Kitabı oku: «Correspondance, 1812-1876. Tome 3», sayfa 20
Si cela est, il ne faut pas dire que les socialistes ont refusé partout le combat. Mais que cela soit ou non, elles se sont démoralisées bien vite, et les paysans qui les composaient n'ont pas montré beaucoup de foi dans le malheur; ce qui prouve que les paysans ne sont pas bons à insurger, et que, socialistes ou non, les chefs ont eu grand tort de compter sur cette campagne, source d'une défaite générale et sanction avidement invoquée pour les fureurs de la réaction,
Direz-vous que les socialistes, par leurs projets ou leurs rêves d'égalité, par leurs systèmes excessifs, ont alarmé non seulement la bourgeoisie, mais encore les populations? Je vous dirai d'abord que, depuis deux ou trois ans, surtout depuis le programme de la Montagne, tous les républicains dans les provinces, tout le peuple de France s'intitulait socialiste, les partisans de Ledru-Rollin tout comme les autres; et même ceux de Cavaignac n'osaient pas dire qu'ils ne fussent pas socialistes. C'était le mot d'ordre universel. Faites donc, si vous persistez dans votre distinction, deux classes de socialistes et nommez-les; car autrement votre écrit est complètement inintelligible dans les dix-neuf vingtièmes de la France, et, si vous me dites que le parti Ledru-Rollin, qui était le seul parti nominal en province, s'est montré plus prudent, plus sage, moins vantard, moins discoureur que tout autre, je vous répondrai, en connaissance de cause, que ce parti, éminemment braillard, vantard, intrigant, paresseux, vaniteux, haineux, intolérant, comédien dans la plupart de ses représentants secondaires en province, a fait positivement tout le mal.
Je ne m'en prends pas à son chef nominal, parce qu'il n'était qu'un nom, nom plus connu que les autres et autour duquel se rattachaient, de la part des sous-chefs, de misérables petites ambitions; de la part des soldats, des intérêts purement matérialistes et des appétits affreusement grossiers.
Je suis persuadée que Ledru est bien innocent de l'excès de ces choses, et, s'il eût triomphé, j'aurais aujourd'hui à le comparer à Louis-Napoléon, qui ne se doute seulement pas de tout le mal commis en son nom. Voyez-vous, la grande vérité, vous ne l'avez pas dite, et je ne la dirai pas non plus, parce que je ne suis pas de votre avis qu'il faille toujours tout dire, et flageller les morts. La grande vérité, c'est que le parti républicain, en France, composé de tous les éléments possibles, est un parti indigne de son principe et incapable, pour toute une génération, de le faire triompher. Si vous connaissiez la France, tout ce que vous savez de l'état des idées, des écoles, des nuances, des partis divers à Paris vous paraîtrait beaucoup moins important et nullement concluant. Vous sauriez, vous verriez que, grâce à une centralisation exagérée, il y a là une tête qui ne connaît plus ses bras, qui ne sent plus ses pieds, qui ne sait pas comment son ventre digère et ce que ses épaules supportent.
Si je vous disais que, depuis quatre mois et demi, je fais des démarches, des lettres, j'agis nuit et jour pour des hommes que je voudrais rendre à leurs familles infortunées, que je plains d'avoir tant souffert, que j'aime comme on aime des martyrs quels qu'ils soient, mais que je suis quelquefois épouvantée de ce que ma pitié me commande, parce que je sais que le retour de ces hommes mauvais ou absurdes est un mal réel pour la cause, et que leur absence éternelle, leur mort, c'est affreux à dire, serait un bienfait pour l'avenir de nos idées, qu'ils en sont les fléaux, que leur parole en éloigne, que leur conduite répugne ou fait rire, que leur paresse bavarde est une charge, un impôt, pour de meilleurs qui travaillent à leur place et qui ne disent rien! Il y a des exceptions, je n'ai pas besoin de vous le dire; mais combien peu qui n'aient pas mérité leur sort! Ils sont victimes d'une effroyable injustice légale; mais, si une république austère faisait une loi pour éloigner du sol les inutiles, les exploiteurs de popularité, vous seriez effrayé de voir où on les recruterait forcément.
Soyons indulgents, miséricordieux pour tous. Je nourris de mon travail les vaincus, quels qu'ils soient, ceux qui avaient Ledru-Rollin pour drapeau, comme les autres, ni plus ni moins; je combats de tous mes efforts leur condamnation et leur misère; je n'aurai pas une parole d'amertume ou de reproche pour ceux-ci ou pour ceux-là. Tous sont également malheureux, presque tous également coupables; mais je vous donne bien ma parole d'honneur, et sans prévention aucune, que les plus fermes, les meilleurs, les plus braves ne sont pas plus dans le camp où vous vous êtes jeté que dans celui que vous avez maudit. Je pourrais, si je consultais ma propre expérience, vous affirmer même que ceux qui juraient le plus haut ont été les plus prudents; que ceux qui criaient: «Ayez des armes et faites de la poudre!» n'avaient nulle intention de s'en servir; enfin que là, comme partout, aujourd'hui comme toujours, les braillards sont des lâches.
Et voilà un homme sans tache qui vient prononcer que par ici il y a des braves, par là des endormis; qu'il existe en France un parti d'union, d'amour, de courage, d'avenir, au détriment de tous les autres! Osez donc le nommer, ce parti! Un immense éclat de rire accueillera votre assertion. Non, mon ami, vous ne connaissez pas la France. Je sais bien que, comme toutes les nations, elle pourrait être sauvée par une poignée d'hommes vertueux, entreprenants, convaincus. Cette poignée d'hommes existe. Elle est même assez grosse. Mais ces hommes isolément ne peuvent rien. Il faut qu'ils s'unissent. Ils ne le peuvent pas. C'est la faute de celui-ci, tout comme la faute de celui-là; c'est la faute de tous, parce que c'est la faute du temps et de l'idée. Voyez, vous-même, vous en êtes, vous voulez les réunir, et en criant: Unissez-vous! vous les indignez, vous les blessez. Vous êtes irrité vous-même, vous faites des catégories, vous repoussez les adhésions, vous semez le vent, et vous recueillez des tempêtes.
Adieu; malgré cela, je vous aime et vous respecte.
CCCLIV
A MADEMOISELLE LEROYER DE CHANTEPIE, A ANGERS
Nohant, 2 juin 1852.
Hélas! non, chère mademoiselle, je n'ai pas obtenu la grâce de trois cents personnes, bien que j'aie demandé pour un chiffre de ce genre. Mais, pour toutes sortes de raisons que vous pouvez apprécier sans que je les confie à la poste, je ne devais pas, je ne pouvais pas être exaucée. Je ne l'ai été que pour un bien petit nombre. Je compte par vingtaines les amis que l'on m'emmène en Afrique ou que l'on bannit à perpétuité.
Je comprends bien vos chagrins, c'est ma nourriture depuis six mois. Dans ce moment, je suis en instance pour treize compatriotes au sujet desquels je n'ai que des promesses, et qui sont à Lambessa probablement à l'heure qu'il est; je n'espère pas!
Si, contre mon attente, leur grâce était accordée, j'oserais recommencer pour votre filleul. Mais, en ce moment, je pense que ma prière compromettrait la cause de mes amis sans succès pour vous. On me trouve déjà probablement bien trop exigeante et obstinée.
L'histoire que vous me racontez est celle de tous mes amis, et les réflexions que vous faites, la douleur que vous éprouvez trouvent en moi un écho fidèle. Combien d'autres coeurs sont navrés à chaque révolution de ce genre! Croyez que ma peine personnelle ne me rend point insensible à la vôtre, et que je vous garde toujours une vive et constante sympathie. J'étais en train de lire Angélique Lagier quand les événements ont éclaté. Depuis ce moment, il m'a été impossible de reprendre aucune lecture, tant j'ai été accablée de travail et d'autres devoirs; j'espère m'en dédommager et vous remercier mieux de l'envoi de votre livre et de votre bon et constant souvenir.
G. SAND.
CCCLV
AU PRINCE LOUIS-NAPOLÉON BONAPARTE PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE
Nohant, 27 juin 1852.
Monseigneur,
Vous avez répondu au prince Napoléon, qui vous implorait de ma part pour les déportés et les expulsés de l'Indre, que vous m'accorderiez ce que je vous demandais. Je viens remettre sous vos yeux la liste des grâces que vous avez daigné me promettre et que j'attends comme une nouvelle preuve de vos bontés pour moi.
GEORGE SAND
CCCLVI
A M. ERNEST PÉRIGOIS, A PARIS
à Nohant, 31 août 1852.
Cher ami, je ne peux pas être enchantée d'une solution qui ne vous rend pas à notre voisinage. Mais, par le temps qui court, le mieux est le moins pire, comme on dit chez nous, et puis voilà votre famille rassurée par un internement, réjouissons-nous en attendant justice complète. Tout est mieux que l'Angleterre et la Belgique en ce moment.
Laissons passer le temps et l'orage: nos pères en ont vu bien d'autres. Travaillons, étudions, ou produisons à travers la tempête. Si le vaisseau sombre, nous tâcherons de jeter quelques souvenirs à la mer, qui flotteront vers de meilleurs rivages. Vous avez, vous, une ressource refusée au grand nombre, vous avez la faculté et l'amour de l'étude, qui ne vous consoleront pas, mais qui vous soutiendront.
Je ne sais si vous serez encore à Paris quand on jouera, dans deux ou trois jours, au Gymnase, la pièce29 que vous n'avez pu voir à Nohant.
Maurice, à qui je n'ai pu donner votre adresse, ne l'ayant point, ne vous trouvera peut-être pas. Allez donc le voir, rue Racine, 3; il vous donnera des places pour aller entendre siffler peut-être ce qu'on a applaudi sur notre théâtre. La pièce n'en valait pas pas mieux ici, elle n'en vaudra pas moins là-bas.
Adieu, cher enfant. Écrivez-moi toujours et longuement, du lieu où vous serez, quand même je ne pourrais vous répondre de même. Amitiés de mes enfants d'ici.
CCCLVII
A MAURICE SAND, A PARIS
Nohant, 14 septembre 1852.
Je t'envoie la lettre d'Hetzel d'aujourd'hui. Tu verras qu'il faut aller trouver Nanteuil au plus vite30 si tu ne veux tomber dans le Gérard Séguin, qui me semble bien mou et peu mariable avec toi.
Tu verras les réflexions de ce bon Hetzel sur les journalistes. Il les craint comme un éditeur qu'il est. Il se trompe sur ce que je veux les empêcher de dire. Je désire, au contraire, qu'ils soient de plus en plus mauvais; lâches et méchants, qu'ils jettent le masque enfin devant le sang-froid et la dignité des gens qui sauront comme moi leur dire: «Vous voyez bien ce que vous faites et ce que vous dites? Ça m'est égal, à moi; mais je prends le public à témoin de la manière dont vous remplissez votre mandat; je relève les injures que vous m'adressez, je les signale à l'appréciation de tous. Continuez, vous me ferez plaisir.»
Qu'ont-ils à dire? des sottises toujours? Tant mieux. Je suis d'un trop grand sang-froid sur ces choses-là, et trop inattaquable dans ma conscience et dans ma délicatesse pour ne pas les réduire au silence, ou à des fureurs qui les déshonoreront. Laissons faire, je tiens bon.
Hetzel s'inquiète des querelles, des duels même que cela peut attirer à toi et à mes amis. Mes amis n'ont pas le droit de se mêler de cela, je m'y suis toujours opposée, je m'y opposerai toujours. Quant à toi, comme toi et moi c'est la même chose, pour rien au monde il ne faut commettre notre cause dans cette ressource bête et brutale.
Quelque injure qu'on m'adresse, j'ai une épée plus forte dans les mains que la leur, et je ne veux pas être réduite au silence par la menace de l'épée du duel, ni de ta part, ni de la leur.
Nello leur fera faire quelques réflexions là-dessus, sur l'odieux d'attaquer une femme dans son fils, ou le fils dans sa mère. La plus grande tranquillité et la plus grande circonspection de conduite sont donc nécessaires. Ne te laisse entraîner à aucun dépit, à aucune impatience qui me paralyserait dans ma lutte. Évite même les propos autour de toi et sois tranquille. La plupart de ces messieurs, et M. Jules Lecomte en tête, sont si méprisables, qu'on aurait, au besoin, le droit de leur refuser tout autre combat que celui des coups de pied au derrière, et ils ne les chercheront pas.
J'arrive à la fin du roman; je: pense Mauprat. Sois tranquille. Il faudra que je m'en tire et que je fasse un drame dans les conditions dont tu parles et qui, en effet, sont les bonnes.
Bonsoir, mon Bouli; je t'embrasse mille fois. Recommande bien à Giraud et à Dagneau31 de mettre sur l'ouvrage que l'auteur se réserve le droit de traduction, et d'envoyer deux exemplaires à la commission dramatique. Tu aurais dû faire mettre cela au contrat, peut-être; mais je pense qu'ils ne le négligeront pas.
CCCLVIII
A SON ALTESSE LE PRINCE NAPOLÉON (JÉRÔME), A PARIS
Paris, 20 novembre
Cher prince,
Je suis désolée de ne pas vous avoir revu. Je pars en vous remerciant de votre bonne visite d'hier, et en vous aimant toujours de tout mon coeur.
Je vous envoie la pétition d'un pauvre vieux soldat de l'Empire, autrefois soldat modèle, aujourd'hui très digne père de famille. C'est un paysan de mon village, et il est digne d'un véritable intérêt; je serais bien heureuse de vous devoir un peu de bien-être pour lui, si cela est possible. Jusqu'à présent, ses instances, passant par la préfecture, qui, chez nous, comme ailleurs, ne s'occupe pas des petites gens, ne sont pas parvenues au ministère.
Je ne veux plus rien demander qu'à vous, certaine que vous seul ne vous lassez pas d'obliger.
Bien à vous de coeur et de confiance,
GEORGE SAND.
CCCLIX
A M. ARMAND BARBÈS, A DOULLENS
Nohant, 18 décembre 1852
Cher et excellent ami,
Vous voulez de mes nouvelles et demandez si je vous aime toujours.
Pouvez-vous douter de ce dernier point? Plus la destinée s'acharne à nous séparer, plus mon coeur s'attache avec respect et tendresse à vos souffrances, et plus votre souvenir me revient cher et précieux à toute heure.
Quant à ma santé, elle se débat entre la fatigue et la tristesse. Vous connaissez mes causes de chagrin et le travail perpétuel qui m'est imposé, comme devoir de famille, alors même que, comme devoir de conscience, je suis paralysée par des causes extérieures. Mais qu'importe notre individualité? Pourvu que nous ayons fait pour le mieux en toute chose, et selon notre intelligence et nos forces, nous pouvons bien attendre paisiblement la fin de nos épreuves. J'espérais que la proclamation de l'Empire serait celle de l'amnistie générale et complète. Il me semblait que, même au point de vue du pouvoir, cette solution était inévitable parce qu'elle était logique. C'eût été pour moi une consolation si grande que de revoir mes amis. J'espère encore, malgré tant d'attentes déçues, que l'Empire ne persistera pas à venger les querelles de l'ancienne monarchie, et d'une bourgeoisie dont il a renversé le pouvoir.
Écrivez-moi, mon ami; que quelques lignes de vous me disent si vous souffrez physiquement, si vous êtes toujours soumis à ce cruel régime de la chambrée, si contraire au recueillement de l'âme et au repos du corps. Je ne suis pas en peine de votre courage; mais le mien faiblit souvent au milieu de l'amère pensée de la vie qui vous est faite. Je sais que là n'est point la question pour vous et que votre horizon s'étend plus loin que le cercle étroit de cette triste vie. Mais, si l'on peut tout accepter pour soi-même, il n'est pas aisé de se soumettre sans douleur aux maux des êtres qu'on aime.
Je suis toujours à la campagne, n'allant à Paris que rarement et pour des affaires. Mon fils y passe maintenant une partie de l'année pour son travail; mais il est en ce moment près de moi et me charge de vous embrasser tendrement pour lui. J'ai une charmante petite fille (la fille de ma fille), dont je m'occupe beaucoup.
Voilà pour moi. Et vous? et vous? Pourquoi ai-je été si longtemps sans avoir de vos nouvelles? C'est que tous nos amis ont été dispersés ou absents. J'ignore même quand et comment ceci vous parviendra; j'ignore si vous pouvez écrire ouvertement à vos amis, et si leurs lettres vous arrivent.
Mais, que je puisse ou non vous le dire, ne doutez jamais, cher ami, de mon amitié pleine de vénération, et inaltérable.
GEORGE.
CCCLX
A M. THÉOPHILE SILVESTRE, A PARIS
Nohant, janvier 1853.
Monsieur,
Je saisis avec plaisir l'occasion que vous m'offrez de vous encourager dans un travail dont M. Eugène Delacroix est l'objet, puisque vous partagez l'admiration et l'affection qu'il inspire à ceux qui le comprennent et à ceux qui l'approchent.
Il y a vingt ans que je suis liée avec lui et par conséquent heureuse de pouvoir dire qu'on doit le louer sans réserve, parce que rien dans la vie de l'homme n'est au-dessous de la mission si largement remplie du maître.
D'après ce que vous me dites, ce n'est pas une simple étude de critique que vous faites, c'est aussi une appréciation morale. La tâche vous sera douce et facile, et je n'ai probablement rien à vous apprendre sur la constante noblesse de son caractère et l'honorable fidélité de ses amitiés.
Je ne vous apprendrai pas non plus que son esprit est aussi brillant que sa couleur, et aussi franc que sa verve. Pourtant cette aimable causerie et cet enjouement qui sont souvent dus à l'obligeance du coeur dans l'intimité, cachent un fonds de mélancolie philosophique, inévitable résultat de l'ardeur du génie aux prises avec la netteté du jugement.
Personne n'a senti comme Delacroix le type douloureux de Hamlet. Personne n'a encadré dans une lumière plus poétique, et posé dans une attitude plus réelle, ce héros de la souffrance, de l'indignation, du doute et de l'ironie, qui fut pourtant, avant ses extases, le miroir de la mode et le moule de la forme, c'est-à-dire, en son temps, un homme du monde accompli. Vous tirerez de là, en y réfléchissant, des conséquences justes sur le désaccord que certains enthousiastes désappointés out pu remarquer avec surprise entre le Delacroix qui crée et celui qui raconte, entre le fougueux coloriste et le critique délicat, entre l'admirateur de Rubens et l'adorateur de Raphaël. Plus puissant et plus heureux que ceux qui rabaissent une de ces gloires pour déifier l'autre, Delacroix jouit également des diverses faces du beau, par les côtés multiples de son intelligence. Delacroix, vous pouvez l'affirmer, est un artiste complet. Il goûte et comprend la musique d'une manière si supérieure, qu'il eût été très probablement un grand musicien, s'il n'eût pas choisi d'être un grand peintre. Il n'est pas moins bon juge en littérature, et peu d'esprits sont aussi ornés et aussi nets que le sien. Si son bras et sa vue venaient à se fatiguer, il pourrait encore dicter, dans une très belle forme, des pages qui manquent à l'histoire de l'art, et qui resteraient comme des archives à consulter pour tous les artistes de l'avenir.
Ne craignez pas d'être partial en lui portant une admiration sans réserve. La vôtre, comme la mienne, a dû commencer avec son talent, et grandir avec sa puissance année par année, oeuvre par oeuvre. La plupart de ceux qui lui contestaient sa gloire au début rendent aujourd'hui pleine justice à ses dernières peintures monumentales, et, comme de raison, les plus compétents sont ceux qui, de meilleur coeur et de meilleure grâce, le proclament vainqueur de tous les obstacles, comme son Apollon sur le char fulgurant de l'allégorie.
Vous me demandez, monsieur, de vous renseigner sur les peintures de ce grand maître qui sont en ma possession. Je possède, en effet, plusieurs pensées de ce rare et fécond génie.
Une Sainte Anne enseignant la Vierge enfant, qui a été faite chez moi à la campagne et exposée, l'année suivante (1845 ou 1846), au Musée. C'est un, ouvrage important, d'une couleur superbe, et d'une composition sévère et naïve.
Une splendide esquisse de fleurs d'un éclat et d'un relief incomparables. Cette esquisse a été également faite pour moi et chez moi.
La Confession du Giaour mourant, un véritable petit chef-d'oeuvre.
Un Arabe gravissant les montagnes pour surprendre un lion.
Cléopâtre recevant l'aspic, caché au milieu des fruits éblouissants que lui présente l'esclave basané, riant de ce rire insouciant que lui prête Shakespeare. Ce contraste dramatique avec le calme désespoir de la belle reine a inspiré Delacroix d'une manière saisissante.
Un intérieur de carrières.
Une composition tirée du roman de Lélia d'un effet magique.
Une composition au pastel sur le même sujet.
Enfin, plusieurs aquarelles, pochades, dessins et croquis au crayon et à la plume, voire des caricatures.
Tel est mon petit musée, où le moindre trait de cette main féconde est conservé par mon fils et par moi avec religion de l'amitié.
Si vous croyez ma réponse utile pour votre travail, disposez-en, monsieur, quoique ce soit un bien mince tribut pour une si chère gloire.
Agréez mes remerciements pour la sympathie que vous me témoignez et l'expression de mes sentiments distingués.
GEORGE SAND.