Kitabı oku: «Histoire de ma Vie, Livre 3 (Vol. 10 - 13)», sayfa 28
CHAPITRE SEPTIEME ET DERNIER
J'essaye le professorat et j'y échoue. — Irrésolution. — Retour de mon frère. — Les pavillons de la rue Pigale. — Ma fille en pension. — Le square d'Orléans et mes relations. — Une grande méditation dans le petit bois de Nohant. — Caractère de Chopin développé. — Le prince Karol. — Causes de souffrance. — Mon fils me console de tout. — Mon cœur pardonne tout. — Mort de mon frère. — Quelques mots sur les absents. — Le ciel. — Les douleurs qu'on ne raconte pas. — L'avenir du siècle. — Conclusion.
Après le voyage de Majorque, je songeai à arranger ma vie de manière à résoudre le difficile problème de faire travailler Maurice sans le priver d'air et de mouvement. A Nohant, cela était possible, et nos lectures pouvaient suffire à remplacer par des notions d'histoire, de philosophie et de littérature le grec et le latin du collége.
Mais Maurice aimait la peinture, et je ne pouvais la lui enseigner. D'ailleurs, je ne me fiais pas assez à moi-même quant au reste pour mener un peu loin les études que nous faisions ensemble, moi apprenant et préparant la veille ce que je lui démontrais le lendemain; car je ne savais rien avec méthode, et j'étais obligée d'inventer XIII p. 105 une méthode à son usage en même temps que je m'initiais aux connaissances que cette méthode devait développer. Il me fallait, en même temps encore, trouver une autre méthode pour Solange, dont l'esprit avait besoin d'un tout autre procédé d'enseignement, relativement aux études appropriées à son âge.
Cela était au-dessus de mes forces, à moins de renoncer à écrire. J'y songeai sérieusement. En me renfermant à la campagne toute l'année, j'espérais vivre de Nohant, et vivre fort satisfaite en consacrant ce que je pouvais avoir de lumière dans l'âme à instruire mes enfants; mais je m'aperçus bien vite que le professorat ne me convenait pas du tout, ou, pour mieux dire, que je ne convenais pas du tout à la tâche toute spéciale du professorat. Dieu ne m'a pas donné la parole; je ne m'exprimais pas d'une manière assez précise et assez nette, outre que la voix me manquait au bout d'un quart d'heure. D'ailleurs, je n'avais pas assez de patience avec mes enfants, j'aurais mieux enseigné ceux des autres. Il ne faut peut-être pas s'intéresser passionnément à ses élèves. Je m'épuisais en efforts de volonté, et je trouvais souvent dans la leur une résistance qui me désespérait. Une jeune mère n'a pas assez d'expérience des langueurs et des préoccupations de l'enfance. Je me rappelais les miennes cependant; mais, me rappelant aussi que si on ne les avait pas vaincues malgré moi, XIII p. 106 je serais restée inerte ou devenue folle, je me tuais à lasser la résistance, ne sachant pas la briser.
Plus tard j'ai appris à lire à ma petite-fille, et j'ai eu de la patience, quoique je l'aimasse passionnément aussi; mais j'avais beaucoup d'années de plus!
Dans l'irrésolution où je fus quelque temps relativement à l'arrangement de ma vie, en vue du mieux possible pour ces chers enfants, une question sérieuse fut débattue dans ma conscience. Je me demandai si je devais accepter l'idée que Chopin s'était faite de fixer son existence auprès de la mienne. Je n'eusse pas hésité à dire non si j'eusse pu savoir alors combien peu de temps la vie retirée et la solennité de la campagne convenaient à sa santé morale et physique. J'attribuais encore son désespoir et son horreur de Majorque à l'exaltation de la fièvre et à l'excès de caractère de cette résidence. Nohant offrait des conditions plus douces, une retraite moins austère, un entourage sympathique et des ressources en cas de maladie. Papet était pour lui un médecin éclairé et affectueux. Fleury, Duteil, Duvernet et leurs familles, Planet, Rollinat surtout, lui furent chers à première vue. Tous l'aimèrent aussi et se sentirent disposés à le gâter avec moi.
Mon frère était revenu habiter le Berry. Il était fixé dans la terre de Montgivray, dont sa XIII p. 107 femme avait hérité, à une demi-lieue de nous. Mon pauvre Hippolyte s'était si étrangement et si follement conduit envers moi que le bouder un peu n'eût pas été trop sévère; mais je ne pouvais bouder sa femme, qui avait toujours été parfaite pour moi, et sa fille, que je chérissais comme si elle eût été mienne, l'ayant élevée en partie avec les mêmes soins que j'avais eus pour Maurice. D'ailleurs mon frère, quand il reconnaissait ses torts, s'accusait si entièrement, si drôlement, si énergiquement, disant mille naïvetés spirituelles tout en jurant et pleurant avec effusion, que mon ressentiment était tombé au bout d'une heure. D'un autre que lui, le passé eût été inexcusable, et avec lui l'avenir ne devait pas tarder à redevenir intolérable; mais qu'y faire? C'était lui! C'était le compagnon de mes premières années; c'était le bâtard né heureux, c'est-à-dire l'enfant gâté de chez nous. Hippolyte eût eu bien mauvaise grâce à se poser en Antony. Antony est vrai relativement aux préjugés de certaines familles; d'ailleurs ce qui est beau est toujours assez vrai; mais on pourrait bien faire la contre-partie d'Antony, et l'auteur de ce poëme tragique pourrait la faire lui-même aussi vraie et aussi belle. Dans certains milieux, l'enfant de l'amour inspire un tel intérêt qu'il arrive à être, sinon le roi de la famille, du moins le membre le plus entreprenant et le plus indépendant de la famille, celui qui XIII p. 108 ose tout et à qui l'on passe tout, parce que les entrailles ont besoin de le dédommager de l'abandon de la société. Par le fait, n'étant rien officiellement, et ne pouvant prétendre à rien légalement dans mon intérieur, Hippolyte y avait toujours fait dominer son caractère turbulent, son bon cœur et sa mauvaise tête. Il m'en avait chassée, par la seule raison que je ne voulais pas l'en chasser; il avait aigri et prolongé la lutte qui m'y ramenait, et il y rentrait lui-même, pardonné et embrassé pour quelques larmes qu'il versait au seuil de la maison paternelle. Ce n'était que la reprise d'une nouvelle série de repentirs de sa part et d'absolutions de la mienne.
Son entrain, sa gaîté intarissable, l'originalité de ses saillies, ses effusions enthousiastes et naïves pour le génie de Chopin, sa déférence constamment respectueuse envers lui seul, même dans l'inévitable et terrible après-boire, trouvèrent grâce auprès de l'artiste éminemment aristocratique. Tout alla donc fort bien au commencement, et j'admis éventuellement l'idée que Chopin pourrait se reposer et refaire sa santé parmi nous pendant quelques étés, son travail devant nécessairement le rappeler l'hiver à Paris.
Cependant la perspective de cette sorte d'alliance de famille avec un ami nouveau dans ma vie me donna à réfléchir. Je fus effrayée de la XIII p. 109 tâche que j'allais accepter et que j'avais crue devoir se borner au voyage en Espagne. Si Maurice venait à retomber dans l'état de langueur qui m'avait absorbée, adieu à la fatigue des leçons, il est vrai, mais adieu aussi aux joies de mon travail; et quelles heures de ma vie sereines et vivifiantes pourrais-je consacrer à un second malade, beaucoup plus difficile à soigner et à consoler que Maurice?
Une sorte d'effroi s'empara donc de mon cœur en présence d'un devoir nouveau à contracter. Je n'étais pas illusionnée par une passion. J'avais pour l'artiste une sorte d'adoration maternelle très-vive, très-vraie, mais qui ne pouvait pas un instant lutter contre l'amour des entrailles, le seul sentiment chaste qui puisse être passionné.
J'étais encore assez jeune pour avoir peut-être à lutter contre l'amour, contre la passion proprement dite. Cette éventualité de mon âge, de ma situation et de la destinée des femmes artistes, surtout quand elles ont horreur des distractions passagères, m'effrayait beaucoup, et, résolue à ne jamais subir d'influence qui pût me distraire de mes enfants, je voyais un danger moindre, mais encore possible, même dans la tendre amitié que m'inspirait Chopin.
Eh bien, après réflexion, ce danger disparut à mes yeux et prit même un caractère opposé, celui d'un préservatif contre des émotions que XIII p. 110 je ne voulais plus connaître. Un devoir de plus dans ma vie, déjà si remplie et si accablée de fatigue, me parut une chance de plus pour l'austérité vers laquelle je me sentais attirée avec une sorte d'enthousiasme religieux.
Si j'eusse donné suite à mon projet de m'enfermer à Nohant toute l'année, de renoncer aux arts et de me faire l'institutrice de mes enfants, Chopin eût été sauvé du danger qui le menaçait, lui, à mon insu: celui de s'attacher à moi d'une manière trop absolue. Il ne m'aimait pas encore au point de ne pouvoir s'en distraire, son affection n'était pas encore exclusive. Il m'entretenait d'un amour romanesque qu'il avait eu en Pologne, de doux entraînements qu'il avait subis ensuite à Paris et qu'il y pouvait retrouver, et surtout de sa mère, qui était la seule passion de sa vie, et loin de laquelle pourtant il s'était habitué à vivre. Forcé de me quitter pour sa profession, qui était son honneur même, puisqu'il ne vivait que de son travail, six mois de Paris l'eussent rendu, après quelques jours de malaise et de larmes, à ses habitudes d'élégance, de succès exquis et de coquetterie intellectuelle. Je n'en pouvais pas douter, je n'en doutais pas.
Mais la destinée nous poussait dans les liens d'une longue association, et nous y arrivâmes tous deux sans nous en apercevoir.
Forcée d'échouer dans mon entreprise de professorat, je pris le parti de le remettre en XIII p. 111 meilleures mains et de faire, dans ce but, un établissement annuel à Paris. Je louai, rue Pigale, un appartement composé de deux pavillons au fond d'un jardin. Chopin s'installa rue Tronchet; mais son logement fut humide et froid. Il recommença à tousser sérieusement, et je me vis forcée de donner ma démission de garde-malade; ou de passer ma vie en allées et venues impossibles. Lui, pour me les épargner, venait chaque jour me dire avec une figure décomposée et une voix éteinte qu'il se portait à merveille. Il demandait à dîner avec nous, et il s'en allait le soir, grelottant dans son fiacre. Voyant combien il s'affectait du dérangement de notre vie de famille, je lui offris de lui louer un des pavillons dont je pouvais lui céder une partie. Il accepta avec joie. Il eut là son appartement, y reçut ses amis et y donna ses leçons sans me gêner. Maurice avait l'appartement au-dessus du sien; j'occupais l'autre pavillon avec ma fille. Le jardin était joli et assez vaste pour permettre de grands jeux et de belles gaîtés. Nous avions des professeurs des deux sexes qui faisaient de leur mieux. Je voyais le moins de monde possible, m'en tenant toujours à mes amis. Ma jeune et charmante parente Augustine, Oscar, le fils de ma sœur, dont je m'étais chargée et que j'avais mis en pension, les deux beaux enfants de madame d'Oribeau, qui était venue se fixer à Paris dans le même XIII p. 112 but que moi, c'était là un jeune monde bien-aimé qui se réunissait de temps en temps à mes enfants, mettant, à ma grande satisfaction, la maison sens dessus dessous.
Nous passâmes ainsi près d'un an, à tâter ce mode d'éducation à domicile. Maurice s'en trouva assez bien. Il ne mordit jamais plus que mon père ne l'avait fait aux études classiques; mais il prit avec M. Eugène Pelletan, M. Loyson et M. Zirardini le goût de lire et de comprendre, et il fût bientôt en état de s'instruire lui-même et de découvrir tout seul les horizons vers lesquels sa nature d'esprit le poussait. Il put aussi commencer à recevoir des notions de dessin, qu'il n'avait reçues jusque-là que de son instinct.
Il en fut autrement de ma fille. Malgré l'excellent enseignement qui lui fut donné chez moi par mademoiselle Suez, une Genevoise de grand savoir et d'une admirable douceur, son esprit impatient ne pouvait se fixer à rien, et cela était désespérant, car l'intelligence, la mémoire et la compréhension étaient magnifiques chez elle. Il fallut en revenir à l'éducation en commun, qui la stimulait davantage, et à la vie de pension, qui, restreignant les sujets de distraction, les rend plus faciles à vaincre. Elle ne se plut pourtant pas dans la première pension où je la mis. Je l'en retirai aussitôt pour la conduire à Chaillot, chez madame Bascans, où elle convint qu'elle était réellement mieux que chez moi. XIII p. 113 Installée dans une maison charmante et dans un lieu magnifique, objet des plus doux soins et favorisée des leçons particulières de M. Bascans, un homme de vrai mérite, elle daigna enfin s'apercevoir que la culture de l'intelligence pouvait bien être autre chose qu'une vexation gratuite. Car tel était le thème de cette raisonneuse; elle avait prétendu jusque-là qu'on avait inventé les connaissances humaines dans l'unique but de contrarier les petites filles.
Ce parti de me séparer d'elle de nouveau étant pris (avec plus d'effort et de regret que je ne voulus lui en montrer), je vécus alternativement à Nohant l'été, et à Paris l'hiver, sans me séparer de Maurice, qui savait s'occuper partout et toujours. Chopin venait passer trois ou quatre mois chaque année à Nohant. J'y prolongeais mon séjour assez avant dans l'hiver, et je retrouvais à Paris mon malade ordinaire, c'est ainsi qu'il s'intitulait, désirant mon retour, mais ne regrettant pas la campagne, qu'il n'aimait pas au delà d'une quinzaine, et qu'il ne supportait davantage que par attachement pour moi. Nous avions quitté les pavillons de la rue Pigale, qui lui déplaisaient, pour nous établir au square d'Orléans, où la bonne et active Marliani nous avait arrangé une vie de famille. Elle occupait un bel appartement entre les deux nôtres. Nous n'avions qu'une grande cour, plantée et sablée, toujours propre, à traverser pour nous XIII p. 114 réunir, tantôt chez elle, tantôt chez moi, tantôt chez Chopin, quand il était disposé à nous faire de la musique. Nous dînions chez elle tous ensemble à frais communs. C'était une très-bonne association, économique comme toutes les associations, et qui me permettait de voir du monde chez madame Marliani, mes amis plus intimement chez moi, et de prendre mon travail à l'heure où il me convenait de me retirer. Chopin se réjouissait aussi d'avoir un beau salon isolé, où il pouvait aller composer ou rêver. Mais il aimait le monde et ne profitait guère de son sanctuaire que pour y donner des leçons. Ce n'est qu'à Nohant qu'il créait et écrivait. Maurice avait son appartement et son atelier au-dessus de moi. Solange avait près de moi une jolie chambrette où elle aimait à faire la dame vis-à-vis d'Augustine les jours de sortie, et d'où elle chassait son frère et Oscar impérieusement, prétendant que les gamins avaient mauvais ton et sentaient le cigare, ce qui ne l'empêchait pas de grimper à l'atelier un moment après pour les faire enrager, si bien qu'ils passaient leur temps à se renvoyer outrageusement de leurs domiciles respectifs et à revenir frapper à la porte pour recommencer. Un autre enfant, d'abord timide et raillé, bientôt taquin et railleur, venait ajouter aux allées et venues, aux algarades et aux éclats de rire qui désespéraient le voisinage. C'était Eugène Lambert, camarade de Maurice à l'atelier XIII p. 115 de peinture de Delacroix, un garçon plein d'esprit, de cœur et de dispositions, qui devint mon enfant presque autant que les miens propres, et qui, appelé à Nohant pour un mois, y a passé jusqu'à présent une douzaine d'étés, sans compter plusieurs hivers.
Plus tard, je pris Augustine tout-à-fait avec nous, la vie de famille et d'intérieur me devenant chaque jour plus chère et plus nécessaire29.
S'il me fallait parler ici avec détail des illustres et chers amis qui m'entourèrent pendant ces huit années, je recommencerais un volume. Mais ne suffit-il pas de nommer, outre ceux dont j'ai parlé déjà, Louis Blanc, Godefroy Cavaignac, Henri Martin, et le plus beau génie de femme XIII p. 116 de notre époque, uni à un noble cœur, Pauline Garcia, fille d'un artiste de génie, sœur de la Malibran, et mariée à mon ami Louis Viardot, savant modeste, homme de goût et surtout homme de bien!
Parmi ceux que j'ai vus avec autant d'estime et moins d'intimité, je citerai Mickiewicz, Lablache, Alkan aîné, Soliva, E. Quinet, le général Pepe, etc.! et, sans faire de catégories de talent ou de célébrité, j'aime à me rappeler l'amitié fidèle de Bocage, le grand artiste, et la touchante amitié d'Agricol Perdiguier, le noble artisan; celle de Ferdinand François, âme stoïque et pure, et celle de Gilland, écrivain prolétaire d'un grand talent et d'une grande foi; celle d'Étienne Arago, si vraie et si charmante, et celle d'Anselme Pététin, si mélancolique et si sincère; celle de M. de Bonnechose, le meilleur des hommes et le plus aimable, l'inappréciable ami de madame Marliani; et celle de M. de Rancogne, charmant poëte inédit, sensible et gai vieillard qui avait toujours des roses dans l'esprit et jamais d'épines dans le cœur; celle de Mendizabal, le père enjoué et affectueux de toute notre chère jeunesse, et celle de Dessaüer, artiste éminent, caractère pur et digne30; enfin celle d'Hetzel, qui pour arriver sur le tard de ma vie, XIII p. 117 ne m'en fut pas moins précieuse, et celle du docteur Varennes, une des plus anciennes et des plus regrettées.
Hélas! la mort ou l'absence ont dénoué la plupart de ces relations, sans refroidir mes souvenirs et mes sympathies. Parmi celles que j'ai pu ne pas perdre de vue, j'aime à nommer le capitaine d'Arpentigny, un des esprits les plus frais, les plus originaux et les plus étendus qui existent, et madame Hortense Allart, écrivain d'un sentiment très-élevé et d'une forme très-poétique, femme savante toute jolie et toute rose, disait Delatouche; esprit courageux, indépendant; femme brillante et sérieuse, vivant à l'ombre avec autant de recueillement et de sérénité qu'elle saurait porter de grâce et d'éclat dans le monde; mère tendre et forte, entrailles de femme, fermeté d'homme.
Je voyais aussi cette tête exaltée et généreuse, cette femme qui avait les illusions d'une enfant et le caractère d'un héros, cette folle, cette martyre; cette sainte, Pauline Roland.
J'ai nommé Mickiewicz, génie égal à celui de Byron, âme conduite aux vertiges de l'extase par l'enthousiasme de la patrie et la sainteté des mœurs. J'ai nommé Lablache, le plus grand acteur comique et le plus parfait chanteur de notre époque: dans la vie privée, c'est un adorable esprit et un père de famille respectable. J'ai nommé Soliva, compositeur lyrique d'un vrai XIII p. 118 talent, professeur admirable, caractère noble et digne, artiste enjoué, enthousiaste, sérieux. Enfin, j'ai nommé Alkan, pianiste célèbre, plein d'idées fraîches et originales, musicien savant, homme de cœur. Quant à Edgar Quinet, tous le connaissent en le lisant: un grand cœur, dans une vaste intelligence; ses amis connaissent en plus sa modestie candide et la douceur de son commerce. Enfin, j'ai nommé le général Pepe, âme héroïque et pure, un de ces caractères qui rappellent les hommes de Plutarque. Je n'ai nommé ni Mazzini, ni les autres amis que j'ai gardés dans le monde politique et dans la vie intime, ne les ayant connus réellement que plus tard.
Déjà, dans ce temps-là, je touchais, par mes relations variées, aux extrêmes de la société, à l'opulence, à la misère, aux croyances les plus absolutistes, aux principes les plus révolutionnaires. J'aimais à connaître et à comprendre les divers ressorts qui font mouvoir l'humanité et qui décident de ses vicissitudes. Je regardais avec attention, je me trompais souvent, je voyais clair quelquefois.
Après les désespérances de ma jeunesse, trop d'illusions me gouvernèrent. Au scepticisme maladif succéda trop de bienveillance et d'ingénuité. Je fus mille fois dupe d'un rêve de fusion archangélique dans les forces opposées du grand combat des idées. Je suis bien encore quelquefois capable de cette simplicité, résultat d'une XIII p. 119 plénitude de cœur, pourtant j'en devrais être bien guérie, car mon cœur a beaucoup saigné.
La vie que je raconte ici était aussi bonne que possible à la surface. Il y avait pour moi du beau soleil sur mes enfants, sur mes amis, sur mon travail; mais la vie que je ne raconte pas était voilée d'amertumes effroyables.
Je me souviens d'un jour où, révoltée d'injustices sans nom qui, dans ma vie intime, m'arrivaient tout à coup de plusieurs côtés à la fois, je m'en allai pleurer dans le petit bois de mon jardin de Nohant, à l'endroit où jadis ma mère faisait pour moi et avec moi ses jolies petites rocailles. J'avais alors environ quarante ans, et quoique sujette à des névralgies terribles, je me sentais physiquement beaucoup plus forte que dans ma jeunesse. Il me prit fantaisie, je ne sais au milieu de quelles idées noires, de soulever une grosse pierre, peut-être une de celles que j'avais vu autrefois porter par ma robuste petite mère. Je la soulevai sans effort, et je la laissai retomber avec désespoir, disant en moi-même: «Ah! mon Dieu, j'ai peut-être encore quarante ans à vivre!»
L'horreur de la vie, la soif du repos, que je repoussais depuis longtemps, me revinrent cette fois-là d'une manière bien terrible. Je m'assis sur cette pierre, et j'épuisai mon chagrin dans des flots de larmes. Mais il se fit là en moi une grande révolution: à ces deux heures d'anéantissement XIII p. 120 succédèrent deux ou trois heures de méditation et de rassérénement dont le souvenir est resté net en moi comme une chose décisive en ma vie.
La résignation n'est pas dans ma nature. C'est là un état de tristesse morne, mêlée à de lointaines espérances, que je ne connais pas. J'ai vu cette disposition chez les autres, je n'ai jamais pu l'éprouver. Apparemment mon organisation s'y refuse. Il me faut désespérer absolument pour avoir du courage. Il faut que je sois arrivée à me dire «Tout est perdu!» pour que je me décide à tout accepter. J'avoue même que ce mot de résignation m'irrite. Dans l'idée que je m'en fais, à tort ou à raison, c'est une sotte paresse qui veut se soustraire à l'inexorable logique du malheur; c'est une mollesse de l'âme qui nous pousse à faire notre salut en égoïstes, à tendre un dos endurci aux coups de l'iniquité, à devenir inertes, sans horreur du mal que nous subissons, sans pitié par conséquent pour ceux qui nous l'infligent. Il me semble que les gens complétement résignés sont pleins de dégoût et de mépris pour la race humaine. Ne s'efforçant plus de soulever les rochers qui les écrasent, ils se disent que tout est rocher, et qu'eux seuls sont les enfants de Dieu31.
XIII p. 121 Une autre solution s'ouvrit devant moi. Tout subir sans haine et sans ressentiment, mais tout combattre par la foi; aucune ambition, aucun rêve de bonheur personnel pour moi-même en ce monde, mais beaucoup d'espoir et d'efforts pour le bonheur des autres.
Ceci me parut une conclusion souveraine de la logique applicable à ma nature. Je pouvais vivre sans bonheur personnel, n'ayant pas de passions personnelles.
Mais j'avais de la tendresse et le besoin impérieux d'exercer cet instinct-là. Il me fallait chérir ou mourir. Chérir en étant peu ou mal chéri soi-même, c'est être malheureux; mais on peut vivre malheureux. Ce qui empêche de vivre, c'est de ne pas faire usage de sa propre vie, ou d'en faire un usage contraire aux conditions de sa propre vie.
En face de cette résolution, je me demandai si j'aurais la force de la suivre; je n'avais pas une assez haute idée de moi-même pour m'élever au rêve de la vertu. D'ailleurs, voyez-vous, dans le temps de scepticisme où nous vivons, une grande lumière s'est dégagée: c'est que la vertu n'est qu'une lumière elle-même, une lumière qui se fait dans l'âme. Moi, j'y ajoute, dans ma croyance, l'aide de Dieu. Mais qu'on accepte ou qu'on rejette le secours divin, la raison nous démontre que la vertu est un résultat brillant de l'apparition de la vérité dans la conscience, une XIII p. 122 certitude par conséquent, qui commande au cœur et à la volonté.
Écartant donc de mon vocabulaire intérieur ce mot orgueilleux de vertu qui me paraissait trop drapé à l'antique, et me contentant de contempler une certitude en moi-même, je pus me dire, assez sagement je crois, qu'on ne revient pas sur une certitude acquise, et que, pour persévérer dans un parti pris en vue de cette certitude, il ne s'agit que de regarder en soi chaque fois que l'égoïsme vient s'efforcer d'éteindre le flambeau.
Que je dusse être agitée, troublée et tiraillée par cette imbécile personnalité humaine, cela n'était pas douteux, car l'âme ne veille pas toujours; elle s'endort et elle rêve; mais que, connaissant la réalité, c'est-à-dire l'impossibilité d'être heureuse par l'égoïsme, je n'eusse pas le pouvoir de secouer et de réveiller mon âme, c'est ce qui me parut également hors de doute.
Après avoir calculé ainsi mes chances avec une grande ardeur religieuse et un véritable élan de cœur vers Dieu, je me sentis très-tranquille, et je gardai cette tranquillité intérieure tout le reste de ma vie; je la gardai non pas sans ébranlement, sans interruption et sans défaillance, mon équilibre physique succombant parfois sous cette rigueur de ma volonté; mais je la retrouvai toujours sans incertitude et sans contestation XIII p. 123 au fond de ma pensée et dans l'habitude de ma vie.
Je la retrouvai surtout par la prière. Je n'appelle pas prière un choix et un arrangement de parole lancées vers le ciel, mais un entretien de la pensée avec l'idéal de lumière et de perfections infinies.
De toutes les amertumes que j'avais non plus à subir, mais à combattre, les souffrances de mon malade ordinaire n'étaient pas la moindre.
Chopin voulait toujours Nohant, et ne supportait jamais Nohant. Il était l'homme du monde par excellence, non pas du monde trop officiel et trop nombreux, mais du monde intime, des salons de vingt personnes, de l'heure où la foule s'en va et où les habitués se pressent autour de l'artiste pour lui arracher par d'aimables importunités le plus pur de son inspiration. C'est alors seulement qu'il donnait tout son génie et tout son talent. C'est alors aussi qu'après avoir plongé son auditoire dans un recueillement profond ou dans une tristesse douloureuse, car sa musique vous mettait parfois dans l'âme des découragements atroces, surtout quand il improvisait; tout à coup, comme pour enlever l'impression et le souvenir de sa douleur aux autres et à lui-même, il se tournait vers une glace, à la dérobée, arrangeait ses cheveux et sa cravate, et se montrait subitement transformé en Anglais flegmatique, en vieillard impertinent, XIII p. 124 en Anglaise sentimentale et ridicule, en juif sordide. C'était toujours des types tristes, quelque comiques qu'ils fussent, mais parfaitement compris et si délicatement traduits qu'on ne pouvait se lasser de les admirer.
Toutes ces choses sublimes, charmantes ou bizarres qu'il savait tirer de lui-même faisaient de lui l'âme des sociétés choisies, et on se l'arrachait bien littéralement, son noble caractère, son désintéressement, sa fierté, son orgueil bien entendu, ennemi de toute vanité de mauvais goût et de toute insolente réclame, la sûreté de son commerce et les exquises délicatesses de son savoir-vivre faisant de lui un ami aussi sérieux qu'agréable.
Arracher Chopin à tant de gâteries, l'associer à une vie simple, uniforme et constamment studieuse, lui qui avait été élevé sur les genoux des princesses, c'était le priver de ce qui le faisait vivre, d'une vie factice il est vrai, car, ainsi qu'une femme fardée, il déposait le soir, en rentrant chez lui, sa verve et sa puissance, pour donner la nuit à la fièvre et à l'insomnie; mais d'une vie qui eût été plus courte et plus animée que celle de la retraite, et de l'intimité restreinte au cercle uniforme d'une seule famille. A Paris, il en traversait plusieurs chaque jour, ou il en choisissait au moins chaque soir une différente pour milieu. Il avait ainsi tour à tour vingt ou trente salons à enivrer ou à charmer de sa présence.
XIII p. 125 Chopin n'était pas né exclusif dans ses affections; il ne l'était que par rapport à celles qu'il exigeait; son âme, impressionnable à toute beauté, à toute grâce, à tout sourire, se livrait avec une facilité et une spontanéité inouïes. Il est vrai qu'elle se reprenait de même, un mot maladroit, un sourire équivoque le désenchantant avec excès. Il aimait passionnément trois femmes dans la même soirée de fête, et s'en allait tout seul, ne songeant à aucune d'elles, les laissant toutes trois convaincues de l'avoir exclusivement charmé.
Il était de même en amitié, s'enthousiasmant à première vue, se dégoûtant, se reprenant sans cesse, vivant d'engouements pleins de charmes pour ceux qui en étaient l'objet, et de mécontentements secrets qui empoisonnaient ses plus chères affections.
Un trait qu'il m'a raconté lui-même prouve combien peu il mesurait ce qu'il accordait de son cœur à ce qu'il exigeait de celui des autres.
Il s'était vivement épris de la petite-fille d'un maître célèbre; il songea à la demander en mariage, dans le même temps où il poursuivait la pensée d'un autre mariage d'amour en Pologne, sa loyauté n'étant engagée nulle part, mais son âme mobile flottant d'une passion à l'autre. La jeune Parisienne lui faisait bon accueil, et tout allait au mieux, lorsqu'un jour qu'il entrait chez elle avec un autre musicien plus célèbre à Paris XIII p. 126 qu'il ne l'était encore, elle s'avisa de présenter une chaise à ce dernier avant de songer à faire asseoir Chopin. Il ne la revit jamais et l'oublia tout de suite.
Ce n'est pas que son âme fût impuissante ou froide. Loin de là, elle était ardente et dévouée, mais non pas exclusivement et continuellement envers telle ou telle personne. Elle se livrait alternativement à cinq ou six affections qui se combattaient en lui et dont une primait tour à tour toutes les autres.
Cette enfant, belle et douce, fut toujours un ange de consolation pour moi. Mais, en dépit de ses vertus et de sa tendresse, elle fut pour moi la cause de bien grands chagrins. Ses tuteurs me la disputaient, et j'avais de fortes raisons pour accepter le devoir de la protéger exclusivement. Devenue majeure, elle ne voulait pas s'éloigner de moi. Ce fut la cause d'une lutte ignoble et d'un chantage infâme de la part de gens que je ne nommerai pas. On me menaça de libelles atroces si je ne donnais pas quarante mille francs. Je laissai paraître les libelles, immonde ramassis de mensonges ridicules que la police se chargea d'interdire. Ce ne fut pas là le point douloureux du martyre que je subissais pour cette noble et pure enfant: la calomnie s'acharna après elle par contre-coup, et, pour la protéger envers et contre tous, je dus plus d'une fois briser mon propre cœur et mes plus chères affections.
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Henri Heine m'a prêté contre lui des sentiments inouïs. Le génie a ses rêves de malade.
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C'était aussi le sentiment de M. Lamennais. Silvio Pellico était pour lui le type de la résignation, et cette résignation-là l'indignait.
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