Kitabı oku: «Voyage en Espagne», sayfa 9
La manière de peindre de Goya était aussi excentrique que son talent: il puisait la couleur dans des baquets, l'appliquait avec des éponges, des balais, des torchons, et tout ce qui lui tombait sous la main; il truellait et maçonnait ses tons comme du mortier, et donnait les touches de sentiment à grands coups de pouce. À l'aide de ces procédés expéditifs et péremptoires, il couvrait en un ou deux jours une trentaine de pieds de muraille. Tout ceci nous paraît dépasser un peu les bornes de la fougue et de l'entrain; les artistes les plus emportés sont des lécheurs en comparaison. Il exécuta, avec une cuiller en guise de brosse, une scène du Dos de Mayo, où l'on voit des Français qui fusillent des Espagnols. C'est une œuvre d'une verve et d'une furie incroyables. Cette curieuse peinture est reléguée sans honneur dans l'antichambre du musée de Madrid.
L'individualité de cet artiste est si forte et si tranchée, qu'il nous est difficile d'en donner une idée même approximative. Ce n'est pas un caricaturiste comme Hogarth, Bamburry ou Cruishanck: Hogarth, sérieux, flegmatique, exact et minutieux comme un roman de Richardson, laissant toujours voir l'intention morale; Bamburry et Cruishanck, si remarquables pour leur verve maligne, leur exagération bouffonne, n'ont rien de commun avec l'auteur des Caprichos. Callot s'en rapprocherait plus, Callot, moitié Espagnol, moitié Bohémien; mais Callot est net, clair, fin, précis, fidèle au vrai, malgré le maniéré de ses tournures et l'extravagance fanfaronne de ses ajustements; ses diableries les plus singulières sont rigoureusement possibles; il fait grand jour dans ses eaux-fortes, où la recherche des détails empêche l'effet et le clair-obscur, qui ne s'obtiennent que par des sacrifices. Les compositions de Goya sont des nuits profondes où quelque brusque rayon de lumière ébauche de pâles silhouettes et d'étranges fantômes.
C'est un composé de Rembrandt, de Watteau et des songes drolatiques de Rabelais; singulier mélange! Ajoutez à cela une haute saveur espagnole, une forte dose de l'esprit picaresque de Cervantes, quand il fait le portrait de la Escalanta et de la Gananciosa, dans Rinconete et Cortadillo, et vous n'aurez encore qu'une très imparfaite idée du talent de Goya. Nous allons tâcher de le faire comprendre, si toutefois cela est possible, avec des mots.
Les dessins de Goya sont exécutés à l'aqua-tinta, repiqués et ravivés d'eau-forte; rien n'est plus franc, plus libre et plus facile; un trait indique toutes une physionomie, une traînée d'ombre tient lieu de fond, ou laisse deviner de sombres paysages à demi ébauchés; des gorges de sierra, théâtres tout préparés pour un meurtre, pour un sabbat ou une tertulia de Bohémiens; mais cela est rare, car le fond n'existe pas chez Goya. Comme Michel-Ange, il dédaigne complètement la nature extérieure, et n'en prend tout juste que ce qu'il faut pour poser des figures, et encore en met-il beaucoup dans les nuages. De temps en temps un pan de mur coupé par un grand angle d'ombre, une noire arcade de prison, une charmille à peine indiquée; voilà tout. – Nous avons dit que Goya était un caricaturiste, faut d'un mot plus juste. C'est de la caricature dans le genre d'Hoffmann, où la fantaisie se mêle toujours à la critique, et qui va souvent jusqu'au lugubre et au terrible; on dirait que toutes ces têtes grimaçantes on été dessinées par la griffe de Smarra sur le mur d'une alcôve suspecte, aux lueurs intermittentes d'une veilleuse à l'agonie. On se sent transporté dans un monde inouï, impossible et cependant réel. – Les troncs d'arbre ont l'air de fantômes, les hommes d'hyènes, de hiboux, de chats, d'ânes ou d'hippopotames; les ongles sont peut-être des serres, les souliers à bouffettes chaussent des pieds de bouc; ce jeune cavalier est un vieux mort, et ses chausses enrubanées enveloppent un fémur décharné et deux maigres tibias; – jamais il ne sortit de derrière le poêle du docteur Faust des apparitions plus mystérieusement sinistres.
Les caricatures de Goya renferment, dit-on, quelques allusions politiques, mais en petit nombre; elles ont rapport à Godoï, à la vieille duchesse de Benavente, aux favoris de la reine, et à quelques seigneurs de la cour, dont elles stigmatisent l'ignorance ou les vices. Mais il faut bien les chercher à travers le voile épais qui les obombre. – Goya a encore fait d'autres dessins pour la duchesse d'Albe, son amie, qui ne sont point parus, sans doute à cause de la facilité de l'application. – Quelques-uns ont trait au fanatisme, à la gourmandise et à la stupidité des moines; les autres représentent des sujets de mœurs ou de sorcellerie.
Le portrait de Goya sert de frontispice au recueil de son œuvre. C'est un homme de cinquante ans environ, l'œil oblique et fin, recouvert d'une large paupière avec une patte d'oie maligne et moqueuse, le menton recourbé en sabot, la lèvre supérieure mince l'inférieure proéminente et sensuelle; le tout encadré dans des favoris méridionaux et surmonté d'un chapeau à la Bolivar; une physionomie caractérisée et puissante.
La première planche représente un mariage d'argent, une pauvre jeune fille sacrifiée à un vieillard cacochyme et monstrueux par des parents avides. La mariée est charmante avec son petit loup de velours noir et sa basquine à grandes franges, car Goya rend à merveille la grâce andalouse et castillane; les parents sont hideux de rapacité et de misère envieuse. Ils ont des airs de requin et de crocodile inimaginables; l'enfant sourit dans les larmes, comme une pluie du mois d'avril; ce ne sont que des yeux, des griffes et des dents; l'enivrement de la parure empêche la jeune fille de sentir encore toute l'étendue de son malheur. – Ce thème revient souvent au bout du crayon de Goya, et il sait toujours en tirer des effets piquants. Plus loin, c'est El coco, croque-mitaine, qui vient effrayer les petits enfants et qui en effraierait bien d'autres; car, après l'ombre de Samuel dans le tableau de La Pythonisse d'Endor, par Salvator Rosa, nous ne connaissons rien de plus terrible que cet épouvantail. Ensuite ce sont des majos qui courtisent des fringantes sur le Prado; – de belles filles au bas de soie bien tiré, avec de petites mules à talon pointu qui ne tiennent au pied que par l'ongle de l'orteil, avec des peignes d'écaille à galerie, découpés à jour et plus hauts que la couronne murale de Cybèle; des mantilles de dentelles noires disposées en capuchon et jetant leur ombre veloutée sur les plus beaux yeux noirs du monde; des basquines plombées pour mieux faire ressortir l'opulence des hanches, des mouches posées en assassines au coin de la bouche et près de la tempe; des accroche-cœurs à suspendre les amours de toutes les Espagnes, et de larges éventails épanouis en queue de paon; ce sont des hidalgos en escarpins, en frac prodigieux, avec le chapeau demi-lune sous le bras et des grappes de breloques sur le ventre, faisant des révérences à trois temps, se penchant au dos des chaises pour souffler, comme une fumée de cigare, quelque folle bouffée de madrigaux dans une belle touffe de cheveux noirs, ou promenant par le bout de son gant blanc quelque divinité plus ou moins suspectes; – puis des mères utiles, donnant à leurs filles trop obéissantes les conseils de la Macette de Régnier, les lavant et les graissant pour aller au sabbat. – Le type de la mère utile est merveilleusement bien rendu par Goya, qui a, comme tous les peintres espagnols, un vif et profond sentiment de l'ignoble; on ne saurait imaginer rien de plus grotesquement horrible, de plus vicieusement difforme; chacune de ces mégères réunit à elle seule la laideur des sept péchés capitaux; le diable est joli à côté de cela. Imaginez des fossés et des contrescarpes de rides; des yeux comme des charbons éteints dans du sang; des nez en flûte d'alambic, tout bubelés de verrues et de fleurettes; des mufles d'hippopotame hérissés de crins roides, des moustaches de tigre, des bouches en tirelire contractées par d'affreux ricanements; quelque chose qui tient de l'araignée et du cloporte, et qui vous fait éprouver le même dégoût que lorsqu'on met le pied sur le ventre mou d'un crapaud. – Voilà pour le côté réel; mais c'est lorsqu'il s'abandonne à sa verve démonographique que Goya est surtout admirable; personne ne sait aussi bien que lui faire rouler dans la chaude atmosphère d'une nuit d'orage de gros nuages noirs chargés de vampires, de stryges, de démons, et découper une cavalcade de sorcières sur une bande d'horizons sinistres.
Il y a surtout une planche tout à fait fantastique qui est bien le plus épouvantable cauchemar que nous ayons jamais rêvé; – elle est intitulée: Y aun no se van. C'est effroyable, et Dante lui-même n'arrive pas à cet effet de terreur suffocante; représentez-vous une plaine nue et morne au-dessus de laquelle se traîne péniblement un nuage difforme comme un crocodile éventré; puis une grande pierre, une dalle de tombeau qu'une figure souffreteuse et maigre s'efforce de soulever. – La pierre, trop lourde pour les bras décharnés qui la soutiennent et qu'on sent près de craquer, retombe malgré les efforts du spectre et d'autres petits fantômes qui roidissent simultanément leurs bras d'ombre; plusieurs sont déjà pris sous la pierre, un instant déplacée. L'expression de désespoir qui se peint sur toutes ces physionomies cadavéreuses, dans ces orbites sans yeux, qui voient que leur labeur a été inutile, est vraiment tragique; c'est le plus triste symbole de l'impuissance laborieuse, la plus sombre poésie et la plus amère dérision que l'un ait jamais faites à propos des morts. La planche Buen viage, où l'on voit un vol de démons, d'élèves du séminaire de Barahona qui fuient à tire-d'aile, et se hâtent vers quelque œuvre sans nom, se fait remarquer par la vivacité et l'énergie du mouvement. Il semble que l'on entende palpiter dans l'air épais de la nuit toutes ces membranes velues et onglées comme les ailes des chauves-souris. – Le recueil se termine par ces mots: Y es ora. – C'est l'heure, le coq chante, les fantômes s'éclipsent, car la lumière paraît.
–Quant à la portée esthétique et morale de cette œuvre, quelle est-elle? Nous l'ignorons. Goya semble avoir donné son avis là-dessus dans un de ses dessins où est représenté un homme, la tête appuyée sur ses bras et autour duquel voltigent des hiboux, des chouettes, des coquecigrues. – La légende de cette image est: El sueno de la razon produce monstruos. C'est vrai, mais c'est bien sévère.
Ces Caprices sont tout ce que la Bibliothèque royale de Paris possède de Goya. Il a cependant produit d'autres œuvres: la Tauromaquia, suite de 33 planches, les Scènes d'invasion qui forment 20 dessins, et devaient en avoir plus de 40; les eaux-fortes d'après Velasquez, etc., etc.
La Tauromaquia est une collection de scènes représentant divers épisodes du combat de taureaux, à partir des Mores jusqu'à nos jours. – Goya était un aficionado consommé, et il passait une grande partie de son temps avec les toreros. Aussi était-il l'homme le plus compétent du monde pour traiter à fond la matière. Quoique les attitudes, les poses, les défenses et les attaques, ou, pour parler le langage technique, les différentes suertes et cogidas soient d'une exactitude irréprochable, Goya a répandu sur ces scènes ses ombres mystérieuses et ses couleurs fantastiques. – Quelles têtes bizarrement féroces! quels ajustements sauvagement étranges! quelle fureur de mouvement! Ses Mores, compris un peu à la manière des Turcs de l'empire sous le rapport du costume, ont les physionomies les plus caractéristiques. – Un trait égratigné, une tache noire, une raie blanche, voilà un personnage qui vit, qui se meut, et dont la physionomie se grave pour toujours dans la mémoire. Les taureaux et les chevaux, bien que parfois d'une forme un peu fabuleuse, ont une vie et un jet qui manquent bien souvent aux bêtes des animaliers de profession: les exploits de Gazul, du Cid, de Charles-Quint, de Romero, de l'étudiant de Falces, de Pepe Illo, qui périt misérablement dans l'arène, sont retracés avec une fidélité tout espagnole. – Comme celles des Caprichos, les planches de la Tauromaquia sont exécutées à l'aqua-tinta et relevées d'eau-forte.
Les Scènes d'invasion offriraient un curieux rapprochement avec les Malheurs de la guerre, de Callot. – Ce ne sont que pendus, tas de morts qu'on dépouille, femmes qu'on viole, blessés qu'on emporte, prisonniers qu'on fusille, couvents qu'on dévalise, populations qui s'enfuient, familles réduites à la mendicité, patriotes qu'on étrangle, tout cela traité avec ces ajustements fantastiques et ces tournures exorbitantes qui feraient croire à une invasion de Tartares au quatorzième siècle. Mais quelle finesse, quelle science profonde de l'anatomie dans tous ces groupes qui semblent nés du hasard et du caprice de la pointe! Dites-moi si la Niobé antique surpasse en désolation et en noblesse cette mère agenouillée au milieu de sa famille devant les baïonnettes françaises? – Parmi ces dessins qui s'expliquent aisément, il y en a un tout à fait terrible et mystérieux, et dont le sens, vaguement entrevu, est plein de frissons et d'épouvantements. C'est un mort à moitié enfoui dans la terre, qui se soulève sur le coude, et, de sa main osseuse, écrit sans regarder, sur un papier posé à côté de lui, un mot qui vaut bien les plus noirs du Dante: Nada (néant). Autour de sa tête, qui a gardé juste assez de chair pour être plus horrible qu'un crâne dépouillé, tourbillonnent à peine visibles, dans l'épaisseur de la nuit, de monstrueux cauchemars illuminés çà et là de livides éclairs. Une main fatidique soutient une balance dont les plateaux se renversent. Connaissez-vous quelque chose de plus sinistre et de plus désolant?
Tout à fait sur la fin de sa vie, qui fut longue, car il est mort à Bordeaux à plus de quatre-vingts ans, Goya a fait quelques croquis lithographiques improvisés sur la pierre, et qui portent le titre de Dibersion de España; – ce sont des combats de taureaux. On reconnaît encore, dans ces feuilles charbonnées par la main d'un vieillard sourd depuis longtemps et presque aveugle, la vigueur et le mouvement des Caprichos et de la Tauromaquia. L'aspect de ces lithographies rappelle beaucoup, chose curieuse! la manière d'Eugène Delacroix dans les illustrations de Faust.
Dans la tombe de Goya est enterré l'ancien art espagnol, le monde à jamais disparu des toreros, des majos, des manolas, des moines, des contrebandiers, des voleurs, des alguazils et des sorcières, toute la couleur locale de la Péninsule. – Il est venu juste à temps pour recueillir et fixer tout cela. Il a cru ne faire que des caprices, il a fait le portrait et l'histoire de la vieille Espagne, tout en croyant servir les idées et les croyances nouvelles. Ses caricatures seront bientôt des monuments historiques.
IX.
L'ESCURIAL. – LES VOLEURS
Pour aller à l'Escurial, nous louâmes une de ces fantastiques voitures chamarrées d'amours à la grisaille et autres ornements pompadour dont nous avons déjà eu l'occasion de parler; le tout attelé de quatre mules et enjolivé d'un zagal assez bien travesti. L'Escurial est situé à sept ou huit lieues de Madrid, non loin de Guadarrama, au pied d'une chaîne de montagnes; on ne peut rien imaginer de plus aride et de plus désolé que la campagne qu'il faut traverser pour s'y rendre: pas un arbre, pas une maison; de grandes pentes qui s'enveloppent les unes dans les autres, des ravins desséchés, que la présence de plusieurs ponts désigne comme des lits de torrents, et çà et là une échappée de montagnes bleues coiffées de neige ou de nuages. Ce paysage, tel qu'il est, ne manque cependant pas de grandeur: l'absence de toute végétation donne aux lignes de terrain une sévérité et une franchise extraordinaires; à mesure que l'on s'éloigne de Madrid, les pierres dont la campagne est constellée deviennent plus grosses et montrent l'ambition d'être des rochers; ces pierres, d'un gris bleuâtre, papelonant le sol écaillé, font l'effet de verrues sur le dos rugueux d'un crocodile centenaire; elles découpent mille déchiquetures bizarres sur la silhouette des collines, qui ressemblent à des décombres d'édifices gigantesques.
À moitié route, au bout d'une montée assez rude, l'on trouve une pauvre maison isolée, la seule que l'on rencontre dans un espace de huit lieues, en face d'une fontaine qui filtre goutte à goutte une eau pure et glaciale; l'on boit autant de verres d'eau qu'il s'en trouve dans la source, on laisse souffler les mules, puis l'on se remet en route; et vous ne tardez pas à apercevoir, détaché sur le fond vaporeux de la montagne, par un vif rayon du soleil, l'Escurial, ce leviathan d'architecture. L'effet, de loin, est très-beau: on dirait un immense palais oriental: la coupole de pierre et les boules qui terminent toutes les pointes, contribuent beaucoup à cette illusion. Avant d'y arriver, l'on traverse un grand bois d'oliviers orné de croix bizarrement juchées sur des quartiers de grosses roches de l'effet le plus pittoresque; le bois traversé, vous débouchez dans le village, et vous vous trouvez face à face avec le colosse, qui perd beaucoup à être vu de près, comme tous les colosses de ce monde. La première chose qui me frappa, ce fut l'immense quantité d'hirondelles et de martinets qui tournoyaient dans l'air par essaims innombrables, en poussant des cris aigus et stridents. Ces pauvres petits oiseaux semblaient effrayés du silence de mort qui régnait dans cette thébaïde, et s'efforçaient d'y jeter un peu de bruit et d'animation.
Tout le monde sait que l'Escurial fut bâti à la suite d'un vœu fait par Philippe II au siège de Saint-Quentin, où il fut obligé de canonner une église de Saint-Laurent; il promit au saint de le dédommager de l'église qu'il lui enlevait par une autre plus vaste et plus belle, et il a tenu sa parole mieux que ne la tiennent ordinairement les rois de la terre. L'Escurial, commencé par Juan Bautista, terminé par Herrera, est assurément, après les pyramides d'Égypte, le plus grand tas de granit qui existe sur la terre; on le nomme en Espagne la huitième merveille du monde; chaque pays a sa huitième merveille, ce qui fait au moins trente huitièmes merveilles du monde.
Je suis excessivement embarrassé pour dire mon avis sur l'Escurial. Tant de gens graves et bien situés, qui, j'aime à le croire, ne l'avaient jamais vu, en ont parlé comme d'un chef-d'œuvre et d'un suprême effort du génie humain, que j'aurais l'air, moi pauvre diable de feuilletoniste errant, de vouloir faire de l'originalité de parti pris et de prendre plaisir à contrecarrer l'opinion générale; mais pourtant, en mon âme et conscience, je ne puis m'empêcher de trouver l'Escurial le plus ennuyeux et le plus maussade monument que puissent rêver, pour la mortification de leurs semblables, un moine morose et un tyran soupçonneux. Je sais bien que l'Escurial avait une destination austère et religieuse, mais la gravité n'est pas la sécheresse, la mélancolie n'est pas le marasme, le recueillement n'est pas l'ennui, et la beauté des formes peut toujours se marier heureusement à l'élévation de l'idée.
L'Escurial est disposé en forme de gril, en l'honneur de saint Laurent. Quatre tours ou pavillons carrés représentent les pieds de l'instrument de supplice; des corps de logis relient entre eux ces pavillons, et forment l'encadrement; d'autres bâtiments transversaux simulent les barres du gril; le palais et l'église sont bâtis dans le manche. Cette invention bizarre, qui a dû gêner beaucoup l'architecte, ne se saisit pas aisément à l'œil, quoiqu'elle soit très-visible sur le plan, et, si l'on n'en était pas prévenu, on ne s'en apercevrait assurément pas. Je ne blâme pas cette puérilité symbolique dans le goût du temps, car je suis convaincu qu'une mesure donnée, loin de nuire à un artiste de génie, l'aide, le soutient et lui fait trouver des ressources à quoi il n'aurait pas songé; mais il me semble qu'on aurait pu en tirer un tout autre parti. Les gens qui aiment le bon goût et la sobriété en architecture, doivent trouver l'Escurial quelque chose de parfait, car la seule ligne employée est la ligne droite, le seul ordre, l'ordre dorique, le plus triste et le plus pauvre de tous.
Une chose qui vous frappe d'abord désagréablement, c'est la couleur jaune terre des murailles, que l'on pourrait croire bâties en pisé, si les joints des pierres, marqués par des lignes d'un blanc criard, ne vous démontraient le contraire. Rien n'est plus monotone à voir que ces corps de logis à six ou sept étages, sans moulures, sans pilastres, sans colonnes, avec leurs petites fenêtres écrasées qui ont l'air de trous de ruches. C'est l'idéal de la caserne et de l'hôpital; le seul mérite de tout cela est d'être en granit. Mérite perdu, puisque à cent pas de là on peut le prendre pour de la terre à poêle. Là-dessus est accroupie lourdement une coupole bossue, que je ne saurais mieux comparer qu'au dôme du Val-de-Grâce, et qui n'a d'autre ornement qu'une multitude de boules de granit. Tout autour, pour que rien ne manque à la symétrie, l'on a bâti des monuments dans le même style, c'est-à-dire avec beaucoup de petites fenêtres et pas le moindre ornement; ces corps de logis communiquent entre eux par des galeries en forme de pont, jetées sur les rues qui conduisent au village, qui n'est aujourd'hui qu'un monceau de ruines. Tous les alentours du monument sont dallés en granit, et les limites sont marquées par de petits murs de trois pieds de haut, enjolivés des inévitables boules à chaque angle et à chaque coupure. La façade, ne faisant aucune espèce de saillie sur le corps du monument, ne rompt en rien l'aridité de la ligne et s'aperçoit à peine, quoiqu'elle soit gigantesque.
L'on entre d'abord dans une vaste cour au fond de laquelle s'élève le portail d'une église, qui n'a rien de remarquable que des statues colossales de prophètes, avec des ornements dorés et des figures teintes en rose. Cette cour est dallée, humide et froide; l'herbe verdit les angles; rien qu'en y mettant le pied, l'ennui vous tombe sur les épaules comme une chape de plomb; votre cœur se resserre; il vous semble que tout est fini et que toute joie est morte pour vous. À vingt pas de la porte, vous sentez je ne sais quelle odeur glaciale et fade d'eau bénite et de caveau sépulcral que vous apporte un courant d'air chargé de pleurésies et de catarrhes. Quoiqu'il fasse au dehors trente degrés de chaleur, votre moelle se fige dans vos os; il vous semble que jamais la chaleur de la vie ne pourra réchauffer dans vos veines votre sang, devenu plus froid que du sang de vipère. Ces murs, impénétrables comme la tombe, ne peuvent laisser filtrer l'air des vivants à travers leurs épaisses parois. Eh bien! malgré ce froid claustral et moscovite, la première chose que je vis en entrant dans l'église fut une Espagnole à genoux sur le pavé, qui d'une main se donnait des coups de poing dans la poitrine, et de l'autre s'éventait avec une ferveur au moins égale; l'éventail était, je m'en souviens parfaitement, d'un vert d'eau ou de feuille d'iris qui me fait courir un frisson dans le dos lorsque j'y pense.
Le cicerone qui nous guida dans l'intérieur de l'édifice était aveugle, et c'était vraiment une chose merveilleuse de voir avec quelle précision il s'arrêtait devant les tableaux, dont il nous désignait le sujet et le peintre sans hésiter et sans se tromper jamais. Il nous fit monter sur le dôme, et nous promena dans une infinité de corridors ascendants et descendants qui égalent en complications le Confessionnal des Pénitents noirs ou Château des Pyrénées d'Anne Radcliffe. Ce bonhomme s'appelle Cornelio; il est de la plus belle humeur du monde, et paraît tout joyeux de son infirmité.
L'intérieur de l'église est triste et nu. D'énormes pilastres gris de souris, d'un granit à gros grains micacés comme du sel de cuisine, montent jusqu'aux voûtes peintes à fresque, dont les ton azurés et vaporeux se lient mal avec la couleur froide et pauvre de l'architecture; le retablo, doré et sculpté à l'espagnole avec de fort belles peintures, corrige un peu cette aridité de décoration, où tout est sacrifié à je ne sais quelle symétrie insipide; les statues de bronze doré qui sont agenouillées des deux côtés du retablo, et qui représente, je crois, don Carlos et des princesses de la famille royale, sont d'un grand style et d'un bel effet; le chapitre, qui fait face au grand autel, est à lui seul une église immense; les stalles qui l'entourent, au lieu d'être épanouies et fleuries en fantasques arabesques comme celles de Burgos, participent de la rigidité générale, et n'ont pour toute décoration que de simples moulures. On nous fit voir la place où, pendant quatorze ans, vint s'asseoir le sombre Philippe II, ce roi né pour être grand inquisiteur; c'est la stalle qui occupe l'angle; une porte pratiquée dans l'épaisseur de la boiserie la fait communiquer avec l'intérieur du palais. Sans me piquer d'une dévotion bien fervente, je ne suis jamais entré dans une cathédrale gothique sans éprouver un sentiment mystérieux et profond, une émotion extraordinaire, et sans la crainte vague de rencontrer au détour d'un faisceau de piliers le Père éternel lui-même avec sa longue barbe d'argent, son manteau de pourpre et sa robe d'azur, recueillant dans le pan de sa tunique les prières des fidèles. Dans l'église de l'Escurial on est tellement abattu, écrasé, on se sent si bien sous la domination d'un pouvoir inflexible et morne, que l'inutilité de la prière vous est démontrée. Le dieu d'un temple ainsi fait ne se laissera jamais fléchir.
Après avoir visité l'église, nous descendîmes dans le Panthéon. On appelle ainsi le caveau où sont déposés les corps des rois; c'est une pièce octogone de 36 pieds de diamètre sur 38 de haut, située précisément sous le maître-autel, de manière que le prêtre, en disant la messe, a les pieds sur la pierre qui forme la clef de voûte; on y descend par un escalier de granit et de marbre de couleur, fermé par une belle grille de bronze. Le Panthéon est revêtu entièrement de jaspe, de porphyre et autres marbres non moins précieux. Dans les murailles sont pratiquées des niches avec des cippes de forme antique destinées à contenir le corps des rois et des reines qui ont laissé succession. Il fait dans ce caveau un froid pénétrant et mortel, les marbres polis miroitent et se glacent de reflets aux rayons tremblotants de la torche; on dirait qu'ils ruissellent d'eau, et l'on pourrait se croire dans une grotte sous-marine. Le monstrueux édifice pèse sur vous de tout son poids; il vous entoure, il vous enlace et vous étouffe; vous vous sentez pris comme dans les tentacules d'un gigantesque polype de granit. Les morts que renferment les urnes sépulcrales paraissent plus morts que tous les autres, et l'on a peine à croire qu'ils puissent jamais venir à bout de ressusciter. Là, comme dans l'église, l'impression est sinistre, désespérée; il n'y a pas toutes ces voûtes mornes un seul trou par où l'on puisse voir le ciel.
Dans la sacristie, il reste encore quelques bons tableaux (les meilleurs ont été transférés au musée royal de Madrid), entre autres, deux ou trois tableaux sur bois de l'école allemande d'une rare perfection; le plafond du grand escalier est peint à fresque par Luca Jordano, et représente d'une manière allégorique le vœu de Philippe II et la fondation du couvent. Ce que ce Luca Jordano a peint d'arpents de murailles en Espagne est vraiment prodigieux, et nous avons peine à concevoir la possibilité de pareils travaux, nous autres modernes, déjà essoufflés au milieu de la tâche la plus courte. Pelegrini, Luca, Gangiaso, Carducho, Romulo, Cincinnato et plusieurs autres ont peint à l'Escurial des cloîtres, des voûtes et des plafonds. Celui de la bibliothèque, qui est de Carducho et de Pellegrini, est d'un bon ton de fresque clair et lumineux; la composition en est riche, et les arabesques qui s'y entrelacent sont du meilleur goût. La bibliothèque de l'Escurial présente cette particularité que les livres sont rangés sur le rayon le dos contre le mur et la tranche du côté du spectateur; j'ignore la raison de cette bizarrerie. Elle est riche surtout en manuscrits arabes et doit renfermer des trésors inestimables et complètement inconnus. Aujourd'hui que la conquête d'Afrique a fait de l'arabe une langue à la mode et courante, il faut espérer que cette riche mine sera fouillée dans tous les sens par nos jeunes orientalistes; les autres livres m'ont paru être en général des livres de théologie et de philosophie scolastique. On nous fit voir quelques manuscrits sur vélin avec marges historiées et miniaturisées; mais, comme c'était le dimanche et que le bibliothécaire était absent, nous ne pûmes en obtenir davantage, et il fallut nous en aller sans avoir vu une seule édition incunable, désagrément beaucoup plus sensible pour mon compagnon que pour moi, qui malheureusement n'ai pas la passion de la bibliographie ni aucune autre.
Dans un des corridors est placé un christ de marbre blanc de grandeur naturelle, attribué à Benvenuto Cellini, et quelques peintures fantastiques très singulières, dans le goût des tentations de Callot et de Teniers, mais beaucoup plus anciennes. Du reste, on ne peut rien imaginer de plus monotone que ces interminables corridors de granit gris, étroits et bas, qui circulent dans l'édifice, comme des veines dans le corps humains; il faut vraiment être aveugle pour s'y retrouver; on monte, on descend, on fait mille détours, et il ne faudrait pas s'y promener plus de trois ou quatre heures pour user entièrement la semelle de ses souliers, car ce granit est âpre comme une lime et revêche comme du papier de verre. Lorsque l'on est sur le dôme, on voit que les boules, qui d'en bas paraissent grosses comme des grelots, sont d'une dimension énorme, et pourraient faire de monstrueuses mappemondes. Un immense horizon se déroule à vos pieds, et vous embrassez d'un seul coup d'œil la campagne montueuse qui vous sépare de Madrid; de l'autre côté, se dressent les montagnes de Guadarrama: vous voyez ainsi toute la disposition du monument; vous plongez dans les cours et dans les cloîtres, avec leurs rangs d'arcades superposées, leur fontaine on leur pavillon central; les toits se présentent en dos d'âne, comme dans un plan à vol d'oiseau.