Kitabı oku: «Histoire de ma Vie, Livre 3 (Vol. 10 - 13)», sayfa 21
J'étais donc dans les idées de M. Jules Favre, qui se trouvait posé dans les conciliabules en adversaire d'Éverard, et qui était un adversaire digne de lui. Je ne connaissais pas Jules Favre, je ne l'avais jamais vu, jamais entendu; mais lorsque Éverard, après avoir combattu ses argumens avec véhémence, venait me les rapporter, je leur donnais raison. Éverard sentait bien que ce n'était pas par envie de le contredire et de l'irriter; mais il en était affligé, et devinant bien que je redoutais l'exposé public de ses utopies, il s'écriait: «Ah! maudits soient le pont des Saints-Pères et la question sociale!»
CHAPITRE TROISIEME
Lettre incriminée au procès monstre. — Ma rédaction rejetée. — Défection du barreau républicain. — Trélat. — Discours d'Éverard. — Sa condamnation. — Retour à Nohant. — Projets d'établissement. — La maison déserte à Paris. — Charles d'Aragon. — Affaire Fieschi. — Les opinions politiques de Maurice. — M. Lamennais. — M. Pierre Leroux. — Le mal du pays me prend. — La maison déserte à Bourges. — Contradictions d'Éverard. — Je reviens à Paris.
Cependant il s'agissait surtout de soutenir le courage de certains accusés, en petit nombre, heureusement, qui menaçaient de faiblir. J'étais bien d'accord avec Éverard sur ce point, que, quel que fût le résultat d'une division dans les motifs et les idées des défenseurs, il fallait que la crainte et la lassitude ne parussent pas, même chez quelques accusés. Il me fit rédiger la lettre, la fameuse lettre qui devait donner au procès monstre une nouvelle extension. C'était son but, à lui de rendre inextricable le système d'accusation. L'idée souriait par momens à Armand Carrel; en d'autres, elle alarmait sa prudence. Mais Éverard la poussa rapidement, et lui, que l'on pouvait supposer parfois si méfiant du lendemain, c'est tout au plus s'il prit le temps de la réflexion. Il trouva ma rédaction trop sentimentale et la changea.
«Il n'est pas question de soutenir la foi chancelante par des homélies, me dit-il; les hommes ne donnent pas tant de part à l'idéal. C'est par l'indignation et la colère qu'on les ranime. Je veux attaquer violemment la pairie pour exalter les accusés; je veux d'ailleurs mettre en cause tout le barreau républicain.» Je lui fis observer que le barreau républicain signerait ma rédaction et reculerait devant la sienne. «Il faudra bien que tous signent, répondit-il, et s'ils ne le font pas, on se passera d'eux.»
On se passa du grand nombre, en effet, et ce fut une grande faute que de provoquer les défections. Toutes n'étaient pas si coupables qu'elles le parurent à Éverard. Certains hommes étaient venus là sans vouloir une révolution de fait, espérant contribuer seulement à une révolution dans les idées ne rêvant ni profit ni gloire, mais l'accomplissement d'un devoir dont toutes les conséquences ne leur avaient pas été soumises. J'en connais plusieurs qu'il me fut impossible de blâmer quand ils m'expliquèrent leurs motifs d'abstention.
On sait quelles conséquences eut la lettre. Elle fut fatale au parti en ce qu'elle y mit le désordre; elle fut fatale à Éverard en ce sens qu'elle donna lieu à un discours très controversé dans les rangs de son parti. Il avait, par un mouvement généreux, assumé sur lui toute la responsabilité de cette pièce incriminée par la cour des pairs. Il l'eût fait, quand même Trélat ne lui eût pas donné l'exemple du sacrifice. Mais Trélat fit devant la cour un acte d'hostilité héroïque, tandis qu'Éverard sema de contrastes sa profession de foi devant ce même tribunal. Laissons parler Louis Blanc: «...Puis M. Michel (de Bourges) s'avance. On connaissait déjà l'entraînement de sa parole, et tous attendaient, au milieu d'un solennel silence. Il commença d'une voix brève et profonde; à demi courbé sur la balustrade qui lui servait d'appui, tantôt il la faisait trembler sous la pression convulsive de ses mains; tantôt, d'un mouvement impétueux, il en parcourait l'étendue, semblable à ce Caïus Gracchus dont il fallait qu'un joueur de flûte modérât, lorsqu'il parlait, l'éloquence trop emportée. M. Michel (de Bourges) cependant ne fut ni aussi hardi ni aussi terrible que M. Trélat. Il se défendit, ce que M. Trélat n'avait pas daigné faire, et les attaques qu'il dirigea contre la pairie ne furent pas tout à fait exemptes de ménagemens. Tout en maintenant l'esprit de la lettre, il parut disposé à faire bon marché des formes, et il reconnut qu'à en juger par ce qu'il voyait depuis trois jours, les pairs valaient mieux que leur institution. Du reste, et pour ce qui concernait le fond même du procès, il fut inflexible.»
Je ne me permettrai de reprendre qu'un mot à cette excellente appréciation. Selon moi, Éverard ne se défendit pas, et je souffre encore en m'imaginant que, s'il fit bon marché des formes de sa provocation, ce fut peut-être sous l'impression de la critique que je lui avais faite de ces mêmes formes. Je trouvais, moi, et je me permettais de le lui dire, que la principale maladresse de son parti était la rudesse du langage et le ton acerbe des discussions. On revenait trop au vocabulaire des temps les plus aigris de la révolution; on affectait de le faire, sans songer qu'un choix d'expression fort du cachet de son temps, paraît violent, par conséquent faible, à quarante ans de distance. J'admirais l'originalité de la parole d'Éverard, précisément parce qu'elle donnait une couleur, une physionomie nouvelle à ces choses du passé. Il sentait bien que là était sa puissance, et il riait de tout son cœur des vieilles formules et des déclamations banales. Mais en écrivant, il y retombait quelquefois sans en avoir conscience, et quand je le lui faisais remarquer, il en convenait modestement. Nous n'avions pourtant pas été d'accord sur ce point en rédigeant la lettre. Il avait défendu et maintenu sa version; mais depuis, en l'entendant blâmer par d'autres, il s'en était dégoûté, et l'artiste dominant, par bouffées, l'homme de parti, il aurait voulu qu'une pièce destinée à faire tant de bruit fût un chef-d'œuvre de goût et d'éloquence. Il est vrai que s'il en eût été ainsi, on ne l'eût pas incriminée et que son but n'eût pas été atteint.
Comme il ne l'était pas davantage par la situation isolée que lui faisaient les poursuites, il n'était plus forcé rigoureusement de défendre chaque expression de cette lettre. Du moment qu'elle n'était plus signée par un parti tout entier, elle redevenait son œuvre personnelle, et il crut peut-être de bon goût de n'y pas tenir aveuglement.
Je n'ai pas entendu ce discours, je n'étais qu'à la séance du 20 mai. Rien n'est plus fugitif qu'un discours; et la sténographie, qui en conserve les mots, n'en conserve pas toujours l'esprit. Il faudrait pouvoir sténographier l'accent et photographier la physionomie de l'orateur pour bien comprendre toutes les nuances de sa pensée à chaque crise de son improvisation. Éverard ne préparait jamais rien en politique; il s'inspirait du moment, et, sous le coup de l'exaltation nerveuse qui dominait son talent en même temps qu'elle l'entretenait, il n'était pas toujours maître de sa parole. Ce ne fut pas la seule fois qu'on lui reprocha l'imprévu de sa pensée et qu'on la jugea plus significative et plus concluante qu'elle ne l'était dans son propre esprit.
Quoi qu'il en soit, ce discours, à la fin duquel il fut ramené chez lui atteint d'une bronchite aiguë, lui fit de nombreux détracteurs parmi ses coréligionnaires. Éverard avait blessé des croyances et des amours-propres dans les discussions orageuses au sein du parti. Il eut contre lui des rancunes amères et même des sévérités impartiales. «Était-ce donc la peine, disait-on, d'avoir combattu avec tant d'âpreté l'opinion de ceux qui voulaient adopter le système de la défense, pour arriver à se défendre soi-même, tout seul, d'un acte dont l'intention était collective?»
Mais n'était-ce pas précisément parce que cette cause n'avait plus de sens collectif qu'Éverard était fatalement entraîné à en faire meilleur marché? N'y avait-il pas quelque chose de naïf et de grand dans la modestie qui lui faisait confesser n'avoir aucun ressentiment, aucune haine personnelle? Et sa péroraison fut-elle timide lorsqu'il s'écria: «Si l'amende m'atteint, je mettrai ma fortune à la disposition du fisc, heureux de consacrer encore à la défense des accusés ce que j'ai pu gagner dans l'exercice de ma profession. Quant à la prison, je me rappelle le mot de cet autre républicain qui sut mourir à Utique: J'aime mieux être en prison, que de siéger ici, à côté de toi, César!»
L'arrêt qui condamnait Trélat à trois ans de prison et Michel à un mois seulement servit de texte aux commentaires hostiles. Michel fut jaloux de la prison de Trélat et non de l'honneur qui lui en revenait. Il chérissait ce noble caractère, et le parallèle qui fut établi entre eux au désavantage de l'un des deux ne diminua en rien la tendresse et la vénération de celui-ci pour l'autre. «Trélat est un saint, disait Éverard, et je ne le vaux pas.» Cela était vrai: mais, pour la dire sincèrement en pareille circonstance, il fallait encore être très grand soi-même.
Éverard fut assez gravement malade. La preuve qu'il n'avait pas été aussi agréable à la pairie que quelques adversaires le prétendaient, c'est que la pairie procéda très brutalement avec lui en le sommant de se faire écrouer mort ou vif. Je réclamai pour lui, à son insu, auprès de M. Pasquier, qui voulut bien faire envoyer le médecin délégué d'office en ces sortes de constatations.
Ce médecin procéda à l'interrogatoire d'Éverard d'une manière blessante, feignant de prendre la maladie pour une feinte et le retard demandé par moi pour un danger. Peu s'en fallut qu'Éverard ne fît manquer l'objet de ma démarche, car, en voyant arriver le médecin du pouvoir d'un air rogue, il répondit brusquement qu'il n'était pas malade et refusa de se laisser examiner. Pourtant j'obtins que le pouls fût consulté, et la fièvre était si réelle et si violente que l'Esculape monarchique se radoucit aussitôt, honteux peut-être d'une insulte toute gratuite et assez inintelligente; car quel est le condamné à un mois de prison qui préférerait la fuite? Je vis par ce petit fait comment on provoquait les républicains, même dans les circonstances légères, et je me fis une idée du système adopté dans les prisons pour exciter ces colères et ces révoltes que le pouvoir semblait avide de faire naître afin d'avoir le plaisir de les châtier.
Dès qu'Éverard fut guéri, je partis pour Nohant avec ma fille. Je ne sais plus pour quel motif, la peine prononcée contre Éverard ne devait plus être subie qu'au mois de novembre suivant. Ce fut peut-être dans l'intérêt de ses cliens que ce délai lui fut accordé.
Cette fois, mon séjour chez moi fut désagréable et même difficile. Il fallut m'armer de beaucoup de volonté pour ne pas aigrir la situation. Ma présence était positivement gênante. Mes amis souffrirent d'avoir à le constater, et ceux-mêmes qui contribuaient à me gâter mon intérieur, mon frère et une autre, sentirent que la position n'était pas tenable pour moi. Ils songèrent donc à conseiller quelque arrangement.
Je recevais trois mille francs de pension pour ma fille et pour moi. C'était fort court, mon travail étant encore peu lucratif et soumis d'ailleurs aux éventualités humaines, ne fût-ce qu'à l'état de ma santé. Pourtant c'était possible à la condition que, passant chez moi six mois sur douze, je mettrais de côté quinze cents francs par an pour payer l'éducation de l'enfant. Si l'on me fermait ma porte, ma vie devenait précaire, et la conscience de mon mari ne pouvait pas, ne devait pas être bien satisfaite.
Il le reconnaissait. Mon frère le pressait de me donner six mille francs par an. Il lui en serait resté à peu près dix en comptant son propre avoir. C'était de quoi vivre à Nohant, et y vivre seul, puisque tel était son désir. M. Dudevant s'était rendu à ce conseil; il avait donc promis de doubler ma pension; mais quand il avait été question de le faire, il m'avait déclaré être dans l'impossibilité de vivre à Nohant avec ce qui lui restait. Il fallut entrer dans quelques explications et me demander ma signature pour sortir d'embarras financiers qu'il s'était créés. Il avait mal employé une partie de son petit héritage, il ne l'avait plus. Il avait acheté des terres qu'il ne pouvait payer; il était inquiet, chagrin. Quand j'eus signé, les choses n'allèrent pas mieux, selon lui. Il n'avait pas résolu le problème qu'il m'avait donné à résoudre quelques années auparavant; ses dépenses excédaient nos revenus. La cave seule en emportait une grosse part, et, pour le reste, il était volé par des domestiques trop autorisés à le faire. Je constatai plusieurs friponneries flagrantes, croyant lui rendre service autant qu'à moi-même. Il m'en sut mauvais gré. Comme Frédéric-le-Grand, il voulait être servi par des pillards. Il me défendit de me mêler de ses affaires, de critiquer sa gestion et de commander à ses gens. Il me semblait que tout cela était un peu à moi, puisqu'il disait n'avoir plus rien à lui. Je me résignai à garder le silence et à attendre qu'il ouvrît les yeux.
Cela ne tarda pas. Dans un jour de dégoût de son entourage, il me dit que Nohant le ruinait, qu'il y éprouvait des chagrins personnels, qu'il s'y ennuyait au milieu de ses loisirs, et qu'il était prêt à m'en laisser la jouissance et l'entretien. Il voulait aller vivre à Paris ou dans le Midi avec le reste de nos revenus, qu'il évaluait alors à sept mille francs. J'acceptai. Il rédigea nos conventions, que je signai sans discussion aucune; mais, dès le lendemain, il me témoigna tant de regret et de déplaisir que je partis pour Paris en lui laissant le traité déchiré et en remettant mon sort à la providence des artistes, au travail.
Ceci s'était passé au mois d'avril. Mon voyage à Nohant en juin n'améliora pas la position. M. Dudevant persistait à quitter Nohant. Cette idée prenait plus de consistance quand j'y retournais; mais, comme elle était accompagnée de dépit, je m'en allai encore sans rien exiger.
Éverard était retourné à Bourges. Je vécus à Paris tout à fait cachée pendant quelque temps. J'avais un roman à faire, et comme je mourais de chaud dans ma mansarde du quai Malaquais, je trouvai moyen de m'installer dans un atelier de travail assez singulier. L'appartement du rez-de-chaussée était en réparation, et les réparations se trouvaient suspendues, je ne sais plus pour quel motif. Les vastes pièces de ce beau local étaient encombrées de pierres et de bois de travail: les portes donnant sur le jardin avaient été enlevées, et le jardin lui-même fermé, désert et abandonné, attendait une métamorphose. J'eus donc là une solitude complète, de l'ombrage, de l'air et de la fraîcheur. Je fis de l'établi d'un menuisier un bureau bien suffisant pour un petit attirail, et j'y passai les journées les plus tranquilles que j'aie peut-être jamais pu saisir, car personne au monde ne me savait là, que le portier, qui m'avait confié la clé, et ma femme de chambre, qui m'y apportait mes lettres et mon déjeuner. Je ne sortais de ma tanière que pour aller voir mes enfans à leurs pensions respectives. J'avais remis Solange chez les demoiselles Martin.
Je pense que tout le monde est, comme moi, friand de ces rares et courts instans où les choses extérieures daignent s'arranger de manière à nous laisser un calme absolu relativement à elles. Le moindre coin nous devient alors une prison volontaire, et, quel qu'il soit, il se pare à nos yeux de ce je ne sais quoi de délicieux qui est le sentiment de la conquête et de la possession du temps, du silence et de nous-mêmes. Tout m'appartenait dans ces murs vides et dévastés, qui bientôt allaient se couvrir de dorures et de soie, mais dont jamais personne ne devait jouir à ma manière. Du moins je me disais que les futurs occupans n'y retrouveraient peut-être jamais une heure du loisir assuré et de la rêverie complète que j'y goûtais chaque jour, du matin à la nuit. Tout était mien en ce lieu, les tas de planches qui me servaient de siéges et de lits de repos, les araignées diligentes qui établissaient leurs grandes toiles avec tant de science et de prévision d'une corniche à l'autre; les souris mystérieusement occupées à je ne sais quelles recherches actives et minutieuses dans les copeaux; les merles du jardin qui, venus insolemment sur le seuil, me regardaient, immobiles et méfians tout à coup, et terminaient leur chant insoucieux et moqueur sur une modulation bizarre, écourtée par la crainte. J'y descendais quelquefois le soir, non plus pour écrire, mais pour respirer et songer sur les marches du perron. Le chardon et le bouillon blanc avaient poussé dans les pierres disjointes; les moineaux, réveillés par ma présence, frôlaient le feuillage des buissons dans un silence agité, et les bruits des voitures, les cris du dehors arrivant jusqu'à moi, me faisaient sentir davantage le prix de ma liberté et la douceur de mon repos.
Quand mon roman fut fini, je rouvris ma porte à mon petit groupe d'amis. C'est à cette époque, je crois, que je me liai avec Charles d'Arragon, un être excellent et du plus noble caractère, puis avec M. Artaud, un homme très savant et parfaitement aimable. Mes autres amis étaient républicains; et, malgré l'agitation du moment, jamais aucune discussion politique ne troubla le bon accord et les douces relations de la mansarde.
Un jour, une femme d'un grand cœur, qui m'était chère, Mme Julie Beaune vint me voir. «On s'agite beaucoup dans Paris, me dit-elle. On vient de tirer sur Louis-Philippe.» C'était la machine Fieschi. Je fus très inquiète; Maurice était sorti avec Charles d'Arragon, qui l'avait mené justement voir passer le roi chez la comtesse de Montijo. Je craignais qu'au retour ils ne se trouvassent dans quelque bagarre. J'allais y courir, quand d'Arragon me ramena mon collégien sain et sauf. Pendant que j'interrogeais le premier sur l'événement, l'autre me parlait d'une charmante petite fille avec laquelle il prétendait avoir parlé politique. C'était la future impératrice des Français. Ce mot d'enfant m'en rappelle un autre. Maurice, un an plus tard m'écrivait: «Montpensier (le jeune prince était au collége Henri IV), m'a invité à son bal, malgré mes opinions politiques. Je m'y suis bien amusé. Il nous a tous fait cracher avec lui sur la tête des gardes nationaux18.»
C'est dans le courant de cette année-là que je m'approchai très humblement de deux des plus grandes intelligences de notre siècle, M. Lamennais et M. Pierre Leroux. J'avais projeté de consacrer un long chapitre de cet ouvrage à chacun de ces hommes illustres; mais les bornes de l'ouvrage ne peuvent être reculées à mon gré, et je ne voudrais pas écourter deux sujets aussi vastes que ceux de leur philosophie dans l'histoire et de leur mission dans le monde des idées. Cet ouvrage-ci est la préface étendue et complète d'un livre qui paraîtra plus tard, et où, n'ayant plus à raconter ma propre histoire dans son développement minutieux et lent, je pourrai aborder des individualités plus importantes et plus intéressantes que la mienne propre.
Je me bornerai donc à esquisser quelques traits des imposantes figures que j'ai rencontrées dans la période de mon existence contenue dans ce livre et à dire l'impression qu'elles firent sur moi.
J'allais alors cherchant la vérité religieuse et la vérité sociale dans une seule et même vérité. Grâce à Éverard, j'avais compris que ces deux vérités sont indivisibles et doivent se compléter l'une par l'autre, mais je ne voyais encore qu'un épais brouillard faiblement doré par la lumière qu'il voilait à mes yeux. Un jour, au milieu des péripéties du procès monstre, Liszt, qui était reçu avec bonté par M. Lamennais, le fit consentir à monter jusqu'à mon grenier de poète. L'enfant israélite Puzzi, élève de Liszt, musicien ensuite sous son vrai nom d'Herman, aujourd'hui carme déchaussé sous le nom de frère Augustin, les accompagnait.
M. Lamennais, petit, maigre et souffreteux, n'avait qu'un faible souffle de vie dans la poitrine. Mais quel rayon dans sa tête! Son nez était trop proéminant pour sa petite taille et pour sa figure étroite. Sans ce nez disproportionné, son visage eût été beau. L'œil clair lançait des flammes; le front droit et sillonné de grands plis verticaux, indices d'ardeur dans la volonté, la bouche souriante et le masque mobile sous une apparence de contraction austère, c'était une tête fortement caractérisée pour la vie de renoncement, de contemplation et de prédication.
Toute sa personne, ses manières simples, ses mouvemens brusques, ses attitudes gauches, sa gaîté franche, ses obstinations emportées, ses soudaines bonhomies, tout en lui, jusqu'à ses gros habits propres, mais pauvres, et à ses bas bleus, sentait le cloarek breton.
Il ne fallait pas longtemps pour être saisi de respect et d'affection pour cette âme courageuse et candide. Il se révélait tout de suite et tout entier, brillant comme l'or et simple comme la nature.
En ces premiers jours où je le vis, il arrivait à Paris, et, malgré tant de vicissitudes passées, malgré plus d'un demi-siècle de douleurs, il redébutait dans le monde politique avec toutes les illusions d'un enfant sur l'avenir de la France. Après une vie d'étude, de polémique et de discussion, il allait quitter définitivement sa Bretagne pour mourir sur la brèche, dans le tumulte des événemens, et il commençait sa campagne de glorieuse misère par l'acceptation du titre de défenseur des accusés d'avril.
C'était beau et brave. Il était plein de foi, et il disait sa foi avec netteté, avec clarté, avec chaleur; sa parole était belle, sa déduction vive, ses images rayonnantes; et chaque fois qu'il se reposait dans un des horizons qu'il a successivement parcourus, il y était tout entier, passé, présent et avenir, tête et cœur, corps et biens, avec une candeur et une bravoure admirables. Il se résumait alors dans l'intimité avec un éclat que tempérait un grand fonds d'enjouement naturel. Ceux qui, l'ayant rencontré perdu dans ses rêveries, n'ont vu de lui que son œil vert, quelquefois hagard, et son grand nez acéré comme un glaive, ont eu peur de lui et ont déclaré son aspect diabolique. S'ils l'avaient regardé trois minutes, s'ils avaient échangé avec lui trois paroles, ils eussent compris qu'il fallait chérir cette bonté tout en frissonnant devant cette puissance, et qu'en lui tout était versé à grandes doses, la colère et la douceur, la douleur et la gaîté, l'indignation et la mansuétude.
On l'a dit, et on l'a très bien dit19 et compris, jusqu'au lendemain de sa mort, les esprits droits et justes ont embrassé d'un coup d'œil cette illustre carrière de travaux et de souffrances; la postérité le dira à jamais, et ce sera une gloire de l'avoir reconnu et proclamé sur la tombe encore tiède de Lamennais: ce grand penseur a été, sinon parfaitement, du moins admirablement logique avec lui-même dans toutes ses phases de développement. Ce que, dans des heures de surprise, d'autres critiques, sérieux d'ailleurs, mais placés momentanément à un point de vue trop étroit, ont appelé les évolutions du génie, n'a été chez lui que le progrès divin d'une intelligence éclose dans les liens des croyances du passé et condamnée par la Providence à les élargir et à les briser, à travers mille angoisses, sous la pression d'une logique plus puissante que celle des écoles, la logique du sentiment.
Voilà ce qui me frappa et me pénétra surtout quand je l'eus entendu se résumer en un quart d'heure de naïve et sublime causerie. C'est en vain que Sainte-Beuve avait essayé de me mettre en garde, dans ses charmantes lettres et dans ses spirituels entretiens, contre l'inconséquence de l'auteur de l'Essai sur l'indifférence. Sainte-Beuve n'avait pas alors dans l'esprit apparemment la synthèse de son siècle. Il en avait pourtant suivi la marche, et il avait admiré le vol de Lamennais jusqu'aux protestations de l'Avenir. En le voyant mettre le pied dans la politique d'action, il fut choqué de voir ce nom auguste mêlé à tant de noms qui semblaient protester contre sa foi et ses doctrines.
Sainte-Beuve démontrait et accusait le côté contradictoire de cette marche avec son talent ordinaire; mais, pour sentir que cette critique-là ne portait que sur des apparences, il suffirait de regarder en face, des yeux de l'âme, et d'écouter avec le cœur l'ermite de la Chenaie. On sentait spontanément tout ce qu'il y avait de spontané dans cette âme sincère, dans ce cœur épris de justice et de vérité jusqu'à la passion. Mélange de dogmatisme absolu et de sensibilité impétueuse, M. Lamennais ne sortait jamais d'un monde exploré, par la porte de l'orgueil, du caprice ou de la curiosité. Non! Il en était chassé par un élan suprême de tendresse froissée, de pitié ardente, de charité indignée. Son cœur disait alors probablement à sa raison: «Tu as cru être là dans le vrai. Tu avais découvert ce sanctuaire, tu croyais y rester toujours. Tu ne pressentais rien au delà, tu avais fait ton siége, tiré les rideaux et fermé la porte. Tu étais sincère, et pour te fortifier dans ce que tu croyais bon et définitif, comme dans une citadelle, tu avais entassé sur ton seuil tous les argumens de ta science et de ta dialectique. — Eh bien! tu t'étais trompée! car voilà que des serpens habitaient avec toi, à ton insu. Ils s'étaient glissés, froids et muets, sous ton autel, et voilà que, réchauffés, ils sifflent et relèvent la tête. Fuyons, ce lieu est maudit et la vérité y serait profanée. Emportons nos lares, nos travaux, nos découvertes, nos croyances; mais allons plus loin, montons plus haut, suivons ces esprits qui s'élèvent en brisant leurs fers; suivons-les pour leur bâtir un autel nouveau, pour leur conserver un idéal divin, tout en les aidant à se débarrasser des liens qu'ils traînent après eux, et à se guérir du venin qui les a souillés dans les horreurs de cette prison.»
Et ils s'en allaient de compagnie, ce grand cœur et cette généreuse raison qui se cédaient toujours l'un à l'autre. Ils construisaient ensemble une nouvelle église, belle, savante, étayée selon les règles de la philosophie. Et c'était merveille de voir comment l'architecte inspiré faisait plier la lettre de ses anciennes croyances à l'esprit de sa nouvelle révélation. Qu'y avait-il de changé? Rien selon lui. Je lui ai entendu dire naïvement à diverses époques de sa vie: «Je défie qui que ce soit de me prouver que je ne suis pas catholique aussi orthodoxe aujourd'hui que je l'étais en écrivant l'Essai sur l'indifférence.» Et il avait raison pour son compte. Au temps où il avait écrit ce livre, il n'avait pas vu le pape debout à côté du czar bénissant les victimes. S'il l'eût vu, il eût protesté contre l'impuissance du pape, contre l'indifférence de l'Église en matière de religion. Qu'y avait-il de changé dans les entrailles et dans la conscience du croyant? Rien, en vérité. Il n'abandonnait jamais ses principes, mais les conséquences fatales ou forcées de ces principes.
Maintenant, dirons-nous qu'il y avait en lui une réelle inconséquence dans ses relations de tous les jours, dans ses engouemens, dans sa crédulité, dans ses soudaines méfiances, dans ses retours imprévus? Non, bien que nous ayons quelquefois souffert de sa facilité à subir l'influence passagère de certaines personnes qui exploitaient son affection au profit de leur vanité ou de leurs rancunes, nous ne dirons pas que ces inconséquences furent réelles. Elles ne partaient pas des entrailles de son sentiment. Elles étaient à la surface de son caractère, au degré du thermomètre de sa frêle santé. Nerveux et irascible, il se fâchait souvent avant d'avoir réfléchi, et son unique défaut était de croire avec précipitation à des torts qu'il ne prenait pas le temps de se faire prouver. Mais j'avoue que, pour ma part, bien qu'il m'en ait gratuitement attribué quelques-uns, il ne m'a jamais été possible de ressentir la moindre irritation contre lui. Faut-il tout dire? J'avais comme une faiblesse maternelle pour ce vieillard que je reconnaissais en même temps pour un des pères de mon église, pour une des vénérations de mon âme. Par le génie et la vertu qui rayonnaient en lui, il était dans mon ciel, sur ma tête. Par les infirmités de son tempérament débile, par ses dépits, ses bouderies, ses susceptibilités, il était à mes yeux comme un enfant généreux, mais enfant à qui l'on doit dire de temps en temps: «Prenez garde, vous allez être injuste. Ouvrez donc les yeux!»
Et quand j'applique à un tel homme ce mot d'enfant, ce n'est pas du haut de ma pauvre raison que je le prononce, c'est du fond de mon cœur attendri, fidèle et plein d'amitié pour lui au delà de la tombe. Qu'y a-t-il de plus touchant, en effet, que de voir un homme de ce génie, de cette vertu et de cette science ne pouvoir pas entrer dans la maturité du caractère, grâce à une modestie incomparable? N'êtes-vous pas ému quand vous voyez le lion de l'Atlas dominé et persuadé par le petit chien compagnon de sa captivité? Lamennais semblait ignorer sa force, et je crois qu'il ne se faisait aucune idée de ce qu'il était pour ses contemporains et pour la postérité. Autant il avait la notion de son devoir, de sa mission, de son idéal, autant il s'abusait sur l'importance de sa vie intérieure et individuelle. Il la croyait nulle et allait la livrant au hasard des influences et des personnes du moment. Le moindre cuistre eût pu l'émouvoir, l'irriter, le troubler et, au besoin, lui persuader d'agir ou de s'abstenir dans la sphère de ses goûts les plus purs et de ses habitudes les plus modestes. Il daignait répondre à tous, consulter les derniers de tous, discuter avec eux, et parfois les écouter avec la naïve admiration d'un écolier devant un maître.
En se livrant à ce divertissement, le petit prince et ses jeunes invités étaient sur une galerie au-dessous de laquelle passaient les bonnets à poil.
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Ce grand homme si méconnu, si calomnié durant sa vie, insulté jusque sur son lit de mort par les pamphlétaires, ce prêtre du vrai Dieu, crucifié pendant soixante ans, a été cependant enseveli avec honneur et vénération par les écrivains de la presse sérieuse. Quand j'aurai, moi, l'honneur de lui apporter un tribut plus complet que celui de ces quelques pages, je ne dirai certes pas mieux qu'il n'a été dit dans ce même feuilleton par M. Paulin Limayrac, et avant lui, quelque temps avant la mort du maître, par Alexandre Dumas (28 et 29 septembre 1853). Ce chapitre des mémoires de l'auteur d'Antony est à la fois excellent et magnifique; il prouve que le génie peut toucher à tout, et que le romancier fécond, le poète dramatique et lyrique, le critique enjoué, l'artiste plein de fantaisie et d'imprévu, tous les hommes qui sont contenus dans Alexandre Dumas n'ont pas empêché l'écrivain philosophique de se développer en lui et de faire sa preuve, à l'occasion, avec une égale puissance.
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