Kitabı oku: «Œuvres complètes de lord Byron, Tome 1», sayfa 12
Chant Quatrième
1. Rien, en poésie, d'aussi difficile qu'un commencement, si ce n'est peut-être la fin. Souvent, à l'instant même où Pégase va toucher le but, il se démet une aile et nous retombons à terre, semblables à Lucifer qui, pour avoir péché, fut précipité des cieux. Notre commun péché est également difficile à reconnaître; c'est l'orgueil qui flatte notre esprit de l'espoir de monter aussi haut, et le sentiment de notre impuissance peut seul nous révéler ce que nous sommes.
2. Mais le tems qui donne à tous les êtres leur véritable niveau, mais la pénétrante adversité finiront par démontrer à l'homme, et peut-être au Diable – (comme nous en avons l'espérance), que leur raison à tous deux n'est rien moins que vaste: nous nous abusons tant que les brûlans désirs pétillent dans nos veines, – le sang jaillit alors trop rapidement; mais quand le torrent s'élargit en approchant de l'Océan, nous calculons avec mesure la valeur de chaque émotion passée.
3. Dans mon enfance, j'avais de moi-même une haute idée que j'aurais voulu faire partager aux autres: dans un âge moins tendre, j'eus lieu d'être satisfait; les autres esprits reconnurent ma supériorité. Aujourd'hui, mes anciennes illusions tombent en feuilles desséchées; mon imagination reploie ses ailes, et la triste vérité, qui s'abat sur mon pupitre, donne une tournure burlesque à tout ce qu'il y avait autrefois en moi de romantique112.
4. Et si je ris de toutes les humaines pensées, c'est que je ne puis pas en pleurer; ou si je pleure, c'est qu'il n'est pas en notre pouvoir de retenir le naturel dans une léthargie absolue; c'est qu'il faut avoir plongé dans le cœur du fleuve Léthé, pour endormir les sentimens que nous redoutons le plus d'éprouver. Thétis baptisa dans le Styx son fils mortel; une mère mortelle aurait choisi le Léthé de préférence.
5. Quelques-uns m'ont accusé d'un projet inouï contre les croyances et les mœurs du pays; ils en ont vu la preuve dans chaque vers de ce poème: je ne dirai pas que je comprenne toujours bien clairement ce que j'écris, lorsque je veux être admirable; mais le fait est que je n'ai rien projeté, si ce n'est d'être un instant joyeux; mot inusité dans mon vocabulaire.
6. Un tel genre d'écrire va sans doute paraître étrange aux honnêtes lecteurs de notre climat sérieux. Le père de la poésie sério-comique fut Pulci; il chanta dans un tems où les chevaliers ressemblaient mieux à Don Quichotte qu'à ceux d'aujourd'hui; il s'amusa des illusions de son tems, des féaux chevaliers, des dames chastes, des énormes géans et des rois despotiques; mais tous ces gens-là, sauf les derniers, étant disparus, j'ai choisi, comme plus convenable, un sujet moderne.
7. Comment je l'ai traité, c'est ce que je ne sais pas; peut-être aussi mal que m'ont traité ceux qui reprochaient à mon plan, non pas ce qu'ils y voyaient, mais ce qu'ils auraient voulu y voir. Si cela les amuse, ainsi soit-il: notre siècle est libéral, et les pensées y sont libres: en attendant, Apollon me tire par l'oreille, et me dit de reprendre ici le fil de mon récit.
8. Le jeune Juan et son amante furent laissés à la délicieuse société de leur propre cœur; l'impitoyable Tems lui-même gémissait, en séparant avec sa cruelle rame d'aussi beaux seins; et bien qu'ennemi de l'amour, il se reprochait de les arracher à leurs heures de plaisir. Encore n'étaient-ils pas destinés à devenir vieux; ils devaient mourir dans leur fortuné printems, avant d'avoir vu s'envoler un seul charme, une seule espérance.
9. Leur figure n'était pas faite pour les rides, ni leur sang pur pour se croupir, et leurs grands cœurs se refroidir. La blanche vieillesse ne devait jamais voiler leurs cheveux; et, semblables à ces contrées exemptes de neiges et de frimas, ils étaient tout printems. La foudre pouvait les atteindre et les réduire en cendre, mais ce n'était pas à eux de traîner une longue et tortueuse décrépitude. – Il y avait en eux trop peu de matière.
10. Ils furent seuls, une fois de plus. C'était pour eux jouir d'un autre Éden; ils ne s'attristaient que dans un seul cas, lorsqu'ils étaient séparés. L'arbre arraché à ses racines séculaires113, – le courant d'eau séparé de sa source, – l'enfant privé en même tems et pour toujours, des genoux et du sein maternels, se seraient flétris moins promptement que ces deux amans éloignés l'un de l'autre. Hélas! il n'est pas d'instinct comme celui du cœur.
11. Le cœur! – il peut être brisé: heureux, trois fois heureux, ceux qui du premier choc cassent ce fragile organe, porcelaine précieuse de l'argile terrestre! jamais ils ne verront les longues années presser sur leurs têtes jours pénibles sur jours pénibles, et cet amas de souffrances qu'il faut ressentir et dissimuler; car souvent les bizarres liens qui retiennent la vie sont d'autant plus forts qu'on a fait plus de vœux pour les rompre.
12. «Ceux que les dieux chérissent meurent jeunes,» disait-on autrefois114, et par-là ils évitent plusieurs morts; celle des amis, celle bien plus accablante – de l'amitié, de l'amour, de la jeunesse, de tout ce qui compose notre vie, excepté le souffle de la vie même. Et puisque le silencieux rivage finit toujours par recevoir ceux qui ont le plus long-tems esquivé les flèches du vieil archer115, il se peut qu'une tombe prématurée, source de tant de regrets, ne soit au contraire qu'un asile salutaire116.
13. Haidée et Juan ne s'occupaient pas de la mort; les cieux, la terre, les airs, tout semblait à eux; ils ne reprochaient au tems que sa fuite rapide, et vivaient sans connaître le plus léger remords. Chacun d'eux était le miroir de l'autre; la joie seule, comme une escarboucle, brillait sous leurs noires paupières, et ces éclairs, ils ne l'ignoraient pas, n'étaient que la réflexion de leurs mutuels regards de tendresse.
14. Combien de douces étreintes et de caresses entrecoupées! le plus fugitif regard, mieux compris que de longues périodes, et exprimant tout sans jamais trop en dire; puis un langage semblable à celui des oiseaux, compris d'eux seuls, et n'ayant de sens que pour l'oreille des amans: de douces phrases badines qui auraient semblé absurdes à ceux qui avaient cessé de les entendre, ou qui jamais ne les avaient entendues.
15. Tels étaient leurs passe-tems, car ils étaient encore enfans, et même ils n'auraient jamais cessé de l'être. Ils n'étaient pas nés pour jouer d'importans personnages sur la scène triste et désenchantée du monde, mais pour rester inaperçus, et tels que la nymphe et son amant sortis d'un même ruisseau, pour couler leur vie au milieu des fleurs et des fontaines, sans jamais sentir comme les autres hommes le poids des heures.
16. Les lunes changeantes avaient roulé autour d'eux, et n'avaient pas vu changer ceux dont leur lever avait éclairé les plaisirs: ces plaisirs n'étaient pas de l'espèce frivole qui rassasie, ils étaient ressentis par des esprits subtils, que les sens ne pouvaient jamais borner; et ce qui détruit le plus sûrement l'amour, la possession ne faisait pour eux que donner un nouveau prix à chacun de leurs charmes.
17. Oh! que cela est beau, que cela est rare! mais ils ressentaient cet amour, dans lequel l'esprit aime à se perdre quand le vieux monde devient insupportable, quand on ne voit plus qu'avec dégoût ses tumultes et ses spectacles; des intrigues, des aventures monotones, de misérables tendresses, des mariages et des enlèvemens, à la faveur desquels l'hymen allume ses torches pour une prostituée de plus, et pour un mari qui seul ignore que sa nouvelle femme soit une catin.
18. Paroles grossières; vérité dure, vérité que l'on connaît de reste. N'en parlons plus. – Qui donc avait ainsi délivré de tous soins ce couple charmant et fidèle, qui jamais n'avait accusé la lenteur d'une seule heure? C'était cette sensibilité dont tout le monde a eu la conscience, et qui chez les autres périt faute d'aliment, tandis qu'en eux elle était inhérente; sensibilité que nous appelons romanesque, et que, tout en regardant comme ridicule, nous ne cessons pas d'envier.
19. Dans les autres, c'est un état factice, un rêve léthargique produit par un excès de lecture et de jeunesse; mais en eux c'était la conséquence de leur naturel ou de leur destinée. Jamais roman n'avait ému leurs jeunes cœurs: Haidée n'était rien moins que savante, et Juan était un enfant de bonne et pieuse école. Ils n'avaient donc pas meilleure grâce à s'aimer que les colombes et les fauvettes.
20. Ils se plaisaient à voir le coucher du soleil; heure douce à tous les yeux, mais surtout aux leurs. C'était à elle qu'ils devaient ce qu'ils étaient; le crépuscule les avait vus le premier enchaînés des liens de l'amour, et c'était à la faveur des mêmes nuances célestes que la passion était descendue dans leur cœur, et qu'ils s'étaient mutuellement offert le bonheur pour unique douaire: toujours enchantés l'un de l'autre, tout ce qui rappelait le passé leur semblait aussi agréable que la pensée présente.
21. Je ne sais, mais à cette dernière soirée, et tout en suivant les fugitives lueurs du jour, un saisissement subit les prit, et glissa froidement sur leurs doux souvenirs, comme une brise de vent sur les cordes d'une harpe, ou sur la flamme qui gronde et se disperse çà et là: l'espèce de pressentiment qui parcourut leur corps arracha de la poitrine de Juan un douloureux soupir, et des beaux yeux d'Haidée une larme nouvelle et involontaire.
22. Ces prophètes noirs et radieux semblaient se dilater, et suivre tristement le soleil lointain comme si le globe étincelant dût disparaître avec le dernier de ses beaux jours. Juan la regardait comme pour découvrir, dans ses traits, sa propre destinée. – Il éprouvait de la tristesse sans en concevoir la cause, et il eût voulu trouver en elle l'excuse d'un sentiment déraisonnable, ou du moins inconnu.
23. Elle se tourna vers lui; elle sourit, mais de cette manière qui ne fait pas sourire les autres, puis elle se détourna. Quel que fût le sentiment qui l'agitait, il parut fugitif, et sa prudence ou son orgueil l'eurent bientôt dominé. Quand Juan, de son côté, lui rappela, – peut-être en riant, – ce qu'ils venaient tous deux de penser. «S'il en était jamais ainsi, reprit-elle, – mais cela est impossible, – ou du moins je ne vivrai pas pour en être témoin.»
24. Juan voulut ajouter quelque chose; mais en pressant de ses lèvres les siennes, elle le réduisit au silence et parvint même à exhaler, dans un brûlant baiser, le souvenir d'un aussi funeste présage. Il est sûr qu'elle ne pouvait trouver un meilleur moyen; il en est pourtant qui préfèrent, en cas semblable, le jus de la treille. – Ils n'ont pas tort non plus; j'ai tâté de l'un et de l'autre: reste aux parieurs à choisir entre le mal à la tête ou le mal au cœur.
25. Car, décidez-vous ou pour la femme ou pour le vin, vous en aurez également à souffrir, et sur vos plaisirs sera toujours levée la taxe de quelque maladie; mais ce qu'il vaudrait mieux employer, je le sais vraiment à peine, et s'il me fallait porter une voix décisive, je connais tant de bonnes raisons en faveur de tous deux, que je finirais sans doute par déclarer qu'il faudrait plutôt choisir l'un et l'autre que de s'abstenir de tous les deux.
26. Juan et Haidée se regardaient; leurs yeux étaient mouillés par l'effet de cette inexprimable tendresse dans laquelle se confondent tous les sentimens, ceux d'ami, de fils, de frère, d'amant; ce que peuvent en un mot éprouver et révéler de plus vif deux cœurs purs, pressés l'un contre l'autre, aimant beaucoup trop et ne pouvant aimer moins; sanctifiant le doux excès auquel ils se livraient par le désir et la faculté de se rendre mutuellement heureux.
27. Ah! pourquoi ne moururent-ils pas alors dans les bras l'un de l'autre? – Ils avaient trop long-tems vécu si une heure devait sonner qui leur ordonnât de respirer séparément. Ils n'avaient plus à attendre des années que des maux ou des outrages; le monde n'était pas leur sphère; et son art ne pouvait séduire des créatures passionnées comme une ode de Sapho. L'amour était né avec eux, dans eux; il leur était inhérent, il était toute leur ame, et non pas seulement un de leurs sens.
28. Ils auraient dû vivre cachés dans les bois, et invisibles comme le rossignol lorsqu'il chante; mais ils étaient incapables de se perdre dans ces épaisses solitudes appelées la société, où se tiennent réunis tous les vices et toutes les haines. Toutes les créatures nées libres chérissent la solitude; les oiseaux au chant le plus mélodieux se nichent avec une compagne dans des lieux écartés; l'aigle s'élève seul dans les airs; mais les mouettes et les corbeaux fondent en troupe sur la même charogne, à la manière des hommes.
29. En ce moment Haidée et Juan penchèrent leurs joues l'un sur l'autre, et dans cette charmante position commencèrent leur sieste. Mais leur sommeil ne fut pas profond, Juan sentait de tems en tems une émotion soudaine, et une espèce de frisson parcourait son corps. Pour Haidée, ses douces lèvres murmuraient une mélodie sans suite, et les pures couleurs de ses joues, vivement agitées, ressemblaient à une feuille de rose devenue le jouet de l'air;
30. Ou bien au ruisseau limpide situé dans un profond ravin des Alpes, lorsque le vent vient l'agiter: tel était l'effet d'un songe, ce mystérieux usurpateur de l'entendement, – qui nous force à obéir à la volonté indépendante de notre ame. Singulière espèce d'existence (car cela est encore exister), de sentir quoique privé de sens, et de voir bien que les yeux fermés.
31. Elle rêvait qu'étant seule sur le bord de la mer, on l'avait enchaînée à un roc; elle ne savait comment, mais elle ne pouvait se remuer. Cependant les flots grondaient, chaque vague bouillonnait en fureur, et venait la menacer. Elle croyait déjà les sentir sur sa lèvre supérieure quand elle tressaillit pour respirer; l'instant d'après les flots écumèrent sur sa tête, chacun d'eux vint se briser au-dessus d'elle, et pourtant elle ne pouvait mourir117.
32. Alors, – elle fut délivrée: elle erra çà et là, les pieds ensanglantés, au travers de lattes aiguës; elle chancelait à chaque pas: quelquefois elle roulait sur un linceul; puis, l'instant d'après, elle se sentait forcée de le poursuivre malgré son effroi; il était blanc et peu distinct; il ne s'arrêtait pas assez pour que l'œil pût le considérer, ou la main le toucher; elle regardait, courait et étendait les bras sans cesse, mais il lui échappait dès qu'elle croyait l'avoir saisi.
33. Le songe a changé: elle est dans une caverne creusée entre des colonnes de marbre glacé; dans les salles battues des eaux est gravée la main des siècles; les vagues peuvent y pénétrer, les veaux marins s'y cacher et y séjourner. Haidée sent alors l'eau tomber de ses cheveux, la prunelle de ses yeux noirs est abîmée dans les larmes; et, à mesure que ces gouttes se forment, les rochers les attirent à eux, et elle croit les voir aussitôt se geler contre le marbre.
34. Inondé, froid et sans vie, pâle comme l'écume qui recouvrait son front mort, et qu'elle essayait en vain de faire disparaître (combien de tels soins lui étaient doux jadis! combien alors ils lui semblaient amers!), Juan était étendu à ses pieds; rien ne pouvait rendre les battemens à son cœur navré; un chant funéraire sortant du milieu des vagues pénétrait dans les oreilles d'Haidée, comme la voix sinistre d'une sirène. Ce songe de quelques instans lui parut une vie trop longue.
35. En regardant le mort avec plus d'attention, elle remarqua que sa figure s'était ridée et altérée d'une manière singulière, qu'elle avait de la ressemblance avec celle de son père; enfin que chaque trait prenait de plus en plus la forme de ceux de Lambro; – elle retrouvait son maintien sévère, et toutes ses formes grecques; elle tressaillit, elle s'éveille: oh! quelle vue! puissances du ciel, quel noir sourcil rencontre les siens! c'est, – c'est celui de son père, – attaché sur son amant et sur elle!
36. Elle fit un cri en se levant, puis elle retomba avec un second; l'aspect de son père la remplissait de joie et de tristesse, de crainte et d'espérance: lui qu'elle croyait enseveli dans le fond des mers, peut-être n'était-il sorti de la mort que pour arracher la vie à celui qu'elle chérissait tant! Haidée aussi avait beaucoup aimé son père; que ce moment dut être terrible! – J'en ai vu de pareils, – mais gardons-nous de nous y arrêter.
37. Au cri d'effroi d'Haidée, Juan se réveille, retient son amante dans sa chute, et aussitôt détache son sabre de la muraille, impatient de tirer vengeance de celui qui causait tout ce trouble. Lambro, qui jusqu'alors avait négligé de parler, sourit dédaigneusement et dit: «À mon premier signal, mille cimeterres sont prêts à se montrer. Laisse, jeune homme, laisse-là ta vaine épée.»
38. En même tems, Haidée se jeta sur lui: «Juan, c'est, – c'est Lambro, – mon père! tombe avec moi à ses genoux, – il nous pardonnera; – oui, – oui le doit. Oh! le plus aimé des pères, – tu vois mon agonie de plaisir et de peine. – Faut-il, quand je baise avec transport le bas de ton manteau, que l'inquiétude vienne empoisonner ma joie filiale? Fais tout ce que tu voudras de moi, mais grâce, grâce pour lui!»
39. Calme dans ses regards et calme dans sa voix, indices peu sûrs de la tranquillité de son ame, l'altier vieillard demeurait impénétrable: il la regarda, mais il ne répondit pas un mot; puis il se tourna vers Juan: le sang montait et disparaissait sur les joues de celui-ci; déterminé à mourir, il conservait toujours son arme, et brûlait de s'élancer sur le premier ennemi que le signal de Lambro appellerait.
40. «Jeune homme, ton épée!» lui dit une seconde fois Lambro. Juan répliqua: «Jamais, tant que ce bras sera libre.» Le visage du vieillard pâlit, mais non de crainte, et tirant un pistolet de sa ceinture: «Que ton sang, dit-il, retombe donc sur ta tête!» Il regarda la pierre avec attention, comme pour s'assurer qu'elle était en bon état; – car il en avait dernièrement lâché le coup; – et il se mit ensuite à l'armer tranquillement.
41. Le son aigu du pistolet que l'on arme est étrange pour nos oreilles, quand notre poitrine doit être visée l'instant d'après, à vingt pas d'intervalle ou environ. C'est, je pense, une distance fort convenable et assez grande, quand c'est un ancien camarade que vous avez à tuer: mais, après que l'on vous a tiré une ou deux fois, l'oreille devient plus irlandaise118 et moins susceptible.
42. Lambro visa: – un instant de plus terminait ce chant et la vie de Don Juan, quand Haidée, le regard aussi fier que celui de son père, se jeta entre eux deux: «C'est moi! s'écria-t-elle, que la mort doit frapper. – Je suis la coupable; il a été jeté sur ce rivage, – mais il ne l'a pas cherché. – J'ai donné ma foi, je l'aime. – Je veux mourir avec lui. Je connais votre naturel inflexible, – connaissez celui de votre fille.»
43. L'instant d'auparavant elle fondait en larmes, elle était toute prière, toute enfance; maintenant elle ose seule défier toutes les humaines terreurs. – Pâle, froide et immobile comme une statue, elle demande le dernier coup: sa taille était au-dessus de celle de ses compagnes et de son sexe, elle se grandit encore, comme pour offrir un but plus assuré. Son œil fixe est arrêté sur le visage de son père, mais elle ne songe pas à retenir sa main.
44. Les yeux de Lambro étaient en même tems fixés sur elle, – et l'on ne peut dire combien leurs regards étaient les mêmes; sauvages avec sérénité, la flamme qui étincelait dans leurs grands yeux noirs était à peu près de la même nature; car elle aussi eût brûlé de se venger si elle avait été outragée, – et bien que domptée, c'était encore une lionne. Le sang paternel bouillonnait en elle à la vue de son père et témoignait assez qu'il avait la même origine.
45. Je dis qu'ils se ressemblaient, avec la seule différence que devaient mettre dans leurs traits un autre âge et un autre sexe. Jusque dans la délicatesse de leurs mains, on trouvait ces rapports, indices certains d'un sang non vicié. Maintenant, qu'on se représente leur animosité et leur immobile fureur, quand ils devraient n'éprouver que des sensations douces, et ne verser que des larmes de plaisir; et l'on jugera de l'effet des passions dans leur violence.
46. Le père se retint un instant, baissa son arme, puis la releva. Pourtant il s'arrêtait encore, et regardant sa fille, comme pour pénétrer dans sa pensée: «Ce n'est pas moi, dit-il, qui ai voulu perdre cet étranger. Ce n'est pas moi qui ai ménagé cette scène de désolation. Il en est peu qui souffriraient un pareil outrage ou qui se retiendraient de tuer; mais je ferai mon devoir. Quant à la manière dont tu as rempli le tien, le présent m'est une preuve suffisante du passé.
47. «Qu'il pose son arme, ou, par la tête de mon père, la sienne va rouler comme une balle devant toi.» En parlant ainsi, il pressa dans ses lèvres un sifflet; un autre y répondit, et plus de vingt hommes, armés de la botte au turban, fondent en désordre dans l'appartement, bien placés l'un derrière l'autre. L'ordre de Lambro fut: «Arrêtez ou tuez ce Franc.»
48. Par l'effet d'un mouvement subit il s'empare de sa fille; et tandis qu'il comprime dans ses bras tous ses mouvemens, la troupe se place entre elle et Juan: vainement elle se débat avec son père, – l'étreinte de celui-ci est comme celle d'un serpent. Cependant la file de pirates se jettent sur leur proie avec la rapidité d'un aspic furieux, excepté pourtant le premier qui était tombé avec une épaule à demi séparée du tronc.
49. Le second eut le visage entr'ouvert; mais le troisième, vétéran froid et prudent, para les coups de sabre avec son coutelas, et porta les siens avec tant de justesse, qu'en un clin-d'œil son homme fut étendu sans défense à ses pieds, après avoir reçu deux entailles de sabre qui faisaient couler de son corps deux ruisseaux de sang rouge et épais. – L'un jaillissait du bras, et l'autre de la tête.
50. Ils l'enchaînèrent à l'endroit où il tomba, puis ils le portèrent hors de l'appartement. D'un signe le vieux Lambro leur ordonna de le traîner au rivage, où plusieurs vaisseaux attendaient neuf heures pour s'éloigner. Ils le placèrent dans une barque, et gagnèrent à coups de rames une ligne de galiotes. Ils le déposèrent à bord de l'une d'elles et sous les écoutilles, en le recommandant strictement aux gardiens.
51. Le monde est plein d'étranges vicissitudes, et celle-ci, avouons-le, était singulièrement disgracieuse. Justement quand il le voulait le moins, un homme riche, jeune, bien fait, et doué de tous les avantages de ce monde, est embarqué, blessé, enchaîné, sans pouvoir faire un mouvement; et tout cela parce qu'une dame119 est tombée amoureuse de lui.
52. Mais abandonnons-le ici, je vais devenir pathétique, et déjà je me sens attendri par la nymphe chinoise des larmes, le thé vert. Cassandre avait des inspirations moins infaillibles que les miennes; dès que mes pures libations ont excédé le nombre trois, je sens mon cœur devenir compatissant au point de me forcer à recourir au bou noir120. Il est triste que le vin soit si échauffant, car le thé et le café nous donnent des idées beaucoup trop sérieuses.
53. Excepté cependant quand on les mélange avec toi, Cognac, douce Naïade des rives Phlégétontiques! Hélas! pourquoi faut-il que tu attaques le foie, et que, semblable aux autres nymphes, tu sois funeste à tes adorateurs? J'aurais bien recours au punch léger, mais quand je prends le soir une rasade de rack121, je suis sûr de me réveiller le lendemain avec la torture122.
54. Pour le présent, je laisse Don Juan sauvé, – le pauvre garçon n'est pas fort bien portant, il a reçu plusieurs blessures, mais ses souffrances corporelles pouvaient-elles se comparer à la moitié de celles que le cœur de son Haidée éprouvait! Elle n'était pas de celles qui pleurent, crient, se désespèrent, et s'emportent une fois qu'elles ne redoutent plus ceux qui les entouraient. Sa mère était une Moresque, née à Fey, où tout est Éden ou solitude affreuse.
55. Là, le vaste olivier fait pleuvoir sa moisson parfumée dans des bassins de marbre; la graine, la fleur et le fruit jonchent en même tems la terre, jusqu'à ce que la terre les recouvre. Mais là aussi croissent une multitude d'arbres vénéneux; les nuits retentissent du rugissement des lions, et de longs déserts brûlent le pied des chameaux ou engouffrent, en s'entr'ouvrant, d'infortunées caravanes. Tel est le sol de ces climats, et tel aussi y est le cœur de l'homme.
56. L'Afrique est la fille du Soleil. L'humain et la terrestre argile y sont également embrasés; brûlé dès l'enfance et doué d'une force surprenante pour le bien ou pour le mal, le sang moresque est soumis à l'influence du ciel, et produit des fruits semblables à ceux du sol de la patrie. Beauté, amour, tel avait été le douaire de la mère d'Haidée; mais ses grands yeux noirs recélaient les passions les plus profondes; seulement elles y sommeillaient comme un lion aux bords d'une fontaine.
57. Tempérée par de plus doux rayons, et semblable à ces nuages que l'été nous présente argentés, paisibles et gracieux jusqu'à l'instant où, chargés de foudres, ils jettent l'épouvante sur la terre et les tempêtes dans les airs, Haidée avait toujours été jusqu'alors douce et paisible; mais à peine agitée par la passion et le désespoir, le feu s'élança de ses veines humides, tel que le Simoon, quand il se lève sur la plaine brûlante123.
58. Son dernier regard était tombé sur la blessure de Don Juan, sur sa défaite et sur sa chute. Le sang de son unique ami ruisselait sur les carreaux qu'il traversait naguère avec tant de grâce et de beauté. Un instant lui suffit pour tout voir et sentir, un seul, – sa résistance se termina par un gémissement convulsif. Semblable au cèdre déraciné, elle tomba sur le bras de son père, qui jusqu'alors avait eu peine à dompter sa résistance.
59. Une veine s'était rompue dans son sein124; quand personne n'eût pensé que ce vieillard avait encore tant de sang273.» Je n'avais pas seize ans lorsque je fus témoin d'un effet aussi triste du mélange des passions dans le cœur d'une jeune personne, qui pourtant ne mourut pas alors des suites de cet accident, mais fut victime de son retour, quelques années après, à la suite d'une vive émotion.
(Note de Lord Byron.)
[Закрыть]; les pures couleurs de ses lèvres charmantes étaient déjà voilées par un sang noir qui jaillissait de son gosier: sa tête penchée ressemblait au lis que la pluie a surchargé. Ses femmes, appelées aussitôt, portèrent en sanglotant leur jeune maîtresse sur sa couche; mais en vain eurent-elles recours à leurs herbes et à leurs cordiaux, Haidée défiait tous leurs procédés, comme s'il n'avait pas été donné à un seul d'entre eux de retenir sa vie ou d'éloigner sa mort.
60. Elle resta plusieurs jours, sans changer, dans cet état: quoique glacés, ses traits n'avaient rien de livide, et ses lèvres ne perdaient pas leur coloris; son pouls était arrêté, mais la mort ne paraissait pas; nulle hideuse marque ne proclamait sa victoire, et la corruption ne venait pas ravir l'espoir à ceux qui l'entouraient: la vue de sa charmante figure révélait même de nouvelles pensées de vie; je ne sais quel souffle immatériel l'enveloppait, mais on sentait que toute sa dépouille ne devait pas être la proie de la terre.
61. On y retrouvait la passion dominante de son cœur, telle que l'exprime le marbre quand il est parfaitement travaillé; immobile et permanente comme l'image de la belle, mais toujours belle Vénus, celle des souffrances éternellement réunies du Laocoon, ou celle de l'éternelle agonie du gladiateur. L'énergie avec laquelle ces marbres expriment la vie est toute leur beauté; mais ils ne semblent pourtant pas vivre, puisqu'ils sont toujours les mêmes.
62. À la fin elle s'éveilla, non pas comme d'un sommeil, mais plutôt comme de la mort: la vie lui semblait une chose toute nouvelle, une sensation étrange qu'elle éprouvait de force. Tout ce qui s'offrait à ses regards ne frappait pas sa mémoire; un certain malaise oppressait son cœur, mais le premier retour de ses battemens lui causa une vive douleur, sans qu'elle s'en rappelât l'origine, car les furies qui la possédaient avaient aussi fait une pause.
63. D'un œil vague, elle regarda plusieurs figures et plusieurs objets, sans rien reconnaître; elle vit veiller autour d'elle, sans en demander la raison; elle ne compta pas le nombre de ceux qui entouraient son oreiller. Elle n'était pas devenue muette, bien qu'elle ne parlât pas, nul soupir ne vint soulager ses pensées; vainement celles qui la servaient gardèrent un long silence, ou parlèrent avec mystère; le souffle de sa respiration put seul indiquer qu'elle avait quitté le tombeau.
64. Ses femmes lui offraient leurs soins, elle ne les remarquait pas: son père veilla près de son chevet, elle détourna les yeux, elle ne reconnut personne, ni les lieux qui auparavant lui avaient été chers ou agréables. On la transporta de salle en salle: elle s'y arrêtait sans résistance, elle avait tout oublié; et pourtant ces yeux, que l'on voulait croire fermés à toutes les anciennes pensées, semblaient pleins de funestes résolutions.
65. À la fin, une esclave prononça le mot de harpe; le harpiste vint et accorda son instrument. Dès les premières notes irrégulières et rapides, Haidée fixa sur lui des yeux ardens, qu'elle reporta bientôt vers la muraille, comme pour distraire sa pensée d'un souvenir désolant. L'artiste commença une chanson lente et plaintive, composée avant les tems de tyrannie, par quelque insulaire des anciens jours.
66. Aussitôt les doigts maigres et défaits de l'infortunée marquent sur la muraille la mesure de ce vieil air. Il changea de ton et se mit à chanter l'Amour. Ce nom cruel met en mouvement tous ses souvenirs; sur elle vient planer un instant le songe de ce qu'elle fut et de ce qu'elle est aujourd'hui, si l'on peut appeler existence une telle vie. Deux ruisseaux de larmes s'échappent de ses paupières oppressées, semblables aux nuages rassemblés sur les monts quand ils se résolvent en pluie.
67. Vaine consolation, inutile soulagement. – Ces pensées, trop rapidement soulevées, troublèrent sa tête; la folie s'empara d'elle, elle se leva comme si jamais on ne l'eût cru malade, et se jeta sur tous ceux qui s'offrirent à elle comme sur un ennemi. Mais personne ne l'entendit parler ou pousser des cris, quand elle atteignit le paroxisme de son accès. Sa frénésie dédaignait d'extravaguer, même quand on en vint à la frapper dans l'espoir de la sauver.
«O Seigneur! je me souviens encore de la peine qu'on éprouve en se noyant! Quel bruit épouvantable faisait l'eau dans mes oreilles!.. Long-tems je luttai pour abandonner ma dépouille mortelle, mais les flots jaloux retenaient encore mon ame, et l'empêchaient de se frayer une route à travers les vastes airs, etc.»
Sismondi dit même quatre-vingt-quatre. (Biog. univers.)