Kitabı oku: «Jean Ziska», sayfa 2
J'essaierai donc de vous faire l'histoire de l'hérésie au point de vue du sentiment, parce que le sentiment est la porte de votre intelligence.
Vous n'êtes pas sans savoir qu'il y a aujourd'hui une grande lutte engagée dans le monde entre les riches et les pauvres, entre les habiles et les simples, entre le grand nombre qui est faible encore par ignorance, et le petit nombre qui l'exploite par ruse et par force. Vous savez qu'au milieu de cette lutte dont la continuité serait contraire aux desseins de Dieu, des idées profondes ont surgi; qu'elles ont pris toutes les formes, même celles de l'erreur et de la folie: enfin, que mille sectes philosophiques se partagent l'empire des esprits. Vous avez entendu parler de celles qui ont fait la révolution française, des jacobins, des montagnards, des girondins, des dantonistes, des babouvistes, des hébertistes même, etc. Depuis quinze ans, vous avez vu d'autres sectes déployer leurs bannières, d'autres idées, ou plutôt les mêmes idées au fond, prendre de nouvelles formes, chez les saint-simoniens, les doctrinaires, les fouriéristes, les communistes de Lyon, les chartistes d'Angleterre, etc., etc.
Ce que vous trouvez au fond de toutes ces sectes philosophiques et de tous ces mouvements populaires, c'est la lutte de l'égalité qui veut s'établir, contre l'inégalité qui veut se maintenir; lutte du pauvre contre le riche, du candide contre le fourbe, de l'opprimé contre l'oppresseur, de la femme contre l'homme (du fils même contre le père dans la législation, puisqu'il a fallu reconquérir la suppression du droit d'aînesse); de l'ouvrier contre le maître, du travailleur contre l'exploitateur, du libre penseur contre le prêtre gardien des mystères, etc.; lutte générale, universelle, portant sur tous les principes, partant de tous les points, imaginant tous les systèmes, essayant de tous les moyens. Vous n'êtes pas au bout; vous en verrez bien d'autres et de pires, si au lieu de laisser le champ libre à la discussion, le pouvoir s'obstine à contraindre d'une part, et à corrompre de l'autre.
Eh bien, au point où nous en sommes, vous ne pouvez pas supposer que tout cela soit absolument nouveau sous le soleil, que l'esprit humain ait enfanté toutes ces manifestations pour la première fois depuis cinquante ans. Il faudrait, pour cela, supposer que depuis cinquante ans seulement le genre humain a commencé à vivre et à se rendre compte de ses droits, de ses besoins de toutes sortes.
Et pourtant, si vous cherchez dans les historiens l'histoire suivie, claire et précise des manifestations progressives qui ont amené celles du dix-huitième siècle et celles d'aujourd'hui, vous ne l'y trouverez que confuse, tronquée et profondément inintelligente. Parmi les modernes8, les uns, effrayés de la multiplicité des sectes et de l'obscurité répandue sur leurs doctrines par les arrêts mensongers de l'inquisition et l'auto-da-fé des documents, ont craint de se tromper et de s'égarer; les autres ont tout simplement méprisé la question, soit qu'ils ne s'intéressassent point à celle qui agite notre génération, soit qu'ils n'aperçussent point ses rapports avec l'histoire des anciennes sectes. Parmi les anciens historiens, c'est bien autre chose. D'abord il y a plusieurs siècles (et ce ne sont pas les moins remplis de faits et d'idées) dont il ne reste rien que des arrêts de mort, de proscription et de flétrissure. Durant ces siècles, l'Église prononça la sentence de l'anéantissement des individus et de leur pensée: maîtres et disciples, hommes et écrits, tout passa par les flammes; et les monuments les plus curieux, les plus importants de ces âges de discussion et d'effervescence sont perdus pour nous sans retour.
Ainsi, le rôle de l'Église, dans ces temps-là, ressemble à l'invasion des barbares. Elle a réussi à plonger dans la nuit du néant les monuments de la pensée humaine; mais le sentiment qui enfanta ces idées condamnées et violentées ne pouvait périr dans le coeur des hommes. L'idée de l'égalité était indestructible; les bourreaux ne pouvaient l'atteindre: elle resta profondément enracinée, et ce que vous voyez aujourd'hui en est la suite ininterrompue et la conséquence directe.
Les siècles persécutés, et pour ainsi dire étouffés, dont je vous parle, embrassent toute l'existence du christianisme jusqu'à la guerre des hussites. Là l'histoire devient plus claire, parce que les insurrections religieuses aboutissent enfin à des guerres sociales. Les questions se posent plus nettement, non plus tant sous la forme de propositions mystiques que sous celle d'articles politiques. Bientôt après arrive la réforme de Luther, les grandes guerres de religion, la création d'une nouvelle église, qui échappe aux arrêts de l'ancienne et qui conserve les monuments de son action historique, grâce à l'invention de l'imprimerie, qui neutralise celle des bûchers.
Il semblerait que cette nouvelle église de Luther, pénétrée d'amour et de respect pour les longues et courageuses hérésies qui l'avaient précédée, préparée et mise au monde, eût dû consacrer d'abord sa ferveur et sa science à reconstruire l'histoire de son passé, à refaire sa généalogie, à retrouver ses titres de noblesse. Elle était encore assez près des événements pour chercher dans ses traditions le fil de son existence, dont l'Église romaine avait détruit l'écriture. Elle ne le fit pourtant pas, occupée qu'elle était à se constituer dans le présent et à poursuivre une lutte active. Mais il faut bien avouer aussi que ses docteurs et ses historiens manquèrent souvent de courage et reculèrent avec effroi devant l'acceptation du passé. Ce passé était rempli d'excès et de délires. Nous l'avons dit plus haut, c'était le temps de la violence; et les hussites le disaient dans leur style énergique: C'est maintenant le temps du zèle et de la fureur. Nous dirons, plus tard, comment ils se croyaient les ministres de la colère divine. Mais ces délires, ces excès, ce zèle et cette fureur ne dévoraient-ils pas aussi le sein de l'Eglise romaine? Rome avait-elle le droit de leur reprocher quelque chose en fait de vengeance et de cruauté, de meurtre et de sacrilège? Les docteurs protestants reculèrent pourtant devant les accusations dont on chargeait la tête de leurs pères. Luther lui-même, vous le savez, fut le premier à s'épouvanter du torrent dont il avait rompu la dernière digue. Comment eût-il pu accepter la tache glorieuse de son origine, lui qui désavouait déjà l'oeuvre terrible de ses contemporains et l'audace qu'il supposait à sa postérité?
Il légua son épouvante à ses pâles continuateurs. Les uns, reniant leur illustre et sombre origine, s'efforcèrent de prouver qu'il n'avaient rien de commun avec ceux-ci ou ceux-là; les autres, plus religieux, mais non moins timides, s'attachèrent à blanchir la mémoire de leurs aïeux dans l'hérésie de tous les excès qui leur étaient imputés. De là résulta une foule d'écrits, qu'il peut être bon de consulter, parce qu'il s'y trouve, comme dans tout, des lambeaux de vérité, mais auxquels il est impossible de se rapporter entièrement, pour connaître la vérité des sentiments historiques, à la recherche desquels nous voici lancés9.
Il ne s'agit ici de rien moins que de décider tout le contraire de ce qu'ont décidé des gens très-graves et très-savants: à savoir que, comme il n'y a qu'une religion, il n'y a qu'une hérésie. La religion officielle, l'église constituée a toujours suivi un même système; la religion secrète, celle qui cherche encore à se constituer, cette société idéale de l'égalité, qui commence à la prédication de Jésus, qui traverse les siècles du catholicisme sous le nom d'hérésie, et qui aboutit chez nous jusqu'à la révolution française, pour se réformer et se discuter, à défaut de mieux, dans les clubs chartistes et dans l'exaltation communiste, cette religion-là est aussi toujours la même, quelque forme qu'elle ait revêtue, quelque nom dont elle se soit voilée, quelque persécution qu'elle ait subie. Femmes, c'est toujours votre lutte du sentiment contre l'autorité, de l'amour chrétien, qui n'est pas le dieu aveugle de la luxure païenne, mais le dieu clairvoyant de l'égalité évangélique, contre l'inégalité païenne des droits dans la famille, dans l'opinion, dans la fidélité, dans l'honneur, dans tout ce qui tient à l'amour même. Pauvres laborieux ou infirmes, c'est toujours votre lutte contre ceux qui vous disent encore: «Travaillez beaucoup pour vivre très-mal; et si vous ne pouvez travailler que peu, vous ne vivrez pas du tout.» Pauvres d'esprit à qui la société marâtre a refusé la notion et l'exemple de l'honnêteté, vous qu'elle abandonne aux hasards d'une éducation sauvage, et qu'elle réprime avec la même rigueur que si vous connaissiez les subtilités de sa philosophie officielle, c'est toujours votre lutte. Jeunes intelligences qui sentez en vous l'inspiration divine de la vérité, et qui n'échappez au jésuitisme de l'Église que pour retomber sous celui du gouvernement, c'est toujours votre lutte. Hommes de sensation qui êtes livrés aux souffrances et aux privations de la misère, hommes de sentiment qui êtes déchirés par le spectacle des maux de l'humanité et qui demandez pour elle le pain du corps et de l'âme, c'est toujours votre lutte contre les hommes de la fausse connaissance, de la science impie, du sophisme mitré ou couronné. L'hérésie du passé, le communisme d'aujourd'hui, c'est le cri des entrailles affamées et du coeur désolé qui appelle la vraie connaissance, la voix de l'esprit, la solution religieuse, philosophique et sociale du problème monstrueux suspendu depuis tant de siècles sur nos têtes. Voilà ce que c'est que l'hérésie, et pas autre chose: une idée essentiellement chrétienne dans son principe, évangélique dans ses révélations successives, révolutionnaire dans ses tentatives et ses réclamations; et non une stérile dispute de mots, une orgueilleuse interprétation des textes sacrés, une suggestion de l'esprit satanique, un besoin de vengeance, d'aventures et de vanité, comme il a plu à l'Eglise romaine de la définir dans ses réquisitoires et ses anathèmes.
Maintenant que vous apercevez ce que c'est que l'hérésie, vous ne vous imaginerez plus, comme on le persuade à vous, femmes, et à vos enfants, lorsqu'ils commencent à lire l'histoire, que ce soit un chapitre insipide, indigne d'examen ou d'intérêt, bon à reléguer dans les subtilités ridicules du passé théologique. On a réussi à embrouiller ce chapitre, il est vrai; mais l'affaire des esprits sérieux et des coeurs avides de vérité sera désormais d'y porter la lumière. Prétendre faire l'histoire de la société chrétienne sans vouloir restituer à notre connaissance et à notre méditation l'histoire des hérésies, c'est vouloir connaître et juger le cours d'un fleuve dont on n'apercevrait jamais qu'une seule rive. On raconte qu'un Anglais (ce pouvait bien être un bourgeois de Paris), ayant loué, pour faire le tour du lac de Genève, une de ces petites voitures suisses dans lesquelles on voyage de côté, se trouva assis de manière à tourner constamment le dos au Léman, de sorte qu'il rentra à son auberge sans l'avoir aperçu. Mais on assure qu'il n'en était pas moins content de son voyage, parce qu'il avait vu les belles montagnes qui entourent et regardent le lac. Ceci est une parabole triviale, applicable à l'histoire. La montagne, c'est l'Église romaine, qui, dans le passé, domine le monde de sa hauteur et de sa puissance. Le lac profond, c'est l'hérésie, dont la source mystérieuse cache des abîmes et ronge la base du mont. Le voyageur, c'est vous, si vous imitez l'Anglais, qui ne songea point à regarder derrière lui.
Quand vous lisez l'Évangile, les Actes des apôtres, les Vies des saints, et que vous reportez vos regards sur la vérité actuelle, comment vous expliquez-vous cette épouvantable antithèse de la morale chrétienne avec des institutions païennes?
Quelques formules de notre code français (ce ne sont que des formules!) rappellent seules le précepte de Jésus et la doctrine des apôtres. Si l'empereur Julien revenait tout à coup parmi nous et qu'on lui montrât seulement ces formules, il s'écrierait encore une fois: «Tu l'emportes, Galiléen!» Et si saint Pierre, le chef et le fondateur dont l'Église romaine se vante, était appelé à la même épreuve, il ne manquerait pas de dire: «Voilà l'ouvrage de ma chère fille la sainte Église.» Mais le pape serait là pour lui répondre: «Que dites-vous là, saint père? c'est l'abominable ouvrage d'une abominable révolution, dont les fanatiques ont brisé vos autels, outragé vos lévites et profané nos temples.» Je suppose que saint Pierre, étourdi d'une pareille explication, appelât saint Jean pour le tirer de cet embarras; saint Jean, qui en savait et en pensait plus long que lui sur l'égalité, lui dirait: «Prenez garde, frère, j'ai bien peur que le coq n'ait chanté sur le clocher de votre Église romaine.» Et alors, appelant le pape à rendre témoignage: «Qu'avez-vous donc fait vous et les autres, pour que les fanatiques de l'égalité se portassent à de tels excès contre vous et votre culte? – Nous avions fait notre devoir, répondrait le pape; nous avions condamné et persécuté Jean-Jacques Rousseau, Diderot et tous les fauteurs de l'hérésie.» Alors saint Jean voudrait savoir qui étaient ces grands saints qui avaient résisté à l'Église au nom du précepte du Christ, car il ne les jugerait pas autrement. Il voudrait connaître tous ceux qui avaient suscité l'hérésie de l'évangile; et, de siècle eu siècle, remontant par le dix-huitième siècle à Luther et à Jean Huss, et par Wicklef à Pierre Valdo, et par Jean de Parme à Joachim de Flore, et par eux à saint François; et par saint François à une suite ininterrompue d'apôtres de l'égalité chrétienne, il remonterait ainsi par le torrent de l'hérésie jusqu'à lui-même, à sa doctrine, à sa parole. Il laisserait alors saint Pierre s'arranger avec Grégoire VII et tous ses orthodoxes jusqu'à Grégoire XVI, et retournerait vers son divin maître Jésus pour lui rendre compte du cours bizarre des affaires de ce monde.
Voilà donc tout bonnement l'histoire de ce monde. D'un côté les hommes d'ordre, de discipline, de conservation, d'application sociale, d'autorité politique; ces hommes-là, qui n'ont pas choisi sans motif saint Pierre pour leur patron, bâtissent et gouvernent l'Église avec une grande force, avec beaucoup d'habileté, de science administrative, de courage et de foi dans leur principe d'unité. Ils font là un grand oeuvre; et plusieurs d'entre eux, préservant à certaines époques la société chrétienne des bouleversements de la politique, de l'ambition brutale des despotes séculiers, et de l'envahissement des nations aux instincts barbares, sont dignes d'admiration et de respect. Mais tandis qu'ils soutiennent cette lutte au nom du pouvoir spirituel contre le pouvoir temporel, ils prennent les vices du monde temporel et trempent dans ses crimes. Ils oublient, ils sont forcés d'oublier leur mission divine, idéale! Ils deviennent conquérants et despotes à leur tour; ils oppriment les consciences et tournent leur furie contre leurs propres serviteurs, contre leurs plus utiles instruments.
Ces serviteurs ardents, ces instruments précieux d'abord, mais bientôt funestes à l'Église, ce sont les hommes de sentiment, d'enthousiasme, de sincérité, de désintéressement et d'amour; c'est l'autre côté de la nature humaine qui veut se manifester et faire régner la doctrine du Christ, la loi de la fraternité sur la terre. Ils n'ont ni la science organisatrice, ni l'esprit d'intrigue, ni l'ambition qui fait la force, ni la richesse qui est le nerf de la guerre. Les papes l'ont toujours parce qu'ils trouvent moyen de s'associer aux intérêts des souverains, et ils font mieux que de faire la guerre eux-mêmes; ils la font faire pour eux, ils la suscitent et la dirigent. Les apôtres de l'égalité sont pauvres. Ils ont fait voeu de pauvreté; à une certaine époque, ils sortent principalement des associations de frères mendiants; ils se répandent sur la terre en vivant d'aumônes et souvent de mépris. Ils ne peuvent s'appuyer que sur le pauvre peuple, chez lequel ils trouvent d'immenses sympathies. En l'éclairant dans la voix de l'Évangile, ils font sortir de son sein de nouveaux docteurs qui, sans s'adjoindre à eux officiellement, et souvent même en s'en détachant tout à fait, continuent leur oeuvre, entrent en guerre ouverte avec l'Église, sont flétris du nom d'hérétiques, agitent les masses, se répandent dans le monde sous divers noms, y prêchent le principe sous divers aspects, et partout y subissent la persécution. Mais le destin de l'hérésie n'est pas de triompher brusquement de l'Église; elle ne peut que la miner sourdement, l'ébranler quelquefois par l'explosion des menaces populaires, être ensuite sa dupe, son jouet, sa victime, et finir par le martyre pour renaître de ses propres cendres, s'agiter encore, s'engourdir dans la constitution avortée du luthérianisme, et se fondre enfin dans la philosophie française du dix-huitième siècle. Vous savez le reste de son histoire, je vous en ai indiqué la trace. Elle revit aujourd'hui en partie dans la grande insurrection permanente des Chartistes, et en partie dans les associations profondes et indestructibles du communisme. Ces communistes, ce sont les Vaudois, les pauvres de Lyon ou léonistes qui faisaient dès le douzième siècle le métier de canuts et l'office de gardiens du feu sacré de l'Évangile. Les chartistes, ce sont les wickléfistes qui, au quatorzième siècle remuaient l'Angleterre et forçaient Henri V à interrompre plusieurs fois la conquête de la France. Si je cherchais bien, je trouverais quelque part les Hussites; et quant aux Taborites et aux Picards, et même aux Adamites, j'ai la main dessus, mais je ne suis pas obligé de les désigner. Le petit nombre de ces derniers dans le passé et dans le présent ne leur laisse que peu d'importance. Ils ne sont point destinés à en avoir jamais. Leur idée est excessive, délirante, et comme les convulsions de la démence, elle est un symptôme de mort plus que de guérison. Ces surexcitations de l'enthousiasme sont destinées à disparaître. Je ne les indique ici que parce qu'elles jouent un rôle dans la guerre des hussites, et qu'il sera bon de faire leur part quand j'aurai à montrer leur action.
Maintenant, si le sujet vous intéresse, cherchez dans les livres d'histoire le récit des grandes insurrections des pastoureaux, des vaudois, des beggards, des fratricelles, des lolhards, des wickléfistes, des turlupins, etc. Je ne me charge de vous raconter que celles des hussites et des taborites qui n'en font qu'une. L'histoire de toutes ces sectes et d'une quantité d'autres que je ne vous nomme pas, n'en forme qu'une non plus, quoi qu'en puissent dire les érudits qui ont voulu faire de si grandes distinctions entre elles10. C'est l'histoire du Joannisme, c'est-à-dire l'interprétation et l'application de l'Évangile fraternel et égalitaire de saint Jean. C'est la doctrine de l'Évangile éternelle ou de la religion du Saint-Esprit, qui remplit tout le moyen âge et qui est la clef de toutes ses convulsions, de tous ses mystères. Trouvez-moi une autre clef pour ouvrir tous les problèmes du temps présent, sinon permettez-moi de commencer mon récit; car il ressemble beaucoup jusqu'ici à celui du caporal Trimm, qui s'appelait précisément l'Histoire des sept châteaux du roi de Bohême.
II
Nous avons justement laissé le roi de Bohème, Wenceslas l'ivrogne, dans un de ses châteaux (c'était je crois, celui de Tocznik), tandis que Jean Huss, le jeune recteur de l'université de Prague, traduisait en bohémien les livres de Wicklef, et prêchait le wickléfisme. Le wickléfisme était une des nombreuses formes qu'avait prises la doctrine de l'Évangile éternel, la grande hérésie lancée dans le monde depuis plusieurs siècles, et formulée par l'abbé Joachim de Flore, en 1250. Wicklef était mort, mais le wickléfisme survivait à son apôtre, et les adeptes, sous le nom de Lollards, préparaient une grande insurrection, se fiant peut-être aux relations, et l'on dit même aux engagements que, soit curiosité, soit enthousiasme, Henri V avait contractés avec eux dans les années orageuses de sa jeunesse. Ils cherchèrent des sympathies chez les autres peuples, et y répandirent mystérieusement leur doctrine, s'adressant aux hommes les plus remarquables, suivant l'usage de ces temps de persécutions. Ou prétend que Jean Huss repoussa d'abord avec horreur la pensée de l'hérésie, mais qu'il fut séduit par deux jeunes gens arrivés d'Angleterre, sous prétexte de prendre ses leçons. On raconte même à ce sujet une anecdote qui ressemble fort à une légende. Mais la poésie des traditions à son importance historique; elle donne, mieux parfois que l'histoire, l'idée des moeurs et des sentiments d'une époque: enfin elle ajoute la couleur au dessin souvent bien sec de l'histoire, et à cause de cela, elle ne doit pas être méprisée.
Nos deux écoliers wickléfistes prièrent donc Jean Huss, leur maître et leur hôte, de leur permettre d'orner de quelques fresques le vestibule de sa maison. «Ce qu'ayant obtenu, ils représentèrent, d'un côté, Jésus-Christ entrant à Jérusalem sur une ânesse, suivi de la populace à pied; et, de l'autre, le pape monté superbement sur un beau cheval caparaçonné, précédé de gens de guerre bien armez, de timbaliers, de tambours, de joueurs d'instruments, et des cardinaux bien montez et magnifiquement ornez.» Tout le monde alla voir ces peintures, les uns admirant, les autres criminalisant les tableaux.»
Jean Huss aurait donc été frappé de l'antithèse ingénieuse que cette image lui mettait sous les yeux à toute heure. Il aurait médité sur la simplicité indigente du divin maître et de ses disciples, les pauvres de la terre et les simples de coeur; sur la corruption et le luxe insolent de l'autocratie catholique, et il se serait décidé à lire Wicklef. Aussitôt qu'il se fût mis à le répandre et à l'expliquer, de nombreuses sympathies répondirent à son appel. La Bohême avait bien des raisons pour abonder dans ce sens sans se faire prier. D'abord, comme nous l'avons déjà dit plus haut, la haine du joug étranger, puis celle du clergé qui la pressurait et la rongeait, affreusement. Dans le peuple fermentait depuis longtemps un levain de vengeance contre les richesses des couvents; les récits qu'on a faits de ces richesses ressemblent, à des contes de fées. La doctrine des Vaudois avait depuis longtemps pénétré, dans les montagnes de la Moravie. On dit même que lors de la persécution que leur fit subir Charles V, à l'instigation du pape Grégoire XI, Pierre Valdo en personne était venu finir ses jours en Bohème. Les lolhards de Bohême dont le nom ressemble bien à celui des lollards d'Angleterre, étaient originaires d'Autriche. Un de leurs chefs, brûlé à Vienne en 1322, avait déclaré qu'ils étaient plus de huit mille en Bohême. Les historiens constatent aussi des irruptions de béguins ou beggards, d'adamites, de turlupins, de flagellants et de millénaires dans les pays slaves et en Bohême surtout, à différentes époques. Prague avait eu déjà d'illustres docteurs qui avaient prêché que la fin du monde ancien était proche, que l'Antéchrist était apparu sur la terre, et qu'il siégeait sur le trône pontifical. Jean de Miliez11, un des plus célèbres, avait été mandé à Rome pour se disculper, et on dit qu'il avait écrit ces propres paroles sur la porte de plusieurs cardinaux. On cite aussi Mathias de Janaw, dit le Parisien parce qu'il avait étudié à Paris, «illustre par sa merveilleuse dévotion, et qui, par son assiduité à prêcher, a souffert une grande persécution, et cela à cause de la vérité évangélique.» Celui-là détestait les moines, et leur reprochait «d'avoir abandonné l'unique sauveur Jésus-Christ pour des François et des Dominique». On ne voit point que l'enthousiasme joannite des ordres mendiants ait établi un lien sympathique entre eux et les Bohémiens. Soit que ceux de ces moines qui habitaient le pays ne partageassent pas cet enthousiasme à l'époque où il éclata en Italie et en France, soit que la haine des couvents l'emportât sur toute similitude de doctrine chez les Bohémiens, il est certain que cette doctrine changeant de nom et de prédicateurs, leur arriva un peu tard et leur servit d'arme contre tous les ordres religieux.
Ces docteurs bohémiens avaient tenté surtout de rétablir les coutumes de l'Église grecque, auxquelles la Bohême, convertie primitivement au christianisme par des missionnaires orientaux, avait toujours été singulièrement attachée. La communion sous les deux espèces et l'office divin récité dans la langue du pays, étaient surtout les cérémonies qui lui paraissaient constituer sa nationalité, représenter ses franchises et préserver dans l'esprit du peuple l'égalité des fidèles devant Dieu et devant les hommes de la tyrannie orgueilleuse du clergé. Nous reviendrons sur cet article, qui est le motif de la guerre hussitique et le symbole de l'idée révolutionnaire de la Bohême à cette époque, ainsi que l'enveloppe extérieure de l'oeuvre du Taborisme.
La noblesse tenait tout autant que le peuple (du moins la majorité de la pure noblesse bohème) à ces antiques coutumes. Grégoire VII les avait anéanties. Mais l'autorité de cet homme énergique n'avait pu décréter l'orthodoxie d'une nation qui n'avait jamais été ni bien grecque, ni bien latine, qui portait l'amour de son indépendance principalement dans son culte, et qui jusque-là avait cru et prié à sa guise dans la simplicité et la pureté de son coeur. Pendant deux siècles après Grégoire VII, il y avait eu en Bohême un culte latin officiel pour la montre, pour l'obédience extérieure, et un culte grec devenu national, un culte qu'on pourrait appeler sui generis, pour la vie des entrailles populaires. On disait les offices en langue bohème, et on communiait sous les deux espèces dans les campagnes, et secrètement dans les villes; il y avait même plusieurs endroits où on l'avait toujours fait ostensiblement, grâce à des privilèges accordés et maintenus par les papes. Milicius fut persécuté et mourut dans les prisons, après avoir restauré l'ancien rite assez généralement. Mathias de Janaw était confesseur de Charles IV, qui l'aimait beaucoup et qui ne paraît pas avoir été bien décidé entre les principes hardis de son université et les menaces du saint-siège. On osa demander à cet empereur de travailler à la réformation de l'Église; il eut peur, repoussa la tentation, éloigna Mathias, cessa de communier sous les deux espèces, et laissa l'inquisition sévir contre ses coreligionnaires. On n'administrait donc plus cette communion sur la fin de son règne, que dans les maisons particulières, «et à la fin, dans les endroits cachez; mais ce n'étoit pas sans périls de la vie.» Quand on se saisissait des communiants, «on les dépouilloit, on les massacroit, on les noyoit; de sorte qu'ils furent obligez de s'assembler à main armée, et bien escortez. Cela dura de part et d'autre jusqu'au temps de Jean Huss.»
On voit maintenant comment, en peu d'années, Jean Huss devint le prophète de la Bohème. Il prêcha ouvertement le mépris de la papauté, la liberté de la communion et des rites. À la suite d'une querelle de règlement, il avait fait chasser presque tous les gradués allemands de l'Université. L'inquisition réprimanda et fit brûler les livres de Wicklef. Huss n'en prêcha que plus haut et souleva maintes fois le peuple enclin aux nouveautés. Son archevêque n'avait pas beaucoup de pouvoir contre lui; l'abrutissement de Wenceslas livrait l'État à l'anarchie. Irrité contre le pape qui l'avait déposé de l'empire, il n'était pas fâché de lui voir susciter un mauvais parti. Son frère et son ennemi Sigismond, qui par ses intrigues gouvernait une partie de la noblesse bohème, n'était guère plus content du saint-siège, parce que celui-ci avait longtemps soutenu son concurrent Rupert au royaume de Hongrie; d'ailleurs, les Turcs lui donnaient assez d'occupation pour le distraire de l'hérésie.
Jean Huss prêcha en bohémien à la chapelle de Bethléem, en latin au palais royal de Prague et dans les synodes et assemblées générales du clergé bohème, contre le clergé romain et contre toute la discipline ecclésiastique. Secondé par Jérôme de Prague, Jacques de Mise, dit Jacobel, Jean de Jessenitz, Pierre de Dresden12 et plusieurs autres, il commença à fanatiser les artisans et les femmes, qui, de leur côté, commencèrent à dogmatiser aussi, et même à écrire des livres, déclarant qu'il n'y avait plus d'Église sur la terre que celle des hussites.
Tout le monde sait la suite de l'histoire de Jean Huss. Après avoir subi en Bohème plusieurs persécutions, il fut cité devant le concile. «Il comparut sur la foi d'un sauf-conduit de l'empereur Sigismond13. Il n'en fut pas moins emprisonné à son arrivée à Constance, pendant qu'une commission, déléguée par le concile, examinait ses doctrines. Il fut condamné en même temps que la mémoire de son maître Wicklef. Jean Huss montra d'abord quelque hésitation; mais il reprit bientôt toute sa fermeté, ne voulant point se rétracter à moins qu'on ne lui prouvât ses erreurs par l'Écriture, appela du concile au tribunal de Jésus-Christ, et déclara qu'il aimerait mieux être brûlé mille fois14 que de scandaliser par son abjuration ceux auxquels il avait enseigné la vérité. Il fut dégradé des ordres sacrés, livré au bras séculier par le concile, et conduit au bûcher d'après l'ordre de ce même empereur qui lui avait garanti par serment la vie et la liberté. Jérôme de Prague avait été arrêté et amené prisonnier à Constance quelque temps auparavant. Il faiblit, renia Wicklef et Jean Huss, et fut absous. Quelque temps après, il fit demander au concile une audience publique, déclara qu'il avait menti à sa conscience, et qu'il croyait à la vérité des enseignements de ses maîtres; puis il marcha intrépidement au supplice. Il y eut quelque chose de plus fatal et de plus sinistre que cette double catastrophe: ce fut la théorie qu'inventa le concile pour la justifier. Un décret du concile défendit à chacun, sous peine d'être réputé fauteur d'hérésie et criminel de lèse-majesté, de blâmer l'empereur et le concile touchant la violation du sauf-conduit de Jean Huss15.»