou tel héros, lorsqu'on sait qu'il est mort trente ans plus tôt dans son lit, après avoir fait son testament et reçu l'extrême-onction? Comment s'intéresser au sort d'une héroïne que l'on sait avoir été hydropique et bossue? M. Hugo ne prend de l'histoire que les noms, du temps que les couleurs générales, de pays que quelques traits de localité, pour en faire un fond harmonieux à l'action qu'il veut développer.

Peut-être ferait-il mieux encore de ne pas mettre de noms du tout, et d'appeler ses personnages: le Duc, la Reine, le Prince, la Princesse, et ainsi de suite; j'aimerais autant pour ma part les vieux noms consacrés de Silvio, de Léandre, de Perside, de Graciosa, qui donnent aux pièces où ils sont mêlés un air d'invraisemblance charmante. Cela aurait l'avantage ineffable de clore la bouche à tous les savants critiques qui ne manquent jamais, à chaque drame de M. Hugo, de demander avec leur esprit ordinaire: «Voici François Ier, mais où est Léonard de Vinci, où est Luther, où est le pape, où est Caillette, où est Charles-Quint, où sont tous les personnages qui ont vécu en ce temps-là? où est-il, lui-même, ce beau seizième siècle?» Pardieu! il est couché entre le quinzième et le dix-septième, dans son linceul d'éternité, au plus profond du néant, dans la vallée de Josaphat, où le Temps enterre les siècles morts, de ses vieilles mains toujours jeunes! Et je ne vois pas, parce qu'on parle d'un personnage historique, où est la nécessite de parler de tous les personnages historiques contemporains. Il n'est pas absolument indispensable qu'un drame soit un autre dictionnaire Moréri. Mais il faut bien que le critique montre qu'il a relu fraîchement son histoire et ses chroniques.

Je trouve que les drames de M. Hugo sont suffisamment exacts. La scène est à Padoue, Francisco Donato étant doge. C'est bien. Elle serait à Trébizonde sous le règne d'Hassan, deuxième du nom, ce serait aussi bien. Avez-vous été ému, avez-vous pleuré, avez-vous frémi? Tout est là!

Une qualité que M. Hugo porte à un degré aussi éminent qu'Anne Radcliffe et Maturin, c'est la terreur ténébreuse et architecturale, si on peut s'exprimer de la sorte. Le palais d'Angelo est une construction aussi effroyablement mystérieuse que le château d'Udolphe. Il a un autre palais inconnu à qui il sert de boîte extérieure et dont il n'est que l'enveloppe. Vous croyez que ceci est un mur, c'est un corridor. Voici un buffet d'un travail admirable, que les merveilleux artistes de la Renaissance ont ciselé à plaisir, c'est une porte. Des escaliers montent et descendent dans le noyau des colonnes, les boiseries entendent et parlent, la tapisserie a tremblé. Si Hamlet était là, ce ne serait ni un rat, ni un Polonius qui piquerait de son épée, mais quelque sbire armé d'un poignard. Que dis-je? Hamlet ne serait pas si courageux à Padoue qu'à Elseneur, ou peut-être il n'oserait pas: «Il y a un couloir secret, perpétuel traiteur de toutes les salles, de toutes les chambres, de toutes les alcôves, un corridor ténébreux dont d'autres que vous connaissent les portes et qu'on sent serpenter autour de soi sans savoir au juste où il est, une sape mystérieuse où vont et viennent sans cesse des hommes inconnus qui font quelque chose.» La nuit on entend des pas dans le mur, et l'on ne sait pas si l'un des beaux tableaux de courtisanes nues peintes par Titien ne va pas tourner sur lui-même, et donner passage à un bravo qu'il faudra suivre dans quelque lieu profond et humide dont il ressortira seul.

Il y a toute sorte d'entrées masquées; de fausses portes qui s'ouvrent avec de petites clés singulières. Ici il y a un bouton à presser, là une trappe à lever. Piranèse, le grand Piranèse lui-même, ce démon du cauchemar architectural, lui qui sait arrondir des voûtes si noires, si suantes, si prêtes à crouler, qui fait pousser dans ses décombres des plantes qui ont l'air de serpents, et qui tortille si hideusement les jambes difformes de la mandragore entre les pierres lézardées et les corniches disjointes, n'aurait pas, dans son eau-forte la plus fiévreuse et la plus surnaturelle, atteint à cette puissance de terreur opaque et étouffante.

On tend des églises en noir, on chante un service, on lève une dalle dans un caveau, on creuse une fosse pour une personne vivante. Derrière ces beaux rideaux de brocart brodés richement, à la place du lit il y 'a un billot de bois grossier, une hache et un drap. Toutes les chambres ont l'air sinistre et inhabitable. La chambre même de la Tisbé a l'air d'une nef d'église abandonnée, et c'est en vain que cette draperie d'étoffe brochée rompt coquettement ses plis, et fait scintiller outre mesure ses filaments et ses fleurs d'or. C'est en vain que les masques de théâtre sourient tant qu'ils peuvent sur les fauteuils et le parquet. Les chaises ont beau faire, elles ressemblent à des prie-Dieu, et l'habit pailleté de la Rosemonde n'est autre chose que le suaire oublié par un fantôme. Les murs sont d'une couleur à ce que le sang n'y paraisse guère. On sent bien que quelqu'un doit mourir là. C'est une chambre délicieuse pour assassiner, et très logeable pour les morts.

Réellement, je ne crois pas que la Catarina soit sortie de là bien vivante, et je ne jurerais pas que la Tisbé, toute bonne fille qu'elle est, n'ait mêlé un peu du flacon noir avec le flacon blanc. Je conseillerais amicalement au Rodolfo de modérer sa joie.

Une scène d'espions a été retranchée tout entière, et sera rétablie à la reprise. Elle se passait dans une espèce de coupe-gorge ou d'hôtellerie douteuse pour laquelle on a craint la susceptibilité trop chatouilleuse des loges du Théâtre-Français.

Je ne sais pas trop jusqu'à quel point il est bon de casser le nez ou les doigts aux bas-reliefs, et d'ébarber une cathédrale de ses guivres et de ses tarasques; mais que voulez-vous? en fait de bas-reliefs le public aime mieux une planche rabotée. Une branche d'arbre coupée peut contribuer à rendre l'air d'un berceau plus pur, mais elle fait une plaie au tronc de l'arbre, et y laisse un écusson blanc, hideux à voir comme un ulcère.

Je ne suis point de ceux qui croient qu'une pensée peut être ôtée impunément d'une œuvre quelconque. Vous avez une toile où il y a un nœud, vous arrachez ce nœud, mais vous arrachez avec lui le fil auquel il tient, et vous faites un vide dans toute la longueur de la trame: il en est ainsi des pensées. Retranchez une phrase au premier acte: vous en rendez trois autres inintelligibles au second, six au troisième, et ainsi de suite.

Toute œuvre naît complète, bien ou mal conformée, elle a la jambe fine, ou elle est boiteuse. C'est la chance; mais couper la cuisse à un pied bot ne me paraît pas un moyen de lui faire une belle jambe.

Quant à la pièce de M. Hugo, elle a d'aussi belles jambes que la Diane Chasseresse, et on ne lui a retranché que quelques boucles de cheveux, qui voltigeaient trop capricieusement et trop sauvagement sur ses blanches épaules, pour être du goût des bourgeois bien cravatés de la bonne ville de Paris; et les précieuses boucles, aussi fines et aussi déliées que la plus belle soie, se retrouvent intactes entre les feuilles satinées de la brochure.

XIX
MADEMOISELLE RACHEL DANS ANGELO

27 mai 1850.

Angelo est le seul drame en prose que Victor Hugo ait fait représenter au Théâtre-Français; mais une telle prose, si nette, si solide, si sculpturale, vaut le vers; elle en a l'éclat, la sonorité le rythme même; elle est tout aussi littéraire et difficile à écrire.

Nous croyons que jusqu'ici on n'a pas tiré de la prose, au théâtre, tous les effets qu'elle contient. Presque tous les chefs-d'œuvre de notre répertoire sont en vers, et les quelques exceptions que l'on citerait ne feraient que confirmer la règle.

Les pièces régulières de Molière, celles sur lesquelles il comptait, sont en vers: lorsqu'il emploie la prose, ce n'est que comme à regret et lorsqu'il est pressé par les ordres du roi.

Son Festin de Pierre, ou pour parler correctement, son Convié de Pierre, d'un si beau style pourtant, a été versifié après coup, par Thomas Corneille, et ce n'est que dans ces derniers temps qu'il a été restitué dans sa forme première; on a cru longtemps que la prose n'était pas quelque chose d'assez achevé, d'assez savant, d'assez poli pour être offert au public raffiné de la Comédie-Française.

Marivaux et Lesage, qui écrivirent en prose en furent moins prisés par les délicats d'alors, bien qu'ils vinssent à une époque relativement moderne. Beaumarchais fut le premier qui installa victorieusement la prose sur le théâtre habitué à la mélopée tragique et à l'éclat de rire scandé de la comédie, mais aussi quelle prose habile, travaillée, taillée à facettes, pleine de science et d'adresse féconde en ressources inattendues, en ruses acoustiques, en moyens de détacher la phrase, de faire scintiller le mot et aiguiser le trait, de produire des effets harmonieux ou saccadés! Cette science est poussée à un tel point que, dans certains passages, non seulement les résultats du vers sont atteints, mais encore ceux de la musique, comme dans la tirade de la calomnie, par exemple, que Rossini n'a eu que la peine de noter, en l'accentuant un peu, pour en faire un air admirable. Beaumarchais va si loin qu'il se sert de l'assonance et de l'allitération, et souvent du vers blanc de huit pieds.

Une prose ainsi faite a toutes les qualités du vers, avec, plus d'aisance, de rapidité et de souplesse; elle est peut-être le langage le plus accommodé au théâtre, où elle tiendrait la place entre le vers et la langue vulgaire. Nous manquons pour la scène, et c'est un malheur, du vers ïambique que possédaient les Grecs et les Latins. Nous sommes obligés de nous servir du vers héroïque. L'hexamètre ou alexandrin, pour lui donner son nom moderne, quoique admirablement manié par de grands poètes et assoupli avec une prodigieuse habileté métrique dans ces dernières années, garde toujours quelque chose de redondant et d'emphatique. Sa césure mal placée se fait trop sentir dans le débit, et gêne l'illusion. Nous ne voulons pas dire par là que ces difficultés n'ont jamais été surmontées; elles l'ont été souvent, et de la manière la plus brillante.

Quand on est habile, on tire des accords mélodieux d'un roseau, mais une flûte à plusieurs clés ne gâte rien; les Anglais et les Allemands ont au théâtre une grande liberté métrique: Shakespeare part de la prose pour arriver, par le vers blanc, au vers rimé. Les Espagnols ont le vers de romance octosyllabe rapide chargé d'une légère assonance, ne rimant pas quand il le veut et pour produire un effet. La prose ainsi que l'ont faite Beaumarchais et Victor Hugo, l'un pour la comédie et l'autre pour le drame, nous paraît parfaitement pouvoir remplacer cet jambe qui nous fait faute. Cela ne veut pas dire que nous proscrivions le vers de la scène: bien que l'arrangement de la vie ait fait de nous un critique, nous nous souvenons que nous sommes poète, et ce n'est pas nous qui méconnaîtrons jamais le charme et les droits de la poésie; mais nous pensons que certains sujets peuvent être creusés plus profondément en prose qu'en vers, et qu'un autre ordre d'idées dramatiques s'exprimeraient mieux par ce moyen.

Nous étions sûr que Mademoiselle Rachel obtiendrait un immense succès dans la Tisbé, et qu'elle serait parfaitement à l'aise avec ces lignes aussi fermes que les alexandrins de Corneille. Rien ne va mieux à son débit détaillé et savant, à son accent profond, que ces phrases qui résonnent sur l'idée comme une armure d'airain sur les épaules d'un guerrier, que ce style si arrêté, si net et si magistral, qui vient en avant comme un bas-relief taillé par le ciseau; en jouant la Tisbé, Mademoiselle Rachel s'est emparée du drame comme elle s'est emparée de la tragédie. Elle régnera désormais sans rivale sur l'empire romantique, comme elle régnait naguère sur l'empire classique.

Le rôle de Tisbé a été, comme chacun sait, rempli, d'origine, par Mademoiselle Mars; nous n'en avons pas gardé un souvenir bien enthousiaste, le talent de Mademoiselle Mars, nous l'avouons à notre honte, ne nous a jamais fait grande impression dans ce rôle. Tout en rendant justice à ses incontestables qualités, nous trouvons qu'elle n'avait compris la Tisbé que très imparfaitement. Mademoiselle Mars possédait au plus haut degré la distinction bourgeoise et le bon ton vulgaire, si ces mois ne souffrent pas d'être accouplés ensemble. Elle n'avait pas cette distinction native dont une duchesse peut manquer, et qui se trouve quelquefois chez une bohémienne. Les grâces étudiées, apprises, ne résultent pas d'un heureux naturel, mais bien d'une volonté patiente. La préoccupation du comme-il-faut était visible chez elle, comme chez une femme de banquier dans une soirée aristocratique. Certes, il n'y avait rien à reprendre ni dans la voix, ni dans le geste, mais ce n'était pas là la distinction aisée, naturelle, sûre d'elle-même et qui s'oublie sans cesser d'être. En un mot, elle manquait de race.

Le rôle de Tisbé l'effarouchait. Elle l'effaçait plutôt qu'elle ne le faisait ressortir. Elle en apprivoisait les sauvageries, croyant le rendre ainsi de bon goût. Elle faisait de Tisbé une dame, qu'on aurait pu présenter dans les salons, et qui n'y aurait pas été déplacée. Elle prosaïsait tant qu'elle pouvait, pour la rendre convenable, la fougueuse et fantasque comédienne. Tout le côté pittoresque du rôle avait disparu; le costume même, n'avait pas la fantaisie bizarre et la folle richesse caractéristique de la comédienne courtisane qui retient quelque chose à la ville de l'oripeau du théâtre, et en l'outrant se venge sur le luxe, de ce qu'il coûte de honte.

C'était quelque chose de décent et de sobre dans le style troubadour, des turbans et des toques, des jockeys aux manches, un costume avec lequel on eût pu aller en soirée.

Une grande qualité de Mademoiselle Rachel, est qu'elle réalise plastiquement l'idée de son rôle: dans Phèdre, c'est une princesse grecque des temps héroïques; dans Angelo, une courtisane italienne du XVIe siècle, et cela d'une manière incontestable aux yeux. Personne ne s'y trompera, les sculpteurs et les peintres ne feraient pas mieux. Elle domine tout de suite, le public par cet aspect impérieusement vrai. Dans la tragédie, elle semble se détacher d'un bas-relief de Phidias pour venir sur l'avant-scène: dans le drame, on dirait qu'elle descend d'un cadre de Bronzino ou du Titien. L'illusion est complète. Avant d'être une grande actrice, elle est une grande artiste. Sa beauté, dont les bourgeois ne se rendent pas compte et qu'ils nient quelquefois tout en en subissant l'empire, a une flexibilité étonnante.

Tout à l'heure c'était un marbre pâle, maintenant c'est une chaude peinture vénitienne. Elle s'est assortie au milieu dans lequel elle doit se mouvoir. Quelle profonde harmonie entre cette pâleur dorée, ces perles, ces passequilles, ces sequins d'or, ces tapisseries de cuir de Cordoue, ces boiseries de chêne! Comme c'est bien la figure de cet intérieur, comme elle se détache vigoureusement du fond! comme elle vit aisément dans ce siècle, et nous fait croire à la vérité de l'action!

Il est impossible de rêver quelque chose de plus radieux, de plus étincelant, d'une plus splendide indolence que la toilette de la Tisbé quand elle traverse la fête, tramant en laisse le podestat qui gronde et grogne comme un tigre dont le belluaire tire trop vite la chaîne… C'est bien là le luxe effréné de l'Italie artiste et courtisane de ce temps où Titien peignait les maîtresses de prince toutes nues, et où Véronèse inondait de soie, de velours et de brocart d'or les blancs escaliers des terrasses.

De quel air gracieusement distrait elle écoute les doléances du pauvre tyran, l'éloignant toujours du but où il veut revenir, et comme elle détaille admirablement ce récit où elle raconte comment sa mère, pauvre femme sans mari, qui chantait des chansons morlaques sur les places, a été délivrée, au moment où on la conduisait à la potence pour avoir soi-disant, insulté, dans un couplet, la sacrissime république de Venise, par une gentille enfant qui a demandé sa grâce! Quel sentiment! quelle émotion sous ce débit rapide et négligé fait à contre-cœur et par manière d'acquit à quelqu'un qui n'est pas capable de le comprendre! et avec quelle aisance de comédienne et de grande dame elle détourne les soupçons du tyran, et comme elle le renvoie pour dire à Rodolfo qu'elle l'aime!'On n'est pas plus actrice et plus femme.

Quelle grâce câline et indifférente à la fois pour ne pas trop marquer le but dans la scène de la clé et dans la grande querelle de la femme honnête et de la courtisane! Comme elle tient aux dents sa victime, comme elle la secoue, comme elle la cogne contre les murs; quelle fureur sauvage, quelle férocité implacable! c'est le sublime de l'ironie et de l'insulte: il semble que par la voix de l'actrice s'exhale toute la rancune longuement amassée d'une classe déshéritée et proscrite; que le paria femelle prend sa revanche en une fois contre les heureuses du monde, à qui la vertu est si facile et qui n'en cachent pas moins des amants sous le lit de l'époux! La race maudite relève son front et jouit superbement du droit de mépriser celle qui méprise, et d'outrager celle qui outrage; c'est l'accusé jugeant le magistrat, le patient exécutant le bourreau, c'est tout cela avec plus de rage encore, c'est la courtisane piétinant l'honnête femme qui lui a pris son amant.

Nous n'avons jamais rien vu de plus grand, de plus sinistre, de plus terrible: c'était le même sentiment d'affreuse angoisse que l'on éprouverait à regarder tourner autour d'une gazelle effarée et tremblante une tigresse, les yeux enflammés et les ongles en arrêt. Mais lorsqu'au crucifix elle reconnaît dans Catarina la jeune fille qui a sauvé sa mère, comme sa colère tombe! comme on la sent désarmée! Et plus tard, quand elle comprend que Rodolfo ne l'aime pas, ne l'a jamais aimée, comme elle renonce à la vie et n'a plus d'autre ambition que de lui faire dire quelquefois: La Tisbé, c'était une bonne fille!

On peut affirmer hardiment que personne ne jouera mieux la Tisbé que Mademoiselle Rachel; son cachet y est empreint d'une manière indélébile. Ce rôle fait corps avec elle; il lui appartient comme elle lui appartient. Chaque actrice a ainsi dans son répertoire un rôle qui la résume. Mademoiselle Rachel en a deux: Phèdre, dans la tragédie, Tisbé dans le drame. Quand on veut voir tout ce qu'elle est, c'est là qu'il faut la voir. Mademoiselle Rachel, maintenant qu'elle a mis le pied sur le riche théâtre de Victor Hugo, devrait penser à Lucrèce Borgia et à Marie Tudor qui seraient pour elle l'occasion de triomphes non moins éclatants. Le magnifique rôle de femme qui se trouve dans Warwick ou le Faiseur de rois, drame d'Auguste Vacquerie, récemment reçu à la Comédie-Française, est aussi très bien coupé à sa taille, et elle y sera superbe à coup sûr.

Maintenant, venons aux autres interprètes du drame. Mademoiselle Rébecca, qui représentait Catarina, jouée autrefois, par Madame Dorval; n'est pas restée au-dessous de son illustre devancière. Cette jeune sœur de Rachel possède un don précieux, le don des larmes; elle en verse, et en fait répandre, en dépit du paradoxe de Diderot sur le comédien, où il est dit que pour faire éprouver il ne faut rien sentir. Jamais sensibilité plus vraie, plus communicative, n'a soulevé la poitrine d'une actrice. Elle s'est fait admirer à côté de sa sœur; l'étoile n'a pas été éteinte par le rayonnement de l'astre: que dire de plus?

Maillard est élégant, passionné et fatal dans le rôle de Rodolfo.

Beauvallet est toujours le plus redoutable tyran de Padoue qu'on puisse voir et entendre. Le personnage lui va si bien que ses défauts mêmes y deviennent des qualités. Avec son masque de marbre et sa voix de bronze il représente admirablement la haine impassible et froide; on dirait la Fatalité qui marche.

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
22 ekim 2017
Hacim:
190 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain