Kitabı oku: «Anatole, Vol. 2», sayfa 2
CHAPITRE XXVIII
«Voilà qui est décidé, dit Valentine en serrant le billet dans son sein, je ne sortirai pas de la journée, et M. de Saint-Albert sera content de moi.» Ce qui voulait dire tout simplement: Anatole le desire, et j'obéis sans peine. En effet, dès ce moment l'ennui de l'entretien qu'elle redoutait disparut à ses yeux; elle rassembla ses idées avec ordre, et s'appliqua à prévoir les objections que lui ferait M. d'Émerange, pour arranger ses réponses d'avance. Mais cette belle précaution eut le succès ordinaire. La conversation s'entama tout autrement que la marquise ne l'avait prévu; et il lui fut impossible de placer une seule de ces phrases si ingénieusement méditées. Heureusement pour elle, son esprit suppléa sans peine au défaut de sa prévoyance.
M. d'Émerange, qu'une conversation sérieuse effrayait toujours, commença par plaisanter Valentine sur l'excès de sa fraîcheur, en lui disant qu'il était bien cruel de retrouver la femme qu'on adorait ainsi embellie par l'absence. Ce ton de gaîté fut aussitôt adopté par la marquise; elle sentit qu'il servirait à-la-fois sa franchise et sa politesse. M. d'Émerange lui sut bon gré de prendre ainsi le ton qu'il préférait, et regarda cette condescendance comme une suite de la facilité qu'on a communément de saisir les manières des gens qu'on aime. Après lui avoir témoigné sa reconnaissance par mille choses flatteuses, il ajouta: Que je vous remercie de m'avoir épargné la frayeur d'entendre mon arrêt prononcé par votre frère; je sens qu'il m'aurait dit vingt fois que j'étais le plus heureux des hommes, sans me le persuader un instant, et je crois en vérité, qu'un refus de votre bouche m'attristerait moins qu'une bonne nouvelle sortie de la sienne. – Cela m'encourage, reprit en souriant Valentine. – N'allez pas abuser de cet aveu, pourtant. – Non, mais il me rassure, et m'engage à vous déclarer franchement… – Que vous me détestez peut-être. – Je mentirais; et vos procédés envers moi vous répondent au contraire de ma reconnaissance. – Je me soucie bien de votre reconnaissance; vraiment je ne la mérite pas, car j'ai fait tout ce que j'ai pu pour ne vous point aimer. – Pourquoi vous êtes-vous découragé sitôt? – Ah! vous vous en plaignez, c'est une manière de m'avouer… – Que toute honorée que je me trouve de votre choix, je n'y saurais répondre. – Et peut-on savoir la raison qui me condamne à d'éternels regrets? reprit le comte, d'un air moitié piqué et moitié dédaigneux. – Voilà ce qu'il faut que vous deviniez, dit en rougissant Valentine. – Mais si je la devine, vous n'en conviendrez pas? – Cela est vrai. – Eh bien! tant mieux, j'en agirai plus librement. Jusqu'à présent le desir de vous plaire et la crainte de voir troubler votre repos par la colère d'une femme dont la vanité se blesse de toutes les préférences qui ne sont pas pour elle, m'ont fait supporter patiemment ses caprices. Me voilà enfin dispensé de jouer plus long-temps un rôle ridicule qui n'eût jamais été le mien, sans l'espérance de me voir récompensé de tant de sacrifices. Au fait, je ne suis pas tenu à plus d'égards qu'on n'en a pour moi; et votre franchise me semble très-bonne à imiter. C'est bien assez d'avoir à souffrir de son amour, sans se laisser tourmenter par la folie d'une autre. – Vous n'avez pas toujours pensé ainsi, et cette folie qui vous importune aujourd'hui vous plaisait autrefois? – Faites-moi un crime de votre ouvrage! Pouvais-je deviner qu'il arriverait du fond de sa province une femme qui me tournerait la tête au point de ne plus voir qu'elle au monde? Certainement j'aurais mieux fait de répondre aux sentiments qu'on voulait bien me témoigner, que de persister dans ceux qu'elle dédaignerait; je ferais mieux encore d'oublier ma disgrace en cherchant loin d'elle quelques consolations; mais tout cela serait sage, et par conséquent au-dessus de mes forces. Je ne me pique point d'avoir cette vertu qui triomphe du sort; le mien veut que je vous aime en dépit de vous, et nous verrons qui l'emportera de votre volonté ou de ma constance. – Quels que soient vos projets, dit Valentine, d'un ton suppliant, par pitié pour moi ménagez la sensibilité d'une personne dont vous avez égaré la raison; songez qu'un éclat la perdrait pour toujours; et ne me réduisez pas au chagrin de la quitter pour la délivrer d'une odieuse présence. – Cette prière rendit au comte toutes ses espérances. Il s'affermit dans l'idée que la crainte de désespérer madame de Nangis était le seul motif du refus de Valentine, et il vit en un instant tout le parti qu'il pouvait tirer du sentiment généreux qui la mettait dans sa dépendance. Empressé d'en faire l'épreuve, il répondit «Je m'engage à suivre en tout votre exemple. Vous pouvez mieux qu'une autre m'apprendre les ménagements qu'on doit aux victimes d'un amour qui n'est point partagé. – Je le vois bien, reprit Valentine, en retenant des larmes de dépit, il faut que je m'éloigne de cette maison où le malheur va bientôt régner. – Oui, partez, répliqua M. d'Émerange avec feu, laissez ici l'intrigue et la vanité se débattre entre elles, et venez loin de cet empire de la coquetterie, venez éprouver la sincérité des sentiments que vous faites naître. Choisissez la retraite où rien ne saurait m'empêcher de vous suivre; là, vous pourrez vous convaincre que le bonheur de vous voir, de vous aimer, suffit à mon existence; et peut-être sentirez-vous alors le besoin de récompenser tant d'amour. – Oh ciel! que me proposez-vous! s'écria Valentine. – En ce moment la porte s'ouvrit, et l'on vit paraître madame de Nangis, pâle, les yeux égarés, et paraissant se soutenir avec peine; Isaure l'accompagnait, et quitta sa main pour venir se jeter dans les bras de sa tante. Les caresses de cette enfant tirèrent Valentine de l'espèce de stupeur où l'avait plongée la subite apparition de la comtesse. Elle essaya de dire quelques mots, mais le tremblement de sa voix trahissait son trouble, et lui donnait un air coupable, tandis que M. d'Émerange, jouissant de toute sa présence d'esprit, s'informait des nouvelles de la comtesse, du ton le plus naturel, et avec toute la sérénité d'une personne qui n'aurait pas eu la moindre chose à se reprocher envers elle. C'est ainsi que l'effronterie met plutôt à l'abri du soupçon que l'innocence.
Le bavardage d'Isaure fut d'un grand secours dans cette circonstance, où chacun parlait au hasard, sans s'embarrasser de ce qu'il disait, pourvu que cela n'eût aucun rapport avec sa pensée; mais si la présence d'Isaure était appréciée, l'arrivée de madame de Réthel parut un coup du ciel. Elle venait rappeler à Valentine l'engagement qu'elles avaient pris de dîner le même jour chez la princesse de L… Il était déja tard; la marquise n'avait point encore commencé sa toilette, madame de Réthel en fit la remarque, et M. d'Émerange se retira. Madame de Nangis le suivit, en priant sa belle-sœur de l'excuser auprès de la princesse. – «Je ne saurais profiter de son invitation, ajouta-t-elle, je souffre beaucoup, et vous pourrez lui affirmer que ce n'est pas d'un mal imaginaire.» – Ces derniers mots furent prononcés avec l'accent du reproche; ils allèrent frapper au cœur de Valentine; et la tristesse qu'elle en ressentit, résista même au souvenir d'Anatole.
CHAPITRE XXIX
Depuis ce jour, madame de Saverny ne goûta plus aucun repos. Persécutée par son frère, pour céder au desir de M. d'Émerange, dont la malignité inventait à chaque instant un nouveau moyen de la compromettre, et ne cessait de la menacer d'abandonner madame de Nangis à son ressentiment; poursuivie par la jalousie de sa belle-sœur; effrayée des transports de l'amour d'Anatole; Valentine, était dévorée de cette inquiétude qui précède le malheur. Ne sachant plus comment y échapper, elle confia à M. de Saint-Albert le projet qu'elle formait de partir secrètement pour l'Italie, en fesant savoir seulement à son frère, qu'elle entreprenait ce voyage pour se soustraire aux instances de M. d'Émerange, et faire cesser le bruit d'un mariage auquel elle ne consentirait jamais. Le commandeur, après avoir réfléchi long-temps sur ce voyage, finit par l'approuver, en disant: Vous avez raison, ce parti me semble le meilleur; mais il faut tout prévoir. Malgré le plus grand mystère, M. d'Émerange saura bientôt où vous allez. Il vous y suivra, il vous l'a promis, et dans sa position c'est le meilleur parti qu'il puisse prendre, car cette preuve de dévouement doit vous attendrir, ou vous perdre. Mais il est un moyen d'échapper à ce double danger, en ôtant au public l'occasion de mal interpréter une démarche fort simple; et ce moyen est d'emmener avec vous deux personnes dont l'âge et la réputation deviennent les garants de votre conduite aux yeux du monde, et dont l'amitié vous protége contre toutes les tentatives d'un fat. – Puisque mon frère m'abandonne, s'écria Valentine, en essuyant ses larmes, de qui puis-je espérer une si grande preuve d'attachement? – On croirait, reprit brusquement le commandeur, que votre cœur n'en est pas digne, à la manière dont vous doutez de celui de vos amis. Si quelqu'un m'avait dit: Il y a une personne dans le monde capable de grands sacrifices pour vous épargner un malheur; je vous aurais devinée tout de suite, moi. – Ah! mon ami! fut tout ce que put articuler Valentine; elle se jeta dans les bras de M. de Saint-Albert, qui la serra paternellement sur son cœur. Lorsque son émotion lui permit de parler, il assura Valentine que madame de Réthel serait enchantée de faire avec elle le voyage d'Italie. Nous irons à petites journées, ajouta-t-il en riant, par égard pour l'âge de l'aimable vieillard qui vous accompagne. Deux semaines suffiront pour les préparatifs de ce petit enlèvement; et si le monde en médit, comptez sur mon honneur pour réparer le tort que pourraient faire au vôtre mes moyens de séduction. – Cette plaisanterie fit sourire Valentine, et l'empêcha de se livrer à l'excès de son attendrissement. Elle se contenta de serrer la main du commandeur, en signe de reconnaissance; et tous deux se quittèrent, l'ame pénétrée de cette douce joie qui naît également du bien que l'on reçoit et de celui qu'on fait.
Mais ce délai de quinze jours accordé aux différents manèges de l'amour-propre pouvait devenir bien funeste à Valentine; elle le prévoyait, sans oser en témoigner sa crainte. Un service obtenu sans l'avoir demandé rend si discret, qu'on préfère en perdre le prix, que de s'en assurer par une nouvelle sollicitation. Aussi la marquise se résigna-t-elle à attendre patiemment l'époque fixée pour son départ. Elle imagina de se composer une manière de vivre qui la mît à l'abri des scènes qu'elle redoutait le plus; et donnant l'ordre à ses gens de ne laisser entrer chez elle que le commandeur et sa nièce, elle se dit légèrement indisposée, et crut se faire oublier de ceux qui la tourmentaient, en se délivrant de leur présence. Pour se maintenir dans une résolution qui devait lui coûter le plaisir de rencontrer Anatole, il fallait bien trouver quelque dédommagement; et celui de lui écrire vint tout naturellement à sa pensée. A la veille de faire une longue absence on est plus confiant; il semble qu'on n'ait rien à redouter des aveux de sa faiblesse; l'idée qu'on ne se reverra peut-être jamais, en glaçant l'ame de terreur, la met au-dessus des considérations ordinaires, et ce qu'on dit alors a quelque chose de la solennité d'un dernier adieu. Cependant Valentine ne se laissa point entraîner par le charme d'exprimer ses pensées à celui qui les inspirait toutes. Elle lui parla des chagrins qui l'obligeaient à s'éloigner de sa famille, sans lui laisser soupçonner le secret de madame de Nangis; et comme elle donna pour raison de son voyage le desir de fuir M. d'Émerange, il est à présumer qu'Anatole fut de son avis, et qu'il trouva la lettre charmante.
M. d'Émerange s'étant déja présenté plusieurs fois chez madame de Saverny, sans être reçu, devina qu'elle lui avait fait défendre sa porte. Ce procédé le choqua vivement; il se promit de s'en venger; et alla s'en plaindre à M. de Nangis, comme d'une insulte que sa conduite respectueuse envers sa sœur n'aurait pas dû lui attirer. M. de Nangis qui mettait le plus grand intérêt à maintenir les espérances du comte, l'assura que ce n'était sûrement qu'un malentendu de la part des gens de la marquise. Pour s'en convaincre, il se rendit chez elle, et demanda à la voir; mais on lui répondit que madame était souffrante, et reposait en ce moment. Assez mécontent de cette réponse, il fit appeler mademoiselle Cécile pour la questionner sur la maladie de sa maîtresse. A la manière dont on l'interrogeait, mademoiselle Cécile vit bien qu'il fallait mentir; mais, comme elle n'avait point reçu d'instructions à ce sujet, elle fit tant de mensonges inutiles, qu'elle laissa soupçonner la vérité. M. de Nangis en conçut beaucoup d'humeur, mais il la dissimula sous l'apparence d'une vive inquiétude. Se promettant bien d'éclaircir ce mystère, il entra chez sa femme en disant: Vous ignorez sûrement que Valentine est malade, elle n'est point sortie depuis deux jours, et ne reçoit personne; cela m'inquiète, et je vous engage à forcer sa porte pour lui offrir vos soins. – Je m'en garderai bien, reprit la comtesse d'un ton amer, cela m'est arrivé une fois la semaine dernière; et je n'ai pas envie de recommencer une pareille gaucherie. Cette phrase devait exciter la curiosité de M. de Nangis; et pour la satisfaire, la comtesse raconta comment elle avait trouvé M. d'Émerange en tête à tête avec sa belle-sœur. Elle accompagna ce récit de plusieurs réflexions malignes, qui indignèrent M. de Nangis. Il crut de son honneur de justifier Valentine des soupçons qu'on osait concevoir sur elle, en disant qu'il était bien permis de recevoir avec intimité l'homme que l'on devait épouser incessamment. – M. d'Émerange épouse votre sœur? s'écria la comtesse, d'une voix étouffée. – Vraiment nous en aurions parlé plutôt, reprit M. de Nangis, sans remarquer la fureur qui se peignait dans les yeux de sa femme, mais je ne sais quelle pruderie empêche Valentine de se décider; elle aime très-certainement M. d'Émerange; vous l'aviez déjà deviné, et depuis tout l'a confirmé. Cependant elle hésite, et donne pour prétexte la légèreté du comte, et cent autres mauvaises raisons dont vous pourriez facilement lui démontrer le ridicule. Peut-être aura-t-elle plus de confiance en vous: d'ailleurs vous triompherez mieux que moi de ces idées romanesques sur la constance. Ayez l'air de croire à celle du comte, et vous l'en convaincrez sans peine. Sur ce sujet, une femme sait toujours en persuader une autre; et je parie que votre esprit aura bientôt fait disparaître l'obstacle qu'elle oppose au mariage le plus brillant qu'elle puisse faire. Si vous réussissez, comme je n'en doute pas, vous pouvez compter sur la reconnaissance de M. d'Émerange, car il est amoureux fou de Valentine.» On peut imaginer ce qui se passa dans l'ame de la comtesse, à chaque mot de ce discours. Plongée dans une espèce d'anéantissement, elle s'efforçait vainement de rompre le silence; un poids énorme semblait oppresser sa poitrine; et, lorsque par un mouvement courageux elle essayait de répondre à ces mots cruels qui déchiraient son cœur, sa voix expirait sur ses lèvres livides. Un état aussi violent devenait impossible à dissimuler; et M. de Nangis allait peut-être découvrir le plus affreux secret, lorsqu'un domestique vint lui remettre un billet, qui demandait une prompte réponse. Le comte sortit alors en recommandant à sa femme de ne point oublier ce qu'il venait de lui dire, et tout ce qu'il attendait de sa complaisance.
O vous, que de funestes passions égareront peut-être un jour, que ne pouvez-vous contempler leur hideux effet sur le cœur et les traits de cette femme jeune et belle! La pâleur de la mort couvre son visage; son regard éteint ne se ranime que lorsqu'un projet de vengeance vient flatter son imagination. Cette bouche, qu'embellissait l'expression d'une gaîté piquante, ne sourit plus qu'à l'idée de punir l'innocence du crime d'être aimée; et cet esprit élégant et coquet, autrefois uniquement occupé du desir de plaire, ne l'est plus maintenant que du barbare soin de chercher les moyens les plus sûrs de perdre sa rivale: aucun ne lui paraît trop cruel ou trop bas. Enfin les sentiments affreux que la vanité outragée inspire à cette femme coupable semblent flétrir à-la-fois son ame et sa beauté.
CHAPITRE XXX
Pendant qu'il se tramait tant de conspirations contre le repos de Valentine, mademoiselle Cécile l'instruisait de la visite de M. de Nangis, et de l'humeur qu'il avait témoignée lorsqu'on lui avait signifié qu'il ne pouvait entrer chez sa sœur. «Allons, dit Valentine, je vois qu'il me faut renoncer même au plaisir d'être seule, puisque je ne puis m'y livrer sans offenser quelqu'un.» Et elle se disposa à sortir pour échapper, s'il était possible, à quelque visite importune. En s'occupant d'habiller sa maîtresse, mademoiselle Cécile rompit le silence qui lui était imposé ordinairement par celui que gardait la marquise avec elle, pour lui dire: «Madame fait très-bien de sortir aujourd'hui, car je ne sais ce qui se passe dans la maison, mais c'est à coup sûr quelque chose d'étrange; madame la comtesse tourmente et gronde tous ses gens à-la-fois; M. de Nangis a demandé ses chevaux plutôt qu'à l'ordinaire; Richard a déja porté ce matin trois lettres de sa maîtresse chez le comte d'Émerange, et j'étais à peine levée quand madame votre sœur m'a fait appeler pour lui donner de vos nouvelles, et répondre à cent questions sur la santé et les occupations de madame; après avoir dit que madame avait été indisposée depuis plusieurs jours, j'ai répondu à tout le reste: Je n'en sais rien; et madame la comtesse, ennuyée de m'entendre toujours répéter la même chose, m'a renvoyée en disant: Quelle sotte!»
La marquise n'eut pas l'air de faire grande attention au rapport de mademoiselle Cécile, et feignit de regarder la curiosité de sa belle-sœur comme une preuve de l'intérêt qu'elle portait à sa santé; mais elle s'affligea en secret de voir jusqu'où s'abaissait la fierté de la comtesse. Qu'aurait-elle donc pensé si elle avait pu deviner que l'excès du ressentiment de cette insensée la porterait ce jour-là même à user de son autorité dans sa maison, pour se faire remettre dans le plus grand mystère les lettres adressées à madame de Saverny. L'espérance d'en trouver une de M. d'Émerange, qui lui apprendrait plus sûrement la vérité de ses rapports avec Valentine, était le seul motif de cette indigne action, dont le vil confident vint bientôt chercher la récompense. Vingt-cinq louis furent le prix de trois lettres remises à la comtesse par un laquais infidèle. De ces trois lettres l'une portait le timbre de Nevers, la seconde était un simple billet d'invitation qu'on pouvait lire sans le décacheter, et, sur la troisième, on ne reconnaissait pas l'écriture de M. d'Émerange. C'était donc inutilement pour cette fois que madame de Nangis venait de se laisser entraîner au plus indigne procédé; mais elle en pouvait assurer le secret en rendant les trois lettres comme elle les avait reçues. Sa conscience accueillait cette idée; avec une morale peu sévère, on se croit facilement innocent du mal dont on ne recueille pas le fruit. La comtesse se parait déja à ses propres yeux du mérite de résister au mouvement d'une curiosité sans objet, lorsqu'un nouveau soupçon vint triompher de tous ses scrupules. Elle pensa que M. d'Émerange pouvait bien se servir d'une autre main que la sienne pour écrire l'adresse de ses lettres à madame de Saverny. C'était un moyen souvent employé pour tromper les regards des jaloux; et madame de Nangis se rendait justice en supposant aux autres le desir d'échapper à son indiscrétion; à force de supposer ce qu'elle espère, elle croit céder à la certitude de tout apprendre, et rompt le cachet… Bientôt une joie féroce étincelle dans ses yeux. Elle tient enfin l'instrument d'une vengeance sûre, qui va frapper du même coup l'ingrat qui la trahit, et la femme qu'on lui préfère. Munie de ce précieux dépôt, elle attend dans toute l'agitation d'une affreuse espérance le moment où le comte d'Émerange a promis de se rendre chez elle. Pour obtenir de lui cette promesse, il avait fallu employer la ruse, et lui cacher sur-tout ce qu'on avait appris de M. de Nangis. Ce soin important était le sujet des billets dont mademoiselle Cécile avait parlé à sa maîtresse, et auxquels le comte venait de répondre, en cédant avec peine aux instances de madame de Nangis.
Lorsque M. d'Émerange parut, la comtesse prit un air riant pour le complimenter sur son futur mariage et sur le bonheur d'être aimé d'une femme accomplie; elle se vanta d'avoir prévu que cette provinciale, dont on prétendait se moquer, serait avant peu l'héroïne d'un roman nouveau, qui finirait par le dénoûment ordinaire. Avant de répondre à ces compliments ironiques, le comte chercha a démêler la véritable pensée de madame de Nangis sur cet événement. Il crut un instant que sa fierté l'emportait sur sa jalousie, et que le dédain triomphait de sa colère; il se réjouissait de lui voir prendre un parti si convenable. Mais le dépit d'une femme, ainsi que son amour, se trahit par ses soins mêmes à le cacher; et ce fut à la gaîté factice de la comtesse, que M. d'Émerange devina l'excès de son ressentiment. Cette découverte l'engagea à nier l'amour qu'on lui supposait pour la marquise; il convint seulement d'avoir consenti au projet de M. de Nangis, qui mettait la plus grande importance à ce mariage, et en avait fait toutes les démarches, avant même qu'il les eût approuvées. Il ajouta, en regardant finement la comtesse, que des raisons faciles à comprendre l'avaient empêché d'apporter beaucoup de résistance aux volontés de son mari, et que d'ailleurs on lui avait fait sentir la nécessité de se marier, comme étant l'unique rejeton de sa famille. Toutes ces considérations, dit-il, m'ont déterminé à laisser agir le zèle de mes amis; leur choix est tombé sur madame de Saverny, dont le rang et l'éducation sont dignes de la place que le Roi veut bien destiner à ma femme. Et c'est plus encore par convenance que par inclination que je me décide à l'épouser. – Je suis bien aise de voir tant de raison dans votre amour, reprit la comtesse, en s'apercevant aussi de la mauvaise foi du comte, il en sera moins surpris du sort qu'on lui réserve. – Vous savez que sur ce point je suis très-philosophe. – On l'est sans peine quand on se croit aimé. – Je ne saurais me prévaloir de cet avantage, car votre belle-sœur ne m'a point fait d'aveu; elle prétend au contraire avoir une raison de refuser ma main, qu'elle ne veut avouer à personne. – La voulez-vous savoir? – Vous m'allez dire comme M. de Nangis, qu'elle a peur de ma légèreté. – Non, elle vous rend trop de justice. – Au fait, répliqua-t-il, en jetant un regard tendre sur la comtesse, elle ferait mieux peut-être de redouter ma constance. – Non, Monsieur, elle a, pour dédaigner votre amour, de meilleures raisons que toutes celles-là. Tenez et jugez-en vous-même. En disant ces mots elle remet au comte la lettre suivante, et savoure le plaisir de la lui voir lire en tremblant de colère.
«Vous partez, Valentine, et c'est le desir d'échapper aux importunités d'un fat qui vous éloigne des lieux que vous embellissez! L'honneur de l'emporter sur vos rivales, celui de briller à la cour de tout l'éclat de la fortune et de la beauté; le triomphe plus grand encore de fixer un cœur voué à l'inconstance; enfin, tous ces plaisirs enivrants de la vanité ne peuvent donc vous séduire? Vous réalisez le vœu que je formai en vous voyant pour la première fois. Ah! me disais-je alors, si j'étais le créateur d'un aussi bel ouvrage, je voudrais le parer de toutes les vertus.
«Vous partez, et des pleurs de regrets ne viennent pas obscurcir mes yeux, et je ne maudis point cet exil volontaire! Tant de courage doit vous sembler un prodige, à vous qui savez que j'ai besoin pour vivre du même air que vous respirez; mais songez à ces timides oiseaux, qui, sans oser approcher du soleil, traversent les mers pour jouir en tout temps des bienfaits de sa présence, et vous aurez bientôt le secret de ma résignation.»
Après un moment de silence, pendant lequel M. d'Émerange cherchait à modérer sa rage, il jeta les yeux sur madame de Nangis, et fut frappé de la joie qu'il vit éclater dans les siens. L'idée qu'elle se repaissait du plaisir de le voir humilié, lui inspira l'envie de s'en venger en l'humiliant elle-même. «Cette lettre n'est point signée, dit-il avec mépris, et rien ne prouve qu'elle soit destinée à la marquise. – Quoi, s'écria la comtesse, transportée de fureur, le nom de la marquise de Saverny, n'est-il pas sur l'adresse; et ne lisez vous point celui de Valentine? – Belle preuve! chacun en peut écrire autant à la femme qu'il veut calomnier ou compromettre. D'ailleurs, si cette lettre était connue de la marquise, comment se trouverait elle entre vos mains? Ici madame de Nangis resta interdite, son front se couvrit de rougeur; mais tout-à-coup, bravant la honte par la colère, elle arracha la lettre des mains du comte, et dit: «Puisque votre misérable amour préfère m'outrager par le plus odieux soupçon que d'en croire l'évidence, je saurai bien vous convaincre sans m'abaisser à me justifier. Mais si je me livre à tout l'excès de mon indignation, n'accusez que vous des malheurs qui en seront la suite. Le ciel m'est témoin que d'aussi barbares sentiments n'ont jamais possédé mon ame; je vous les dois tous et vous en subirez l'effet. J'ai appris de vous comment on peut joindre la perfidie à l'insulte; vous apprendrez de moi comment on se venge du mépris.» En finissant ces mots, la comtesse sortit avec précipitation de la chambre; et, défendant au comte de la suivre, elle alla s'enfermer dans son cabinet.