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Kitabı oku: «Histoire de ma Vie, Livre 3 (Vol. 10 - 13)», sayfa 26

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Mais à peine étais-je remise de la crise qui venait de m'ébranler, qu'une alerte nouvelle vint me surprendre. M. Dudevant avait été en Berry, et n'y trouvant pas Maurice, il avait emmené Solange.

Comment avait-il pu s'imaginer que j'avais soustrait Maurice à sa velléité de le reprendre, pour lui jouer un mauvais tour? Je ne prétendais le lui cacher que le temps nécessaire pour laisser passer la mauvaise disposition que mon frère m'avait signalée. J'espérais toujours arriver à ce à quoi je suis arrivée plus tard, à m'entendre avec lui sur ce qui était avantageux, nécessaire à l'éducation et à la santé de notre fils. Qu'au lieu d'aller le chercher en Berry mystérieusement et en mon absence, il me l'eût réclamé ouvertement, je l'aurais soumis devant lui à l'examen de médecins choisis par lui, et il se fût convaincu de l'impossibilité de le remettre au collége.

Quoi qu'il en soit, il crut tirer une vengeance légitime de ce qui n'était chez moi qu'une inquiétude irrésistible, de ce qui à ses yeux fut un désir de le blesser. Quand l'âme est aigrie, elle se croit fondée à avoir les torts qu'elle suppose aux autres.

Jamais M. Dudevant n'avait témoigné le moindre désir d'avoir Solange près de lui. Il avait coutume de dire: «Je ne me mêle pas de l'éducation des filles, je n'y entends rien.» S'entendait-il davantage à celle des garçons? Non, il avait trop de rigidité dans la volonté pour supporter les inconséquences sans nombre, les langueurs et les entraînemens de l'enfance. Il n'a jamais aimé la contradiction, et qu'est ce qu'un enfant, sinon la contradiction vivante de toutes les prévisions et intentions paternelles? D'ailleurs, ses instincts militaires ne le portaient pas à s'amuser de ce que l'enfance a d'ennuyeux et d'impatientant pour toute autre indulgence que celle d'une mère.

Il n'avait donc d'autre projet à l'égard de Maurice que celui d'en faire un collégien et plus tard un militaire, et en enlevant Solange il n'avait pas d'autre intention, il me l'a dit lui-même ensuite, que celle de me la faire chercher.

J'aurais dû me le dire à moi-même et me tranquilliser; mais les circonstances de cet enlèvement se présentèrent à mon esprit d'une manière poignante, et, dans la réalité, elles avaient été plus dramatiques que de besoin. La gouvernante avait été frappée et ma pauvre petite, épouvantée, avait été emmenée de force en poussant des cris dont toute la maison était encore consternée. Solange n'avait pourtant pas été prévenue par moi contre son père, comme il se l'imaginait. Pendant la lutte avec Marie-Louise Rollinat et madame Rollinat la mère, qui se trouvait là, elle s'était jetée aux genoux de son père en criant: «Je t'aime, mon papa, je t'aime, ne m'emmène pas!» La pauvre enfant, ne sachant rien, ne comprenait rien.

Les lettres qui me racontaient cette nouvelle aventure me donnèrent la fièvre. Je courus à Paris, je confiai Maurice à mon ami M. Louis Viardot, j'allai trouver le ministre, je me mis en règle; je me fis accompagner d'un autre ami et du maître clerc de mon avoué, M. Vincent, un excellent jeune homme, plein de cœur et de zèle, aujourd'hui avocat. Je partis en poste, courant jour et nuit vers Guillery. Pendant ces deux journées de préparatifs, le ministre, M. Barthe, avait eu l'obligeance de faire jouer le télégraphe: je savais où était ma fille.

Madame Dudevant était morte un mois auparavant. Elle n'avait pu frustrer mon mari de l'héritage de son père. Elle lui laissait quelques charges qui lui valurent une douzaine de procès et la terre de Guillery, dont il avait déjà pris possession. Que Dieu fasse paix à cette malheureuse femme! Elle avait été bien coupable envers moi, bien plus que je ne veux le dire. Faisons grâce aux morts! Ils deviennent meilleurs, je l'espère, dans un monde meilleur. Si les justes ressentiments de celui-ci peuvent leur en retarder l'accès, il y a longtemps que j'ai crié: «Ouvrez-lui, mon Dieu.»

Et que savons-nous du repentir au lendemain de la mort? Les orthodoxes disent qu'un instant de contrition parfaite peut laver l'âme de toutes ses souillures, même au seuil de l'éternité. Je le crois avec eux: mais pourquoi veulent-ils qu'aussitôt après la séparation de l'âme et du corps, cette douleur du péché, cette expiation suprême, cesse d'être possible? Est-ce que l'âme a perdu, selon eux, sa lumière et sa vie en montant vers le tribunal où Dieu l'appelle pour la juger? Ils ne sont point conséquents, ces catholiques qui regardent la misérable épreuve de cette vie comme définitive, puisqu'ils admettent un purgatoire où l'on pleure, où l'on se repent, où l'on prie.

J'arrivai à Nérac, je courus chez le sous-préfet, M. Haussmann, aujourd'hui préfet de la Seine. Je ne me rappelle pas s'il était déjà le beau-frère de mon digne ami M. Artaud. Ce dernier a épousé sa sœur. Je sais que j'allai lui demander aide et protection, et qu'il monta sur-le-champ dans ma voiture pour courir à Guillery, qu'il me fit rendre ma fille sans bruit et sans querelle, qu'il nous ramena à la sous-préfecture avec mes compagnons de voyage, et qu'il ne voulut pas nous permettre de retourner à l'auberge, ni de partir avant deux jours de repos, de paisibles promenades sur la jolie rivière de Beïse et le long des rives où la tradition place les jeunes amours de Florette et de Henri IV. Il me fit dîner avec d'anciens amis que je fus heureuse de retrouver, et je me souviens que l'on causa beaucoup philosophie, terrain neutre en comparaison de celui de la politique, où le jeune fonctionnaire ne se fût pas trouvé d'accord avec nous. C'était un esprit sérieux, avide de creuser le problème général; mais un savoir-vivre exquis l'empêcha de soulever aucune question délicate.

Je me souviens aussi que j'étais si peu versée dans la philosophie moderne à cette époque, que j'écoutai sans trouver rien à dire, et qu'au retour je disais à mon compagnon de route: «Vous avez discuté avec M. Haussmann sur des matières où je n'entends rien du tout. Je n'ai, par rapport aux choses présentes, que des sentiments et des instincts. La science des idées nouvelles a des formules qui me sont étrangères et que je n'apprendrai probablement jamais. Il est trop tard. J'appartiens par l'esprit à une génération qui a déjà fait son temps.» Il m'assura que je me trompais et que, quand j'aurais mis le pied dans un certain cercle de discussion, je ne pourrais plus m'en arracher. Il se trompait aussi un peu, mais il est certain que je ne devais pas tarder à m'y intéresser vivement.

Huit mois se passèrent encore avant que j'eusse la tranquillité nécessaire à ce genre d'études.

M. Dudevant ayant hérité d'un revenu qu'il avouait être de 1,200 fr. et qui devait bientôt augmenter du double, il ne me semblait pas juste qu'il continuât à jouir de la moitié du mien. Il en jugea autrement, et il fallut discuter encore. Je ne me serais pas donné tant de peine pour une question d'argent, si j'avais pu être certaine de suffire à l'éducation de mes deux enfants. Mais le travail littéraire est si éventuel, que je ne voulais pas soumettre leur existence aux chances de mon métier: banqueroute d'éditeurs, banqueroute de succès ou de santé. Je voulais amener mon mari à ne plus s'occuper de Maurice, et il y paraissait disposé. Puisqu'il se croyait trop gêné pour payer son entretien sans mon aide, je lui proposai de m'en charger moi-même, et il accepta enfin cette solution par un contrat définitif, en 1838. Il me fit demander une somme de cinquante mille francs moyennant laquelle il me rendit la jouissance de l'hôtel de Narbonne, patrimoine de mon père, et celle beaucoup plus précieuse de garder et gouverner mes deux enfants comme je l'entendrais. Je vendis le coupon de rente qui avait constitué en partie la pension de ma mère; nous signâmes cet échange, enchantés l'un et l'autre de notre lot22.

Quant à l'argent, le mien ne valait pas grand'chose, en égard au présent. Le collége de Narbonne, maison historique fort vieille, avait été si peu entretenu et réparé, qu'il me fallut y dépenser près de cent mille francs pour le remettre en bon rapport. Je travaillai dix ans pour payer cette somme et faire de cette maison la dot de ma fille.

Mais, au milieu des grands embarras que me suscitèrent mes petites propriétés, je ne perdis pas courage. J'étais devenue à la fois père et mère de famille. C'est beaucoup de fatigue et de souci quand l'héritage n'y suffit pas, et qu'il faut exercer une industrie absorbante, comme l'est celle d'écrire pour le public. Je ne sais ce que je serais devenue si je n'avais pas eu, avec la faculté de veiller beaucoup, l'amour de mon art qui me ranimait à toute heure. Je commençai à l'aimer le jour où il devint pour moi, non plus une nécessité personnelle, mais un devoir austère. Il m'a, non pas consolée, mais distraite de bien des peines, et arrachée à bien des préoccupations.

Mais que de préoccupations diverses, pour une tête sans grande variété de ressources, que ces extrêmes de la vie dont il fallut m'occuper simultanément dans ma petite sphère! Le respect de l'art, les obligations d'honneur, le soin moral et physique des enfants qui passe toujours avant le reste, le détail de la maison, les devoirs de l'amitié, de l'assistance et de l'obligeance! Combien les journées sont courtes pour que le désordre ne s'empare pas de la famille, de la maison, des affaires ou de la cervelle! J'y ai fait de mon mieux, et je n'y ai fait que ce qui est possible à la volonté et à la foi. Je n'étais pas secondée par une de ces merveilleuses organisations qui embrassent tout sans effort et qui vont sans fatigue du lit d'un enfant malade à une consultation judiciaire, et d'un chapitre de roman à un registre de comptabilité. J'avais donc dix fois, cent fois plus de peine qu'il n'y paraissait. Pendant plusieurs années je ne m'accordai que quatre heures de sommeil; pendant beaucoup d'autres années je luttai contre d'atroces migraines jusqu'à tomber en défaillance sur mon travail, et toutes choses n'allèrent pourtant pas toujours au gré de mon zèle et de mon dévouement.

D'où je conclus que le mariage doit être rendu aussi indissoluble que possible; car, pour mener une barque aussi fragile que la sécurité d'une famille sur les flots rétifs de notre société, ce n'est pas trop d'un homme et d'une femme, un père et une mère se partageant la tâche, chacun selon sa capacité.

Mais l'indissolubilité du mariage n'est possible qu'à la condition d'être volontaire, il faut la rendre possible.

Si, pour sortir de ce cercle vicieux, vous trouvez autre chose que la religion de l'égalité de droits entre l'homme et la femme, vous aurez fait une belle découverte.

CHAPITRE SIXIEME

Mort d'Armand Carrel. — M. Émile de Girardin. — Résumé sur Éverard. — Départ pour Majorque. — Frédéric Chopin. — La Chartreuse de Valdemosa. — Les préludes. — Jour de pluie. — Marseille. Le docteur Cauvières. — Course en mer jusqu'à Gènes. — Retour à Nohant. — Maurice malade et guéri. — Le 12 mai 1839. — Armand Barbès. — Son erreur et sa sublimité.

Deux circonstances portent ma pensée, en cet endroit de mon récit, sur deux des hommes les plus remarquables de notre temps. Ces deux à-propos sont la mort de Carrel, qui eut lieu presque le même jour que mon procès à Bourges, en 1836, et la question du mariage, que je viens d'effleurer à propos de ma propre histoire. C'est de M. Émile de Girardin qu'il s'agit. M. de Girardin journaliste, M. de Girardin législateur, dirai-je M. de Girardin politique et philosophique? Le titre de journaliste embrasse peut-être tous les autres.

Jusqu'à ce jour, le dix-neuvième siècle a eu deux grands journalistes, Armand Carrel, Émile de Girardin. Par une mystérieuse et poignante fatalité, l'un a tué l'autre, et, chose plus frappante encore, le vainqueur de ce déplorable combat, jeune alors et en apparence inférieur au vaincu sous le rapport de l'étendue du talent, est arrivé à le dépasser de toute l'étendue du progrès qui s'est accompli dans les idées générales et qui s'est fait en lui-même. Si Carrel eût vécu, eût-il subi la loi de ce progrès? Espérons-le; mais soyons sans prévention, et avouons que, fût-il resté ce qu'il était à la veille de sa mort, il nous paraîtrait, je parle à ceux qui voient comme moi, singulièrement arriéré.

Émile de Girardin ne s'est pas arrêté dans sa marche, bien qu'il ait paru, qu'il ait peut-être été emporté par des courants contraires en de certains élans de sa ligne ascendante.

Si bien que, sans dire une énormité, ni chercher un paradoxe, on pourrait entrevoir un incompréhensible dessein de la Providence, non pas dans ce fait douloureux et à jamais regrettable de la mort de Carrel, mais dans cet héritage de son génie recueilli précisément par son adversaire consterné.

Quel eût été le rôle de Carrel en 1848? Cette question s'est souvent posée dans nos esprits à cette époque. Mes souvenirs me le présentaient comme l'ennemi né du socialisme. Les souvenirs de mes amis combattaient le mien, et la fin de nos commentaires était qu'ayant un grand cœur, il aurait pu être illuminé de quelque grande lumière.

Mais il est certain qu'en 1847 Émile de Girardin était, relativement au mouvement accompli dans les esprits et dans le sien propre depuis dix ans, ce qu'était Armand Carrel dix ans auparavant.

Il l'a dépassé depuis, relativement et réellement: il l'a immensément dépassé.

Ce n'est pas un vain parallèle que je veux établir ici entre deux caractères très-opposés dans leurs instincts et deux talents très-différents dans leurs manières. C'est un rapprochement qui me frappe, qui m'a frappée souvent et qui me semble amené par la fatalité des situations.

Carrel, sous la république se fût prononcé pour la présidence, à moins que Carrel n'eût bien changé! Carrel eût peut-être été président de la république. M. de Girardin eût probablement soutenu un autre candidat; mais ce n'est pas la question de l'institution qui les eût divisés.

Jusque-là, sans s'en apercevoir, M. de Girardin n'avait donc pas été plus loin que Carrel, mais personne dans nos rangs ne s'apercevait que Carrel n'avait pas été plus loin que M. de Girardin.

Je n'ai pas connu particulièrement Carrel. Je ne lui ai jamais parlé, bien que je l'aie rencontré souvent; mais je me rappellerai toute ma vie une heure de conversation entre Éverard et lui, à laquelle j'assistai sans qu'il me vît. Je lisais dans l'embrasure d'une fenêtre, le rideau était tombé de lui-même sur moi lorsqu'il entra. Ils parlèrent du peuple. Je fus abasourdie. Carrel n'avait pas la notion du progrès! Ils ne furent pas d'accord. Éverard l'influença, puis, à son tour, il fut influencé par lui. Le plus faible entraîna le plus fort, cela se voit souvent.

Après avoir parcouru bien des horizons depuis ce jour-là, Éverard, en 1847, était revenu s'enfermer dans l'horizon limité de Carrel.

En voyant ces fluctuations des grands esprits, les partisans s'alarment, s'étonnent ou s'indignent. Les plus impatients crient à la défection, à la trahison. Les derniers jours de Carrel furent empoisonnés par ces injustices. Éverard réagit et lutta jusqu'à sa fin contre des soupçons amers. M. de Girardin, plus accusé, plus insulté, plus haï encore par toutes les nuances des partis, est seul resté debout. Il est aujourd'hui, en France, le champion des théories les plus audacieuses et les plus généreuses sur la liberté. Ainsi le voulait la destinée en le douant d'une force supérieure à celle de ses adversaires.

Il faudrait pouvoir retrancher de nos mœurs politiques la prévention, l'impatience et la colère. Les idées que nous poursuivons ne trouveront leur triomphe que dans des consciences équitables et généreuses. Qu'un homme comme Carrel ait été outragé et navré par des lettres de reproches et de menaces impies, que tant d'autres, également purs, aient été accusés d'ambition cupide ou de lâcheté de caractère, c'est, dit-on, l'inévitable écume qui court sur le flot débordé des passions. On ajoute qu'il faut en prendre son parti et que toute révolution est à ce prix amer.

Eh bien, non, n'en prenons plus notre parti. Excusons ces égarements inévitables dans le passé, ne les acceptons plus pour l'avenir. Disons-nous une bonne fois qu'aucun parti, même le nôtre, ne gouvernera longtemps par la haine, la violence et l'insulte. N'admettons plus que les républiques doivent être ombrageuses et les dictatures vindicatives. Ne rêvons plus le progrès à la condition d'y marcher en nous soupçonnant, en nous flagellant les uns les autres. Laissons au passé ses ténèbres, ses emportements, ses grossièretés. Admettons que les hommes qui ont fait de grandes choses, ou qui ont eu seulement de grandes idées ou de grands sentiments, ne doivent pas être accusés à la légère et qu'ils doivent toujours l'être avec mesure. Soyons assez intelligents pour apprécier ces hommes au point de vue de l'ensemble de l'histoire; voyons leur puissance et ses limites naturelles, fatales. Vouloir qu'à toutes les heures de sa vie un homme supérieur réponde à l'idéal qu'il nous a fait entrevoir, c'est faire le procès à Dieu même, qui a créé l'homme incertain et limité. Que nos suffrages, dans un état libre, ne se portent pas sur celui dont, à une certaine heure l'esprit défaille, hésite ou s'égare, c'est notre droit. Mais, en l'éloignant pour un instant de notre route, rendons-lui encore hommage en songeant que demain peut-être nos destins auront besoin de l'homme qui s'est reposé dans le scrupule ou dans la prudence23.

Quand nos mœurs politiques auront fait ce progrès, quand les luttes de la popularité n'auront plus pour armes l'injure, l'ingratitude et la calomnie, nous ne verrons plus de défections importantes, soyez-en certains. Les défections sont presque toujours des réactions de l'orgueil blessé, des actes de dépit. Ah! je l'ai vu cent fois! Tel homme qui, respecté et ménagé dans son caractère, eût marché dans le droit chemin, s'est violemment séparé de ses coreligionnaires à cause d'une parole blessante, et les plus grands caractères ne sont pas à l'abri de la cuisante blessure d'une attaque contre l'honneur, ou seulement d'une critique brutale contre leur sagesse. Je ne peux pas citer les exemples trop rapprochés de nous, mais vous en avez certainement vu vous-même, quel que soit votre milieu. De funestes déterminations ont dû être prises devant vous, qui tenaient à un fil bien délié!

Et cela n'est-il pas dans la nature humaine? On devient insensiblement l'ennemi de l'homme qui s'est déclaré votre ennemi. S'il s'acharne, quelle que soit votre patience, vous arrivez peu à peu à le croire aveugle et injuste en toutes choses, du moment qu'il est injuste et aveugle envers vous. Ses idées mêmes vous deviennent antipathiques en même temps que son langage. Vous différiez sur quelques points au début, et voilà que les croyances même qui vous étaient communes vous apparaissent douteuses, du moment qu'il leur a donné des formules qui semblent être la critique ou la négation des vôtres. Vous partez d'un jeu de mots et vous finissez par du sang. Les duels n'ont souvent pas d'autre cause, et il y a des duels de parti à parti qui ensanglantent la place publique.

Quel est le plus grand coupable dans ces funestes embrasements de l'histoire? Le premier qui dit à son frère Raca. Si Abel eût dit le premier cette parole à Caïn, c'est lui que Dieu eût puni comme le premier meurtrier de la race humaine.

Ces réflexions qui m'entraînent ne sont pas hors de propos quand je me rappelle la mort de Carrel, la douleur d'Éverard et la haine de notre parti contre M. de Girardin. Si nous eussions été justes, si nous eussions reconnu que M. de Girardin ne pouvait pas refuser de se battre sérieusement avec Carrel, comme il était pourtant bien facile de s'en convaincre en examinant les faits; si, après avoir traité Carrel d'esprit lâche et poltron, on n'eût pas traité son adversaire de spadassin et d'assassin, il ne nous eût pas fallu vingt ans pour nous emparer de notre bien légitime, c'est-à-dire du secours de cette grande puissance et de cette grande lumière qu'Émile de Girardin portait en lui, et devait porter tout seul sur le chemin qui conduit à notre but commun.

Que de méfiances et de préventions contre lui! Je les ai subies, moi aussi; non pas pour ce fait du duel, d'où, dangereusement blessé lui-même, il remporta la blessure plus profonde encore d'une irréparable douleur: quand des voix ardentes s'élevaient autour de moi pour s'écrier: «Quoi qu'il y ait, on ne tue pas Carrel! on ne doit pas tuer Carrel!» je me rappelais que M. de Girardin, ayant essuyé le feu de M. Degouve-Dennuques, avait refusé de le viser, et que cet acte, digne de Carrel parce qu'il était chevaleresque, avait été considéré comme une injure parce qu'il venait d'un ennemi politique. Quant à la cause du duel, il est impossible que les témoins eussent pu la trouver suffisante, si Carrel ne les y eût contraints par son obstination. Sans aucun doute, Carrel était aigri et voulait arracher une humiliation plutôt qu'une réparation. Encore était-ce la réparation d'un tort peut-être imaginaire. — Quant aux suites du duel, elles furent navrantes et honorables pour M. de Girardin. Il fut insulté par les amis de Carrel, et pour toute vengeance il porta le deuil de Carrel.

Ce n'était donc pas là le motif de notre antipathie, et Éverard lui-même, en pleurant Carrel qu'il chérissait, rendait justice à la loyauté de l'adversaire, quand il était de sang-froid. Mais il nous semblait voir, dans ce génie pratique qui commençait à se révéler, l'ennemi né de nos utopies. Nous ne nous trompions pas. Un abîme nous séparait alors. Nous sépare-t-il encore? Oui, sur des questions de sentiment, sur des rêves d'idéal? et, quant à moi, sur la question du mariage, après mûre réflexion, je n'hésite pas à le dire. M. de Girardin socialiste, c'est-à-dire touchant aux questions vitales de la famille dans un livre admirable quant à la politique et à l'esprit des législations, laisse dans l'ombre ou jette dans de téméraires aperçus ce grand dogme de l'amour et de la maternité. Il n'admet qu'une mère et des enfants dans la constitution de la famille. J'ai dit plus haut, je dirai encore ailleurs, toujours et partout, qu'il faut un père et une mère.

Mais une discussion nous mènerait trop loin, et tout ceci est une digression à mon histoire. Je ne la regrette pas, et je ne la retranche pas; mais il faut que, remettant encore à un autre cadre l'appréciation de cette nouvelle figure historique, apparue un instant dans mon récit, je résume ce peu de pages.

Carrel disparut, emporté par la destinée, et non pas immolé par un ennemi. Un grand journaliste, c'est-à-dire un de ces hommes de synthèse qui font, au jour le jour, l'histoire de leur époque en la rattachant au passé et à l'avenir, à travers les inspirations ou les lassitudes du génie, laissa tomber le flambeau qu'il portait dans le sang de son adversaire, et dans le sien propre. L'adversaire lava ce sang de ses larmes et ramassa le flambeau. Le tenir élevé n'était pas chose facile après une telle catastrophe. La lumière vacilla longtemps dans ses mains éperdues. Le souffle des passions a pu l'obscurcir ou la faire dévier; mais elle devait vivre, et nous eussions dû la saluer plus tôt. Nous ne l'avons pas fait, et elle a vécu quand même. La mission de l'héritier de Carrel s'est ennoblie dans la tempête. Au jour des catastrophes elle a été chevaleresque et généreuse. Un moment est venu où lui seul a pu montrer, en France, le courage et la foi que Carrel eût sans doute été forcé de refouler au fond de son cœur, puisque Carrel n'eût pu se défendre du devoir de saisir, à un moment donné, le pouvoir pour son compte. M. de Girardin a eu le rare bonheur de n'y être pas contraint. C'est quelquefois un grand honneur aussi24.

Revenons à Éverard. Trois ans s'étaient écoulés depuis qu'Éverard avait pris une grande influence morale sur mon esprit. Il la perdit pour des causes que je n'ai pas attendu jusqu'à ce jour pour oublier. Oublier est bien le mot, car la netteté des souvenirs est quelquefois encore du ressentiment. Je sais en gros que ces causes furent de diverse nature: d'une part, ses velléités d'ambition; il se servait toujours de ce mot-là pour exprimer ses violens et fugitifs besoins d'activité; de l'autre, les emportemens trop réitérés de son caractère, aigri souvent par l'inaction ou les déceptions.

Quant à l'innocente ambition de siéger à la Chambre des députés et d'y prendre de l'influence, je ne la désapprouvais nullement; mais j'avoue qu'elle me gâtait un peu mon vieux Éverard, car c'est comme vieillard, aux heures où sa figure altérée marquait soixante ans, que je le chérissais d'une affection presque filiale, parce que, dans ces momens-là, il était doux, vrai, simple, candide et tout rempli d'idéal divin. Était-ce alors qu'il était lui-même? C'est ce que je n'ai jamais pu savoir. Il était sincère à coup sûr dans tous ses aspects; mais quelle eût été sa vraie nature si son organisation eût été régulière, c'est-à-dire si un mal chronique ne l'eût pas fait passer par de continuelles alternatives de fièvre et de langueur? L'exaltation maladive me le rendait, je ne dirai pas antipathique, mais comme étranger. C'est lorsqu'il redevenait jeune, actif, ardent au petit combat de la politique d'actualité, que j'éprouvais l'invincible besoin de ne pas trop m'intéresser à lui.

C'est cette indifférence à ce qu'il regardait alors comme l'intérêt puissant de sa vie qu'il ne me pardonnait qu'après des bouderies ou des reproches. Pour éviter le retour de ces querelles, je ne provoquais ni ses lettres ni ses visites. Elles devinrent de plus en plus rares. Il fut nommé député. Son début à la Chambre le posa, dans une question de propriété particulière que je ne me rappelle pas bien, comme raisonneur habile plus que comme orateur politique. Son rôle y fut effacé, selon moi. Je ne voulais pas le tourmenter. D'un homme comme lui on pouvait attendre le réveil sans inquiétude. Nous fûmes des mois entiers sans nous voir et sans nous écrire. J'étais fixée à Nohant. Il y apparut toujours de loin en loin jusque vers la révolution de février. Dans les dernières entrevues, nous n'étions plus d'accord sur le fond des choses. J'avais un peu étudié et médité mon idéal; il semblait avoir écarté le sien pour revenir à un siècle en arrière de la révolution. Il ne fallait pas lui rappeler le pont des Saints-Pères. Il eût affirmé par serment et de bonne foi que j'avais rêvé, ainsi que Planet. Il s'irritait quand je voulais lui prouver que j'avais gardé et amélioré mes sentimens, et qu'il avait laissé reculer et obscurcir les siens. Il raillait mon socialisme avec un peu d'amertume, et cependant il redevenait aisément tendre et paternel. Alors je lui prédisais qu'un jour il redeviendrait socialiste, et qu'outre-passant le but, il me reprocherait ma modération. Cela fût arrivé certainement s'il eût vécu.

L'absence ni la mort ne détruisent les grandes amitiés; la mienne lui resta et lui reste en dépit de tout. Je ne fus jamais brouillée avec lui, et il le fut pourtant avec moi dans les dernières années de sa vie. Je dirai pourquoi.

Il voulait être commissaire à Bourges sous le gouvernement provisoire. Il ne le fut pas et s'en prit à moi. Il me supposait auprès du ministre de l'intérieur, une influence que j'étais loin d'avoir. M. Ledru-Rollin n'avait pas coutume de me consulter sur ses décisions politiques. Quelques personnes l'ont dit: ce fut une mauvaise plaisanterie. Éverard eut la simplicité de le croire sur des commentaires de province.

Mais, pour être dans la vérité et dans la sincérité absolue, je dus ne pas lui cacher que si j'avais eu cette influence et si j'avais été consultée, ou, pour mieux dire, si j'avais été le ministre en personne, je n'eusse pas raisonné ni agi autrement que n'avait fait le ministre. Je poussai la loyauté jusqu'à lui écrire que M. Ledru-Rollin ayant pris cette détermination et la déclarant après coup dans une conversation à laquelle je me trouvais présente, j'avais trouvé sérieux et justes les motifs qu'il en avait donnés. — Éverard, je l'ai dit déjà, et je le lui disais à lui-même, avait été surpris par la république dans une phase d'antipathie marquée pour les idées qui devaient, qui eussent dû faire vivre la république. Il eût pu redevenir l'homme du lendemain; mobile et sincère comme il l'était, on ne devait guère être en peine de son retour, et, dans tous les cas, on pouvait bien l'attendre sans compromettre l'avenir d'une puissance comme la sienne. Mais, à coup sûr, il n'était pas l'homme de ce jour-là, du jour où nous étions, jour de foi entière et d'aspiration illimitée vers des principes rejetés la veille par Éverard.

Je ne m'étais pas trompée. Sous la pression des circonstances, Éverard était à un des faîtes de la montagne, lorsque la violence des événements l'en fit descendre sans espoir d'y jamais remonter: la cruelle mort l'attendait. On m'a dit qu'il ne m'avait jamais pardonné ma sincérité. Eh bien, je crois le contraire. Je crois que son cœur a été juste et sa raison lucide à un moment donné connu de lui seul. Aujourd'hui que je vois son âme face à face, je suis bien tranquille.

Il est une autre âme, non moins belle et pure dans son essence, non moins malade et troublée dans ce monde, que je retrouve avec autant de placidité dans mes entretiens avec les morts, et dans mon attente de ce monde meilleur où nous devons nous reconnaître tous au rayon d'une lumière plus vive et plus divine que celle de la terre.

Je parle de Frédéric Chopin, qui fut l'hôte des huit dernières années de ma vie de retraite à Nohant sous la monarchie.

En 1838, dès que Maurice m'eut été définitivement confié, je me décidai à chercher pour lui un hiver plus doux que le nôtre. J'espérais le préserver ainsi du retour des rhumatismes cruels de l'année précédente. Je voulais trouver, en même temps, un lieu tranquille où je pusse le faire travailler un peu ainsi que sa sœur, et travailler moi-même sans excès. On gagne bien du temps quand on ne voit personne, on est forcé de veiller beaucoup moins.

22
  Depuis ce temps nous n'avons eu ensemble que de bons rapports. Il est venu à Nohant pour le mariage de ma fille.


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23
  C'est ainsi qu'il faut juger M. Lamartine.


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24
  Au moment où je corrige ces épreuves, une douloureuse nouvelle vient me frapper: Mme de Girardin est morte, elle que je laissais malade il y a un mois, mais encore rayonnante de beauté, d'intelligence, de grâce et de bonté, car elle était bonne, bien vraiment bonne! Tout le monde sait qu'elle avait du génie; mais cette tendresse délicate, cette fibre d'exquise maternité que ses ouvrages dramatiques venaient de révéler, ses amis seuls la connaissaient déjà. Pour moi, j'ai été à même de l'apprécier profondément.
  Elle a pleuré avec nous la plus douloureuse des pertes, d'un enfant adoré, et pleuré si naïvement, si ardemment! Elle n'avait pourtant pas été mère, et ce n'est pas l'intelligence toute seule qui révèle à une femme ce que les mères doivent souffrir: C'est le cœur, c'est le génie de la tendresse, et Mme de Girardin avait ce génie-là pour couronnement d'une admirable organisation.


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Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
13 ekim 2017
Hacim:
530 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain
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