Kitabı oku: «Œuvres complètes de lord Byron, Tome 1», sayfa 10
203. Oh! combien nous coûte ce rapide battement de cœur! et pourtant chaque palpitation a dans sa source, comme dans son effet, tant de douceur que la sagesse, en dépit de sa haine pour le plaisir et de son amour pour la vérité, que la conscience elle-même ont une peine infinie à nous faire préférer leurs bonnes vieilles maximes à son ravissant transport. – Je suis surpris que Castlereagh ne l'ait pas encore taxé84.
204. Et maintenant c'en était fait. – Sur le rivage désert ils venaient d'engager leur cœur: les astres, flambeaux de leur hymen, versaient un nouveau charme sur leur beauté; l'Océan était leur garant, et la grotte leur couche nuptiale: unis et sanctifiés par leurs propres sentimens, la solitude leur tenait lieu de prêtre: ils furent unis, et ils étaient heureux, car chacun d'eux regardait naïvement l'autre comme un ange, et la terre comme un paradis.
205. Amour! ô toi dont le grand César fut le courtisan, Titus le vainqueur, Antoine l'esclave, Horace et Catulle les professeurs, Ovide le directeur, et Sapho, la sage Blue-Stocking, (de laquelle puisse le tombeau engloutir tous ceux qui restent indifférens! – le rocher de Leucade domine toujours les vagues). – Amour, tu es vraiment le dieu du mal, car après tout nous ne pouvons t'en appeler le démon.
206. C'est toi qui rends si précaire le chaste état du mariage, et qui insultes chaque jour le front des plus grands hommes. César, Pompée, Mahomet et Bélisaire ont fatigué la plume héroïque de l'histoire: leur destinée, leurs actions ont été tout-à-fait différentes, et jamais ne reviendront des siècles aussi féconds en merveilles; cependant ces quatre grands hommes ont eu trois qualités communes, ils ont tous été héros, conquérans et cocus.
207. Tu fais les philosophes; tu as formé le troupeau matérialiste d'Épicure et d'Aristippe, qui tente de nous pousser dans une direction immorale avec des théories réellement assez praticables. Ah! s'ils voulaient nous préserver du diable, comme il serait agréable de répéter cette maxime (qui n'est pas fort nouvelle): «Bois, mange et fais l'amour, que t'importe le reste?» Ainsi parlait le sage roi Sardanapalus.
208. Mais Juan! avait-il donc oublié Julia? devait-il sitôt l'oublier? Je ne sais que répondre, la question en elle-même n'est pas facile à résoudre. Mais sans doute, c'est la lune qui dans ce cas fait tout sans notre participation; et toutes les fois qu'on éprouve de nouvelles palpitations, c'est elle qui les excite. En effet, comment diable se ferait-il que les formes fraîches eussent tant d'empire sur nous, pauvres humaines créatures?
209. Je hais l'inconstance; – je repousse, je déteste, j'abhorre, condamne et renie le corps pétri de vif-argent qui ne peut conserver en lui le souvenir permanent d'aucune impression. L'amour, l'amour constant a toujours été mon hôte; mais pourtant la dernière nuit, dans un bal masqué, je vis une jolie petite créature, fraîchement arrivée de Milan, devant laquelle, comme un vilain, j'éprouvai quelques désirs.
210. Mais bientôt la Philosophie vint à mon aide: «Songe, m'insinua-t-elle, aux liens sacrés qui t'engagent. – Volontiers, répondis-je, ma chère Philosophie. Mais regarde ses dents! O ciel! Et ses yeux! Je veux savoir ce qu'elle est, femme, fille, ou ni l'une ni l'autre; c'est une curiosité. – Arrête!» s'écria la Philosophie, avec le plus bel air grec (elle était cependant déguisée, en Vénitienne85).
211. «Arrête!» et je me suis arrêté. – Mais revenons. Ce que les hommes appellent inconstance n'est autre chose qu'une admiration méritée pour l'objet charmant des heureuses prédilections de la nature; et comme nous sommes tentés souvent d'adorer une belle statue dans sa niche, ainsi, quand nous accordons la même sorte d'idolâtrie à quelque objet réel, ce n'est encore qu'un hommage rendu au beau idéal.
212. Ce n'est que la perception de la beauté, le développement noble de nos facultés, un mouvement platonique, universel, admirable, tombé des étoiles, filtré du haut des cieux, sans lequel la vie ne serait pas supportable: en un mot, c'est l'usage de nos propres yeux, et, de plus, celui d'un petit sens ou deux, qui témoignent assez que notre chair est pétrie d'une brûlante poussière.
213. C'est pourtant un sentiment pénible et involontaire; car, si nous pouvions toujours trouver dans une seule femme les grâces séduisantes qui nous enchantèrent quand elle se présenta la première fois à nous, comme une autre Ève, nous aurions certainement moins de tourmens et plus de schellings (puisqu'il faut vaincre leurs rigueurs, ou bien souffrir). D'ailleurs, si l'on pouvait toujours aimer une seule dame, quelles délices pour le cœur, en même tems que pour le foie.
214. Le cœur est, comme le firmament, une partie des cieux; mais aussi, comme le firmament, il change nuit et jour: il peut être surchargé d'orages et d'éclairs, et ne présenter que l'image de la destruction et de l'horreur; mais quand il a bien été déchiré, rongé, brisé, sa tourmente expire en gouttes d'eau; car les larmes qui s'échappent des yeux ne sont autre chose que le sang du cœur, et voilà ce qui forme le climat anglais de nos années.
215. Quant au foie, c'est le lazaret de la bile, mais il s'acquitte rarement de ses fonctions; la première passion y séjourne si long-tems, que toutes les autres se concentrent et s'y réunissent comme un nœud de vipères sur un fumier. Rage, terreur, haine, jalousie, vengeance et remords, tous les maux jaillissent de cet abîme, semblables aux tremblemens de terre produits par le feu occulte appelé central.
216. En attendant, et sans avoir besoin de mieux approfondir cette anatomie, je viens d'achever, comme auparavant, deux cents et quelques stances. Tel est le nombre que je fixe à chacun de mes douze ou vingt-quatre chants. Je laisse donc tomber ma plume, je m'incline, et j'abandonne à Haidée et à Don Juan le soin de défendre leur cause auprès de tous ceux qui daigneront me lire.
Chant Troisième
1. Muse, salut! et cœtera. – Nous avons laissé Juan endormi sur un sein charmant et heureux, veillé par des yeux qui jamais n'avaient pleuré, adoré par une jeune fille trop enivrée de bonheur pour sentir le poison qui glissait dans son ame. Cependant, un ennemi de son repos avait souillé le cours de ses innocentes années, et devait bientôt transformer en larmes le plus pur sang de son cœur.
2. Amour! hélas! pourquoi dans ce monde est-il si fatal d'être aimé? pourquoi entourer les berceaux que tu formes de branches de cyprès, et choisir un soupir pour ton meilleur interprète? Comme ceux qui recherchent les parfums arrachent souvent une fleur et la placent sur leur sein, – la placent pour y mourir, – ainsi nous portons dans notre cœur le fragile objet de notre amour; mais c'est pour l'y voir bientôt périr.
3. La première fois, une femme n'aime que son amant; ensuite elle n'aime plus que l'amour: c'est un vêtement qu'elle ne peut plus quitter, et qui prête à peu près aussi facilement qu'un gant large. Quiconque voudra l'éprouver en demeurera convaincu. D'abord, un homme seul touchera son cœur; mais bientôt, redoutant moins l'embarras des additions, on verra l'homme, au nombre pluriel, devenir l'objet de ses préférences.
4. Je ne sais si la faute en est aux hommes ou bien à elles; mais une chose du moins est certaine: c'est qu'une femme formée (si toutefois elle ne se jette pas dans la dévotion pour la vie) a besoin d'être courtisée après un intervalle exigé par la décence. Ce n'est pas que, dans sa première affaire d'amour, elle n'eût entièrement engagé son cœur, bien que même alors aucunes prétendent être restées libres; mais pour celles qui ont aimé, soyez sûr qu'elles aimeront encore.
5. Il est triste, et c'est une cruelle preuve de la fragilité, de la folie, de la scélératesse humaine, que l'amour et le mariage, tous deux venus de même lieu, soient pourtant si rarement d'accord. Le mariage est né de l'amour, comme le vinaigre du vin; – c'est un breuvage estimable, mais acide et rebutant; – le tems en a transformé le parfum céleste en une saveur commune et singulièrement plate.
6. Il existe quelque chose d'antipathique entre la conduite présente des amans et celle qui devra la suivre: ils sont la dupe d'un certain jargon de flatterie, jusqu'au moment où la vérité tardive leur apparaît. – Mais alors que reste-t-il, sinon le désespoir? Aussitôt les mêmes choses changent de nom: par exemple, – l'amant faisait de sa flamme un de ses titres de gloire; le mari la regardera comme une faiblesse ridicule.
7. Les hommes finissent par rougir d'être si fortement épris. Il en est aussi (mais l'exemple en est rare) dont l'amour s'affaiblit, et que la force abandonne. On ne peut toujours admirer la même chose, et pourtant il est bien entendu «de convention expresse» que les deux époux seront unis jusqu'au décès de l'un d'entre eux. Désolante pensée! perdre l'épouse qui embellissait nos jours, et faire en outre pour tous nos gens la dépense d'un deuil!
8. Au fait, il y a dans les détails domestiques quelque chose qui forme l'antithèse parfaite de l'amour. Les romans peignent sous toutes leurs formes le tems des soupirs de leurs personnages, mais ils offrent en buste le mariage qui les termine. Nul ne s'attendrirait au récit des soucis matrimoniaux, et il n'y a rien de bien audacieux dans les demandes conjugales. Croyez-vous que Pétrarque eût fait des sonnets toute sa vie, si Laure avait été sa femme?
9. Toutes les tragédies finissent par une mort, et toutes les comédies par un mariage: les auteurs, dans l'un et l'autre cas, abandonnent le surplus à la foi des spectateurs, dans la crainte que leurs descriptions ne donnent une fausse idée, ou ne restent au-dessous de ces deux mondes nouveaux; et quand ils ont mis l'un et l'autre héros entre les mains d'un prêtre, ils se gardent bien d'ajouter un mot relatif à la mort ou à la dame.
10. Les deux seuls auteurs qui aient jamais, si je m'en souviens bien, chanté le ciel, l'enfer ou le mariage, sont Dante et Milton. Tous deux virent dans le mariage leur tendresse déçue; soit par leur faute, soit par l'effet de quelque différence de tempérament (pour troubler une union il faut si peu de chose!): mais vous pensez bien que la Béatrice de Dante et l'Ève de Milton n'étaient nullement dessinées d'après leurs femmes.
11. Quelques personnes disent que Dante a désigné sous le nom de Béatrice la théologie, et non pas une maîtresse. – Pour moi, tout en demandant l'approbation des autres, il me semble que c'est là une rêverie de commentateur, qui a besoin d'être prouvée par des faits irrécusables, et je crois que les abstractions les plus extatiques de Dante ne tendent à autre chose qu'à personnifier les mathématiques86.
12. Haidée et Juan n'étaient pas mariés, mais aussi le péché les regarde, non pas moi; et vous auriez, chaste lecteur, mauvaise grâce à m'en blâmer, si réellement vous ne souhaitiez pas qu'ils le fussent. Si vous les voulez mariés, je vous conseille de fermer le livre consacré à ce couple égaré, avant que les conséquences de leur faute ne deviennent plus graves. Il ne faut jamais lire l'histoire d'un attachement illicite.
13. Toutefois, ils étaient heureux – heureux dans la jouissance criminelle de leurs innocens désirs; mais bientôt, devenue plus imprudente à chaque nouvelle visite, Haidée oublia que son père était maître de l'île. Quand nous avons ce que nous souhaitions, nous le quittons avec peine, surtout dans les premiers tems; elle revenait donc souvent près de Juan, sans perdre une seule minute, tandis que son bon écumeur de père était en course.
14. Bien qu'il s'adressât également à tous les pavillons, ne vous scandalisez pas de sa manière de trouver des fonds; changez son nom en celui de premier ministre, elle ne sera plus qu'une sorte d'imposition. Mais plus modeste, notre homme élevait moins haut ses espérances; il suivait à travers les mers une plus estimable vocation, et y remplissait à peu près la charge de commissaire de marine.
15. Le bon vieux gentilhomme87 avait été retenu par les vents, les vagues et quelques prises importantes; et, dans l'espoir d'augmenter son butin, il était resté en pleine mer, malgré les rafales qui mouillaient et endommageaient ses captures. Il avait mis ses prisonniers à la chaîne; il les avait étiquetés comme les chapitres d'un livre; et garnis de colliers et de manchettes, ils valaient à ses yeux, l'un dans l'autre, de dix à cent dollars.
16. Il disposa de quelques-uns d'entre eux sur le cap Matapan, en faveur de ses amis les Maynottes88. Il en vendit d'autres à ses correspondans de Tunis, à l'exception d'un seul qu'il laissa couché à bord sans penser à le vendre (attendu sa vieillesse). Le reste, – sauf çà et là quelque riche personnage qu'il mit à fond de cale pour demander plus tard sa rançon, – fut laissé sous la même chaîne; étant, à l'égard des gens d'une classe ordinaire, porteur d'une large commission pour le dey de Tripoli.
17. Les marchandises furent également séparées et distribuées pour différens marchés du Levant, à l'exception de certains articles d'une utilité classique pour les femmes, comme des toiles, des dentelles, des pinces, des cure-dents, et une théière, venus de France; des guitares et des castagnettes d'Alicante, tous objets mis à l'écart par l'excellent père qui venait de les voler pour sa fille.
18. Une guenon, un mâtin de Hollande, un magot, deux perroquets, une chatte de Perse et ses petits, avaient attiré son choix au milieu d'une foule d'animaux; il prit aussi un chien terrier qui jadis avait appartenu à un Anglais; mais celui-ci, étant mort sur la côte d'Ithaque, les paysans avaient pris soin de la pitance de la pauvre bête. Afin de les assurer contre les flots qui ballottaient le bâtiment, il enferma le tout dans une énorme cage d'osier.
19. Ayant ainsi mis ordre à ses affaires maritimes, et son vaisseau ayant besoin de quelques réparations, il envoya çà et là quelques simples croisières, et dirigea sa course vers les lieux où sa charmante fille continuait à remplir tous les devoirs de l'hospitalité. Mais comme l'abord rude et garni de rescifs de la côte sur laquelle elle se tenait était dangereux à plusieurs milles de distance, il avait placé son havre sur le côté opposé de l'île.
20. Il gagna sans délai le rivage, n'ayant rencontré aucun lieu d'octrois ni de quarantaine où il fût obligé d'indiquer les lieux qu'il avait parcourus et le tems qu'il y avait employé. Il fit le lendemain démanteler son vaisseau, avec ordre à ses gens de le radouber aussitôt. On se hâta donc de jeter à toutes mains, sur la rive, les marchandises, les ballots, les munitions et les caisses d'argent.
21. Quand il eut atteint le sommet d'une montagne d'où l'on apercevait les blanches murailles de sa maison, il s'arrêta. – Combien d'étranges émotions remplissent l'ame de ceux qui se sont laissés aller à voyager! Combien de doutes inquiétans sur le bon ou mauvais état de leur intérieur! – Quels transports d'amour chez les uns, quels mouvemens de crainte chez les autres! tous les sentimens que les années avaient fait évanouir viennent alors en foule sur nos cœurs reprendre leur ancienne place.
22. Mais c'est surtout aux pères et aux maris que l'approche de la maison, après une longue traversée sur terre ou sur mer, doit naturellement présenter des sujets d'inquiétudes. – Une famille de dames n'est pas une petite affaire (personne plus que moi n'estime ou n'admire le beau sexe; mais il hait la flatterie, et je ne l'emploierai pas): quelquefois les filles, en l'absence du père, descendent avec le sommelier à la cave, tandis que les épouses montent de leur côté au grenier.
23. Le plus honnête gentilhomme du monde peut fort bien n'avoir pas à son retour le bonheur d'Ulysse; toutes les matrones isolées ne regrettent pas leurs maris, toutes n'ont pas la même répugnance pour les baisers des prétendans: le pis, c'est quand il retrouve une belle urne consacrée à sa mémoire; deux ou trois jouvencelles, enfans d'un ami qui retient sa femme et sa fortune, et Argus, son chien lui-même, qui vient lui mordre – les jambes.
24. S'il est encore célibataire, il retrouvera sa belle fiancée devenue pendant son absence l'épouse de quelque riche avare; mais alors rien de mieux. L'heureux couple ne sera pas toujours d'accord, et la dame, devenant plus sage, pourra lui permettre, sous le titre de cavalier sirvente, de reprendre ses fonctions galantes; peut-être aimera-t-il mieux mépriser celle qui l'aura trahi; et, pour que son chagrin ne soit pas perdu, il écrira des odes sur l'inconstance de la femme.
25. Ainsi donc, vous qui avez déjà quelque chaste liaison de cette espèce, – j'entends une honnête intimité avec une femme mariée, – la seule qui soit susceptible de durée, – la plus solide de toutes les connexions, le véritable hymen en un mot (l'autre ne pouvant servir que d'écran), – n'allez pas pour cela faire de trop longues courses, j'ai connu des absens que l'on trompait quatre fois par jour.
26. Lambro, notre solliciteur maritime, qui devinait mieux ce qu'on faisait sur l'Océan que ce qu'on pouvait faire sur terre, ressentait un vif plaisir à la vue de la fumée de ses foyers. Mais il ne savait pas pourquoi il n'était pas triste, ou pourquoi il éprouvait toute autre émotion; il ne connaissait pas la métaphysique: il aimait son enfant, il en aurait pleuré la perte; mais il ne fallait pas lui en demander la cause, plus qu'à un philosophe.
27. Il voyait ses blanches murailles que le soleil rendait éclatantes, et la verdure ombragée des arbres de son jardin; il entendait le doux bourdonnement de son petit ruisseau, et les aboiemens éloignés de son chien de garde. À travers les ombres d'un bois frais et touffu, il apercevait des figures en mouvement, des armes étincelantes (tout le monde est en armes dans l'Orient), et diverses nuances de costumes, légers et brillans comme des ailes de papillon.
28. Comme il approchait davantage, et qu'il s'étonnait de ces signes inaccoutumés d'allégresse, il entendit, – non pas, hélas! la musique des sphères, mais les sons profanes et terrestres d'un violon; ces accords lui firent douter de la fidélité de ses oreilles, ils confondaient toutes ses conjectures; puis il distingua une flûte, un tambour, et bientôt après les éclats de rire les moins orientaux.
29. Il avança plus près encore, et comme il descendait la pente à la hâte, il remarqua à travers les branches agitées, et parmi d'autres indices de fête, une troupe de ses gens qui dansaient sur le gazon, et qui, semblables à des derviches, tournaient sur eux-mêmes comme sur un pivot. Ils exécutaient la Pyrrique, cette danse guerrière, objet de la préférence des Levantins.
30. Plus loin, en groupe, des jeunes filles grecques, dont la première et la plus grande laissait flotter un long voile blanc, se tenaient toutes ensemble comme un collier de perles; les mains entrelacées, elles dansaient en laissant flotter sur un blanc cou de longues et noires boucles de cheveux – (dont la moindre eût rendu fous dix poètes). Celle qui les conduisait chantait, et la virginale et attentive réunion lui répondait en chœur des pieds et de la voix.
31. Là, réunies à l'écart, et les jambes croisées autour de leurs plats, quelques autres sociétés commençaient à dîner: la vue était délectée par des pilaus89 et des mets de toute espèce, des flacons de vins de Samos et de Chio, des sorbets tenus au frais dans des vases poreux. Au-dessus d'eux se montraient sur leurs tiges les fruits de dessert; les oranges parfumées et les succulentes grenades, balancées au-dessus de leurs fronts, n'attendaient que le plus léger toucher pour descendre sur leurs genoux.
32. Ici, une bande d'enfans se pressait autour d'un bélier blanc comme la neige, et couronnait de fleurs ses vénérables cornes; paisible comme l'agneau qui vient de naître, le patriarche du troupeau courbe obligeamment sa tête grave et apprivoisée. Tantôt il accepte les palmes qu'on lui présente à manger, tantôt il baisse en jouant son front comme pour frapper ceux qui l'entourent, puis aussitôt il recule comme dompté par leurs faibles mains.
33. Un profil d'une pureté classique, des vêtemens pleins d'éclat, de grands yeux noirs, des joues d'une fraîcheur angélique et rosées comme des grenades entr'ouvertes, des cheveux longs, des gestes enchanteurs, des yeux parlans, et cette innocence, apanage heureux de l'enfance, tel était le tableau exact que formaient ces petits Grecs: à cette vue le philosophe ne pouvait s'empêcher de soupirer, en pensant qu'un jour ils deviendraient des hommes.
34. Plus loin, un bouffon d'une taille de nain racontait devant un cercle paisible de vieux fumeurs maintes histoires sur les trésors secrets trouvés dans un vallon écarté; les merveilleuses reparties des jongleurs arabes; les charmes nécessaires pour faire l'or pur et guérir les morsures venimeuses; les rochers enchantés qui s'ouvrent quand on les touche; et enfin (mais cela était bien réel) les dames magiciennes qui, d'un seul coup, changent leurs époux en bêtes.
35. Il ne manquait aucun des plaisirs innocens qui peuvent flatter l'imagination ou les sens. Le chant, la danse, le vin, la musique, les histoires persanes, tout offrait d'agréables et inoffensifs passe-tems: mais Lambro ne put sans déplaisir voir ces choses; il songeait aux dépenses qu'on avait faites pendant son absence, et prévoyait le comble de tous les malheurs, l'inutilité de ses dispositions testamentaires.
36. Hélas! qu'est-ce que l'homme! à quels périls sont encore exposés les plus heureux mortels, même après leur dîner! – Un jour d'or pour un siècle de fer, voilà tout ce que le mieux partagé des réprouvés peut espérer dans cette vie; le plaisir (du moins quand il chante) est une sirène qui séduit les jeunes imprudens, pour ensuite les écorcher tout vivans. En accueillant Lambro au milieu d'eux, les convives s'exposaient au sort de la flamme que vient toucher une couverture mouillée.
37. Lui qui n'avait guère l'habitude de prodiguer ses paroles, et qui voulait procurer une surprise agréable à sa fille (il surprenait en général les hommes avec l'épée), – n'avait envoyé personne pour avertir de son arrivée; personne ne se remua donc: long-tems il s'arrêta pour bien convaincre ses yeux de ce qu'il voyait; et réellement il était plutôt surpris qu'enchanté de trouver une si belle compagnie invitée.
38. Il ne savait pas (oh! que les hommes sont menteurs) qu'un rapport (et surtout les Grecs) avait garanti la certitude de sa mort (comme si ces gens-là mouraient jamais), et répandu pendant plusieurs semaines le deuil dans sa maison. Mais depuis ce tems leurs paupières et même leurs lèvres s'étaient desséchées; les roses étaient revenues sur les joues d'Haidée; ses pleurs étaient remontés à leur source, et elle conduisait pour elle-même les affaires de la maison.
39. De là tous ces mets, ces danses, ce vin et ce violon qui faisaient de l'île un séjour de plaisirs; les valets étaient tous à boire ou les bras croisés, passe-tems qui les rend les plus heureuses gens du monde. L'hospitalité du père semblait sordide, comparée à l'usage que faisait Haidée de ses trésors; et l'on ne peut assez dire combien on approuvait sa noble conduite, quand elle n'avait pas une heure qu'elle ne consacrât à l'amour.
40. Vous croyez peut-être qu'en tombant au milieu de ces divertissemens il ne pourra se contenir, et, à vrai dire, il n'était pas obligé d'en être fort satisfait; peut-être vous vous attendez à de promptes exécutions, qui apprendront mieux à ses gens leur devoir; au fouet, à la question ou à la prison pour le moins; vous ne doutez pas qu'en faisant quelques exemples mémorables, il ne développe les inclinations royales d'un pirate!
41. Vous êtes dans l'erreur; – c'était l'homme le plus doux et le mieux élevé qui jamais eût coupé une gorge ou conduit un vaisseau. Il était si familier avec tous les usages du monde, que jamais on n'aurait pu deviner sa véritable pensée. Il ne le cédait pas sous ce rapport à un courtisan; et c'est à peine si une femme même eût pu cacher plus de fourberie sous ses jupes. Quel dommage qu'un tel homme eût tant de goût pour les courses d'aventures! c'eût été une excellente acquisition pour la bonne société.
42. Il s'avance près du premier groupe de convives, et, frappant sur l'épaule de l'un de ceux-ci, il demande avec un sourire singulier qui, dans tous les cas, n'annonçait rien de bon, quelle était la cause de cette fête? Trop ivre pour faire attention à ses paroles, le Grec auquel il s'adressait versa du vin dans un verre.
43. Et sans prendre la peine de tourner sa tête joyeuse, il tendit le rouge-bord par-dessus son épaule, et d'un ton de voix peu ferme: «Les paroles altèrent, je n'ai pas de tems à perdre.» Un second ajouta en laissant échapper un hoquet: «Notre vieux maître est mort; vous feriez mieux de vous adresser à son héritière, notre maîtresse. – Notre maîtresse, ajouta un troisième, ah! ah! notre maîtresse! c'est-à-dire, notre maître, – pas le vieux, mais le jeune.»
44. Ces drôles étant de nouveaux venus, ne connaissaient pas celui auquel ils parlaient. – Lambro changea de couleur, – un nuage couvrit un instant ses yeux, mais il fit un effort pour reprendre son premier air de sérénité, et cherchant même à rappeler son sourire, il pria l'un d'entre eux de lui dire le nom, la qualité du nouveau maître qui, suivant toutes les apparences, avait donné à Haidée le titre d'épouse.
45. «Je ne sais pas, répondit le garçon, qui, ou ce qu'il est, ni d'où il vient, – et je ne m'en soucie pas beaucoup; ce que je sais bien, c'est que ce chapon rôti est délicieux, et que cet excellent vin n'a jamais été servi pour un meilleur dîner: et si vous avez à demander quelque chose de plus, adressez vos questions à mon voisin de ce côté; il vous répondra sur tout, bien ou mal, car personne n'aime plus à s'écouter parler90.»
46. Je disais que Lambro était un homme patient, et certes il montra dans cette occasion un respect des convenances digne de l'homme le mieux élevé de la France, ce parangon des nations. Malgré les railleries lancées contre les siens même, il sut dissimuler et ses inquiétudes et les plaies de son cœur, et les insultes de cette valetaille gourmande – et acharnée sur son propre mouton.
47. Maintenant, dans un homme aussi habitué à commander, – à faire aller et venir ses gens, – à voir ses désirs exécutés en un tour de main, – soit que sa voix demandât une mort ou des fers, – on peut s'étonner de trouver d'aussi bonnes manières; la chose est cependant bien réelle, quoique je ne sache comment l'expliquer; et dans tous les cas celui qui peut ainsi se commander, peut être aussi capable de gouverner – qu'un Guelfe91.
48. Non qu'il ne montrât jamais de colère, mais c'est quand il n'était pas sérieusement irrité; dans ce dernier cas il restait calme, concentré, lent et silencieux, il se repliait sur lui-même comme le boa; jamais il ne parlait et frappait en même tems; s'il menaçait, c'est qu'il ne voulait pas de sang: mais son silence était bien plus redoutable, et son premier coup rendait ordinairement un second inutile.
49. Il ne poussa pas ses questions plus loin et continua d'avancer vers la maison, mais par un chemin détourné. Ceux qu'il vint à rencontrer par hasard ne firent pas attention à lui, tant on s'attendait peu à le revoir. Si l'amour paternel plaidait en ce moment dans son cœur pour Haidée, c'est plus que je ne puis dire; en tous cas, pour un père arrivant quand on le croyait mort, ces fêtes devaient paraître un singulier genre de deuil.
50. Si tous les morts (Dieu nous en préserve) revenaient maintenant à la vie, ou seulement quelques-uns, tel qu'un époux ou bien sa femme (autant citer un exemple conjugal que tout autre), ne doutez pas, quelle qu'eût été la violence de leurs anciennes querelles, que cet incident imprévu n'en occasionât de plus vives encore, et que les pleurs répandus sur l'époux expirant ne coulassent avec plus d'abondance sur l'époux ressuscité.
51. Lambro entra dans la maison, mais non plus chez lui; pensée vraiment – insupportable, et tout au plus comparable aux angoisses mentales du trépas: trouver la pierre de notre foyer transformée en pierre funéraire, voir éparses autour d'un âtre jadis étincelant, les pâles cendres de nos espérances, c'est un tourment profond que ne concevra jamais un célibataire.
52. Il entra dans la maison, mais non plus chez lui, car, sans affections, il n'est pas de chez soi. – Il sentit les amertumes de la solitude, en passant le seuil de sa porte sans être accueilli par un salut. C'était pourtant là que le tems lui avait filé des jours paisibles, que son cœur et ses yeux avaient suivi avec tant de délices les jeux innocens d'une fille chérie, seul vertueux objet de ses sentimens ordinaires.
53. C'était un homme d'un caractère singulier: doux dans ses habitudes, quoique d'une humeur sauvage; modéré dans sa conduite, ennemi de tout excès dans les plaisirs et dans la nourriture, d'une perception facile, d'un courage à toute épreuve, en un mot capable de mener une vie plus honorable, sinon sans reproche. Les malheurs de sa patrie et son désespoir de l'affranchir l'avaient déterminé à faire des esclaves, au lieu de rester esclave lui-même.
54. L'amour du pouvoir et le rapide accroissement de ses richesses; la dureté, fruit d'une longue habitude; la vie périlleuse dans laquelle il avait vieilli; l'abus qu'on avait fait de sa clémence; les soupirs qu'il avait si souvent entendus; les mers implacables et les hommes grossiers qui lui servaient de compagnons ordinaires, tout avait contribué à le rendre terrible pour ses ennemis, et du reste bon ami et mauvaise rencontre.
55. Mais un reste de l'ancien esprit de la Grèce répandait encore quelques rayons héroïques dans son ame, comme jadis dans celle des conquérans de la toison d'or, au tems de la Colchide. Il est vrai que sa passion pour la paix n'était pas très-ardente; – mais hélas! sa patrie n'offrait aucun espoir d'illustration, et c'était la rage de la voir asservie qui l'avait porté à haïr l'univers et à combattre toutes les nations.
56. L'influence du climat avait aussi donné à son esprit une certaine élégance ionienne dont souvent, sans qu'il s'en doutât, il laissait deviner l'influence. – Le meilleur goût avait présidé au choix de sa résidence; il aimait la musique, il admirait les scènes sublimes de la nature, et c'était en entendant un petit ruisseau tomber devant lui en nappes de cristal, c'était en contemplant la beauté des fleurs, qu'il charmait son esprit dans les heures de calme.
«La comtesse a vingt-trois ans, quoiqu'elle n'ait pas l'air d'en avoir plus de dix-sept ou dix-huit. Bien différente de la plupart des Italiennes, sa complexion est de la plus délicate beauté; ses yeux longs, grands et languissans, sont bordés par les plus longues paupières du monde, et ses cheveux, à peine retenus sur sa tête, tombent sur ses épaules en larges boucles du noir le plus poli. Sa figure a peut-être un peu trop d'embonpoint pour sa hauteur, mais son buste est parfait. Ses formes atteignent presque la régularité grecque, et elle a la bouche et les dents les plus belles qu'on puisse imaginer. Il est impossible de voir la Guiccioli sans l'admirer, de l'entendre sans être ravi. Son amabilité se déploie dans les moindres accens de sa voix, et celle-ci, jointe aux avantages de la mélodie italienne, donne un charme particulier à tout ce qu'elle dit. La grâce et l'élégance semblent inhérentes à sa nature. Elle adore Lord Byron, et pourtant l'exil et la pauvreté de son vieux père affectent sensiblement ses traits, et répandent sur son visage une teinte de mélancolie qui ajoute encore à l'intérêt qu'inspire cette femme charmante. Sa conversation est agréable, sans être savante; elle connaît les meilleurs auteurs italiens et français, mais souvent elle craint de montrer ce qu'elle sait, sans doute parce qu'elle connaît l'aversion de Lord Byron pour les blue.»
Imitation de Morgante Maggiore, poème trop peu connu en France:
Rispose allor' Margatte, a dir tel tostoIo non credo più al nero ch' all' azzurro;Ma nel cappone o lesso o vuogli arrosto,E credo alcuna volta anco nel burro!Nella cervigia e quando io n' ho nel mosto,E molto più nel espro che il mangurroMa sopra tutto nel buon vino ho fedeE credo che sia salvo che gli crede. «Marguet répondit alors: «À dire de suite ce que j'en pense, je ne crois ni noir ni bleu, mais bien au chapon bouilli, ou, si tu l'aimes mieux, rôti; je crois aussi, par fois, au beurre, à la cervoise, au moust quand j'en ai, et bien plus dans les menaces que dans coups: mais, avant tout, j'ai foi dans le bon vin, et je pense que celui qui croit en lui sera sauvé.»
(Ch. XVIII, st. CLI.)
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