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Kitabı oku: «Voyage en Espagne», sayfa 10

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À l'époque de notre ascension au dôme, il y avait sur le bout d'une cheminée, dans un grand nid de paille semblable à un turban renversé, une cigogne avec ses trois petits. Cette intéressante famille faisait le profil le plus bizarre du monde; la mère était debout sur une patte au milieu du nid, le cou enfoncé dans les épaules, le bec majestueusement posé sur le jabot, comme un philosophe en méditation; les petits tendaient leur long bec et leur long cou pour demander leur pâture. J'espérais être témoin d'une de ces scènes sentimentales de l'histoire naturelle, où l'on voit le grand pélican blanc qui se saigne le flanc pour donner à téter à ses petits enfants; mais la cigogne semblait s'émouvoir fort peu de ces démonstrations faméliques et ne bougeait non plus que la cigogne gravée sur bois qui orne le frontispice des livres mis en lumière par Cramoisi. Ce groupe mélancolique ajoutait encore à la solitude profonde du lieu et donnait une teinte égyptienne à cet entassement pharaonien. En redescendant nous vîmes le jardin, où il y a plus d'architectures que de végétation; ce sont de grandes terrasses et des parterres de buis taillé qui représentent des dessins pareils à des ramages de vieux damas, avec quelques fontaines et quelques pièces d'eau verdâtre; un jardin ennuyeux et solennel, empesé comme une Golilla et tout à fait digne du bâtiment morose qu'il accompagne.

Il y a, dit-on, mille cent dix fenêtres seulement à l'extérieur, ce qui cause un grand étonnement aux bourgeois; je ne les ai pas comptées, aimant mieux le croire que de me livrer à un pareil travail; mais il n'y a là rien d'improbable, car je n'ai jamais vu tant de fenêtres ensemble; le nombre des portes est également fabuleux.

Je sortis de ce désert de granit, de cette monacale nécropole avec un sentiment de satisfaction et d'allégement extraordinaire; il me semblait que je renaissais à la vie et que je pourrais encore être jeune et me réjouir dans la création du bon Dieu, ce dont j'avais perdu tout espoir sous ces voûtes funèbres. L'air tiède et lumineux m'enveloppait comme une moelleuse étoffe de laine fine et réchauffait mon corps glacé par cette atmosphère cadavéreuse; j'étais délivré de ce cauchemar architectural, que je croyais ne devoir jamais finir. Je conseille aux gens qui ont la fatuité de prétendre qu'ils s'ennuient d'aller passer trois ou quatre jours à l'Escurial; ils apprendront là ce que c'est que le véritable ennui, et ils s'amuseront tout le reste de leur vie en pensant qu'ils pourraient être à l'Escurial et qu'ils n'y sont pas.

Quand nous revînmes à Madrid, ce fut parmi les gens un étonnement heureux de nous voir encore vivants. Peu de personnes reviennent de l'Escurial; on y meurt de consomption en deux ou trois jours, ou l'on s'y brûle la cervelle, pour peu qu'on soit Anglais. Heureusement nous sommes de tempérament robuste, et, comme Napoléon disait du boulet qui devait l'emporter, le monument qui doit nous tuer n'est pas encore bâti. Une chose qui ne causa pas une moindre surprise, ce fut de voir que nous rapportions nos montres; car, en Espagne, il y a toujours sur les routes des gens très-curieux de savoir l'heure, et, comme il n'y a là ni horloge ni cadran solaire, ils sont bien forcés de consulter les montres des voyageurs. – À propos de voleurs, plaçons ici une histoire dont nous avons bien failli être les héros. La diligence de Madrid à Séville, dans laquelle nous devions partir, et où il n'y avait plus de place, fut arrêtée dans la Manche par une bande de factieux ou de voleurs, ce qui est la même chose; les voleurs se divisaient le butin et se disposaient à emmener les prisonniers dans la montagne pour se faire payer une rançon par les familles (ne dirait-on pas que cela se passe en Afrique?), lorsqu'il survint une autre bande plus nombreuse, qui rossa la première, lui vola ses prisonniers et les emmena définitivement dans la montagne.

Chemin faisant, l'un des voyageurs tire d'une poche qu'on avait oublié de fouiller sa boîte de cigares, en prend un, bat le briquet et l'allume. «Voulez-vous un cigare? dit-il au bandit avec toute la politesse castillane, ils sont de la Havane. -Con mucho gusto,» répond le bandit flatté de cette attention; et voilà le voyageur et le brigand, cigare contre cigare, aspirant et poussant des bouffées pour s'allumer plus vite. La conversation s'engagea, et, de fil en aiguille, le voleur en vint, comme tous les négociants, à se plaindre de son commerce: les temps étaient durs, les affaires n'allaient pas, beaucoup d'honnêtes gens s'en mêlaient et gâtaient le métier; on faisait queue pour détrousser ces pauvres diligences, et souvent trois ou quatre bandes étaient obligées de se disputer les dépouilles de la même galère et du même convoi de mules; ensuite les voyageurs, certains d'être pillés, n'emportaient que le strict nécessaire et mettaient leurs plus mauvais habits. «Tenez, dit-il avec un geste de mélancolie et de découragement, en montrant son manteau tout usé et tout rapiécé, qui aurait mérite d'envelopper la Probité même, n'est-il pas honteux d'être forcé de voler de pareilles guenilles? Ma veste n'est-elle pas des plus vertueuses? le plus honnête homme de la terre serait-il plus mal habillé? Nous emmenons bien les voyageurs en otage, mais les parents d'aujourd'hui ont le cœur si dur qu'ils ne peuvent se résoudre à délier les cordons de la bourse; nous en sommes pour nos frais de nourriture, et au bout d'un ou deux mois il nous en coûte encore une charge de poudre et de plomb pour casser la tête à nos prisonniers, ce qui est toujours désagréable quand on s'est habitué aux personnes. Pour cela, il faut dormir par terre, manger des glands qui ne sont pas toujours doux, boire de la neige fondue, faire des trajets immenses dans des chemins abominables, et risquer sa peau à chaque instant.» Ainsi parlait ce brave bandit, plus dégoûté de son métier qu'un journaliste parisien quand arrive son tour de feuilleton. «Eh! pourquoi, dit le voyageur, si votre métier vous déplaît et vous rapporte si peu, n'en faites-vous pas un autre? – J'y ai bien songé, et mes camarades pensent comme moi; mais comment voulez-vous faire? nous sommes traqués, poursuivis; on nous fusillerait comme des chiens si nous approchions de quelque village; il faut bien continuer le même train de vie.» Le voyageur, qui était un homme d'une certaine influence, resta un moment pensif. «De sorte que vous quitteriez volontiers votre état si l'on vous recevait à indullo (si l'on vous amnistiait). – Certainement, répondit toute la bande; croyez-vous que cela soit si amusant d'être voleur? il faut travailler comme des nègres et avoir un mal de chien. Nous aimons tout autant être honnêtes. – Eh bien! reprit le voyageur, je me charge d'obtenir votre grâce, à la condition que vous nous rendrez la liberté. – Ainsi soit fait: allez à Madrid; voilà un cheval et de l'argent pour faire la route et un sauf-conduit pour que les camarades vous laissent passer. Revenez vite; nous vous attendons à tel endroit avec vos compagnons, que nous traiterons de notre mieux.» L'homme va à Madrid, obtient que les bandits seront reçus à indullo, et retourne pour aller chercher ses camarades d'infortune; il les trouve tranquillement assis avec les brigands, mangeant un jambon de la Manche cuit au sucre, et donnant de fréquentes accolades à une outre de Val-de-Penas que l'on avait volée exprès pour eux: attention délicate! Ils chantaient et se divertissaient fort, et avaient plus envie de se faire voleurs comme les autres que de retourner à Madrid; mais le chef de la bande leur fit une morale sévère qui les rappela à eux-mêmes, et toute la troupe se mit en marche bras dessus bras dessous pour la ville, où voyageurs et voleurs furent reçus avec enthousiasme, car des brigands pris par la diligence sont quelque chose de vraiment rare et curieux.

X.
TOLÈDE. – L'ALCAZAR. – LA CATHÉDRALE. – LE RITE GRÉGORIEN ET LE RITE MOZARABE. – NOTRE-DAME DE TOLÈDE. – SAN JUAN DE LOS REYES. – LA SYNAGOGUE. – GALIANA, KARL ET BRADAMANT. – LE NAIN DE FLORINDE. – LA GROTTE D'HERCULE. – L'HÔPITAL DU CARDINAL. – LES LAMES DE TOLÈDE

Nous avions épuisé les curiosités de Madrid, nous avions vu le palais, l'Armeria, le Buen-Retiro, le musée et l'académie de peinture, le théâtre del Principe, la plaza de Toros; nous nous étions promenés sur le Prado depuis la fontaine de Cybèle jusqu'à la fontaine de Neptune, et l'ennui commençait légèrement à nous envahir. Aussi, malgré une température de trente degrés et toutes sortes d'histoires horripilantes sur les factieux et les rateros, nous nous mîmes bravement en route pour Tolède, la ville des belles épées et des dagues romantiques.

Tolède est une des plus anciennes villes non-seulement de l'Espagne, mais de l'univers entier, s'il faut en croire les chroniqueurs. Les plus modérés placent l'époque de sa fondation avant le déluge (pourquoi pas sous les rois préadamites, quelques années avant la création du monde?). Les uns attribuent l'honneur d'avoir posé sa première pierre à Tubal, les autres aux Grecs; ceux-ci à Telmon et Brutus, consuls romains; ceux-là aux Juifs, qui entrèrent en Espagne avec Nabuchodonosor, s'appuyant sur l'étymologie de Tolède, qui vient de Toledoth, mot hébreu signifiant générations, parce que les douze tribus avaient contribué à la bâtir et à la peupler.

Quoi qu'il en soit, Tolède est très-certainement une admirable vieille ville, située à une douzaine de lieues de Madrid, des lieues d'Espagne bien entendu, qui sont plus longues qu'un feuilleton de douze colonnes ou qu'un jour sans argent, les deux plus longues choses que nous connaissions. On y va soit en calessine, soit dans une petite diligence qui part deux fois par semaine; on préfère ce dernier moyen comme plus sûr, car au delà des monts, comme autrefois en France, on fait son testament pour le moindre voyage. Cette terreur des brigands doit être exagérée, car, dans un très-long pèlerinage à travers les provinces réputées les plus dangereuses, nous n'avons jamais rien vu qui pût justifier cette panique. Néanmoins cette crainte ajoute beaucoup au plaisir, elle vous tient en éveil et vous préserve de l'ennui: vous faites une action héroïque, vous déployez une valeur surhumaine; l'air inquiet et effrayé de ceux qui restent vous rehausse à vos propres yeux. Une course en diligence, la chose la plus vulgaire qui soit au monde, devient une aventure, une expédition; vous partez, il est vrai, mais vous n'êtes pas sûr d'arriver ou de revenir. C'est quelque chose dans une civilisation si avancée que celle des temps modernes, en cette prosaïque et malencontreuse année 1840.

On sort de Madrid par la porte et le pont de Tolède, tout orné de pots à feu, de volutes, de statues, de chicorées d'un goût médiocre, et cependant d'un assez majestueux effet; on laisse à droite le village de Caramanchel, où Ruy Blas allait chercher, pour Marie de Neubourg, la petite fleur bleue d'Allemagne (Ruy Blas ne trouverait pas aujourd'hui le moindre vergiss-mein-nicht dans ce hameau de liège, bâti sur un sol de pierre ponce), et l'on s'engage, par un chemin détestable, dans une interminable plaine poussiéreuse, toute couverte de blés et de seigles, dont le jaune pâle ajoute encore à la monotonie du paysage. Quelques croix de mauvais augure qui étirent çà et là leurs bras décharnés, quelques pointes de clochers qui révèlent au loin un bourg inaperçu, quelque lit de ravin desséché, traversé par une arcade de pierre, sont les seuls accidents qui se présentent. De temps à autre, l'on rencontre un paysan sur son mulet, la carabine au côté; un muchacho chassant devant lui deux ou trois ânes chargés de jarres ou de paille hachée retenue par des cordelettes; une pauvre femme hâve et brûlée par le soleil, traînant un marmot à l'air farouche, et puis c'est tout.

À mesure que nous avancions, le paysage devenait plus aride et plus désert, et ce ne fut pas sans un sentiment de satisfaction intérieure que nous aperçûmes, sur un pont de pierre sèche, les cinq chasseurs verts à cheval qui devaient nous servir d'escorte, car il faut une escorte pour aller de Madrid à Tolède. Ne dirait-on pas que l'on est en pleine Algérie, et que Madrid est entouré d'une Mitidja peuplée de Bédouins?

On s'arrête pour déjeuner à Illescas, ville ou bourg, nous ne savons trop lequel, où l'on voit quelques traces d'anciennes constructions moresques, et dont les maisons ont des fenêtres grillées de serrurerie compliquée et surmontées de croix.

Ce déjeuner se compose d'une soupe à l'ail et aux œufs, de l'inévitable tortilla aux tomates, d'amandes grillées et d'oranges, le tout arrosé d'un vin de Val-de-Penas assez bon, quoique épais à couper au couteau, empoisonnant la poix et couleur de sirop de mûres. La cuisine n'est pas le côté brillant de l'Espagne, et les hôtelleries n'ont pas été sensiblement améliorées depuis don Quichotte; les peintures d'omelettes emplumées, de merluches coriaces, d'huile rance et de pois chiches pouvant servir de balles pour les fusils, sont encore de la plus exacte vérité; mais, par exemple, je ne sais pas où l'on trouverait aujourd'hui les belles poulardes et les oies monstrueuses des noces de Gamache.

À partir d'Illescas, le terrain devient plus accidenté, et il résulte de là une route encore plus abominable; ce ne sont que fondrières et casse-cou. Cela n'empêche pas que l'on n'aille grand train; les postillons espagnols sont comme les cochers morlaques, ils se soucient assez peu de ce qui se passe derrière eux, et pourvu qu'ils arrivent, ne fût-ce qu'avec le timon et les petites roues de devant, ils sont satisfaits. Cependant nous parvînmes à notre destination sans encombre, au milieu du nuage de poudre soulevé par nos mules et les chevaux des chasseurs, et nous fîmes notre entrée dans Tolède, haletants de curiosité et de soif, par une magnifique porte arabe, à l'arc élégamment évasé, aux piliers de granit surmontés de boules, et chamarrés de versets de l'Alcoran. Cette porte s'appelle la puerta del Sol; elle est rousse, cuite et confite de ton, comme une orange de Portugal, et se profile admirablement sur la limpidité d'un ciel de lapis-lazuli. Dans nos climats brumeux, l'on ne peut réellement pas se faire une idée de cette violence de couleur et de cette âpreté de contour, et les peintures qu'on en rapportera sembleront toujours exagérées.

Après avoir passé la puerta del Sol, l'on se trouve sur une espèce de terrasse d'où l'on jouit d'une vue fort étendue; l'on découvre la Vega pommelée et zébrée d'arbres et de cultures qui doivent leur fraîcheur au système d'irrigation introduit par les Mores. Le Tage, traversé par le pont Saint-Martin et le pont d'Alcantara, roule avec rapidité ses flots jaunâtres, et entoure presque entièrement la ville dans un de ses replis. Au bas de la terrasse papillotent aux yeux les toits bruns et luisants des maisons, et les clochers des couvents et des églises, à carreaux de faïence verte et blanche disposés en damiers; au delà, l'on aperçoit les collines rouges et les escarpements décharnés qui forment l'horizon de Tolède. Cette vue a cela de particulier, qu'elle est entièrement privée d'air ambiant et de ce brouillard qui, chez nous, baigne toujours les larges perspectives; la transparence de l'atmosphère laisse toute leur netteté aux lignes, et permet de discerner le moindre détail à des distances considérables.

Nos malles visitées, nous n'eûmes rien de plus pressé que de chercher une fonda ou un parador quelconque, car les œufs d'Illescas étaient déjà bien loin. On nous conduisit, par des ruelles si resserrées, que deux ânes chargés n'y eussent point passé de front, à la fonda del Caballero, un des plus confortables endroits de la ville. Là, réunissant le peu d'espagnol que nous savions, et nous aidant d'une pantomime pathétique, nous parvînmes à faire comprendre à l'hôtesse, douce et charmante femme, de l'air le plus intéressant et le plus distingué, que nous mourions de faim, chose qui paraît toujours étonner beaucoup les naturels du pays, qui vivent d'air et de soleil, à la mode économique des caméléons.

Toute la marmitonnerie se mit en l'air, l'on approcha du feu les innombrables petits pots où se distillent et se subliment les ragoûts épicés de la cuisine espagnole, et l'on nous promit un dîner au bout d'une heure. Nous profitâmes de cette heure pour examiner la fonda plus en détail.

C'était un beau bâtiment, quelque ancien hôtel sans doute, avec une cour intérieure dallée de marbres de couleur formant mosaïque, ornée de puits de marbre blanc et d'auges revêtues de carreaux de faïence pour laver les verres et les jattes.

Cette cour se nomme patio; elle est habituellement entourée de colonnes et d'arcades, avec un jet d'eau dans le milieu. Un tendido de toile, qu'on replie le soir afin de laisser pénétrer la fraîcheur nocturne, sert de plafond à cette espèce de salon retourné. Tout autour circule, à la hauteur du premier étage, un balcon de fer élégamment travaillé, sur lequel s'ouvrent les fenêtres et les portes des appartements, où l'on n'entre que pour s'habiller, dîner ou faire la sieste. Le reste du temps, l'on se tient dans cette cour-salon, où l'on descend les tableaux, les chaises, les canapés, le piano, et que l'on enjolive de pots de fleurs et de caisses d'orangers.

Notre inspection était à peine achevée, que la Celestina (fille d'auberge fantasque et bizarre) vint nous dire, tout en fredonnant sa chanson, que nous étions servis. Le dîner était assez passable: côtelettes, œufs aux tomates, poulets frits à l'huile, truites du Tage, avec une bouteille de Peralta, vin chaud et liquoreux, parfumé d'un certain petit goût muscat qui n'est pas désagréable.

Notre repas achevé, nous nous répandîmes à travers la ville, précédés d'un guide, barbier de son état, et promeneur de touristes à ses moments perdus.

Les rues de Tolède sont extrêmement étroites; l'on pourrait se donner la main d'une fenêtre à l'autre, et rien ne serait plus facile que d'enjamber les balcons, si de fort belles grilles et de charmants barreaux de cette riche serrurerie dont on est si prodigue par delà les monts, n'y mettaient bon ordre et n'empêchaient les familiarités aériennes. Ce peu de largeur ferait jeter les hauts cris à tous les partisans de la civilisation, qui ne rêvent que places immenses, vastes squares, rues démesurées et autres embellissements plus ou moins progressifs; pourtant rien n'est plus raisonnable que des rues étroites sous un climat torride, et les architectes qui font de si larges trouées dans le massif d'Alger, s'en apercevront bientôt. Au fond de ces minces coupures faites à propos aux pâtés et aux îles de maisons, l'on jouit d'une ombre et d'une fraîcheur délicieuses, l'on circule à couvert dans les ramifications et les porosités de ce polypier humain que l'on appelle une ville; les cuillerées de plomb fondu que Phébus-Apollon verse du haut du ciel aux heures de midi ne vous atteignent jamais; les saillies des toits vous servent de parasol.

Si, par malheur, vous êtes obligés de passer par quelque plazuela ou calle ancha exposée aux rayons caniculaires, vous appréciez bien vite la sagesse des aïeux, qui ne sacrifiaient pas tout à je ne sais quelle régularité stupide; les dalles sont comme ces plaques de tôle rouge sur lesquelles les bateleurs font danser la cracovienne aux oies et aux dindons; les malheureux chiens, qui n'ont ni souliers ni alpargatas, les traversent au galop et en poussant des hurlements plaintifs. Si vous soulevez le marteau d'une porte, vous vous brûlez les doigts; vous sentez votre cervelle bouillir dans votre crâne comme une marmite sur le feu; votre nez se cardinalise, vos mains se gantent de hâle, vous vous évaporez en sueur. Voilà à quoi servent les grandes places et les rues larges. Tous ceux qui auront passé entre midi et deux heures dans la rue d'Alcala à Madrid seront de mon avis. En outre, pour avoir des rues spacieuses, l'on rétrécit les maisons, et le contraire me paraît plus raisonnable. Il est bien entendu que cette observation ne s'applique qu'aux pays chauds, où il ne pleut jamais, où la boue est chimérique et où les voitures sont extrêmement rares. Des rues étroites dans nos climats pluvieux seraient d'abominables sentines. En Espagne, les femmes sortent à pied, en souliers de satin noir, et font ainsi de longues courses; en quoi je les admire, et surtout à Tolède, où le pavé est composé de petits cailloux polis, luisants, aigus, qui semblent avoir été placés avec soin du côté le plus tranchant; mais leurs petits pieds cambrés et nerveux sont durs comme des sabots de gazelle, et elles courent le plus gaiement du monde sur ce pavé taillé en pointe de diamant, qui fait crier d'angoisse le voyageur accoutumé aux mollesses de l'asphalte Seyssel et aux élasticités du bitume Polonceau.

Les maisons de Tolède présentent un aspect imposant et sévère; elles ont peu de fenêtres sur la façade, et ces fenêtres sont habituellement grillées. Les portes, ornées de piliers de granit bleuâtre, surmontées de boules, décoration qui se reproduit fréquemment, ont un air de solidité et d'épaisseur auquel ajoutent encore des constellations de clous énormes. Cela tient à la fois du couvent, de la prison, de la forteresse, et aussi un peu du harem, car les Mores ont passé par là. Quelques-unes de ces maisons, par un contraste assez bizarre, sont enluminées et peintes extérieurement, soit à fresque, soit en détrempe, de faux bas-reliefs, de grisailles, de fleurs, de rocailles et de guirlandes, avec des cassolettes, des médaillons, des amours et tout le fatras mythologique du dernier siècle. Ces maisons trumeau et pompadour produisent l'effet le plus étrange et le plus bouffon parmi leurs sœurs renfrognées d'origine féodale ou moresque.

L'on nous conduisit à travers un inextricable réseau de petites ruelles, où mon compagnon et moi nous marchions l'un derrière l'autre, comme les oies de la ballade, faute d'espace pour nous donner le bras, à l'Alcazar, situé en manière d'acropole sur le haut point de la ville, et nous y entrâmes après quelques pourparlers, car le premier mouvement des gens à qui l'on s'adresse est toujours de refuser, quelle que soit la demande. «Revenez ce soir ou demain, le gardien fait la sieste, les clefs sont égarées, il faut une permission du gouverneur:» telles sont les réponses que l'on obtient d'abord; mais, en exhibant la sacro-sainte piécette, ou le rayonnant duro en cas d'extrêmes difficultés, on finit toujours bien par forcer la consigne.

Cet Alcazar, bâti sur les ruines de l'ancien palais more, est aujourd'hui tout en ruine lui-même; on dirait un des merveilleux rêves d'architecture que Piranèse poursuivait dans ses magnifiques eaux-fortes; il est de Covarrubias, artiste peu connu, bien supérieur à ce lourd et pesant Herrera, dont la renommée est de beaucoup surfaite.

La façade, ornée et fleurie des plus pures arabesques de la renaissance, est un chef-d'œuvre d'élégance et de noblesse. L'ardent soleil d'Espagne, qui rougit le marbre et donne à la pierre des tons de safran, l'a revêtue d'une robe de couleurs riches et vigoureuses, bien différentes de la lèpre noire dont les siècles encroûtent nos vieux édifices. Selon l'expression d'un grand poëte, le Temps a passé son pouce intelligent sur les arêtes du marbre, sur les contours trop rigides, et donné à cette sculpture déjà si souple et si moelleuse le suprême poli et le dernier achèvement. Je me souviens surtout d'un grand escalier d'une élégance féerique, avec des colonnes, des rampes et des marches de marbre déjà à moitié rompues, conduisant à une porte qui donne sur un abîme, car cette partie de l'édifice est écroulée. Cet admirable escalier, qu'un roi pourrait habiter, et qui n'aboutit à rien, a quelque chose de prestigieux et de singulier.

L'Alcazar est bâti sur une grande esplanade entourée de remparts crénelés à la mode orientale, du haut desquels on découvre une vue immense, un panorama vraiment magique: ici la cathédrale enfonce au cœur du ciel sa flèche démesurée; plus loin brille, dans un rayon du soleil, l'église de San Juan de los Reyes; le pont d'Alcantara, avec sa porte en forme de tour, enjambe le Tage de ses arches hardies; l'Artificio de Juanello encombre le fleuve de ses superpositions d'arcades de briques rouges qu'on prendrait pour des débris de constructions romaines, et les tours massives du Castillo de Cervantes (ce Cervantes n'a rien de commun avec l'auteur de don Quichotte), perchées sur les roches rugueuses et difformes qui bordent le fleuve, ajoutent une dentelure de plus à l'horizon déjà si profondément découpé par les crêtes vertébrées des montagnes.

Un admirable coucher de soleil complétait le tableau: le ciel, par des dégradations insensibles, passait du rouge le plus vif à l'orange, puis au citron pâle, pour arriver à un bleu bizarre, couleur de turquoise verdie, qui se fondait lui-même à l'occident dans les teintes lilas de la nuit, dont l'ombre refroidissait déjà tout ce côté.

Accoudé à l'embrasure d'un créneau et regardant à vol d'hirondelle cette ville où je ne connaissais personne, où mon nom était parfaitement inconnu, j'étais tombé dans une méditation profonde. Devant tous ces objets, toutes ces formes, que je voyais et que je ne devais probablement plus revoir, il me prenait des doutes sur ma propre identité, je me sentais si absent de moi-même, transporté si loin de ma sphère, que tout cela me paraissait une hallucination, un rêve étrange dont j'allais me réveiller en sursaut au son aigre et chevrotant de quelque musique de vaudeville sur le rebord d'une loge de théâtre. Par un de ces sauts d'idée si fréquents dans la rêverie, je pensai à ce que pouvaient faire mes amis à cette heure; je me demandai s'ils s'apercevaient de mon absence, et si, par hasard, en ce moment même où j'étais penché sur ce créneau dans l'Alcazar de Tolède, mon nom voltigeait à Paris sur quelque bouche aimée et fidèle. Apparemment la réponse intérieure ne fut pas affirmative; car, malgré la magnificence du spectacle, je me sentis l'âme envahie par une tristesse incommensurable, et pourtant j'accomplissais le rêve de toute ma vie, je touchais du doigt un de mes désirs les plus ardemment caressés: j'avais assez parlé, en mes belles et verdoyantes années de romantisme, de ma bonne lame de Tolède pour être curieux de voir l'endroit où l'on en fabriquait.

Il ne fallut rien moins, pour me tirer de ma méditation philosophique, que la proposition que me fit mon camarade de nous aller baigner dans le Tage. Se baigner est une particularité assez rare dans un pays où, l'été, l'on arrose le lit des rivières avec l'eau des puits, pour ne point en négliger l'occasion. Sur l'affirmation du guide que le Tage était un fleuve sérieux et pourvu d'assez d'humidité pour y tirer sa coupe, nous descendîmes en toute hâte de l'Alcazar, afin de profiter d'un reste de jour, et nous nous dirigeâmes du côté du fleuve. Après avoir traversé la place de la Constitucion, bordée de maisons dont les fenêtres, garnies de grands stores de sparterie roulés ou relevés à demi par les saillies des balcons, ont un faux air vénitien et moyen âge des plus pittoresques, nous passâmes sous une belle porte arabe au cintre de briques, et nous arrivâmes par un chemin en zigzag très-roide et très-abrupt, serpentant le long des rochers et des murailles, qui servent de ceinture à Tolède, au pont d'Alcantara, près duquel se trouvait une place favorable pour le bain.

Pendant le trajet, la nuit qui succède si rapidement au jour dans les climats du Midi, était tombée tout à fait, ce qui ne nous empêcha pas d'entrer à tâtons dans cet estimable fleuve, rendu célèbre par la romance langoureuse de la reine Hortense et par le sable d'or qu'il roule dans ses eaux cristallines, disent les poëtes, les domestiques de place et les guides du voyageur.

Le bain achevé, nous remontâmes en toute hâte pour arriver avant la fermeture des portes. Nous savourâmes un verre d'orchata de Chufas et de lait glacé d'un goût et d'un parfum exquis, et nous nous fîmes reconduire à notre fonda.

Notre chambre, comme toutes les chambres espagnoles, était crépie à la chaux et revêtue de ces tableaux encroûtés et jaunis, de ces barbouillages mystiques peints comme des enseignes à bière, qu'on rencontre si fréquemment dans la Péninsule, le pays du monde où il y a le plus de mauvais tableaux; cela soit dit sans faire tort aux bons.

Nous nous dépêchâmes de dormir le plus vite et le plus fort possible, pour nous réveiller le matin de bonne heure et aller visiter la cathédrale avant le commencement des offices.

La cathédrale de Tolède passe, et avec raison, pour une des plus belles et surtout des plus riches d'Espagne. Son origine se perd dans la nuit des temps, et, s'il faut en croire les auteurs indigènes, elle remonterait jusqu'à l'apôtre Santiago, premier évêque de Tolède, qui en aurait désigné la place à son disciple et successeur Elpidius, ermite du mont Carmel. Elpidius éleva à l'endroit marqué une église qu'il mit sous l'invocation et le titre de sainte Marie, pendant que cette dame divine vivait encore en Jérusalem. «Notable félicité! blason illustre des Tolédans! le plus excellent trophée de leurs gloires!» s'écrie dans une effusion lyrique l'auteur dont nous extrayons ces détails.

La sainte Vierge ne fut pas ingrate, et, suivant la même légende, descendit en corps et âme visiter l'église de Tolède, et apporta de ses propres mains au bienheureux saint Ildefonse une belle chasuble en toile du ciel. «Voyez comme sait payer cette reine!» s'écrie encore notre auteur. La chasuble existe, et l'on voit enchâssée dans le mur la pierre où se posa la plante divine, dont elle garde encore l'empreinte. Une inscription ainsi conçue atteste le miracle:

 
QUANDO LA REINA DEL CIELO
PUSO LOS PIES EN EL SUELO
EN ESTA PIEDRA LOS PUSO.
 

La légende raconte en outre que la sainte Vierge fut si contente de sa statue, la trouva si bien faite, si bien proportionnée et si ressemblante, qu'elle l'embrassa et lui communiqua le don des miracles. Si la reine des anges descendait aujourd'hui dans nos églises, je doute qu'elle fût tentée d'embrasser son image.

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
27 eylül 2017
Hacim:
471 s. 3 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain
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