Kitabı oku: «Histoire de ma Vie, Livre 3 (Vol. 10 - 13)», sayfa 8
Pendant quelques jours, les abords de la place et du quai Saint-Michel conservèrent de larges taches de sang, et la Morgue, encombrée de cadavres dont les têtes superposées faisaient devant les fenêtres comme un massif de hideuse maçonnerie, suinta un ruisseau rouge qui s'en allait lentement sous les arches sans se mêler aux eaux du fleuve. L'odeur était si fétide, et j'avais été si navrée, autant, je l'avoue, devant ces pauvres soldats expirans que devant les fiers prisonniers, que je ne pus rien manger pendant quinze jours. Longtemps après, je ne pouvais seulement voir la viande; il me semblait toujours sentir cette odeur de boucherie qui avait monté âcre et chaude à mon réveil, les 6 et 7 juin, au milieu des bouffées tardives du printemps.
Je passai l'automne à Nohant. C'est là que j'écrivis Valentine, le nez dans la petite armoire qui me servait de bureau et où j'avais déjà écrit Indiana.
L'hiver fut si froid dans ma mansarde que je reconnus l'impossibilité d'y écrire sans brûler plus de bois que mes finances ne me le permettaient. Delatouche quittait la sienne, qui était également sur les quais, mais au troisième seulement, et la face tournée au midi, sur des jardins. Elle était aussi plus spacieuse, confortablement arrangée, et depuis longtemps je nourrissais le doux rêve d'une cheminée à la prussienne. Il me céda son bail, et je m'installai au quai Malaquais, où je vis bientôt arriver Maurice, que son père venait de mettre au collége.
Me voici déjà à l'époque de mes premiers pas dans le monde des lettres, et, pressée d'établir le cadre de ma vie extérieure, je n'ai encore rien dit des petites tentatives que j'avais faites pour arriver à ce but. C'est donc le moment de parler des relations que j'avais nouées et des espérances qui m'avaient soutenue.
CHAPITRE VINGT-HUITIEME
Quatre Berrichons dans les lettres. — MM. Delatouche et Duris-Dufresne. — Ma visite à M. de Kératry. — Rêve de quinze cents francs de rente.
Nous étions alors trois Berrichons à Paris, Félix Pyat, Jules Sandeau et moi, apprentis littéraires sous la direction d'un quatrième Berrichon, M. Delatouche. Ce maître eût dû, et il eût voulu, sans doute, être un lien entre nous, et nous comptions ne faire qu'une famille en Apollon, dont il eût été le père. Mais son caractère aigri, susceptible et malheureux, trahit les intentions et les besoins de son cœur qui était bon, généreux et tendre. Il se brouilla tour à tour avec nous trois, après nous avoir un peu brouillés ensemble.
J'ai dit, dans un article nécrologique assez détaillé sur M. Delatouche, tout le bien et tout le mal qui étaient en lui, et j'ai pu dire le mal sans manquer en rien à la reconnaissance que je lui devais et à la vive amitié que je lui avais rendue plusieurs années avant sa mort pour montrer combien ce mal, c'est-à-dire cette douleur inquiète, cette susceptibilité maladive, cette misanthropie, en un mot, était fatale et involontaire; je n'ai eu qu'à citer des fragmens de ses lettres, où lui-même, en quelques mots pleins de grâce et de force, se peignait dans sa grandeur et dans sa souffrance. J'avais déjà écrit sur lui, pendant sa vie, avec le même sentiment de respect et d'affection. Je n'ai jamais eu rien à me reprocher envers lui, pas même l'ombre d'un tort, et je n'aurais jamais su comment et pourquoi j'avais pu lui déplaire, si je n'avais vu par moi-même, au déclin rapide de sa vie, combien il était profondément atteint d'une hypocondrie sans ressources.
Il m'a rendu justice en voyant que j'étais juste envers lui, c'est-à-dire prompte à courir à lui dès qu'il m'ouvrit des bras paternels, sans me souvenir de ses colères et de ses injustices mille fois réparées, selon moi, par un élan, par un repentir, par une larme de son cœur.
Je ne pourrais résumer ici l'ensemble de son caractère et de ses rapports avec moi personnellement, comme je l'ai fait dans un opuscule spécial, sans sortir de l'ordre de mon récit, faute que j'ai déjà trop commise et qui m'a paru souvent inévitable, les personnes et les choses ayant besoin de se compléter dans le souvenir de celui qui en parle pour être bien appréciées et jugées, en dernier ressort, équitablement7.
Mais pour ne point m'arrêter à chaque pas dans ma narration, je dirai simplement ici quels rapports s'étaient établis entre nous lorsque je publiai Indiana et Valentine.
Mon bon vieux ami Duris-Dufresne à qui, des premiers, j'avais confié mon projet d'écrire, avait voulu me mettre en relations avec Lafayette, assurant qu'il me prendrait en amitié, que je lui serais très sympathique et qu'il me lancerait avec sollicitude dans le monde des arts, où il avait de nombreuses relations. Je me refusai à cette entrevue, bien que j'eusse aussi beaucoup de sympathie pour Lafayette, que j'allais quelquefois écouter à la tribune, conduite par mon papa (c'est ainsi que les huissiers de la chambre appelaient mon vieux député quand nous nous cherchions dans les couloirs après la séance); mais je me trouvais si peu de chose que je ne pus prendre sur moi d'aller occuper de ma mince personnalité le patriarche du libéralisme.
Et puis, si j'avais besoin d'un patron littéraire, c'était bien plus comme conseil que comme appui. Je désirais savoir, avant tout, si j'avais quelque talent, et je craignais de prendre un goût pour une faculté. M. Duris-Dufresne, à qui j'avais lu, bien en secret, quelques pages, à Nohant, sur l'émigration des nobles en 89, me tenait naïvement pour un grand esprit; mais je me défiais beaucoup de sa partialité et de sa galanterie. D'ailleurs il ne s'intéressait qu'aux choses politiques, et c'est à quoi je me sentais le moins portée.
Je lui observai que les amis étaient trop volontiers éblouis, et qu'il me faudrait un juge sans préventions. «Mais n'allons pas le chercher si haut, lui disais-je; les gens trop célèbres n'ont pas le temps de s'arrêter aux choses trop secondaires.»
Il me proposa un de ses collègues à la chambre, M. de Kératry, qui faisait des romans, et qu'il me donna pour un juge fin et sévère. J'avais lu le Dernier des Beaumanoir, ouvrage fort mal fait, bâti sur une donnée révoltante, mais à laquelle le goût épicé du romantisme faisait grâce en faveur de l'audace. Il y avait cependant dans cet ouvrage des pages assez belles et assez touchantes, un mélange bizarre de dévotion bretonne et d'aberration romanesque, de la jeunesse dans l'idée, de la vieillesse dans les détails. «Votre illustre collègue est un fou, dis-je à mon papa, et quant à son livre, j'en pourrais quelquefois faire d'aussi mauvais. Cependant on peut être bon juge et méchant praticien. L'ouvrage n'est toujours pas d'un imbécile, il s'en faut. Voyons M. de Kératry. Mais je loge sous les toits, vous me dites qu'il est vieux et marié. Demandez-lui son heure. J'irai chez lui.»
Dès le lendemain, j'eus rendez-vous chez M. de Kératry à huit heures du matin. C'était bien matin. J'avais les yeux gros comme le poing, j'étais complétement stupide.
M. de Kératry me parut plus âgé qu'il ne l'était. Sa figure, encadrée de cheveux blancs, était fort respectable. Il me fit entrer dans une jolie chambre où je vis, couché sous un couvre-pieds de soie rose très galant, une charmante petite femme qui jeta un regard de pitié languissante sur ma robe de stoff et sur mes souliers crottés, et qui ne crut pas devoir m'inviter à m'asseoir.
Je me passai de la permission et demandai à mon nouveau patron, en me fourrant dans la cheminée, si mademoiselle sa fille était malade. Je débutais par une insigne bêtise. Le vieillard me répondit d'un air tout gonflé d'orgueil armoricain que c'était là madame de Kératry, sa femme. «Très bien, lui dis-je, je vous en fais mon compliment; mais elle est malade, et je la dérange. Donc je me chauffe et je m'en vais. — Un instant, reprit le protecteur, M. Duris-Dufresne m'a dit que vous vouliez écrire, et j'ai promis de causer avec vous de ce projet, mais tenez, en deux mots, je serai franc, une femme ne doit pas écrire. — Si c'est votre opinion, nous n'avons point à causer, repris-je. Ce n'était pas la peine de nous éveiller si matin, madame de Kératry et moi, pour entendre ce précepte.»
Je me levai et sortis sans humeur, car j'avais plus envie de rire que de me fâcher. M. de Kératry me suivit dans l'antichambre et m'y retint quelques instans pour me développer sa théorie sur l'infériorité des femmes, sur l'impossibilité où était la plus intelligente d'entre elles d'écrire un bon ouvrage (le Dernier des Beaumanoir apparemment); et comme je m'en allais toujours sans discuter et sans lui rien dire de piquant il termina sa harangue par un trait napoléonien qui devait m'écraser. «Croyez-moi, me dit-il gravement comme j'ouvrais la dernière porte de son sanctuaire, ne faites pas de livres, faites des enfans. — Ma foi, monsieur, lui répondis-je en pouffant de rire et en lui fermant sa porte sur le nez, gardez le précepte pour vous-même, si bon vous semble.»
Delatouche a arrangé ma réponse depuis en racontant cette belle entrevue. Il m'a fait dire: faites-en vous-même si vous pouvez. Je ne fus ni si méchante ni si spirituelle, d'autant plus que sa petite femme avait l'air d'un ange de candeur. Je retournai chez moi fort divertie de l'originalité de ce Chrysale romantique, et bien certaine que je ne m'élèverais jamais à la hauteur de ses inventions littéraires. On sait que le sujet du Dernier des Beaumanoir est le viol d'une femme que l'on croit morte par le prêtre chargé de l'ensevelir. Ajoutons cependant, pour rester équitable, que le livre a de très belles pages.
Je fis rire Duris-Dufresne aux larmes en lui racontant l'aventure. En même temps il était furieux et voulait pourfendre son Breton bretonnant. Je le calmai en lui disant que je ne donnerais pas ma matinée pour... un éditeur!
Il ne combattit plus dès lors mon projet d'aller voir Delatouche, contre lequel il m'avait exprimé jusque-là de fortes préventions. Je n'avais qu'un mot à écrire, mon nom eût suffi pour m'assurer un bon accueil de mon compatriote. J'étais intimement liée avec sa famille. Il était cousin des Duvernet, et son père avait été lié avec le mien.
Il m'appela et me reçut paternellement. Comme il savait déjà par Félix Pyat mon colloque avec M. de Kératry, il mit toute la coquetterie de son esprit, qui était d'une trempe exquise et d'un brillant remarquable, à soutenir la thèse contraire. «Mais ne vous faites pas d'illusions, cependant, me dit-il. La littérature est une ressource illusoire, et moi qui vous parle, malgré toute la supériorité de ma barbe, je n'en tire pas quinze cents francs par an, l'un dans l'autre.»
FIN DU TOME DIXIÈME
TOME ONZIÈME
CHAPITRE VINGT-HUITIEME
(SUITE.)
Rêve de quinze cents francs de rente. — Le Figaro. — Une promenade dans le quartier Latin. — Balzac. — Emmanuel Arago. — Premier luxe de Balzac. — Ses contrastes. — Aversion que lui portait Delatouche. — Dîner et soirée fantastiques chez Balzac. — Jules Janin. — Delatouche m'encourage et me paralyse. —Indiana. — C'est à tort qu'on a dit que c'était ma personne et mon histoire. — La théorie du beau. — La théorie du vrai. — Ce qu'en pensait Balzac. — Ce qu'en pensent la critique et le public.
— Quinze cents francs! m'écriai-je; mais si j'avais quinze cents francs à joindre à ma petite pension, je m'estimerais très riche, et je ne demanderais plus rien au ciel ni aux hommes, pas même une barbe!
— Oh! reprit-il en riant, si vous n'avez pas plus d'ambition que cela, vous simplifiez la question. Ce ne sera pas encore la chose la plus facile du monde que de gagner quinze cents francs, mais c'est possible, si vous ne vous rebutez pas des commencemens.
Il lut un roman dont je ne me rappelle même plus le titre ni le sujet, car je l'ai brûlé peu de temps après. Il le trouva, avec raison, détestable. Cependant il me dit que je devais en savoir faire un meilleur, et que peut-être un jour j'en pourrais faire un bon. «Mais il faut vivre pour connaître la vie, ajouta-t-il. Le roman, c'est la vie racontée avec art. Vous êtes une nature d'artiste, mais vous ignorez la réalité, vous êtes trop dans le rêve. Patientez avec le temps et l'expérience, et soyez tranquille: ces deux tristes conseilleurs viendront assez vite. Laissez-vous enseigner par la destinée et tâchez de rester poète. Vous n'avez pas autre chose à faire.»
Cependant, comme il me voyait assez embarrassée de suffire à la vie matérielle, il m'offrit de me faire gagner quarante ou cinquante francs par mois si je pouvais m'employer à la rédaction de son petit journal. Pyat et Sandeau étaient déjà occupés à cette besogne; j'y fus associée un peu par-dessus le marché.
Delatouche avait acheté le Figaro, et il le faisait à peu près lui-même, au coin de son feu, en causant tantôt avec ses rédacteurs, tantôt avec les nombreuses visites qu'il recevait. Ces visites, quelquefois charmantes, quelquefois risibles, posaient un peu, sans s'en douter, pour le secrétariat respectable qui, retranché dans les petits coins de l'appartement, ne se faisait pas faute d'écouter et de critiquer.
J'avais ma petite table et mon petit tapis auprès de la cheminée; mais je n'étais pas très assidue à ce travail, auquel je n'entendais rien. Delatouche me prenait un peu au collet pour me faire asseoir; il me jetait un sujet et me donnait un petit bout de papier sur lequel il fallait le faire tenir. Je barbouillais dix pages que je jetais au feu et où je n'avais pas dit un mot de ce qu'il fallait traiter. Les autres avaient de l'esprit, de la verve, de la facilité. On causait et on riait. Delatouche était étincelant de causticité. J'écoutais, je m'amusais beaucoup, mais je ne faisais rien qui vaille, et au bout du mois, il me revenait douze francs cinquante centimes ou quinze francs tout au plus pour ma part de collaboration, encore était-ce trop bien payé.
Delatouche était adorable de grâce paternelle, et il se rajeunissait avec nous jusqu'à l'enfantillage. Je me rappelle un dîner que nous lui donnâmes chez Pinson et une fantastique promenade au clair de la lune que nous lui fîmes faire à travers le quartier Latin. Nous étions suivis d'un sapin qu'il avait pris à l'heure pour aller je ne sais où et qu'il garda jusqu'à minuit sans pouvoir se dépêtrer de notre folle compagnie. Il y remonta bien vingt fois et en descendit toujours, persuadé par nos raisons. Nous allions sans but et nous voulions lui prouver que c'était la plus agréable manière de se promener. Il la goûtait assez, car il nous cédait sans trop de combat. Le cocher de fiacre, victime de nos taquineries, avait pris son mal en patience, et je me souviens qu'arrivés, je ne sais pourquoi ni comment, à la montagne Sainte-Geneviève, comme il allait fort lentement dans la rue déserte, nous nous occupions à traverser la voiture, à la file les uns des autres, laissant les portières ouvertes et les marchepieds baissés, et chantant je ne sais plus quelle facétie sur un ton lugubre: je ne sais pas non plus pourquoi cela nous paraissait drôle et pourquoi Delatouche riait de si bon cœur. Je crois que c'était la joie de se sentir bête une fois en sa vie. Pyat prétendait avoir un but, qui était de donner une sérénade à tous les épiciers du quartier, et il allait de boutique en boutique chantant à pleine voix: Un épicier, c est une rose.
C'est la seule fois que j'aie vu Delatouche véritablement gai, car son esprit, habituellement satirique, avait un fonds de spleen qui rendait souvent son enjouement mortellement triste. «Sont-ils heureux! me disait-il, en me donnant le bras à l'arrière-garde, tandis que les autres couraient devant en faisant leur tapage; ils n'ont bu que de l'eau rougie et ils sont ivres! Quel bon vin que la jeunesse! et quel bon rire que celui qui n'a pas besoin de motif! Ah! si l'on pouvait s'amuser comme cela deux jours de suite! Mais aussitôt que l'on sait de quoi et de qui l'on s'amuse, on ne s'amuse plus, on a envie de pleurer.»
Le grand chagrin de Delatouche était de vieillir. Il n'en pouvait prendre son parti, et c'est lui qui disait: «On n'a jamais cinquante ans, on a deux fois vingt-cinq ans.» Malgré cette révolte de son esprit, il était plus vieux que son âge. Déjà malade et aggravant son mal par l'impatience avec laquelle il le supportait, il était souvent, le matin, d'une humeur irascible devant laquelle je m'esquivais sans rien dire. Puis il me rappelait ou venait me chercher, ne se donnant jamais tort, mais effaçant par mille gracieusetés et mille gâteries de papa le chagrin qu'il avait causé.
Quand j'ai cherché plus tard la cause de sa soudaine aversion, on m'a dit qu'il avait été amoureux de moi, jaloux sans en convenir, et blessé de n'avoir jamais été deviné. Cela n'est pas. Je me méfiais de lui au commencement, M. Duris-Dufresne m'ayant mise en garde par ses propres préventions. J'aurais donc eu à son égard la pénétration qui m'a souvent manqué à temps en d'autres circonstances, faute de coquetterie suffisante. Mais là, j'avais à bien voir si ma confiance tomberait sur un cœur désintéressé, et je constatai bientôt que la jalousie de notre patron, comme nous l'appelions, était tout intellectuelle et s'exerçait sur tout ce qui l'approchait, sans acception d'âge ni de sexe.
C'était un ami, et surtout un maître jaloux par nature, comme le vieux Porpora que j'ai dépeint dans un de mes romans. Quand il avait couvé une intelligence, développé un talent, il ne voulait plus souffrir qu'une autre inspiration ou qu'une autre assistance que la sienne osât en approcher.
Un de mes amis, qui connaissait un peu Balzac, m'avait présentée à lui, non comme une muse de département, mais comme une bonne personne de province très émerveillée de son talent. C'était la vérité. Bien que Balzac n'eût pas encore produit ses chefs-d'œuvre à cette époque, j'étais vivement frappée de sa manière neuve et originale, et je le considérais déjà comme un maître à étudier. Balzac avait été, non pas charmant pour moi, à la manière de Delatouche, mais excellent aussi, avec plus de rondeur et d'égalité de caractère. Tout le monde sait comme le contentement de lui-même, contentement si bien fondé qu'on le lui pardonnait, débordait en lui; comme il aimait à parler de ses ouvrages, à les raconter d'avance, à les faire en causant, à les lire en brouillons ou en épreuves. Naïf et bon enfant au possible, il demandait conseil aux enfans, n'écoutait pas la réponse, ou s'en servait pour la combattre avec l'obstination de sa supériorité. Il n'enseignait jamais, il parlait de lui, de lui seul. Une seule fois il s'oublia pour nous parler de Rabelais, que je ne connaissais pas encore. Il fut si merveilleux, si éblouissant, si lucide, que nous nous disions en le quittant: «Oui, oui, décidément, il aura tout l'avenir qu'il rêve; il comprend trop bien ce qui n'est pas lui, pour ne pas faire de lui-même une grande individualité.»
Il demeurait alors rue de Cassini, dans un petit entre-sol très gai, à côté de l'Observatoire. C'est par lui ou chez lui, je crois, que je fis connaissance avec Emmanuel Arago, un homme qui devait devenir un frère pour moi, et qui était alors un enfant. Je me liai vite avec lui, pouvant me donner avec lui des airs de grand'mère, car il était encore si jeune que ses bras avaient grandi dans l'année plus que ne le comportaient ses manches. Il avait pourtant commis déjà un volume de vers et une pièce de théâtre fort spirituelle.
Un beau matin, Balzac, ayant bien vendu la Peau de Chagrin, méprisa son entre-sol et voulut le quitter; mais, réflexion faite, il se contenta de transformer ses petites chambres de poète en un assemblage de boudoirs de marquise, et un beau jour il nous invita à venir prendre des glaces dans ses murs tendus de soie et bordés de dentelle. Cela me fit beaucoup rire: je ne pensais pas qu'il prît au sérieux ce besoin d'un vain luxe, et que ce fût pour lui autre chose qu'une fantaisie passagère. Je me trompais, ces besoins d'imagination coquette devinrent les tyrans de sa vie, et pour les satisfaire il sacrifia souvent le bien-être le plus élémentaire. Dès lors il vivait un peu ainsi, manquant de tout au milieu de son superflu, et se privant de soupe et de café plutôt que d'argenterie et de porcelaine de Chine.
Réduit bientôt à des expédiens fabuleux pour ne pas se séparer de colifichets qui réjouissaient sa vue; artiste fantaisiste, c'est-à-dire enfant aux rêves d'or, il vivait par le cerveau dans le palais des fées; homme opiniâtre cependant, il acceptait, par la volonté, toutes les inquiétudes et toutes les souffrances plutôt que de ne pas forcer la réalité à garder quelque chose de son rêve.
Puérile et puissant, toujours envieux d'un bibelot, et jamais jaloux d'une gloire, sincère jusqu'à la modestie, vantard jusqu'à la hâblerie, confiant en lui-même et aux autres, très expansif, très bon et très fou, avec un sanctuaire de raison intérieure, où il rentrait pour tout dominer dans son œuvre, cynique dans la chasteté, ivre en buvant de l'eau, intempérant de travail et sobre d'autres passions, positif et romanesque avec un égal succès, crédule et sceptique, plein de contrastes et de mystères, tel était Balzac encore jeune, déjà inexplicable pour quiconque se fatiguait de la trop constante étude de lui-même à laquelle il condamnait ses amis, et qui ne paraissait pas encore à tous aussi intéressante qu'elle l'était réellement.
En effet, à cette époque, beaucoup de juges, compétens d'ailleurs, niaient le génie de Balzac, ou tout au moins ne le croyaient pas destiné à une si puissante carrière de développement. Delatouche était des plus récalcitrans. Il parlait de lui avec une aversion effrayante. Balzac avait été son disciple, et leur rupture, dont ce dernier n'a jamais su le motif, était toute fraîche et toute saignante. Delatouche ne donnait aucune bonne raison à son ressentiment, et Balzac me disait souvent: «Gare à vous! vous verrez qu'un beau matin sans vous en douter, sans savoir pourquoi, vous trouverez en lui un ennemi mortel.»
Delatouche eut évidemment tort à mes yeux en décriant Balzac, qui ne parlait de lui qu'avec regret et douceur; mais Balzac eut tort de croire à une inimitié irréconciliable. Il eût pu le ramener avec le temps.
C'était trop tôt alors. J'essayai en vain plusieurs fois de dire à Delatouche ce qui pouvait les rapprocher. La première fois il sauta au plafond. «Vous l'avez donc vu? s'écria-t-il; vous le voyez donc? Il ne me manquait plus que ça!» Je crus qu'il allait me jeter par les fenêtres. Il se calma, bouda, revint, et finit par me passer mon Balzac, en voyant que cette sympathie n'enlevait rien à celle qu'il réclamait. Mais, à chaque nouvelle relation littéraire que je devais établir ou accepter, Delatouche devait entrer dans les mêmes colères, et même les indifférens lui paraissaient des ennemis s'ils ne m'avaient pas été présentés par lui.
Je parlai fort peu de mes projets littéraires à Balzac. Il n'y crut guère, ou ne songea pas à examiner si j'étais capable de quelque chose. Je ne lui demandai pas de conseils, il m'eût dit qu'il les gardait pour lui-même; et cela autant par ingénuité de modestie que par ingénuité d'égoïsme; car il avait sa manière d'être modeste sous l'apparence de la présomption, je l'ai reconnu depuis, avec une agréable surprise; et quant à son égoïsme, il avait aussi ses réactions de dévoûment et de générosité.
Son commerce était fort agréable, un peu fatigant de paroles pour moi qui ne sais pas assez répondre pour varier les sujets de conversation, mais son âme était d'une grande sérénité, et, en aucun moment, je ne l'ai vu maussade. Il grimpait avec son gros ventre tous les étages de la maison du quai Saint-Michel et arrivait soufflant, riant et racontant sans reprendre haleine. Il prenait des paperasses sur ma table, y jetait les yeux et avait l'intention de s'informer un peu de ce que ce pouvait être; mais aussitôt, pensant à l'ouvrage qu'il était en train de faire, il se mettait à le raconter, et, en somme, je trouvais cela plus instructif que tous les empêchemens que Delatouche, questionneur désespérant, apportait à ma fantaisie.
Un soir que nous avions dîné chez Balzac d'une manière étrange, je crois que cela se composait de bœuf bouilli, d'un melon et de vin de Champagne frappé, il alla endosser une belle robe de chambre toute neuve, pour nous la montrer avec une joie de petite fille, et voulut sortir ainsi costumé, un bougeoir à la main, pour nous reconduire jusqu'à la grille du Luxembourg. Il était tard, l'endroit désert, et je lui faisais observer qu'il se ferait assassiner en rentrant chez lui. «Du tout, me dit-il; si je rencontre des voleurs, ils me prendront pour un fou, et ils auront peur de moi, ou pour un prince, et ils me respecteront.» Il faisait une belle nuit calme. Il nous accompagna ainsi, portant sa bougie allumée dans un joli flambeau de vermeil ciselé, parlant des quatre chevaux arabes qu'il n'avait pas encore, qu'il aurait bientôt, qu'il n'a jamais eus, et qu'il a cru fermement avoir pendant quelque temps. Il nous eût reconduits jusqu'à l'autre bout de Paris, si nous l'avions laissé faire.
Je ne connaissais pas d'autres célébrités et ne désirais pas en connaître. Je rencontrais une telle opposition d'idées, de sentimens et de systèmes entre Balzac et Delatouche, que je craignais de voir ma pauvre tête se perdre dans un chaos de contradictions, si je prêtais l'oreille à un troisième maître. Je vis à cette époque, une seule fois, Jules Janin pour lui demander un service. C'est la seule démarche que j'aie jamais faite auprès de la critique, et comme ce n'était pas pour moi, je n'y eus aucun scrupule. Je trouvai en lui un bon garçon sans affectation et sans étalage d'aucune vanité, ayant le bon goût de ne pas montrer son esprit sans nécessité et parlant de ses chiens avec plus d'amour que de ses écrits. Comme j'aime aussi les chiens, je me trouvai fort à l'aise, une conversation littéraire avec un inconnu m'eût affreusement intimidée.
J'ai dit que Delatouche était désespérant. Il était ainsi pour lui-même et travaillait à se dégoûter de tout ce qu'il entreprenait. Il se laissait aller, de temps en temps, à raconter ses romans d'avance, avec plus de discrétion et d'intimité que Balzac, mais avec plus de complaisance encore s'il se voyait bien écouté. Par exemple, il ne fallait pas s'aviser de remuer un meuble, de tisonner ou d'éternuer dans ces momens-là: il s'interrompait aussitôt pour vous demander, avec une sollicitude polie, si vous étiez enrhumé ou si vous aviez des inquiétudes dans les jambes; et, feignant d'avoir oublié son roman, il se faisait beaucoup prier pour faire semblant de chercher à le retrouver. Il avait mille fois moins de talent pour écrire que Balzac; mais comme il en avait mille fois plus pour déduire ses idées par la parole, ce qu'il racontait admirablement paraissait admirable, tandis que ce que Balzac racontait d'une manière souvent impossible ne représentait souvent qu'une œuvre impossible. Mais quand l'ouvrage de Delatouche était imprimé, on y cherchait en vain le charme et la beauté de ce qu'on avait entendu, et on avait la surprise contraire en lisant Balzac. Balzac savait qu'il exposait mal, non pas sans feu et sans esprit, mais sans ordre et sans clarté. Aussi préférait-il lire quand il avait son manuscrit sous la main, et Delatouche, qui faisait cent romans sans les écrire, n'avait presque jamais rien à lire; ou c'étaient quelques pages qui ne rendaient pas son projet et qui l'attristaient visiblement. Il n'avait pas de facilité; aussi avait-il la fécondité en horreur, et trouvait-il contre celle de Balzac, sans songer à celle de Walter Scott, qu'il adorait, les invectives les plus bouffonnes et les comparaisons les plus médicinales.
J'ai toujours pensé que Delatouche dépensait trop de véritable talent en paroles. Balzac ne dépensait que de la folie. Il jetait là son trop plein et gardait sa sagesse profonde pour son œuvre. Delatouche s'épuisait en démonstrations excellentes, et, quoique riche, ne l'était pas assez pour se montrer si généreux.
Et puis sa fatale santé paralysait son essor au moment où il déployait ses ailes. Il a fait de beaux vers, faciles et pleins, mêlés à des vers tiraillés et un peu vides; des romans très remarquables, très originaux, et des romans très faibles et très lâchés; des articles très mordans, très ingénieux, et d'autres si personnels qu'ils étaient incompréhensibles et, partant, sans intérêt pour le public. Ce haut et ce bas d'une intelligence d'élite s'expliquent par le cruel va-et-vient de la maladie.
Delatouche avait aussi le malheur de s'occuper trop de ce que faisaient les autres. A cette époque, il lisait tout. Il recevait, comme journaliste, tout ce qui paraissait, feignait de n'y pas jeter les yeux, et remettait l'exemplaire au premier venu de ses rédacteurs en lui disant: «Avalez la médecine; vous êtes jeune, elle ne vous tuera pas. Dites de l'ouvrage ce que vous voudrez, je ne veux pas savoir ce que c'est.» — Mais quand on lui apportait le compte-rendu, il critiquait la critique avec une netteté qui prouvait qu'il avait le premier avalé la médecine et même savouré l'âcre saveur qui le tentait.
J'eusse été bien sotte de ne pas écouter tout ce que me disait Delatouche, mais cette perpétuelle analyse de toutes choses, cette dissection des autres et de lui-même, toute cette critique brillante et souvent juste, qui aboutissait à la négation de lui-même et des autres, attristaient singulièrement mon esprit, et tant de lisières commençaient à me donner des crampes. J'apprenais tout ce qu'il ne faut pas faire, rien de ce qu'il faut faire, et je perdais toute confiance en moi.
Encore une raison pour ne parler des vivans qu'avec réserve.
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