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Kitabı oku: «Victor Hugo», sayfa 8

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XXXIV
LUCRÈCE BORGIA

(PORTE-SAINT-MARTIN)
7 février 1870.

Nous assistions à la première représentation de Lucrèce Borgia, en 1833. C'est un fait que nous n'avons pas l'intention de dissimuler pour nous rajeunir. Nous avouons même que nous faisions partie de la députation, envoyée à Victor Hugo par l'école romantique, qui ne voulait pas donner pour un drame en prose, trouvant cette concession bourgeoise, car, parmi ces fanatiques, ridicules peut-être aux yeux de la génération actuelle, il y avait un sentiment hautain de l'art et un amour vrai de la grande poésie; la lecture, dont l'effet fut immense, leva tous les scrupules, et les bandes d'Hernani promirent leur concours pour Lucrèce Borgia, qui n'en eut pas besoin, du reste, car la pièce alla toute seule aux nues. Nous avons donc vu Gennaro joué par Frédérick Lemaître, et Lucrèce ayant pour interprète Mademoiselle Georges; mais, n'ayez pas peur, nous n'abuserons pas de nos souvenirs, et nous ne ferons pas l'éloge du passé comme le vieillard d'Horace, laudator temporis acti, ou Nestor, le bon chevalier de Gerennia, vantant les hommes d'autrefois, beaucoup meilleurs et plus forts que ceux d'aujourd'hui. Peut-être au fond ne sommes-nous qu'une ganache romantique, comme Théodore de Banville s'appelait lui-même; mais nous aimerions qu'on ne s'en aperçoive pas trop, et nous serons aussi sobre que possible de radotages séniles.

Le public qui assistait à la reprise de Lucrèce Borgia, nouvelle au théâtre pour le plus grand nombre des spectateurs, était animé d'un esprit bien différent de celui qui nous poussait en 1833, – autre temps, autres chansons, – et la question d'art n'était pas évidemment ce qui le préoccupait le plus; mais nous avons tâché de nous isoler dans ce milieu bruyant et assagi, faisant abstraction de nos impressions anciennes, et de juger la pièce comme si nous la voyions pour la première fois.

Hé bien, après cet intervalle de tant d'années, remplies par des événements si imprévus, des doctrines si contradictoires, des évolutions de goût si diverses, Lucrèce Borgia nous a produit un effet aussi grand, plus grand peut-être qu'à la première représentation. Alors, ivre de lyrisme, fou de poésie, nous étions moins sensible au drame et à la situation scénique, et c'est par ces côtés que brille la première pièce en prose du poète d'Hernani ou de Marion Delorme. Rien de plus simple comme construction que ce drame d'un effet si puissant: il se compose de trois situations capitales largement développées, et formant d'admirables tableaux d'un dessin et d'une couleur superbes; on dirait trois fresques colossales encadrées dans les fines architectures de la Renaissance. L'œil les saisit d'un regard et en conserve une ineffaçable empreinte. —Affront sur affront. – Le Couple. – Ivres-morts.– Tels sont les titres sinistrement bizarres que le poète inscrit sur des cartouches à volutes contournées, au bas de ces peintures magiques d'un éclat sombre et farouche. Quoi de plus beau que cette scène sur la terrasse du palais Barbarigo, à Venise,où Maffio Orsini, Beppo Loveretto, don Apostolo Gazetta, Ascanio Petrucci, Alofeno Villettozo, dont les familles saignent de quelque meurtre, reprochent ses crimes à Lucrèce Borgia démasquée, et pour suprême affront lui jettent son nom au visage! Quel étonnant crescendo d'insultes! Nul poète depuis Shakespeare, n'a fait sonner d'un souffle plus vigoureux la «trompette hideuse des malédictions». Il y a dans cette scène sublime quelque chose de la grandeur épique d'Eschyle.

Le Couple, nous représente, avec une vérité effrayante, l'intérieur d'un ménage de tigres. C'est la même grâce perfide, la même scélératesse veloutée, la même force terrible voilée par des mouvements souples et câlins. A les voir aller et venir, le mâle et la femelle, comme dans la jungle de l'Inde, dans ce palais rempli de pièges, d'embûches et d'oubliettes, où l'on n'a qu'à frapper le mur pour en faire sortir un coupe-jarret l'épée à la main, ou un échanson portant des flacons empoisonnés, en est saisi involontairement d'une terreur secrète. Ces deux grands félins, échappés pour un instant de la ménagerie de l'histoire, ont une beauté monstrueuse dont le poète a fait merveilleusement ressortir le fauve caractère.

Quand, après avoir inutilement fait patte de velours et poussé d'hypocrites soupirs, Lucrèce sort toutes ses griffes, et, furieuse, revient au rauquement, qui est sa voix naturelle, on sent une fièvre d'épouvante vous courir sur la peau, et l'on craint que la tigresse ne saute du théâtre dans la salle, comme aux représentations de Van Amhy ou de Caster. Elle défend son petit comme elle peut, contre l'implacable et glaciale férocité de don Alphonse de Ferrare son quatrième mari.

Que dire du tableau: Ivres-morts? de ce souper chez la princesse Négroni, une de ces élégantes Locustes, au service des Borgia, qui savaient attirer les victimes couronnées de roses à ces banquets funèbres, et leur présenter avec un sourire la coupe remplie de poison? Quel chant sinistre que celui des moines se mêlant aux chansons de l'orgie, et comme on partage la terreur des convives en voyant s'ouvrir cette large porte qui découvre les cinq cercueils rangés en ligne, se détachant sur la draperie noire rayée d'une croix de drap d'argent, et Lucrèce debout au seuil, les bras croisés, dans l'orgueil satisfait de cette lâche vengeance si bien tramée et qu'eût admirée comme couvre d'art tout Italien du XVIe siècle! «Vous m'avez donné un bal à Venise, je vous rends un souper à Ferrare», résume superbement toute la pièce.

Les autres scènes intermédiaires sont tracées avec une simplicité magistrale, sans petite ficelle, allant droit au but comme des ruelles qui mènent aux grandes places par le plus court. Mais au coin de ces petites rues il y a toujours quelque tourelle curieusement ouvragée, quelque porche à statues, quelque balcon d'une serrurerie amusante. Même dans les portions les moins visibles du drame, l'art est toujours présent, comme dans les villes d'Italie de ce temps-là.

Quelques-unes de ces scènes, selon nous – et cela est une question de machiniste – ne devraient pas, comme elles le sont, être détachées en tableaux, mais jouées avec un simple changement à vue. L'auteur y gagnerait, et elles ne prendraient pas plus d'importance qu'il ne convient. Mais on a en France une superstitieuse horreur du changement à vue, dont Shakespeare pourtant fait un si large emploi.

Nous avions trouvé autrefois que cette prose si ferme, si nette, rehaussée de touches vigoureuses, rythmée en vue de luttes de dialogue, n'ayant pas besoin des vases d'airain dont on garnissait les théâtres antiques, pour arriver à l'oreille des spectateurs, avait toute la valeur d'art des plus beaux vers; nous sommes encore, après trente-sept ans, du même avis. Jamais plus magnifique langage n'a été entendu au théâtre. Quelques jeunes prétendent qu'il a vieilli. Oui, comme un tableau du Titien ou de Giorgione, que le temps couvre d'un voile d'or, rendant les lumières plus blondes, les tons plus chauds, et les ondes d'une profondeur plus mystérieuse.

C'était Madame Marte Laurent qui jouait le rôle de Lucrèce Borgia, jadis cr par Mademoiselle Georges. Nous n'établirons entre les deux artistes aucun fastidieux parallèle. Habituée au mélodrame, Madame Marie Laurent n'a peut-être pas toute l'ampleur tragique qu'il faudrait pour un drame de si haute et de si fière allure; mais elle a du feu, de l'intelligence, de la passion, des entrailles, et tout ce qu'elle peut donner, elle le donne sans réserve, sans crainte de se fatiguer; elle va jusqu'au bout de son talent. C'est beaucoup, et nous ne voyons pas dans le théâtre du drame une possibilité de Lucrèce supérieure.

On sait que cette terrible femme, trouvée charmante par les contemporains, était blonde. Lord Byron possédait une mèche de cheveux de Lucrèce, oubliée dans une lettre d'amour, et qui avait la couleur de l'or rouge. En artiste soigneuse, Madame Marie Laurent s'est conformée à cette tradition; il n'est pas nécessaire pour être 'terrible d'avoir des cheveux noirs comme de l'encre: les lionnes sont blondes.

Le rôle de Lucrèce offre cette difficulté que l'amour maternel ne pouvant s'avouer, y prend souvent les apparences de l'amour même: Gennaro, à ses accords, s'y trompe; Giubetta s'y trompe; le grand-duc de Ferrare s'y trompe; mais le public ne s'y trompe pas. Il est dans la confidence, il sait bien que Gennaro est le fils de Lucrèce et de ce Jean Borgia jeté dans le Tibre par l'homme à cheval qu'a vu le batelier de Ripetta, et dont Beppo Loveretto raconte la lugubre histoire au commencement du drame. Cette nuance est d'autant plus difficile à maintenir, que Lucrèce ne se livre à aucun monologue pour se dire ce qu'elle sait mieux que personne, se sert de Giubetta sans lui rien confier, et ne livre son secret que dans la suprême explosion du dénouement, lorsqu'elle crie à Gennaro, à travers un râle de mort: «Je suis la mère!» L'actrice a délicatement et profondément marqué cette différence. Elle a été très belle dans la grande scène de la malédiction, où elle tombe foudroyée sous l'anathème crié par toutes ces bouches vengeresses, ou plutôt sous la douleur immense d'être méprisée et haïe désormais de Gennaro. Ses câlineries avec le duc, au second acte, étaient peut-être un peu trop visiblement forcées: il ne fallait pas autant souligner l'intention secrète. Quand elle supplie Gennaro de boire le contre-poison, et qu'il refuse, en disant que c'est peut-être là le poison, elle a eu un mouvement superbe de probité méconnue qui se révolte contre l'injustice. Les ironies féroces du troisième acte ont été rugies par elle avec une étonnante profondeur de haine satisfaite, et à la dernière scène elle s'est montrée touchante et pathétique: on oubliait l'empoisonneuse pour plaindre la mère.

Pourquoi Taillade, ayant à représenter un jeune capitaine d'aventure, un Italien du temps des Borgia, s'est-il fait une tête anglaise, entièrement rasée, coiffé à la Titus, et ressemblant au portrait de Kemble dans le rôle d'Hamlet? Nous ne nous expliquons pas ce singulier caprice, qui altère sans raison la physionomie du personnage. Comme on a souvent reproché à Taillade d'être trop nerveux, trop saccadé, trop convulsif dans son jeu, il affecte maintenant une manière froide et sobre: il gesticule à peine, et ne se laisse plus entraîner au drame. Si Shakespeare interdit aux comédiens «de scier l'air avec leurs bras, et de mettre la passion en lambeaux, voire même en loques», il leur recommande aussi «de ne pas être trop apprivoisés, et de faire accorder le geste et la parole avec l'action.» Que Taillade, dont nous estimons fort le talent, s'abandonne davantage à sa nature, il sera beaucoup meilleur. Gennaro, malgré sa destinée mystérieuse, doit être plus franc et plus ouvert que cela.

Mélingue est le plus admirable don Alphonse d'Este duc de Ferrare, qu'on puisse rêver. Il est seigneurial et princier; a la grande tournure d'un portrait de Bronzino, et quand il dit: «Le nom d'Hercule a été souvent porté dans notre famille», il semble qu'il est digne de le porter lui-même. Sous sa manche de soie tailladée, on sent un bras musculeux, capable de tenir l'épée. C'est un homme comme ces temps-là en produisaient, un bandit-héros, un tyran, amateur des arts, un empoisonneur galant et courtois, profond, politique, et digne de l'admiration de Machiavel.

XXXV
LES BURGRAVES

18 février 1843.

Le Théâtre-Français a répété activement les Burgraves, de Victor Hugo. Mademoiselle Théodorine vient d'être engagée expressément pour jouer le rôle de la sorcière Guanhumara. Ce nom, un peu rébarbatif, signifie tout simplement Geneviève. Duprez pourrait chanter aujourd'hui, à la place du nom si doux de Tchin Fra, celui de Guanhumara qui n'est pas plus dur assurément. Mademoiselle Théodorine est bien jeune sans doute pour représenter une vieillarde de quatre-vingts ans; mais nous nous accommodons plus volontiers de voir une jeune femme en jouer une vieille, que de voir une vieille en jouer une jeune. C'est du reste une habitude toute prise, les rôles marqués sont remplis par des jeunes gens, il suffit d'être sexagénaire pour débuter dans les ingénues.

Les petits journaux, comme d'ordinaire, donnent à l'avance de prétendus extraits des Burgraves: qui une tirade, qui un hémistiche, qui un vers: ils en sont pour leurs frais d'invention. C'est autant de besogne faite pour les parodistes, qui, avec cette facilité d'imagination qui les caractérise, ne manqueront pas d'en farcir leurs rapsodies. Jamais peut-être Victor Hugo ne s'est élevé si haut. Épique, homérique, sont les épithètes les plus modérées qui conviennent pour qualifier cette nouvelle œuvre. Cela se passe entre géants, dans un monde d'airain et de pierre de taille. Les plus petits ont sept pieds, les plus jeunes ont cent ans. La forme choisie par le poète est la trilogie, ou la journée espagnole: l'exposition, le nœud, le dénouement; disposition simple, logique, naturelle, et qui depuis longtemps devrait être adoptée. La longueur de la pièce est d'ailleurs la même, et sa durée sera celle d'une tragédie en cinq actes. On fait espérer cette solennelle et triomphante représentation pour le 8 mars, jour qu'il faut marquer avec une pierre blanche.

XXXVI
PREMIÈRE DES BURGRAVES

(THÉÂTRE-FRANÇAIS)
13 mars 1843.

Autrefois, sur le bord des rochers qui hérissent les bords du Rhin, se dressaient, au milieu des nuées, des donjons inaccessibles habités par des burgraves, bandits-gentilshommes, voleurs homériques, qui rançonnaient les passants, pillaient les convois, et remontaient ensuite à leurs nids avec leur proie dans les serres. Éventrées par les assauts, ébréchées par le temps, disjointes par l'envahissement de la végétation, les hautes tours des burgs abandonnés tombent pierre à pierre dans le fleuve, ou pendent formidablement sur l'abîme en fragments démesurés. Aux brigands héroïques bardés de fer ont succédé les filous et les escrocs. La ruse a pris la place de la force, les voyageurs ne sont plus détroussés que par les aubergistes. Dans ses admirables Lettres sur le Rhin, M. Victor Hugo, avec ce talent descriptif qui n'eut jamais d'égal, nous a fait parcourir quelques-uns de ces antiques repaires féodaux dont il sait tous les secrets, la salle d'armes, les caveaux aux voûtes surbaissées, l'escalier en colimaçon, le couloir qui circule dans l'épaisseur des murs, l'oubliette, au fond pavé d'ossements, la guérite en poivrière, accrochée aux créneaux comme un nid d'hirondelles, il nous a tout montré, il nous a promenés dans toutes les salles, à tous les étages. C'est sans doute en visitant un de ces donjons que l'idée des Burgraves est venue à l'illustre poète. Il aura d'abord, par le travail de la pensée, restauré les portions en ruines, remis à leurs places les pierres écroulées, rattaché le pont-levis à ses chaînes, rétabli les planchers effondrés, arraché le lierre et les herbes parasites, replacé les vitraux dans leurs mailles de plomb, jeté un chêne ou deux dans la gueule béante des cheminées, posé ça et là, dans l'embrasure des fenêtres, quelques chaises en bois sculpté; puis, quand il aura vu toutes les choses ainsi arrangées et remises en état dans le manoir seigneurial, la fantaisie lui aura pris d'évoquer les anciens habitants, car le poète a, comme la pythonisse d'Endor, la puissance de faire apparaître et parler les ombres. Hatto se sera présenté le premier, puis Magnus son père, puis Job l'aïeul, le cercle s'élargissant et se reculant toujours. Cette vision des temps disparus, M. Victor Hugo l'a réalisée et fixée en vers magnifiques, et il en est résulté la trilogie des Burgraves.

Lorsque la toile, en se levant, laisse les yeux des spectateurs pénétrer dans le monde fantastique que sépare du monde réel cet étincelant cordon de feu qu'on appelle la rampe, nous sommes au burg de Heppenheff, une de ces hautes demeures féodales, escarpées, inabordables, se cramponnant au rocher par des serres de granit, faisceaux de tours engagées les unes dans les autres, où la muraille continue la montagne à s'y méprendre, et dont les ruines de Château-Gaillard, près des Andelys, aux bords de la Seine, peuvent donner une idée à ceux qui n'ont pas vu les burgs du Rhin. Les nuages baignent les créneaux, et l'épervier, en passant, se déchire la plume au fer de la lance des sentinelles; les fossés sont des abîmes, où blanchit, tout là-bas, dans la vapeur bleue, l'eau savonneuse d'un torrent; le vertige vous prend, à vous pencher aux étroites fenêtres.

Nulle communication avec le dehors, pas un jour dans cette armure de pierre de taille, que revêt par-dessus l'armure de fer qui ne le quitte jamais, le vieux burgrave Job le Maudit, Job l'Excommunié, espèce de Goetz de Berlichingen centenaire, Titan du Rhin, qui veut mourir comme il a vécu, sans loi, sans maître; qui repousse d'un pied obstiné l'échelle de l'Empire appliquée à ses murailles, et, pour montrer qu'il est en révolte ouverte contre la société, plante un grand drapeau noir sur sa plus haute tour. Cette grande salle délabrée, où l'abandon tamise sa poussière fine, où l'humidité verdit les pierres, où l'araignée travailleuse suspend ses rosaces aux nervures brisées, c'est la galerie des portraits seigneuriaux du burg de Heppenheff.

Au fond l'on, voit flamboyer, à travers les pleins-cintres d'une galerie romane, un coucher de soleil aux teintes menaçantes et sanguinaires. Le premier étage de ce promenoir se compose de piliers courts, trapus, écrasés, à l'attitude massive, aux chapiteaux fantastiques; le second, de colonnettes plus légères et plus rapprochées; par l'interstice des arcades, se découvrent en perspective les sommets des remparts et des autres tours du burg. Des lumières scintillent déjà aux barbacanes, d'où s'échappent par éclats de stridentes fanfares de clairons, et de tumultueux refrains de chansons à boire. Hatto, le plus jeune et le plus méchant des burgraves, est en train de banqueter avec ses compagnons. La chose dure depuis le matin, et a toute la mine de se vouloir prolonger; on ne s'arrête pas en si beau chemin. Au vacarme insolemment joyeux de la fête se mêle, par instants, le bruit sinistre de pas lourds et de feuilles froissées; ce sont les captifs, les esclaves qui reviennent du travail, conduits par un soldat, le fouet en main. Certes, si jamais l'on a pu se croire en sûreté dans son antre, c'est bien le comte Job. La herse est baissée, le pont-levis ramené; l'archer veille à son poste; la chambre du comte, avec sa porte étoilée d'énormes clous, de serrures compliquées de secrets, est comme une forteresse au cœur de la première; les esclaves sont enchaînés solidement; les cachots ont des profondeurs inconnues, et ne lâchent jamais leur proie. Que peut craindre le vieux Prométhée, sur son roc? qu'il ne descende du ciel un vautour envoyé par Jupiter!

Eh bien, dans ce manoir si bien gardé, malgré les remparts, malgré les sentinelles, a su se glisser un ennemi. Vous voyez cette vieille, triste, dévastée, avec cette tristesse d'orfraie, son morne et froid regard de spectre, ses deux talons qui résonnent sur les dalles comme les talons du Commandeur, son nom rauque et bizarre, ses allures sinistrement mystérieuses: c'est la Haine c'est la Vengeance, c'est Guanhumara, pauvre esclave vendue et revendue vingt fois, qui a traîné les bateaux qui vont d'Ostie à Rome et qui, changeant sans cesse de maître et de climat, a vécu pendant soixante ans de tout ce qui fait mourir. Dans cette variété d'infortunes, à travers bette existence errante, elle a trouvé des secrets merveilleux; effrayante pour les tigres eux-mêmes, elle a cueilli dans les forêts monstrueuses de l'Inde les herbes puissantes qui donnent la vie ou la mort; durant les immenses nuits des pôles, où les étoiles brillent six mois aux cieux, elle a médité sur les forces secrètes des astres et des philtres, elle a conversé avec les noirs esprits et lentement combiné le plan de sa vengeance que Satan lui-même ne pourrait désirer plus complète: elle erre à travers ce manoir dont elle connaît tous les replis, dont elle a sondé tous les souterrains; car on lui laisse une espèce de liberté, en considération de quelques cures surprenantes qu'elle a faites. Elle inspire à ses compagnons d'infortune une espèce d'effroi vague, de terreur superstitieuse, et elle se promène ayant toujours autour d'elle un cercle de solitude. Pendant qu'elle s'est tapie, hargneuse, muette et sombre dans son coin, les prisonniers causent entre eux des mystères du burg, et se disent tout bas des paroles dont l'écho leur fait peur.

On a vu au cimetière Guanhumara qui, les manches relevées, préparait une horrible mixture avec des os de morts, en murmurant une incantation bizarre; cette fenêtre aux barreaux défoncés, qui s'ouvre sur l'abîme et qui laisse descendre une trace de sang sur la muraille jusque dans dans les eaux du torrent, cette fenêtre qui donne du jour à ce caveau dont on ne connaît plus l'entrée, on y a vu trembler une lueur. Un fantôme habite ce trou perdu. «En quel temps louche, mystérieux et plein d'événements étranges vivons-nous? Tout chancelle, tout croule! La violence, le meurtre, le pillage, règnent sans obstacle. Les choses ne se passaient pas ainsi du temps de Barberousse. Ah! s'il vivait encore, il saurait bien châtier l'insolence des burgraves. Mais il n'est pas mort définitivement, dit un captif, il y a une prédiction ainsi conçue: Barberousse sera cru mort deux fois», et renaîtra deux fois. Le comte Max-Edmond l'a vu près de Lautern, dans une caverne du Taurus, au-dessus de laquelle tourne sans cesse un cercle de corbeaux. Il était là assis gravement sur une chaise d'airain: ses longs cils blancs lui descendaient jusque sur les joues, et sa barbe, autrefois d'or, aujourd'hui de neige, faisait trois fois le tour de la table de pierre sur laquelle appuyait son coude. Quand le comte Max-Edmond s'approcha, Barberousse ouvrit les yeux, et demanda si les corbeaux s'étaient envolés: «Non, Sire!» répondit le comte, et le fantôme-empereur se rendormit, – Chimères, chansons, histoires de nourrice, contes à dormir debout, que tout cela! Barberousse s'est noyé dans le Cydnus, en face de toute l'armée. – Mais on n'a pas retrouvé son corps. «Qui sait! la prédiction accomplie une fois, ne peut-elle pas l'être deux? dit quelqu'un de la troupe, moins sceptique que les autres. J'ai vu, il y a longtemps à l'hôpital de Prague, un gentilhomme Dalmate nommé Sfrondati, enfermé comme fou, et qui racontait l'histoire que voici: pendant sa jeunesse, il était écuyer chez le père de Barberousse, qui, effrayé des prédictions faites à la naissance de son enfant, l'avait donné à élever sous le nom de Donato, à un autre fils bâtard qu'il avait eu d'une fille noble. Le duc Frédéric avait caché son rang à ce bâtard, de peur d'exciter son ambition; et en lui confiant son fils légitime il ne lui avait rien dit autre chose, sinon: Voici ton frère. Les deux frères eurent une querelle, quand Donato eut vingt ans, à propos d'une fille corse qu'ils aimaient tous deux; l'aîné se crut trahi, et tua l'autre ainsi que Sfrondati, ou du moins il s'imagina les avoir tués. Au bord d'un torrent, des pâtres recueillirent deux corps sanglants et nus que les eaux avaient jetés sur la rive: c'étaient Sfrondati et Donato; ils n'étaient pas morts; on les guérit, et Sfrondati n'eut rien de plus pressé que de ramener Donato à son père; l'affaire fut étouffée, Fosco disparut, s'enfuit en Bretagne, et ne revint que bien des années après. Quant à Sfrondati, son esprit s'était troublé, et n'avait plus que de vagues lueurs de raison. Le duc Frédéric, voulant assoupir tout cela, l'avait fait enfermer. On ne savait ce qu'était devenue la fille corse, vendue à des bandits, à des corsaires. A son lit de mort, Frédéric avait fait venir son fils, et lui avait fait jurer sur la croix de ne chercher à tirer vengeance de son frère que quand celui-ci aurait cent ans révolus, c'est-à-dire jamais. Fosco, sans doute, est mort sans savoir que son père Othon était le duc Frédéric et son frère Donato l'empereur Barberousse.» Tels sont, à peu près, les discours que font entre eux les esclaves, marchands, bourgeois et militaires, chacun jetant son mot et sa rime avec cet imprévu et cette habileté qui caractérisent M. Victor Hugo dans ses conversations, qui tiennent lieu du chœur antique au drame moderne.

Quand les captifs ont achevé leurs récits, le soldat-gardien fait claquer son fouet, et les chasse devant lui, attendu que Monseigneur Hatto et la compagnie doivent venir visiter cette aile du château; et il ne faut pas que les regards soient choqués par la vue de ces misérables.

Les jeunes burgraves ne se hasardent pas souvent de ce côté, car c'est là que Magnus et Job se sont creusé leur tanière. Cet escalier ténébreux conduit aux salles qu'ils habitent. Job trône là-dedans sous un dais de brocart d'or, ayant à ses côtés son fils Magnus qui lui tient sa lance. Immobiles, pensifs, ils restent silencieux des mois entiers. Ils songent à leurs exploits, à leurs crimes peut-être, car, malgré leur air patriarcal, le père et le fils sont au fond devrais bandits, et s'ils n'ont pas les vices efféminés des époques de décadence, ils ont toute la rudesse féroce et toute l'âpreté brutale des temps primitifs. Ce sont des êtres de fer, toujours habillés de fer; ils n'ont d'autre robe de chambre que la cotte de mailles, ils vivent dans leur armure et ne se meuvent que dans un cliquetis d'acier. Pour Hatto et ses amis, ils trouvent plus commode d'être vêtus de velours et de soie, de passer leur vie dans de longs festins, de se couronner de fleurs, d'embrasser les belles esclaves, et de laisser le gros de la besogne à des brigands subalternes, espèces de chiens ou de faucons dressés à rapporter la proie. Ils préfèrent le choc des verres à celui des épées, et peut-être, quoiqu'on disent les aïeux homériques, n'ont-ils pas tout à fait tort.

Les captifs retirés, on voit paraître une pâle et blanche figure. Est-ce une vision, est-ce un ange égaré dans cette caverne de chats-tigres? D'une main, elle s'appuie sur une suivante, de l'autre sur le bras du franc archer Olbert, beau jeune homme de vingt ans qui l'aime et qu'elle aime; elle s'assoit ou plutôt se laisse tomber dans un fauteuil près le vitrail haut en couleur, qu'elle se fait ouvrir pour jeter sur la campagne un regard, le dernier peut-être, car elle est poitrinaire, car elle va mourir. Ce corps si charmant le tombeau le réclame; cette âme si pure et si douce, les anges rappellent!.. Millevoye est devenu célèbre pour quelques vers sur ce sujet, que cette scène de Régina et Olbert efface comme un rayon de soleil fait disparaître un pâle reflet de lune. Jamais poésie plus ravissante, plus tendre, plus mélancolique, plus amoureusement parfumée des senteurs que l'air exhale de son urne, n'a caressé l'oreille humaine. C'est le charme indéfinissable de la musique, plus le sens et les images. L'amour d'Olbert se répand en effusions lyriques d'une ardeur et d'une tendresse incomparable! «Tu vivras!» s'écrie-t-il avec un accent que donne la foi de la passion, lorsque la jeune fille enivrée, éperdue, pousse un cri de désespoir sublime en sentant que la vie lui échappe, et se trouve trop aimée pour mourir.

Olbert s'adresse à Guanhumara. Ne tient-elle pas la vie ou la mort dans sa puissante main? Guanhumara ne pourra lui refuser la vie de Régina. Des liens mystérieux unissent d'ailleurs Olbert à la sinistre vieille. C'est un enfant qu'elle a volé et dont elle a pris soin pour quelque projet formidable et terrible, et même, sans vous faire attendre plus longtemps, nous vous dirons qu'Olbert n'est autre que Georges, un enfant que Job a eu dans sa vieillesse, à plus de quatre-vingts ans, comme un patriarche qu'il est; la diabolique vieille l'a pris comme il jouait sur la pelouse, et l'a emporté dans le pli de ses haillons; elle l'a élevé avec une horrible pensée de meurtre et de vengeance, elle veut punir le fratricide par un parricide, car, s'il ne s'agissait que de tuer Job, dans lequel vous avez déjà reconnu l'assassin de Donato, ce serait la chose la plus simple du monde. Guanhumara n'a-t-elle pas à son service toute une pharmacie empoisonnée, jusquiame, euphorbe, sucs du mancenillier et de l'arbre upa?

Mais cela serait trop doux, trop simple, trop peu corse. Olbert lui dit: «Peux-tu sauver Régina? – Oui; mais que m'importe qu'elle meure! – Oh! je rachèterais sa vie au prix de mon âme, si Satan en voulait! – Es-tu bien décidé?.. Vois ce flacon, que Régina en boive une goutte chaque soir, elle vivra. Mais pour l'obtenir de moi, il faut me faire le serment de tuer, quand je voudrai, où je voudrai, qui je voudrai, sans grâce ni merci, comme un assassin, comme un bourreau. – Je le jure». Le pacte conclu, Guanhumara tire de sa ceinture une petite fiole. Dans cette liqueur noirâtre sont quintessenciées la vie, la santé, la fraîcheur. Allons, ce n'est pas payer trop cher.

Une faible bouffée de vent apporte encore un bruit de chœur et de trompettes. C'est Hatto qui s'avance suivi de sa bande joyeuse, le verre à la main, des roses sur la tête. La conversation est des plus animées, car on a fait de nombreuses saignées aux deux tonnes de vin d'écarlate que la ville de Bingen donne chaque année au comte Hatto. Chacun raconte ses exploits et ses bonnes fortunes; la liste en est longue! L'un se vante d'avoir pillé, l'autre d'avoir faussé un serment sur l'Évangile, et mille autres peccadilles de ce genre; mais pendant que ces messieurs babillent de la sorte, la porte du donjon s'est ouverte. Un spectacle étrange se présente aux yeux. D'abord c'est Magnus, vêtu de buffle et d'acier, ayant sur les épaules une grande peau de loup dont la gueule s'ajuste derrière sa tête en manière de casque. Il a le poil mélangé, il s'appuie sur une énorme hache d'Ecosse; quoique vieux il annonce une vigueur colossale, des muscles invaincus. Sur la marche supérieure se tient debout un second personnage, plus âgé, à la tète chauve, aux tempes veinées, dont la barbe tombe en longues cascades blanches sur la poitrine comme celle du Moïse de Michel-Ange; c'est Job, autrefois Fosco. A côté de lui se tiennent Olbert et un écuyer portant la bannière noire et rouge.

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
22 ekim 2017
Hacim:
190 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain