Kitabı oku: «Gabriel», sayfa 9
SCÈNE IV
Devant un cabaret. Onze heures du soir. Des tables sont dressées sous une tente décorée de guirlandes de feuillages et de lanternes de papier colorié. On voit passer des groupes de masques dans la rue, et on entend de temps à autre le son des instruments..
ASTOLPHE, en domino bleu; FAUSTINA, en domino rose
(Ils sont assis à une petite table et prennent des sorbets. Leurs masques sont posés sur la table.)
UN PERSONNAGE, en domino noir, et masqué
(Il est assis à quelque distance à une autre table, et lit un papier.)
FAUSTINA, à Astolphe
Si ta conservation est toujours aussi enjouée, j'en aurai bientôt assez, je t'en avertis.
ASTOLPHE
Reste, j'ai à te parler encore.
FAUSTINA
Depuis quand suis-je à tes ordres? Sois aux miens si tu veux tirer de moi un seul mot.
ASTOLPHE
Tu ne veux pas me dire ce qu'Antonio est venu faire à Rome. C'est que tu ne le sais pas; car tu aimes assez à médire pour ne pas te faire prier si tu savais quelque chose.
FAUSTINA
S'il faut en croire Antonio, ce que je sais t'intéresse très-particulièrement.
ASTOLPHE
Mille démons! tu parleras, serpent que tu es! (Il lui prend convulsivement le bras.)
FAUSTINA
Je te prie de ne pas chiffonner mes manchettes. Elles sont du point le plus beau. Ah! tout inconstant qu'il est, Antonio est encore l'amant le plus magnifique que j'aie eu, et ce n'est pas toi qui me ferais un pareil cadeau. (Le domino noir commence à écouter.)
ASTOLPHE, lui passant un bras autour de la taille
Ma petite Faustina, si tu veux parler, je t'en donnerai une robe tout entière; et, comme tu es toujours jolie comme un ange, cela te siéra à merveille.
FAUSTINA
Et avec quoi m'achèteras-tu cette belle robe? Avec l'argent de ton cousin? (Astolphe frappe du poing sur la table.) Sais-tu que c'est bien commode d'avoir un petit cousin riche à exploiter?
ASTOLPHE
Tais-toi, rebut des hommes, et va-t'en! tu me fais horreur!
FAUSTINA
Tu m'injuries? Bon! tu ne sauras rien, et j'allais tout te dire.
ASTOLPHE
Voyons, à quel prix mets-tu ta délation? (Il tire une bourse et la pose sur la table.)
FAUSTINA
Combien y a-t-il dans la bourse?
ASTOLPHE
Deux cents louis… Mais si ce n'est pas assez…
(Un mendiant se présente.)
FAUSTINA
Puisque tu es si généreux, permets-moi de faire une bonne action à tes dépens! (Elle jette la bourse au mendiant.)
ASTOLPHE
Puisque tu méprises tant cette somme, garde donc ton secret! Je ne suis pas assez riche pour le payer.
FAUSTINA
Tu es donc encore une fois ruiné, mon pauvre Astolphe? Eh bien! moi, j'ai fait fortune. Tiens! (Elle tire une bourse de sa poche.)
Je veux te restituer tes deux cents louis. J'ai eu tort de les jeter aux pauvres. Laisse-moi prendre sur moi cette oeuvre de charité; cela me portera bonheur, et me ramènera peut-être mon infidèle.
ASTOLPHE, repoussant la bourse avec horreur
C'est donc pour une femme qu'il est ici? Tu en es certaine?
FAUSTINA
Beaucoup trop certaine!
ASTOLPHE
Et tu la connais, peut-être?
FAUSTINA
Ah! voilà le hic! Fais apporter d'autres sorbets, si toutefois il te reste de quoi les payer. (A un signe d'Astolphe on apporte un plateau avec des glaces et des liqueurs.)
ASTOLPHE
J'ai encore de quoi payer tes révélations, dussé-je vendre mon corps aux carabins; parle… (Il se verse des liqueurs et boit avec préoccupation.)
FAUSTINA
Vendre ton corps pour un secret? Eh bien, soit: l'idée est charmante: je ne veux de toi qu'une nuit d'amour. Cela t'étonne? Tiens, Astolphe, je ne suis plus une courtisane; je suis riche, et je suis une femme galante. N'est-ce pas ainsi que cela s'appelle? Je t'ai toujours aimé, viens enterrer le carnaval dans mon boudoir.
ASTOLPHE
Étrange fille! tu te donneras donc pour rien une fois dans ta vie? (Il boit.)
FAUSTINA
Bien mieux, je me donnerai en payant, car je te dirai le secret d'Antonio! Viens-tu? (Elle se lève.)
ASTOLPHE, se levant
Si je le croyais, je serais capable de te présenter un bouquet et de chanter une romance sous tes fenêtres.
FAUSTINA
Je ne te demande pas d'être galant. Fais seulement comme si tu m'aimais. Être aimée, c'est un rêve que j'ai fait quelquefois, hélas!
ASTOLPHE
Malheureuse créature! j'aurais pu t'aimer, moi! car j'étais un enfant, et je ne savais pas ce que c'est qu'une femme comme toi… Tu mens quand tu exprimes un pareil regret.
FAUSTINA
Oh! Astolphe! je ne mens pas. Que toute ma vie me soit reprochée au jour du jugement, excepté cet instant où nous sommes et cette parole que je te dis: Je t'aime!
ASTOLPHE
Toi?.. Et moi, comme un sot, je t'écoute partagé entre l'attendrissement et le dégoût!
FAUSTINA
Astolphe, tu ne sais pas ce que c'est que la passion d'une courtisane. Il est donné à peu d'hommes de le savoir, et pour le savoir il faut être pauvre. Je viens de jeter tes derniers écus dans la rue. Tu ne peux te méfier de moi, je pourrais gagner cette nuit cinq cents sequins. Tiens, en voici la preuve. (Elle tire un billet de sa poche et le lui présente.)
ASTOLPHE, le lisant
Cette offre splendide est d'un cardinal tout au moins.
FAUSTINA
Elle est de monsignor Gafrani.
ASTOLPHE
Et tu l'as refusée?
FAUSTINA
Oui, je t'ai vu passer dans la rue, et je t'ai fait dire de monter chez moi. Ah! tu étais bien ému quand tu as su qu'une femme te demandait! Tu croyais retrouver la dame de tes pensées; mais te voici du moins sur sa trace, puisque je sais où elle est.
ASTOLPHE
Tu le sais! que sais-tu?
FAUSTINA
N'arrive-t-elle pas de Calabre?
ASTOLPHE
O furies!.. qui te l'a dit?
FAUSTINA
Antonio. Quand il est ivre, il aime à se vanter à moi de ses bonnes fortunes.
ASTOLPHE
Mais son nom! A-t-il osé prononcer son nom?
FAUSTINA
Je ne sais pas son nom, tu vois que je suis sincère; mais si tu veux je feindrai d'admirer ses succès, et je lui offrirai généreusement mon boudoir pour son premier rendez-vous. Je sais qu'il est forcé de prendre beaucoup de précautions, car la dame est haut placée dans le monde. Il sera donc charmé de pouvoir l'amener dans un lieu sûr et agréable.
ASTOLPHE
Et il ne se méfiera pas de ton offre?
FAUSTINA
Il est trop grossier pour ne pas croire qu'avec un peu d'argent tout s'arrange…
ASTOLPHE, se cachant le visage dans les mains, et se laissant tomber sur son siège
Mon Dieu! mon Dieu! mon Dieu!
FAUSTINA
Eh bien, es-tu décidé, Astolphe.
ASTOLPHE
Et toi, es-tu décidée à me cacher dans ton alcôve quand ils y viendront et à supporter toutes les suites de ma fureur?
FAUSTINA
Tu veux tuer ta maîtresse? J'y consens, pourvu que tu n'épargnes pas ton rival.
ASTOLPHE
Mais il est riche, Faustina, et moi je n'ai rien.
FAUSTINA
Mais je le hais, et je t'aime.
ASTOLPHE, avec égarement
Est-ce donc un rêve? La femme pure que j'adorais le front dans la poussière se précipite dans l'infamie, et la courtisane que je foulais aux pieds se relève purifiée par l'amour! Eh bien! Faustina, je te baignerai dans un sang qui lavera tes souillures!.. Le pacte est fait?
FAUSTINA
Viens donc le signer. Rien n'est fait si tu ne passes cette nuit dans mes bras! Eh bien! que fais-tu?
ASTOLPHE, avalant précipitamment plusieurs verres de liqueur
Tu le vois, je m'enivre afin de me persuader que je t'aime.
FAUSTINA
Toujours l'injure à la bouche! N'importe, je supporterai tout de ta part. Allons! (Elle lui ôte son verre et l'entraîne. Astolphe la suit d'un air égaré et s'arrêtant éperdu à chaque pas. Dès qu'ils sont éloignés, le domino noir, qui peu à peu s'est rapproché d'eux et les a observés derrière les rideaux de la tendine, sort de l'endroit où il était caché, et se démasque.)
GABRIEL, en domino noir, le masque à la main, ASTOLPHE et FAUSTINA, gagnant le fond de la rue
GABRIEL
Je courrai me mettre en travers de son chemin, je l'empêcherai d'accomplir ce sacrilège!.. (Elle fait un pas et s'arrête.)
Mais me montrer à cette prostituée, lui disputer mon amant!.. ma fierté s'y refuse… O Astolphe!.. ta jalousie est ton excuse; mais il y avait dans notre amour quelque chose de sacré que cet instant vient de détruire à jamais!..
ASTOLPHE, revenant sur ses pas
Attends-moi, Faustina; j'ai oublié mon épée là-bas. (Gabriel passe un papier plié dans la poignée de l'épée d'Astolphe, remet son masque et s'enfuit, tandis qu'Astolphe rentre sous sa tente.)
ASTOLPHE, reprenant son épée sur la table
Encore un billet pour me dire d'espérer encore, peut-être! (Il arrache le papier, le jette à terre et veut le fouler sous son pied. Faustina, qui l'a suivi, s'empare du papier et le déplie.)
FAUSTINA
Un billet doux? Sur ce grand papier et avec cette grosse écriture? Impossible! Quoi! la signature du pape! Que diantre sa sainteté a-t-elle à démêler avec toi?
ASTOLPHE
Que dis-tu! rends-moi ce papier!
FAUSTINA
Oh! la chose me paraît trop plaisante! Je veux voir ce que c'est et t'en faire la lecture. (Elle le lit.)
«Nous, par la grâce de Dieu et l'élection du sacré collège, chef spirituel de l'église catholique, apostolique et romaine… successeur de saint Pierre et vicaire de Jésus-Christ sur la terre, seigneur temporel des États romains, etc., etc., etc… permettons à Jules-Achille-Gabriel de Bramante, petit-fils, héritier présomptif et successeur légitime du très-illustre et très-excellent prince Jules de Bramante, comte de, etc., seigneur de, etc., etc… de contracter, dans le loisir de sa conscience ou devant tel prêtre et confesseur qu'il jugera convenable, le voeu de pauvreté, d'humilité et de chasteté, l'autorisant par la présente à entrer dans un couvent ou à vivre librement dans le monde, selon qu'il se sentira appelé à travailler à son salut, d'une manière ou de l'autre; et l'autorisant également par la présente à faire passer, aussitôt après la mort de son illustre aïeul, Jules de Bramante, la possession immédiate, légale et incontestable de tous ses biens et de tous ses titres à son héritier légitime Octave-Astolphe de Bramante, fils d'Octave de Bramante et cousin germain de Gabriel de Bramante, à qui nous avons accordé cette licence et cette promesse, afin de lui donner le repos d'esprit et la liberté de conscience nécessaires pour contracter, en secret ou publiquement, un voeu d'où il nous a déclaré faire dépendre le salut de son âme.
«En foi de quoi nous lui avons délivré cette autorisation revêtue de notre signature et de notre sceau pontifical…»
Comment donc! mais il a un style charmant, le saint-père! Tu vois, Astolphe? rien n'y manque!.. Eh bien! cela ne te réjouit pas? Te voilà riche, te voilà prince de Bramante!.. Je n'en suis pas trop surprise, moi; ce pauvre enfant était dévot et craintif comme une femme… Il a, ma foi, bien fait; maintenant tu peux tuer Antonio et m'enlever dans le repos de ton esprit et le loisir de ta conscience!
ASTOLPHE, lui arrachant le papier
Si tu comptais là-dessus, tu avais grand tort. (Il déchire le papier et en fait brûler les morceaux à la bougie.)
FAUSTINA, éclatant de rire
Voilà du don Quichotte! Tu seras donc toujours le môme?
ASTOLPHE, se parlant à lui-même
Réparer de pareils torts, effacer un tel outrage, fermer une telle blessure avec de l'or et des titres… Ah! il faut être tombé bien bas pour qu'on ose vous consoler de la sorte.
FAUSTINA
Qu'est-ce que tu dis? Comment! ton cousin aussi t'avait… (Elle fait un geste significatif sur le front d'Astolphe.)
Je vois que ta Calabraise n'en est pas avec Antonio à son début.
ASTOLPHE, sans faire attention à Faustina
Ai-je besoin de cette concession insultante? Oh! maintenant rien ne m'arrêtera plus, et je saurai bien faire valoir mes droits… Je dévoilerai l'imposture, je ferai tomber le châtiment de la honte sur la tête des coupables… Antonio sera appelé en témoignage…
FAUSTINA
Mais que dis-tu? Je n'y comprends rien! Tu as l'air d'un fou! Écoute-moi donc, et reprends tes esprits!
ASTOLPHE
Que me veux-tu, toi? Laisse-moi tranquille, je ne suis ni riche ni prince; ton caprice est déjà passé, je pense?
FAUSTINA
Au contraire, je t'attends!
ASTOLPHE
En vérité! il paraît que les femmes pratiquent un grand désintéressement cette année: dames et prostituées préfèrent leur amant à leur fortune, et, si cela continue, on pourra les mettre toutes sur la même ligne.
FAUSTINA, remarquant Gabriel en domino et qui reparaît
Voilà un monsieur bien curieux!
ASTOLPHE
C'est peut-être celui qui a apporté cette pancarte?.. (Il embrasse Faustina.) Il pourra voir que je ne suis point, ce soir, aux affaires sérieuses. Viens, ma chère Fausta. Auprès de toi je suis le plus heureux des hommes.
(Gabriel disparaît. Astolphe et Faustina se disposent à sortir.)
SCÉNE V
ANTONIO, FAUSTINA, ASTOLPHE
(Antonio, pâle et se tenant à peine, se présente devant eux au moment où ils vont sortir.)
FAUSTINA, jetant un cri et reculant effrayée
Est-ce un spectre?..
ASTOLPHE
Ah! le ciel me l'envoie! Malheur à lui!..
ANTONIO, d'une voix éteinte
Que dites-vous? Reconnaissez-moi. Donnez-moi du secours, je suis prêt à défaillir encore. (Il se jette sur un banc.)
FAUSTINA
Il laisse après lui une trace de sang. Quelle horreur! que signifie cela? Vous venez d'être assassiné, Antonio?
ANTONIO
Non! blessé en duel… mais grièvement…
FAUSTINA
Astolphe! appelez du secours…
ANTONIO
Non, de grâce!.. ne le faites pas… Je ne veux pas qu'on sache… Donnez-moi un peu d'eau!.. (Astolphe lui présente de l'eau dans un verre. Faustina lui fait respirer un flacon.)
ANTONIO
Vous me ranimez…
ASTOLPHE
Nous allons vous reconduire chez vous. Sans doute vous y trouverez quelqu'un qui vous soignera mieux que nous.
ANTONIO
Je vous remercie. J'accepterai votre bras. Laissez-moi reprendre un peu de force… Si ce sang pouvait s'arrêter…
FAUSTINA, lui donnant son mouchoir, qu'il met sur sa poitrine
Pauvre Antonio! tes lèvres sont toutes bleues… Viens chez moi…
ANTONIO
Tu es une bonne fille, d'autant plus que j'ai eu des torts envers toi. Mais je n'en aurai plus… Va, j'ai été bien ridicule… Astolphe, puisque je vous rencontre, quand je vous croyais bien loin d'ici, je veux vous dire ce qui en est… car aussi bien… votre cousin vous le dira, et j'aime autant m'accuser moi-même…
ASTOLPHE
Mon cousin, ou ma cousine.
ANTONIO
Ah! vous savez donc ma folie? Il vous l'a déjà racontée… Elle me coûte cher! J'étais persuadé que c'était une femme…
FAUSTINA
Que dit-il?
ANTONIO
Il m'a donné des éclaircissements fort rudes: un affreux coup d'épée dans les côtes… J'ai cru d'abord que ce serait peu de chose, j'ai voulu m'en revenir seul chez moi; mais, en traversant le Colisée, j'ai été pris d'un étourdissement et je suis resté évanoui pendant… je ne sais combien!.. Quelle heure est-il?
FAUSTINA
Près de minuit.
ANTONIO
Huit heures venaient de sonner quand je rencontrai Gabriel Bramante derrière le Colisée.
ASTOLPHE, sortant comme d'un rêve
Gabriel! mon cousin? Vous vous êtes battu avec lui! Vous l'avez tué peut-être?
ANTONIO
Je ne l'ai pas touché une seule fois, et il m'a poussé une botte dont je me souviendrai longtemps… (Il boit de l'eau) Il me semble que mon sang s'arrête un peu… Ah! quel compère que ce garçon-là!.. A présent je crois que je pourrai gagner mon logis… Vous me soutiendrez un peu tous les deux… Je vous conterai l'affaire en détail.
ASTOLPHE, à part
Est-ce une feinte? Aurait-il cette lâcheté?.. (Haut.) Vous êtes donc bien blessé? (Il regarde la poitrine d'Antonio. A part.) C'est la vérité, une large blessure. O Gabrielle. (Haut.) Je courrai vous chercher un chirurgien… dès que je vous aurai conduit chez vous…
FAUSTINA
Non! chez moi, c'est plus près d'ici. (Ils sortent en soutenant Antonio de chaque côté.)
SCÈNE VI
Une petite chambre très-sombre
GABRIEL, MARC
(Gabriel en costume noir avec son domino rejeté sur ses épaules. Il est assis dans une attitude rêveuse et plongé dans ses pensées. Marc au fond de la chambre.)
MARC
Il est deux heures du matin, monseigneur, est-ce que vous ne songez pas à vous reposer?
GABRIEL
Va dormir, mon ami, je n'ai plus besoin de rien.
MARC
Hélas! vous tomberez malade! Croyez-moi, il vaudrait mieux vous réconcilier avec le seigneur Astolphe, puisque vous ne pouvez pas l'oublier…
GABRIEL
Laisse-moi, mon bon Marc; je t'assure que je suis tranquille.
MARC
Mais si je m'en vais, vous ne songerez pas à vous coucher, et je vous retrouverai là demain matin, assis à la même place, et votre lampe brûlant encore. Quelque jour, le feu prendra à vos cheveux… et, si cela n'arrive pas, le chagrin vous tuera un peu plus tard. Si vous pouviez voir comme vous êtes changé!
GABRIEL
Tant mieux, ma fraîcheur trahissait mon sexe. A présent que je suis garçon pour toujours, il est bon que mes joues se creusent… Qu'as-tu à regarder cette porte?..
MARC
Vous n'avez rien entendu? Quelque chose a gratté à la porte.
GABRIEL
C'est ton épée. Tu as la manie d'être armé jusque dans la chambre.
MARC
Je ne serai pas en repos tant que vous n'aurez pas fait la paix avec votre grand-père… Tenez! encore! (On entend gratter à la porte avec un petit gémissement.)
GABRIEL, allant vers la porte
C'est quelque animal… Ceci n'est pas un bruit humain. (Il veut ouvrir la porte.)
MARC, l'arrêtant
Au nom du ciel! laissez-moi ouvrir le premier, et tirez votre épée…
(Gabriel ouvre la porte malgré les efforts de Marc pour l'en empêcher. Mosca entre et se jette dans les jambes de Gabriel avec des cris de joie.)
GABRIEL
Beau sujet d'alarme! Un chien gros comme le poing! Eh quoi! c'est mon pauvre Mosca! Comment a-t-il pu me venir trouver de si loin? Pauvre créature aimante! (Il prend Mosca sur ses genoux et le caresse.)
MARC
Ceci m'alarme en effet… Mosca n'a pu venir tout seul, il faut que quelqu'un l'ait amené… Le prince Jules est ici! (On frappe en bas… Il prend des pistolets sur une table.)
GABRIEL
Quoi que ce soit, Marc, je te défends d'exposer ta vie en faisant résistance. Vois-tu, je ne tiens plus du tout à la mienne… Quoi qu'il arrive, je ne me défendrai pas. J'ai bien assez lutté, et, pour arriver où j'en suis, ce n'était pas la peine. (Il regarde à la croisée.) Un homme seul?.. Va lui parler au travers du guichet. Sache ce qu'il veut; mais, si c'est Astolphe, je te défends d'ouvrir. (Marc sort.) Qui donc t'a conduit vers moi, mon pauvre Mosca? Un ennemi m'aurait-il fait ce cadeau généreux du seul être qui me soit resté fidèle malgré l'absence?
MARC, revenant
C'est monsieur l'abbé Chiavari, qui demande à vous parler. Mais ne vous fiez point à lui, monseigneur, il peut être envoyé par votre grand-père.
GABRIEL, sortant
Plutôt être cent fois victime de la perfidie que de faire injure à l'amitié. Je vais à sa rencontre.
MARC
Voyons si personne ne vient derrière lui dans la rue. (Il arme ses pistolets et se penche à la croisée.) Non, personne.
SCÈNE VII
LE PRÉCEPTEUR, GABRIEL, MARC
LE PRÉCEPTEUR
O mon cher enfant! mon noble Gabriel! Je vous remercie de ne pas vous être méfié de moi. Hélas! que de chagrins et de fatigues se peignent sur votre visage!
MARC
N'est-ce pas, monsieur l'abbé? C'est ce que je disais tout à l'heure.
GABRIEL
Ce brave serviteur! Son dévouement est toujours le même. Va te jeter sur ton lit, mon ami, je t'appellerai pour reconduire l'abbé quand il sortira.
MARC
J'irai pour vous obéir, mais je ne dormirai pas. (Il sort.)
LE PRÉCEPTEUR
Oh! ce pauvre petit Mosca! que de chemin il m'a fait faire! Depuis le Colisée, où il a découvert vos traces, jusqu'ici, il m'a promené durant toute la soirée. D'abord il m'a mené au Vatican… puis à un cabaret, vers la place Navone; là j'avais renoncé à vous trouver, et lui-même s'était couché, harassé de fatigue, lorsque tout à coup il est parti en faisant entendre ce petit cri que vous connaissez, et il s'est tellement obstiné à votre porte, qu'à tout hasard je l'ai fait passer par le guichet.
GABRIEL
Je l'aime cent fois mieux depuis qu'il m'a fait retrouver un ami. Mais qui vous amène à Rome, mon cher abbé?
LE PRÉCEPTEUR
Le désir de vous porter secours et la crainte qu'il ne vous arrive malheur.
GABRIEL
Mon grand-père est fort irrité contre moi?
LE PRÉCEPTEUR
Vous pouvez le penser. Mais vous êtes bien caché, et maintenant vous êtes entouré de protecteurs dévoués. Astolphe est ici.
GABRIEL
Je le sais bien.
LE PRÉCEPTEUR
Je me suis lié avec lui; je voulais savoir si cet homme vous était véritablement attaché… Il vous aime, j'en suis certain.
GABRIEL
Je sais tout cela, mais ne me parlez pas de lui.
LE PRÉCEPTEUR
Je veux vous en parler, au contraire, car il mérite son pardon à force de repentir.
GABRIEL
Oui, je sais qu'il se repent beaucoup!
LE PRÉCEPTEUR
L'excès de l'amour a pu seul l'entraîner dans les fautes dont votre abandon l'a trop sévèrement puni.
GABRIEL
Écoutez, mon ami, je sais mieux que vous les moindres démarches, les moindres discours, les moindres pensées d'Astolphe. Depuis trois mois, j'erre autour de lui comme son ombre, je surveille toutes ses actions, et j'ai même entendu mot pour mot de longs entretiens que vous avez eus avec lui…
LE PRÉCEPTEUR
Quoi! vous me saviez ici, et vous n'osiez pas vous confier à moi?
GABRIEL
Pardonnez-moi, le malheur rend farouche…
LE PRÉCEPTEUR
Et vous étiez ce soir au Colisée en même temps que nous?
GABRIEL
Non, mais je vous écoutai la semaine dernière aux Thermes de Dioclétien. Ce soir, j'ai bien été au Colisée, mais je n'y ai rencontré qu'Antonio Vezzonila. Je me suis pris de querelle avec lui, parce qu'il avait à peu près deviné mon sexe. Je ne sais s'il ne mourra pas du coup que je lui ai porté. En toute autre circonstance, il m'eût ôté la vie; mais j'avais quelque chose à accomplir, la destinée me protégeait. Je jouais mon dernier coup de dé. J'ai gagné la partie contre le malencontreux obstacle qui venait se jeter dans mon chemin. C'est une victime de plus sur laquelle Astolphe assoira l'édifice de sa fortune.
LE PRÉCEPTEUR
Je ne vous comprends pas, mon enfant!
GABRIEL
Astolphe vous expliquera tout ceci demain matin. Demain je quitterai Rome.
LE PRÉCEPTEUR
Avec lui, sans doute?
GABRIEL
Non, mon ami; je quitte Astolphe pour toujours.
LE PRÉCEPTEUR
Ne savez-vous point pardonner? C'est vous-même que vous allez punir le plus cruellement.
GABRIEL
Je le sais, et je lui pardonne dans mon coeur ce que je vais souffrir. Un jour viendra où je pourrai lui tendre une main fraternelle; aujourd'hui je ne saurais le voir.
LE PRÉCEPTEUR
Laissez-moi l'amener à vos pieds: quoique l'heure soit fort avancée, je sais que je le trouverai debout; il a pris un déguisement pour vous chercher.
GABRIEL
A l'heure qu'il est, il ne me cherche pas. Je suis mieux informé que vous, mon cher abbé; et, lorsque vous entendez ses paroles, moi j'entends ses pensées. Écoutez bien ce que je vais vous dire. Astolphe ne m'aime plus. La première fois qu'il m'outragea par un soupçon injuste, je compris qu'il blasphémait contre l'amour, parce que son coeur était las d'aimer. Je luttai longtemps contre cette horrible certitude. A présent, je ne puis plus m'y soustraire. Avec le doute, l'ingratitude est entrée dans le coeur d'Astolphe, et, à mesure qu'il tuait notre amour par ses méfiances, d'autres passions sont venues chez lui peu à peu, et presque à son insu, prendre la place de celle qui s'éteignait. Aujourd'hui son amour n'est plus qu'un orgueil sauvage, une soif de vengeance et de domination; son désintéressement n'est plus qu'une ambition mal satisfaite, qui méprise l'argent parce qu'elle aspire à quelque chose de mieux… Ne le défendez pas! Je sais qu'il se fait encore illusion à lui-même, et qu'il n'a pas encore envisagé froidement le crime qu'il veut commettre; mais je sais aussi que son inaction et son obscurité lui pèsent. Il est homme! une vie toute d'amour et de recueillement ne pouvait lui suffire. Cent fois dans notre solitude il a rêvé, malgré lui, à ce qu'eût été son rôle dans le monde si notre grand-père ne m'eût substitué à lui; et aujourd'hui, quand il songe à m'épouser, quand il songe à proclamer mon sexe, il ne songe pas tant à s'assurer ma fidélité qu'à reconquérir une place brillante dans la société, un grand titre, des droits politiques, la puissance, en un mot dont les hommes sont plus jaloux que de l'argent. Je sais qu'encore hier, encore ce matin peut-être, il repoussait la tentation et frémissait à l'idée de commettre une lâcheté; mais demain, mais ce soir peut-être il a déjà franchi ce pas, et le plus grossier appât offert à sa jalousie lui servira de prétexte pour fouler aux pieds son amour et pour écouter son ambition. J'ai vu venir l'orage, et, voulant préserver son honneur d'un crime et ma liberté d'un joug, j'ai trouvé un expédient. J'ai été trouver le pape; j'ai feint une grande exaltation de piété chrétienne; je lui ai déclaré que je voulais vivre dans le célibat, et j'ai obtenu de lui que, pour ne pas exposer mon héritage à sortir de la famille, Astolphe serait mis en possession à ma place à la mort de mon grand-père. Le pape m'a écouté avec bienveillance; il a bien voulu tenir compte des préventions de mon grand-père contre Astolphe, et de la nécessité de ménager ces préventions. Il m'a promis le secret, et m'a donné une garantie pour l'avenir. Ce papier, signé ce soir même, est déjà dans les mains d'Astolphe.
LE PRÉCEPTEUR
Astolphe n'en fera point usage, et viendra le lacérer à vos pieds. Laissez-moi l'aller chercher, vous dis-je. Il est possible que vos prévisions soient justes, et qu'un jour vienne où vous aurez raison de vous armer d'un grand courage et d'une rigueur inflexible. Mais en attendant, ne devez-vous pas tenter tous les moyens de relever cette âme abattue, et de reconquérir ce bonheur si chèrement disputé jusqu'à présent? L'amour, mon enfant, est une chose plus grave à mes yeux (aux yeux d'un pauvre prêtre qui ne l'a pas connu!) qu'à ceux de tous les hommes que j'ai rencontrés dans ma vie. Je vous dirais presque, à vous autres qui êtes aimés, ce que le Seigneur disait à ses disciples: «Vous avez charge d'âmes.» Non, vous n'avez pas possédé l'âme d'un autre sans contracter envers elle des devoirs sacrés, et vous aurez un jour à rendre compte à Dieu des mérites ou des fautes de cette âme troublée, dont vous étiez vous-même devenu le juge, l'arbitre et la divinité! Usez donc de toute votre influence pour la tirer de l'abîme où elle s'égare; remplissez cette tâche comme un devoir, et ne l'abandonnez que lorsque vous aurez épuisé tous les moyens de la relever.
GABRIEL
GABRIEL
Vous avez raison, l'abbé, vous parlez comme un chrétien, mais non comme un homme! Vous ignorez que, là où l'on a régné par l'amour, on ne peut plus régner par la raison ou la morale. Cette puissance qu'on avait alors, c'était l'amour qu'on ressentait soi-même, c'est-à-dire la foi, et l'enthousiasme qui la donnait et qui la rendait infaillible. Cet amour, transformé en charité chrétienne ou en éloquence philosophique, perd toute sa puissance, et l'on ne termine pas froidement l'oeuvre qu'on a commencée dans la fièvre. Je sens que je n'ai plus en moi les moyens de persuader Astolphe, car je sens que le but du ma vie n'est plus de le persuader. Son âme est tombée au-dessous de la mienne; si je la relevais, ce serait mon ouvrage. Je l'aimerais peut-être comme vous m'aimez; mais je ne serais plus prosternée devant l'être accompli, devant l'idéal que Dieu avait créé pour moi. Sachez, mon ami, que l'amour n'est pas autre chose que l'idée de la supériorité de l'être qu'on possède, et, cette idée détruite, il n'y a plus que l'amitié.
LE PRÉCEPTEUR
L'amitié impose encore des devoirs austères; elle est capable d'héroïsme, et vous ne pouvez abjurer dans le même jour l'amour et l'amitié!
GABRIEL
Je respecte votre avis. Cependant vous m'accorderez le reste de la nuit pour réfléchir à ce que vous me demandez. Donnez-moi votre parole de ne point informer Astolphe du lieu de ma retraite.
LE PRÉCEPTEUR
J'y consens, si vous me donnez la vôtre de ne point quitter Rome sans m'avoir revu. Je reviendrai demain matin.
GABRIEL
Oui, mon ami, je vous le promets. L'heure est avancée, les rues sont mal fréquentées, permettez que Marc vous accompagne.
LE PRÉCEPTEUR
Non, mon enfant, cette nuit de carnaval tient la moitié de la population éveillée; il n'y a pas de danger. Marc a probablement fini par s'endormir. N'éveillez pas ce bon vieillard. A demain! que Dieu vous conseille!..
GABRIEL
Que Dieu vous accompagne! A demain! (Le précepteur sort. Gabriel l'accompagne jusqu'à la porte et revient. )