Kitabı oku: «Correspondance, 1812-1876. Tome 1», sayfa 7
XLV
A M. CHARLES DUVERNET, A PARIS ÉPITRE ROMANTIQUE A MES AMIS
Nohant, 1er décembre 1830.
De même que ces enfants naïfs et déguenillés que l'on voit sur les routes, armés de ces ingénieux paniers que leurs petites mains ont tressés, après en avoir ravi les matériaux à l'arbuste flexible qui croît dans ces vignes que l'on voit ceindre les collines verdoyantes de l'Indre, ramassent, pour engraisser le jardin paternel, les immondices nutritives et fécondes (je ne sais pas précisément si le mot est masculin ou non… je m'en moque), que les coursiers, les mulets, les boeufs, les vaches, les pourceaux et les ânes laissent échapper, dans leur course vagabonde, comme autant de bienfaits que l'active et ingénieuse civilisation met à profit pour ranimer la santé débile du choufleur et la délicate complexion de l'artichaut;
De même que ces hommes patients et laborieux qu'un sot préjugé essayerait vainement de flétrir, et qui, munis de ces réceptacles portatifs qu'on voit également servir à recueillir les dons de Bacchus et les infortunés animaux que l'on trouve parfois égarés et languissants au coin des bornes, jusqu'à ce qu'une main cruelle leur donne la mort et les engloutisse à jamais dans la hotte parricide, ramassent, dans ces torrents fangeux qui se brisent en mugissant dans les égouts de la capitale, divers objets abandonnés à la parcimonieuse industrie, qui sait tirer parti de tout, et faire du papier à lettres avec de vieilles bottes et des chiens morts;
De même, ô mes sensibles et romantiques amis! après une longue, laborieuse et pénible recherche, j'ai à peu près compris la lettre bienfaisante et sentimentale que vous m'avez écrite, au milieu des fumées du punch et dans le désordre de vos imaginations, naturellement fantasques et poétiques. Triomphez, mes amis, enorgueillissez-vous des dons que le ciel prodigue vous a départis; soyez fiers, car vous avez droit de l'être!
Vous avez atteint et dépassé les limites du sublime. Vous êtes inintelligibles pour les autres comme pour vous-mêmes. Nodier pâlit, Rabelais ne serait que de la Saint-Jean, et Sainte-Beuve baisse pavillon devant vous.
Immortels jeunes hommes, mes mains vous tresseront des couronnes de verdure quand les arbres auront repris des feuilles, le laurier-sauce s'arrondira sur vos fronts et le chêne sur vos épaules, si vous continuez de la sorte.
Heureuse, trois fois heureuse la ville de la Châtre, la patrie des grands hommes, la terre classique du génie!… heureuses vos mamans! heureux aussi vos papas!
Enfants gâtés des Muses, nourris sur l'Olympe (pas d'allusions, je vous prie), bercés sur les genoux de la Renommée, puissiez-vous faire, pendant toute une éternité (comme dit le forçat délibéré Champagnette de Lille), la gloire et l'ornement de la patrie reconnaissante! Puissiez-vous m'écrire souvent pour m'endormir… au son de votre lyre pindarique, et pour détendre les muscles buccinateurs, infiniment trop contractés, de mes joues amaigries!
Depuis ton départ,—ô blond Charles, jeune homme aux rêveries mélancoliques, au caractère sombre comme un jour d'orage, infortuné misanthrope qui fuis la frivole gaieté d'une jeunesse insensée, pour te livrer aux noires méditations d'un cerveau ascétique, les arbres ont jauni, ils se sont dépouillés de leur brillante parure. Ils ne voulaient plus charmer les yeux de personne. L'hôte solitaire des forêts désertes, le promeneur mélancolique des sentiers écartés et ombreux n'étant plus là pour les chanter, ils sont devenus secs comme des fagots et tristes comme la nature, veuve de toi, ô jeune homme.
Et toi, gigantesque Fleury, homme aux pattes immenses, à la barbe effrayante, au regard terrible; homme des premiers siècles, des siècles de fer; homme au coeur de pierre, homme fossile, homme primitif, homme normal, homme antérieur à la civilisation, antérieur au déluge! depuis que ta masse immense n'occupe plus, comme les dieux d'Homère, l'espace de sept stades dans la contrée, depuis que ta poitrine volcanique n'absorbe plus l'air vital nécessaire aux habitants de la terre, le climat du pays est devenu plus froid, l'air plus subtil. Les vents qu'emprisonnaient tes poumons, les tempêtes qui se brisaient contre ton flanc comme au pied d'une chaîne de montagnes, se sont déchaînés avec furie le jour de ton départ. Toutes les maisons de la Châtre out été ébranlées dans leurs fondements, le moulin à vent a tourné pour la première fois, quoique n'ayant ni ailes, ni voiles, ni pivot. La perruque de M de la Genetière a été emportée par une bourrasque au haut du clocher, et la jupe de madame Saint-O… a été relevée à une hauteur si prodigieuse, que le grand Chicot assure avoir vu sa jarretière.
Et toi, petit Sandeau! aimable et léger comme lé colibri des savanes parfumées! gracieux et piquant comme l'ortie qui se balance au front battu des vents des tours de Châteaubrun! depuis que tu ne traverses plus avec la rapidité d'un chamois, les mains dans les poches, la petite place où tu semas si généreusement cette plante pectorale qu'on appelle le pas d'âne et dont Félix Fauchier a fait, grâce à toi, une ample provision pour la confection du sirop de quatre fleurs, les dames de la ville ne se lèvent plus que comme les chauves-souris et les chouettes, au coucher du soleil: elles ne quittent plus leur bonnet de nuit pour se mettre à la fenêtre, et les papillotes ont pris racine à leurs cheveux. La coiffure languit, le cheveu dépérit, le fer à friser dort inutile sur les tisons refroidis. La main de Laurent66, glacée par l'âge et le chagrin, tombe inactive à son côté. Les touffes invisibles et les cache-peignes moisissent sans éclat dans la boutique de Darnaut67. L'usage des peignes commence à se perdre, la brosse tombe en désuétude et la garnison menace de s'emparer de la place. Ton départ nous a apporté une plaie d'Égypte bien connue.
Quant à votre amie infortunée, ne sachant que faire pour chasser l'ennui aux lourdes ailes, fatiguée de la lumière du soleil, qui n'éclaire plus nos promenades savantes et nos graves entretiens aux Couperies, elle a pris le parti d'avoir la fièvre et un bon rhumatisme, seulement pour se distraire et passer le temps. Vous ririez, mes camarades, si vous pouviez me voir sortir de ma chambre, non pas comme l'Aurore aux ailes empourprées attelant d'une main légère les chevaux du classique Phébus, dont la perruque rousse a fait vivre les poètes pendant plusieurs siècles, mais comme la marmotte engourdie que le Savoyard tire de sa boîte et fait danser à grands coups de bâton, pour la mettre en train et lui donner l'air enjoué.
C'est ainsi que je me traîne, moi qui naguère aurais défié, sur ma bonne Lyska, un parti de miguelets. Maintenant, empaquetée de flanelles et fraîche comme une momie dans ses bandelettes, je voyage, en un jour, de mon cabinet au salon, et une de mes jambes est auprès de la cheminée dudit appartement, que l'autre est encore dans la salle à manger. Si cet état fâcheux continue, je vous prie de m'acheter une de ces brouettes dans lesquelles on voiture les culs-de-jatte dans les rues de Paris; nous y attellerons Brave, et nous parcourrons ainsi les villes et les campagnes, pour attirer la pitié des âmes sensibles. Fleury fera des tours de force, et Charles avalera dès épées comme les jongleurs indiens, ou des souris comme Jacques de Falaise; on lui laissera le choix.
Et, à propos de Brave, je viens de lui rendre visite dans sa niche. Après les politesses d'usage, je lui ai lu le paragraphe de votre lettre qui le concerne. Il eh a été fort mécontent, et, me suivant dans mon cabinet, où il est présentement étendu devant le feu, il m'a prié d'écrire sous sa dictée une réponse aux accusations dont vous le chargez. Je souscris à sa demande, et vous quitte pour servir d'interprète à ce bon animal.
Adieu donc, mes chers camarades; écrivez-moi souvent. Quelque bêtes que vous puissiez être, je vous promets de n'être jamais en reste avec vous. Je vous tiens quitte des compliments.
Pauvre Fleury! accouchez donc vite de ce fatal choléra-morbus, prenez du tabac à fortes doses, il partira dans les éternuements.
Et vous, jeune Chariot, au milieu des tumultueux plaisirs de cette ville de bruit et de prestiges, n'oubliez pas la plus ancienne, de vos amies.
Une poignée de main à tous les trois, quoique Rochou-Daubert n'aime pas cela dans une femme.
AURORE D.
XLVI
A M. CHARLES DUVERNET, A PARIS
Nohant, 1er décembre 1830.
Réclamation adressée par Brave, chien des Pyrénées, originaire d'Espagne, garde de nuit de profession, décoré du collier à pointes, du grand cordon de la chaîne de fer et de plusieurs autres ordres honorables.
A Messieurs Fleury (dit le Germanique) et Duvernet (Charles), pour offense à la personne dudit Brave et diffamation gratuite auprès de sa protectrice, dame Aurore, châtelaine de Nohant et de beaucoup de châteaux en Espagne, dont la description serait trop longue à mentionner.
Messieurs,
Je ne viens point ici faire une vaine montre de mes forces physiques et de mes vertus domestiques. Ce n'est point un mouvement d'orgueil, assez justifié peut-être par la pureté de mon origine, et le témoignage d'une conduite irréprochable, qui m'engage à mettre la patte à la plume, pour réfuter les imputations calomnieuses qu'il vous a plu de présenter à mon honorée protectrice et amie, dame Aurore, que j'ai fidèlement accompagnée et gardée jusqu'à ce jour; à cette fin de détruire la bonne intelligence qui a toujours régné entre elle et moi, et de lui inspirer des doutes sur mes principes politiques.
Il me serait facile de mettre au jour des faits qui couvriraient de gloire l'espèce des chiens, au grand détriment de celle des hommes. Il me serait facile encore de vous montrer deux rangées de dents, auprès desquelles les vôtres ne brilleraient guère, et de vous prouver que, quand on veut mordre et déchirer, il n'est pas prudent de s'adresser à plus fort que soi.
Mais je laisse ces moyens aux esprits rudes et grossiers qui n'en ont point d'autres. Je dédaigne des adversaires dont la défaite ne me rapporterait point de gloire, et dont je viendrais aussi facilement à bout que des chats que je surprends à vagabonder la nuit autour du poulailler, au lieu d'être à leur poste à l'armée d'observation contre les souris et les rats.
Je ne veux employer avec vous que les armes du raisonnement. Mon caractère paisible préfère terminer à l'amiable les discussions où la rigueur n'est pas absolument nécessaire. Accoutumé dès l'enfance et, pour me servir de l'expression de M. Fleury, dès mon bas âge, à des études graves et utiles, j'ai contracté le goût des méditations profondes. J'ai réussi à l'inspirer au chien Bleu, qui ne manque pas d'intelligence. Je prends plaisir à m'entretenir avec lui sur toute sorte de matières, lorsque, couchés au clair de la lune sur le fumier de la basse-cour, durant les longues nuits d'hiver, nous examinons le cours des astres et leurs rapports avec le changement des saisons et le système entier de la nature. C'est en vain que j'ai voulu améliorer l'éducation et réformer le jugement de mon autre camarade, l'oncle Mylord, que vous appelez épileptique et convulsionnaire; car, dans la frivolité de vos railleries mordantes, vous n'épargnez pas, messieurs, les personnes les plus dignes d'intérêt et de compassion par leurs infirmités et leurs disgrâces.
Quoi qu'il en soit, messieurs, je ne m'adjoindrai pas dans cette défense le susdit oncle Mylord, parce que, sa complexion nerveuse ne le rendant propre qu'aux beaux-arts, il fait société à part et passe la majeure partie de son temps dans le salon, où on lui permet de se chauffer les pattes en écoutant la musique, dont il est fort amateur, pourvu qu'il ne lui échappe aucune impertinence; ce qui malheureusement, vous le savez, messieurs, lui arrive quelquefois. Je dois en même temps vous déclarer que, dans le système de défense que j'ai adopté, j'ai été puissamment aidé par les lumières et les réflexions du chien Bleu. La franchise m'oblige à reconnaître les talents et le mérite de cette personne estimable, que vous n'avez pas craint d'envelopper dans vos soupçons injurieux sur notre patriotisme et notre moralité.
D'abord, examinons les faits qu'on m'attribue.
M. Fleury, mon principal accusateur, prétend:
1° Que moi, Brave, assis sur mon postérieur, j'ai été surpris par lui, Fleury, réfléchissant aux malheurs que des factieux out attirés sur la tête de l'ex-roi de France Charles X.
M. Fleury insiste sur l'expression de factieux dont il assure que je me suis servi.
2° Il prétend m'avoir surpris lisant la Quotidienne en cachette. Et, d'après ces deux chefs d'accusation, il ne craint pas de se répandre en invectives contre ma personne, de me traiter tour à tour de carliste, de jésuite, d'ultramontrain, de serpent, de crocodile, de boa, d'hypocrite, de chouan, de Ravaillac!
Quelle âme honnête ne serait révoltée à cette épouvantable liste d'épithètes infamantes; épithètes gratuitement déversées sur un chien de bonne vie et moeurs, d'après deux accusations aussi frivoles, aussi, peu avérées!
Mais je méprise ces outrages et n'en fais pas plus de cas que d'un os sans viande.
M. Fleury ment à sa conscience lorsqu'il rapporte avoir entendu sortir de ma gueule le mot de factieux appliqué aux glorieux libérateurs de la patrie. Je vous le demande, ô vous qui ne craignez pas de flétrir la réputation d'un chien paisible, ai-je pu me rendre coupable d'une aussi absurde injustice? Pouvez-vous supposer que j'aie le moindre intérêt à méconnaître les bienfaits de la Révolution? N'est-ce pas sous l'abominable préfecture d'un favori des Villèle et des Peyronnet, que les chiens out été proscrits comme, du temps d'Hérode, le furent d'innocents martyrs enveloppés dans la ruine d'un seul?
N'est-ce pas en faveur des prérogatives de la noblesse et de l'aristocratie que l'entrée des Tuileries fut interdite aux chiens libres, accordée seulement comme un privilège à cette classe dégradée des bichons et des carlins, que les douairières du noble faubourg traînent en laisse comme des esclaves au collier doré? Oui, j'en conviens, il est une race de chiens dévouée de tout temps à la cour et avilie dans les antichambres: ce sont les carlins, dont le nom offre assez de similitude avec celui de carlistes, pour qu'on ne s'y méprenne point. Mais nous, descendants des libres montagnards des Pyrénées, race pastorale et agreste, nous qui, au milieu des neiges et des rocs inaccessibles, gardons contre la dent sanglante des loups et des ours, contre la serre cruelle des aigles et des vautours, les jeunes agneaux et les blanches brebis de la romantique vallée d'Andore!… Ah! ce souvenir de ma patrie et de mes jeunes ans m'arrache des larmes involontaires! Je crois voir encore mon respectable père, le vaillant et redoutable Pigon, avec son triple collier de pointes de fer, où la dépouille sanglante des loups avait laissé de glorieuses empreintes. Je le vois se promener majestueusement au milieu du troupeau, tandis que les brebis se rangeaient en haie sur son passage dans une attitude respectueuse, tandis que moi, faible enfant, je jouais entre les blanches pattes de ma mère Tanbella, vive Espagnole à l'oeil rouge et à la dent aiguë! Je crois entendre la voix du pasteur chantant la ballade des montagnes aux échos sauvages, étonnés de répondre à une voix humaine dans cette âpre solitude. Je retrouve dans ma mémoire son costume étrange, son cothurne de laine rouge, appelé spardilla; son berret blanc et bleu, son manteau tailladé et sa longue espingole plus fidèle gardienne de son troupeau que la houlette, parée de rubans, que les bergères de Cervantes portaient au temps de l'âge d'or.
Je revois les pics menaçants, embellis de toutes les couleurs du prisme reflétées sur la glace séculaire; les torrents écumeux, dont la voix terrible assourdit les simples mortels; les lacs paisibles bordés de safran sauvage et de rochers blancs comme le marbre de Paros; les vieilles forteresses mauresques abandonnées aux lézards et aux choucas, les forêts de noirs sapins, et les grottes imposantes comme l'entrée du Tartare.—Pardonnez à ma faiblesse, ce retour sur un temps pour jamais effacé de ma destinée, et qui remplit mon coeur de mélancolie.
Mais, dites-moi, Fleury, si vous avez autant d'âme qu'un chien comme moi peut en avoir, pensez-vous qu'un simple et hardi montagnard soit un digne courtisan du despotisme, un conspirateur dangereux, un affilié de Lulworth. Non, vous ne le pensez pas! Vous avez pu me voir lire la Quotidienne: ma maîtresse la reçoit, et je ne la soupçonne pas d'être infectée de ces gothiques préjugés, de ces haineux ressentiments. Je la lis comme vous la liriez, avec dégoût et mépris, pour savoir seulement jusqu'où l'acharnement des partis peut porter des hommes égarés. Mais combien de fois, transporté d'une vertueuse indignation, j'ai fait voler d'un coup de patte, ou mis en pièces d'un coup de dent, ces feuilles empreintes de mauvaise foi et d'esprit de vengeance!
Cessez de le dire, et vous, ma chère maîtresse, mon estimable amie, gardez-vous de le croire. Jamais Brave, jamais le chien honoré de votre confiance et enchaîné par vos bienfaits, ne méconnaîtra ses devoirs et n'oubliera le sentiment de sa dignité. Qu'on vienne, au nom de Charles X ou de Henri V, attaquer votre tranquille demeure, vous verrez si Brave ne vaut pas une armée. Vous reconnaîtrez la pureté de son coeur indignement méconnue par vos frivoles amis, vous jugerez alors entre eux et moi!
Et vous, jeunes gens sans expérience et sans frein, j'ai pitié de votre jeunesse et de votre ignorance. Mon âme généreuse, incapable de ressentiment, veut oublier vos torts et pardonner à votre légèreté: soyez donc absous et revenez sans crainte égayer les ennuis de ma maîtresse solitaire. Vous n'avez rien à redouter de ma vengeance. Brave vous pardonne!
Que tout soit oublié, et, si vous êtes d'aussi bonne foi que moi, qu'un embrassement fraternel soit le sceau de notre réconciliation, je vous offre ma patte avec franchise et loyauté et joins ici, pour votre sûreté personnelle, un sauf-conduit qui vous mettra à couvert des ressentiments que votre lettre aurait pu exciter dans les environs.
Brave, seigneur chien, maître commandant, général en chef et inspecteur de toute la chiennerie du pays: à Mylord, au chien Bleu, à Marchant, à Labrie, à Charmette, à Capitaine, à Pistolet, à Caniche, à Parpluche, à Mouche, à tous les chiens jeunes ou vieux, mâles ou femelles, ras ou tondus, grands ou petits, galeux ou enragés, infirmes ou podagres, hargneux ou arrogants, domiciliés dans le bourg de Nohant, dans celui de Montgivray, dans la maison à Rochette, à la Tuilerie, etc., et tous autres lieux situés entre la Châtre et Nohant:
Défense vous est faite, sous peine de mort, de mordre, poursuivre, menacer ou insulter les individus ci-dessous mentionnés:
Charles Duvernet, Alphonse Fleury;
Lesquels seront porteurs du présent sauf-conduit, que nous leur avons délivré le 1^er décembre 1830, en notre niche, en présence du chien Bleu et de madame Aurore D..
Signé BRAVE.
XLVII
A M. JULES BOUCOIRAN, A PARIS
Nohant, mercredi, 3 décembre 1830.
Mon cher enfant,
Si vous aimiez les compliments, je vous dirais que vous m'avez écrit une lettre vraiment remarquable de jugement, d'observation, de raisonnement et même de style; mais vous m'enverriez promener.
Je vous dirai tout bonnement que vos réflexions me paraissent justes. J'ai assez de confiance dans le jugement que vous me donnez en tremblant et sans y avoir confiance vous-même.
Comme vous, je pense que le grand compagnon de ce petit monsieur est sans moyens et sans moeurs; c'est aussi, je crois, un être fort ordinaire, sans vices ni défauts choquants. Sa physionomie (vous savez que je tiens à cet indice) promet de la franchise et de la douceur. Cependant les choses vont assez mal en sa faveur. Il a fait déclarations, protestations et supplications à la pauvre enfant, qui ne doute pas plus de leur solidité que de la clarté du soleil. Et pourtant, depuis son départ (au mois d'août), il n'a pas donné signe de vie à la famille. Quand on questionne l'autre, resté à Paris et qui est (je le crains bien, entre nous) l'amant en titre de la mère, il répond des balivernes. Je suppose que le monsieur était sincère aux pieds de la jeune fille. Comment eût-il pu ne pas l'être? Elle est charmante de tous points. Mais, une fois éloigné d'elle, la froide raison,—des raisons d'intérêts sans doute, car on m'assure qu'il a de la fortune, et elle n'a rien,—les parents, la légèreté, l'absence, un parti plus avantageux, que sais-je? la jolie et douce enfant est oubliée sans doute. Dans l'ignorance de son coeur, elle le pleurera comme s'il en valait la peine. Si jeunesse savait! Quoi qu'il arrive, je vous remercie de vos lumières et je vous tiendrai au fait des événements. J'abrège sur cet article, car j'ai bien autre chose à vous dire.
Sachez une nouvelle étonnante, surprenante… (pour les adjectifs, voyez la lettre de madame de Sévigné, que je n'aime guère, quoi qu'on dise!), sachez qu'en dépit de mon inertie et de mon insouciance, de ma légèreté à m'étourdir, de ma facilité à pardonner, à oublier les chagrins et les injures, sachez que je viens de prendre un parti violent. Ce n'est pas pour rire, malgré le ton de badinage que je prends. C'est tout ce qu'il y a de plus sérieux. C'est encore là un de ces secrets qu'on ne confie pas à trois personnes. Vous connaissez mon intérieur, vous savez s'il est tolérable. Vous avez été étonné vingt fois de me voir relever la tête le lendemain, quand la veille on me l'avait brisée. I1 y a un terme à tout. Et puis les raisons qui eussent pu me porter plus tôt à la résolution que j'ai prise, n'étaient pas assez fortes pour me décider, avant les nouveaux événements qui viennent de se produire. Personne ne s'est aperçu de rien. Il n'y a pas eu de bruit. J'ai simplement trouvé un paquet à mon adresse, en cherchant quelque chose dans le secrétaire de mon mari. Ce paquet avait un air solennel qui m'a frappée. On y lisait: Ne l'ouvrez qu'après ma mort.
Je n'ai pas eu la patience d'attendre que je fusse veuve. Ce n'est pas avec une tournure de santé comme la mienne qu'on doit compter survivre à quelqu'un. D'ailleurs, j'ai supposé que mon mari était mort et j'ai été bien aise de voir ce qu'il pensait de moi durant sa vie. Le paquet m'étant adressé, j'avais le droit de l'ouvrir sans indiscrétion, et, mon mari se portant fort bien, je pouvais lire son testament de sang-froid.
Vive Dieu! quel testament! Des malédictions, et c'est tout! Il avait rassemblé là tous ses mouvements d'humeur et de colère contre moi, toutes ses réflexions sur ma perversité, tous ses sentiments de mépris pour mon caractère. Et il me laissait cela comme un gage de sa tendresse! Je croyais rêver, moi qui, jusqu'ici, fermais les yeux et ne voulais pas voir que j'étais méprisée. Cette lecture m'a enfin tirée de mon sommeil. Je me suis dit que, vivre avec un homme qui n'a pour sa femme ni estime ni confiance, ce serait vouloir rendre la vie à un mort. Mon parti a été pris et, j'ose le dire, irrévocablement. Vous savez que je n'abuse pas de ce mot.
Sans attendre un jour de plus, faible et malade encore, j'ai déclaré ma volonté et décliné mes motifs avec un aplomb et un sang-froid qui l'ont pétrifié. Il ne s'attendait guère à voir un être comme moi se lever de toute sa hauteur pour lui faire tête. Il a grondé, disputé, prié. Je suis restée inébranlable. Je veux une pension, j'irai à Paris, mes enfants resteront à Nohant. Voilà le résultat de notre première explication. J'ai paru intraitable sur tous les points. C'était une feinte, comme vous pouvez croire. Je n'ai nulle envie d'abandonner mes enfants. Quand il en a été convaincu, il est devenu doux comme un mouton. Il est venu me dire qu'il affermerait Nohant, qu'il ferait maison nette, qu'il emmènerait Maurice à Paris et le mettrait au collège. C'est ce que je ne veux pas encore. L'enfant est trop jeune et trop délicat. En outre, je n'entends pas que ma maison soit vidée par mes domestiques, qui m'ont vue naître et que j'aime presque comme des amis. Je consens à ce que le train en soit réduit, parce que ma modeste pension rendra cette économie nécessaire. Je garderai Vincent68 et André69 avec leurs femmes, et Pierre70. Il y aura assez de deux chevaux, de deux vaches, etc., etc.; je vous fais grâce du tripotage. De cette manière, je serai censée vivre de mon côté. Je compte passer une partie de l'année, six mois au moins, à Nohant, près de mes enfants, voire près de mon mari, que cette leçon rendra plus circonspect. Il m'a traitée jusqu'ici comme si je lui étais odieuse. Du moment que j'en suis assurée, je m'en vais. Aujourd'hui, il me pleure, tant pis pour lui! je lui prouve que je ne veux pas être supportée comme un fardeau, mais recherchée et appelée comme une compagne libre, qui ne demeurera près de lui que lorsqu'il en sera digne.
Ne me trouvez pas impertinente. Rappelez-vous comme j'ai été humiliée! cela a duré huit ans! En vérité, vous me le disiez souvent, les faibles sont les dupes de la société. Je crois que ce sont vos réflexions qui m'ont donné un commencement de courage et de fermeté. Je ne me suis radoucie qu'aujourd'hui. J'ai dit que je consentirais à revenir si ces conditions étaient acceptées, et elles le seront.
Mais elles dépendent encore de quelqu'un, ne le devinez-vous pas? C'est de vous, mon ami, et j'avoue que je n'ose pas vous prier, tant je crains de ne pas réussir. Cependant voyez quelle est ma position: si vous êtes à Nohant, je puis respirer et dormir tranquille; mon enfant sera en de bonnes mains, son éducation marchera, sa santé sera surveillée, son caractère ne sera gâté ni par l'abandon ni par la rigueur outrée. J'aurai par vous de ses nouvelles tous les jours, de ces détails qu'une mère aime tant à lire. Si je laisse mon fils livré à son père, il sera gâté aujourd'hui, battu demain, négligé toujours, et je ne retrouverai en lui qu'un méchant polisson. On ne m'écrira que pour me le faire malade, afin de me contrarier ou me faire revenir.
Si ce devait être là son sort, j'aimerais mieux supporter le mien tel qu'il est aujourd'hui et rester près de lui, pour adoucir du moins la brutalité de son père.
D'un autre côté, mon mari n'est pas aimable, madame Bertrand ne l'est pas non plus; mais on supporte d'une femme ce qu'on ne supporte pas d'un homme, et, pendant trois mois d'été, trois mois d'hiver (c'est ainsi que je compte partager mon temps), ferez-vous aux intérêts de mon fils, c'est-à-dire à mon repos, à mon bonheur, le sacrifice de supporter un intérieur triste, froid et ennuyeux? Prendrez-vous sur vous d'être sourd à des paroles aigres et indifférent à un visage refrogné? Il est vrai de dire que mon mari a entièrement changé d'opinion à votre égard et qu'il ne vous a donné, cette année, aucun sujet de plainte; mais, à l'égard des gens qu'il aime le mieux, il est encore fort maussade parfois. Hélas! je n'ose pas vous prier, tandis que, la famille Bertrand, riche et aujourd'hui dans une position brillante, vous offre mille avantages, le séjour de Paris, où peut-être elle va se fixer, par suite de la nomination du général à la tête de l'École polytechnique.
Que ferai-je si vous me refusez? De quel droit insisterai-je pour vous faire pencher en ma faveur? Qu'ai-je fait pour vous, et que suis-je pour que vous me rendiez un service que personne ne me rendrait? Non, je n'ose pas vous prier, et, cependant, je vous bénirais si vous exauciez ma prière, toute ma vie serait consacrée à vous remercier et à vous chérir comme l'être à qui je devrais le plus. Si une reconnaissance profonde, une tendresse de mère peuvent vous payer d'un tel bienfait, vous ne regretterez point de m'avoir sacrifié, pour ainsi dire, deux ans de votre vie. Mon coeur n'est pas froid, vous le savez, et je sens qu'il ne restera point au-dessous de ses obligations.
Adieu; répondez-moi courrier par courrier, cela est bien important pour la conduite que j'ai à tenir vis-à-vis de mon mari. Si vous m'abandonnez, il faudra que je plie et me soumette encore une fois. Ah! comme on en abusera!
Adressez-moi votre lettre poste restante. Ma correspondance n'est plus en sûreté. Mais, grâce à cette précaution, vous pouvez me parler librement. Adieu; je vous embrasse de tout mon coeur.