Kitabı oku: «Le secrétaire intime», sayfa 6
– Vous prenez trop de peine, interrompit la princesse. Je ne pense pas à vous humilier, ces moyens sont bons pour qui n'en a pas d'autres. Vous n'êtes point mon valet, Monsieur, et vous ne le serez jamais. Je croyais m'être expliquée assez clairement tout à l'heure à cet égard. D'ailleurs, quand même vous le seriez, il y aurait un cas où vous auriez le droit de me parler comme vous le faites. Savez-vous lequel?
– Dites, Madame, je n'ai plus peur: je suis perdu!
– Je vous le dirai sans colère et sans mépris. Ce cas, Julien, c'est celui où je vous aurais encouragé pendant seulement… combien dirai-je? cinq minutes?.. Est ce trop?
– Votre moquerie est sanglante, Madame, et je l'ai méritée! Non, vous ne m'avez pas encouragé pendant cinq minutes; vous ne m'avez pas adressé un regard, pas une syllabe qui m'ait donné droit d'espérer…
– À moins que vous n'ayez pris pour des preuves de mon amour ou pour des avances de ma coquetterie les attentions et les soins d'une honnête amitié, les témoignages d'une loyale estime… On m'avait souvent dit que les femmes au-dessous de cinquante ans n'avaient pas le droit d'agir comme je le fais; que la franchise ne leur servait à rien; que leur témoignage n'était pas reçu devant la prétendue justice du bon sens: j'en avais fait l'expérience… mais avec qui? avec des sots et des lâches. Je vous prenais pour un homme capable de me juger.
– Madame, Madame, vous êtes injuste! Vous m'avez interrogé d'un ton d'autorité, vous avez été au-devant de mes aveux. Tout mon tort est donc de n'avoir pas menti quand vous m'avez dit tout à l'heure: Si tu es amoureux, c'est de moi.
– Votre tort n'est pas de me le dire, Julien, mais c'est de l'être.
– Croyez-vous donc que de tels sentiments se commandent?
– Peut-être! si j'étais homme, je serais l'ami de Quintilia. Je la comprendrais, je la devinerais, et je l'estimerais peut-être!..
– Eh bien! laissez-moi vous comprendre, dit Julien en se jetant à genoux sans s'approcher d'elle, et peut-être pourrai-je être votre ami en même temps que votre sujet.
– Monsieur le comte, dit la princesse en se levant, je ne rends compte de moi à personne. Depuis longtemps j'ai appris à mépriser l'opinion des hommes. N'avez-vous pas lu la devise de mon blason: Dieu est mon juge?»
Elle sortit, et Julien, toujours à genoux, resta atterré à sa place.
IX
Quand il fut revenu de sa première consternation, il tomba dans le désespoir; et cachant son front dans ses mains:
«Malheureux fou! s'écria-t-il, est-il possible que tu aies fait ce que tu as fait, et dit ce que tu as dit! Comment! c'est toi qui es là dans le cabinet de toilette de la princesse? Qui t'a amené ici? comment as-tu osé? au milieu de quel vertige as-tu trouvé tant d'insolence, et où as-tu pris tout ce que tu as dit d'orgueilleux et d'insensé? Quoi! voici le dénouement d'une vie si belle, d'un bonheur si grand? Tu as été pendant six mois le roi du monde, et te voilà méprisé, chassé!.. ou, ce qui sera pire encore, toléré peut-être comme un écolier ridicule, comme un cuistre sans conséquence, relégué parmi les subalternes au-dessus desquels on t'avait élevé! Ah! partons, partons! fuyons ces angoisses, ces incertitudes sans fin, ces doutes cuisants…» En parlant ainsi, il restait cloué à sa place et pleurait comme un enfant.
«Tu t'affectes trop, lui dit tranquillement Galeotto, qui était entré sans qu'il s'en aperçût et qui l'écoutait divaguer. Je t'apporte déjà une meilleure nouvelle. Son Altesse te défend de sortir du palais, et t'ordonne de venir lui parler dans sa chambre demain après le bal.
– Quoi! s'écria Saint-Julien, elle t'a dit!..
– Ce que je te dis, rien de plus. Mais il me semble que c'est assez clair pour que je sache tout ce qui s'est passé. Tu as risqué la déclaration. Eh bien! tu n'as pas eu tort. Qui sait? ta bonne foi peut te servir plus que l'esprit des autres. Qu'as-tu à me regarder d'un air effaré? Son Altesse s'est fâchée sérieusement, à ce qu'il paraît. Cela vaut mieux, après tout, que le calme de la raillerie; elle avait l'air sombre en rentrant au bal, et, bien qu'elle se soit mise tout de suite à danser avec le duc de Gurck, la danse a langui pendant trois minutes; on se battait les flancs pour avoir l'air de ne pas voir le front courroucé de la souveraine, mais le fait est que personne ne pouvait en détourner les yeux. Oh! les princes sont un centre d'attraction magnétique! Être prince, c'est magnifique, en vérité! Il n'y a qu'une chose que j'aime mieux, c'est d'être page et d'en rire!..»
Saint-Julien ne l'écoutait pas. Galeotto le prit par le bras et l'entraîna dans les jardins.
«Écoute, lui dit-il quand ils furent seuls ensemble, je suis ton ami et veux te servir. Es-tu réellement amoureux?
– Moi, dit Saint-Julien moitié par fierté, moitié par délire, je ne le suis pas! Comment peut-on être amoureux d'une femme qu'on ne connaît pas!
– Oh! bien! j'aime à t'entendre parler ainsi. En ce cas tu as des idées plus saines que je ne pensais; mais à quoi vises-tu ici? quoi qu'il t'arrive, cela ne peut pas te mener bien loin. Personne n'a fait son chemin avant toi, et tu ne le feras pas non plus.
– Explique-toi, au nom du ciel!..
– Tu veux être l'amant de la princesse?»
Saint-Julien fit un geste d'horreur que le page ne vit pas.
«Tu veux, continua-t-il, régner sur ce petit domaine, commander à ces petits grands seigneurs? C'est peu de chose; mais encore c'est mieux que rien, et, pour un bachelier gentillâtre, cela peut sembler assez joli pendant quelque temps. Eh bien! prends garde; car il y a dix à parier contre un que tu ne régneras ici sur rien et sur personne. On peut plaire, mais non gouverner; on peut remonter fièrement le col de sa cravate; mais à quoi bon si l'on a quelque chose de plus dans la tête qu'un frivole amour! Avec cette femme il n'y a pas d'avancement possible; on n'est jamais que son amant, c'est-à-dire son très-humble serviteur. C'est à toi de savoir si tu veux consacrer tant de soins et de peines à ce résultat où bien d'autres t'ont devancé, où bien d'autres te succéderont.»
Ce discours refroidit tellement l'imagination du pauvre secrétaire intime, qu'il se sentit incapable de parler le même langage que Galeotto. Il espéra s'éclairer enfin en feignant de partager ses idées.
«Il faut, avant de te répondre, que je réfléchisse, répliqua-t-il. Mais, pour réfléchir à coup sûr, il me faudrait des renseignements historiques plus détaillés que ceux que j'ai. Peux-tu me les fournir, et le veux-tu?
– Oui, car j'ai pitié de ton embarras; et si tu me trahis quelque jour, j'aurai ma revanche: je tiens ton secret.»
Saint-Julien frémit de la situation où sa dissimulation le plaçait; néanmoins il continua.
«Eh bien, dit-il, raconte-moi un peu la vie de madame Cavalcanti.
– Pour cela, non!
– Comment, tu refuses?
– Je me récuse, je ne sais rien, et personne ne sait rien, si ce n'est la Ginetta; encore j'en doute. Ou la bouche de cette fille est un cercueil, ou bien la princesse jette au feu tous ses bonnets dès qu'elle leur trouve l'air de savoir ses pensées. Je te dirai tout ce que je sais, et ce ne sera pas long. Je te dirai tout ce que je présume, et ce sera logique. Elle fut mariée à douze ans par procuration, et devint veuve sans avoir jamais vu la figure de son mari. Ce fut heureux pour elle: il était laid et sot. Le gentilhomme chargé d'épouser la princesse par procuration s'appelait Max tout court. Il était bâtard de je ne sais quel roitelet d'Allemagne. Il avait douze ans comme la princesse. Ce fut une cérémonie plaisante, à ce qu'on dit. Les deux enfants étaient, à ce que raconte emphatiquement l'abbé Scipione, chamarrés d'ordres de tous les pays, de diamants et de broderies; graves comme des portraits de famille, beaux comme des anges, à ce que prétend mistress White. Ils jouèrent à la poupée en sortant de l'église et mangèrent des bonbons pendant tout le bal. Je ne sais par suite de quels arrangements diplomatiques le bâtard Max passa trois ans à la cour de Cavalcanti. Au bout de ce temps il fut banni et presque chassé con furore par les parents de la princesse. Mais la princesse, devenue veuve et orpheline…
– Rappela Max? dit Julien.
– Pas du tout, elle l'oublia, et aima je ne sais lequel de ses pages; dans ce temps-là les pages étaient en faveur apparemment. Oh! les temps sont bien changés! Ensuite, ensuite, que sais-je! qui n'aima-t-elle pas!» Galeotto garda le silence un instant, puis il ajouta: «Penses-tu qu'elle ait jamais aimé quelqu'un?
– Je deviendrai fou, dit Julien; ou plutôt je le suis déjà, car il me semble que les autres le sont. Galeotto, que faut-il que je pense de toi? veux-tu m'insulter? as-tu envie de te battre avec moi? parle!
– Vive la Vierge! qu'est-ce que nous avons donc bu? dit Galeotto; nous sommes tous ivres-morts, et nous extravaguons d'une manière déplorable. Laisse-moi rassembler mes idées, qui s'envolent comme des flocons de duvet au souffle de tes paroles. Que t'ai-je dit? ce que je pouvais te dire. Crois-tu, qu'excepté la Ginetta, il y ait ici quelqu'un qui puisse avoir de meilleurs renseignements que moi? Eh bien! cherche, questionne, regarde, écoute aux portes; et si tu apprends quelque chose, viens m'en faire part; car, moi aussi, je suis curieux, et souvent je suis vraiment en colère de ne pouvoir regarder au travers de tous ces réseaux l'espèce de moucherons dont se nourrit l'araignée. Eh bien! je ne vois rien, je ne sais rien; voilà ce que je puis t'affirmer. Ici personne ne parle, par la raison que personne ne pense. On croit aux intrigues de la princesse ou on n'y croit pas: c'est tout un. Personne n'a assez de principes pour apprécier sa vertu, personne n'a assez d'esprit pour profiter de ses vices; car est-elle la plus austère ou la plus perverse des femmes, nul ne le sait, et nous ne le saurons peut-être jamais. De telles femmes devraient être marquées, au front, d'un zéro pour montrer qu'elles sont en dehors de l'espèce humaine, et qu'il faut les traiter comme des abstractions.
– Mais pourquoi? s'écria Julien; pourquoi? pourquoi?
– Parce qu'elles ne disent rien, ne font rien, ne pensent rien et ne sentent rien comme les autres. Ce sont des natures forcées, des intelligences dépravées, des mots détournés de leur sens, des cordes détendues qui n'ont plus de ton appréciable à l'oreille. Ce sont des êtres faussés, des énigmes sans mot, des arabesques diaboliques, des figures comme on en voit dans les rêves d'une digestion pénible ou dans les élucubrations bachiques d'après souper. Ce sont des paysages comme ceux que la gelée applique sur les vitres; on y voit de tout et on n'y voit rien. En un mot, ce ne sont pas des hommes, ce ne sont pas des femmes; ce sont des cuistres.
– Vous avez peut-être raison, dit Saint-Julien étonné.
– Ce sont des êtres, continua le page, qui aiment et qui n'aiment pas; aujourd'hui jouant un rôle, demain un autre; tantôt poètes, tantôt philosophes, tantôt métaphysiciens. Cela n'a pas d'âge, pas de caractère, pas de sexe, et cela se sauve par des prétentions et des singeries de royauté.
– Vous haïssez donc cette femme? dit Saint-Julien.
– Je ne puis ni la haïr ni l'aimer; elle n'existe pas pour moi. C'est une chose, et non une personne; une chose curieuse, bizarre, amusante parfois; c'est une chose couronnée, voilà tout. On s'incline devant le diadème, mais le cerveau ne serait pas bon à gouverner un couvent de petites filles.
– Eh bien, je crois que vous vous trompez; je crois qu'il commanderait bien une armée. C'est là sans doute une femme incapable de tout ce que j'aime dans une femme, mais propre à ce que j'admire dans un homme. Elle est peut-être susceptible d'héroïsme; que nous importe à nous, qui ne sommes ni roi ni généraux?
– Si j'étais général ou roi, reprit le page, je n'en serais que plus absolu dans mon ménage, et je voudrais bien voir que ma sœur, ma maîtresse ou ma mère vint commander à mes soldats ou à mes sujets! Mais, sois tranquille, les hommes maintiendront en bride le beau sexe qui se révolte, et la loi salique deviendra une mesure de sûreté universelle. Je dis mesure de sûreté, parce qu'avec des femmes-rois, quelles qu'elles soient, messalines ou pédantes, on n'est pas bien certain de s'éveiller tous les matins.
– Au moins, avec celle-ci, dit Saint-Julien, effrayé de ce que le page semblait faire pressentir, il n'y a point lieu à de semblables craintes.
– Ne l'as-tu pas trop grièvement offensée aujourd'hui? Saint-Julien, dit le page en baissant la voix, tâche d'obtenir ton pardon, ou plutôt va-t'en; car peut-être…
– Galeotto, parle; est-elle ainsi? prouve-le-moi, et je ne l'aimerai plus, je ne souffrirai plus.
– Je serais franc avec toi si tu l'étais avec moi; mais peut-être ne l'es-tu pas!
– Comment?
– Peut-être me fais-tu parler depuis une heure sur des choses que tu sais mieux que moi?
– Me prenez-vous pour un espion?
– Non; mais je suis sans expérience, moi; je suis né prudent; le peu de choses que j'ai vues dans ma vie n'a pas été propre à me rendre bienveillant. Je n'ose croire à rien; je crains par-dessus tout d'être dupe, et par conséquent ridicule. J'aime mieux arranger tout pour le pire dans mon imagination: si je suis détrompé, alors tant mieux; si je ne le suis pas, j'aurai donc bien fait de me tenir sur mes gardes.
– Ô cœur froid! esprit sombre! dit Saint-Julien; sous cet extérieur gracieux, avec ces joyeuses manières, tant de fiel et de mépris pour tous! Mais en quoi ai je mérité votre défiance? que m'avez-vous vu faire de mal?
– Rien; aussi je ne t'accuse de rien. Seulement, je me dis parfois que tu n'es peut-être pas aussi simple que tu veux le paraître, et que tu affectes de ne rien deviner, afin qu'on t'apprenne tout. Voyons, jure ton honneur, es-tu l'amant de la princesse?
– Sur mon honneur! je ne le suis pas.
– La Ginetta prétend la même chose; mais c'est une menteuse si rusée! Cependant la chose est bien invraisemblable, Julien. Quoi! tu lui as plu si vite; elle t'a ramassé sur le chemin pour ta jolie figure; elle t'a fait souper avec elle à Avignon, le soir même, après avoir envoyé Lucioli je ne sais où; puis elle a marié tout à coup et éloigné d'elle ce pauvre favori, qui depuis un an la suivait partout. Et voilà six mois que vous êtes enfermés ensemble, tête à tête, du matin au soir; et avec ses manières libres, son ton cavalier, son sang-froid cynique, elle t'aurait laissé pâlir et soupirer en vain! Et vos graves travaux (auxquels je ne crois guère) n'auraient pas été interrompus de temps en temps par des épanchements plus doux! Allons, allons, Julien, vous l'avez fâchée aujourd'hui; vous vous serez conduit comme une fille de village avec un officier de garnison: vous lui aurez demandé le mariage… Mais hier, mais ce matin encore, vous sembliez être bien en faveur, et je pensais que j'étais un niais, moi qui vous avais conseillé l'audace. J'ai souvent ri de votre émotion, de votre timidité, Saint-Julien; et peut-être était-ce vous qui, à ces heures-là, vous divertissiez à mes dépens.
– Comment l'aurais-je fait, et pourquoi?
– Pourquoi? parce que je vous ai peut-être laissé prendre une place que j'aurais dû occuper. Voyons, franchement, est-ce que je ne devrais pas être son amant, moi?
– Je vous dirai ce que vous venez de me dire: sais-je si vous ne l'êtes pas?
– Vive Dieu! s'écria le page gaiement, je ne le suis pas! et, mort-Dieu! j'en enrage, ajouta-t-il d'un ton demi-plaisant, demi-colère. Fiez-vous à moi, Saint-Julien, car voici que je m'épanche avec vous; je me laisse, aller jusqu'à me moquer de moi-même.
– Je ne me moquerai pas, dit le bon Julien avec douceur, d'une erreur que j'ai partagée. Vous êtes amoureux aussi de la princesse?
– Moi! non pas, s'il vous plaît; parlez pour vous, je vous en prie.
– Mais vous l'avez été?
– Per Bacco! jamais, que je sache! Amoureux de cette reine de Saba! Quand j'avais douze ans elle me faisait une peur de tous les diables avec ses yeux noirs et son nez aquilin; à présent, elle me donne des nausées d'ennui avec ses affaires d'État, ses conversations esthétiques, ses papillons et son latin. Après cela, elle est jolie femme, et je ne vous blâme pas d'être amoureux d'elle. J'aurais été bien aise d'être son favori, parce que j'aimerais assez faire le petit prince pendant quelque temps; mais elle m'a toujours fait l'honneur de me traiter comme un enfant en sevrage, et, soit mépris, soit affectation, elle s'obstine perpétuellement à rabattre cinq ou six ans de mon âge véritable. J'ai une manière de m'en venger: c'est de la gratifier de cinq ou six ans de trop auprès de tous les étrangers qui me demandent son âge à l'oreille.
– Vous voyez bien cependant, dit le mélancolique Julien, qu'on peut vivre dans son intimité pendant des mois et des années sans être aussi heureux que vous le supposez.
– Oh! la belle preuve! me prenez-vous pour un fat? ne sais-je pas bien qu'en effet je n'ai pas trop l'air d'un homme? Vous commencez à avoir de la barbe au menton, vous! Dieu sait si j'en aurai jamais… Et cependant vous n'êtes pas un roué. Allons, décidément je vous crois: vous n'êtes pas son amant, mais vous voulez l'être.
– J'y renoncerais aisément si vous me disiez tout ce que vous savez.
– Le reste de l'histoire de Max?
– Qu'est-ce donc que le reste de cette histoire?
– C'est, comme tout ce que je sais, un bruit mystérieux, un soupçon vague, rien de plus.
– Mais encore? est-ce que cela aurait rapport aux affreuses idées de meurtre et de poison qui m'ont passé par la tête tout à l'heure en vous écoutant?
– Oui, Julien; ce fut dit-on, une disgrâce un peu plus sérieuse que celle de Lucioli. Mais permettez que je remette ces trois mots à demain; et puisque nous sommes dans la même position à peu près l'un et l'autre, unissons-nous et donnons-nous la main.
– Contre qui? dit Julien.
– Contre l'hypocrisie féminine, répondit Galeotto. Vous êtes amoureux et maltraité; moi, j'étais prétendant, et j'ai été oublié. Il faut que nous sachions si nous sommes sacrifiés à ces butors d'officiers autrichiens qui dansent là-bas tout bottés, ou à ces Parisiens crottés, pour lesquels Son Altesse quitte une fois tous les ans son vaste empire et notre beau climat. Il faut que nous sachions si nous avons affaire à Minerve, la pâle et pédante déesse, ou à l'impure Vénus. Pour moi, je suis outré de tourner en vain depuis des années autour d'un cercle mystérieux que je n'entame jamais d'une ligne sans être aussitôt rejeté d'une ligne en dehors. Je suis furieux de savoir tous les secrets de toilette de la Ginetta, et de n'avoir pu tirer de sa bouche scellée un mot qui apaise ma curiosité. Mais quel rôle est-ce donc que je joue ici? Voilà un joli page! qui ne sait rien, qui ne découvre rien, qui ne se glisse pas par le trou de la serrure comme un lutin, qui ne surprend pas les paroles confiées à l'oreiller, qui ne prélève pas ses droits sur la beauté avant d'introduire l'amant dans le boudoir couleur de rose! Un brillant page, ma foi! qui remet des lettres comme un simple valet, sans savoir si ce sont des ordonnances de police ou des billets doux. Ô siècle! ô abrutissement! Allons, allons, il faut savoir. Jure-moi de me dire tout ce qui t'arrivera. Je te jure de te dire tout ce que je découvrirai.»
Julien, étourdi de son babillage, épuisé de conjectures et ne sachant plus à qui se vouer, jura tout ce que voulut Galeotto et retourna au bal.
X
Il eut soin de ne pas se montrer devant la princesse, et se contenta de rôder autour de la salle où elle se tenait, tantôt la regardant valser au travers des guirlandes enlacées aux colonnades, tantôt s'enfonçant sous les galeries où les lumières commençaient à s'éteindre, à la suite de quelques groupes mystérieux qui semblaient s'occuper d'affaires plus graves que la danse et la musique. Saint-Julien, transformé volontairement en espion, était triste et mal à l'aise. C'était la première fois qu'il voulait arriver à la connaissance de la vérité par des moyens que sa conscience désavouait. En même temps il trouvait dans l'agitation de la curiosité quelque chose d'aiguillonnant et d'inconnu qui n'était pas sans plaisir.
Il se sentait un peu blessé d'avoir été traité comme un enfant, d'avoir vécu six mois enfermé dans un coin de ce palais, où lui seul peut-être ignorait ce qu'il avait intérêt à savoir. Maintenant il croyait travailler à une belle vengeance, il croyait presque remplir un devoir envers lui-même, en repoussant de toute sa force des convictions qui l'avaient rendu heureux, mais qui peut-être l'avaient trompé. Saint-Julien avait à un degré éminent cette morgue brutale que nous avons tous à l'égard des femmes. Nous ne voulons les estimer qu'autant que le monde les estime, et nous rougirions d'être seuls à leur rendre justice. Chez Julien, la méfiance, propre aux caractères timides et concentrés, et cet orgueil presque monastique qui est comme un revers de médaille chez les hommes austères, ajoutaient une nouvelle force à sa résolution. Sombre, honteux et palpitant, il croyait sortir d'un rêve, et regardait comme autant de choses nouvelles tout ce qui se passait autour de lui. Il ne pouvait entendre murmurer à son oreille une phrase insignifiante sans y chercher un sens profond et une lumière inconnue. Il croyait voir sur tous les visages qui le regardaient une expression de sarcasme ou de mépris. Il fallait qu'il fût étrangement troublé; car rien n'était plus compassé, plus prudent et plus grave que toute cette petite cour imbue de principes d'obéissance passive, et pénétrée des avantages positifs de sa dépendance. Saint-Julien, bien convaincu qu'il ne tirerait aucun éclaircissement de tous ces valets, se mit à observer de près les figures étrangères. Celles-là n'étaient pas moins composées devant la princesse; mais peut-être ces vassaux des autres maîtres se permettaient-ils in petto une manière de voir quelconque sur madame de Cavalcanti.
Saint-Julien avait remarqué, dès le commencement du bal, les assiduités du duc de Gurck, jeune et beau Carinthien qui était arrivé la veille à la résidence, et en l'honneur de qui, se disait-on tout bas, la superbe fête avait été ordonnée. Il remarqua depuis, que la faveur du duc pâlissait sensiblement, que sa conversation s'appauvrissait, que ses bons mots baissaient de plus en plus, que sa valse se ralentissait; enfin que dans le cercle étincelant où, comme un radieux soleil, Quintilia entraînait ses dociles planètes, l'astre du charmant comte de Steinach brillait d'un éclat plus vif, et l'étoile pâlie du duc allait toujours s'éloignant du centre d'attraction comme un monde abandonné du céleste foyer de vie et de lumière. En deux mots, le comte de Steinach était entré dans l'orbe de Mercure, et le duc de Gurck accomplissait péniblement la vaste et froide rotation de Saturne.
Saint-Julien vit le duc frapper doucement l'épaule de Shrabb, son conseiller privé; et, un instant après, tous deux, s'esquivant par un côté différent, avaient disparu de la salle.
Saint-Julien suivit avec précaution Gurck, qui était sorti le dernier, il le vit rejoindre son compagnon au bord de la pièce d'eau, et protégé par les sombres bosquets du parc, il entendit la conversation des deux Autrichiens.
«Eh bien, dit Shrabb, je crois que notre mission est terminée et que Steinach l'emporte sur nous.
– Je pourrais désespérer comme vous, dit le duc d'un ton piqué, si je ne m'intéressais dans cette affaire qu'aux projets de notre maître; mais il s'agit pour moi d'une ambition plus personnelle. La princesse est éblouissante, et après m'être chargé par soumission d'un rôle dont j'ignorais les avantages, je soutiendrai désormais ce rôle pour mon comte.
– J'entends: pour votre gloire! dit Shrabb.
– Et pour mon plaisir, dit Gurck.
– Et si elle se moque de Steinach et de vous? reprit Shrabb.
– Nous avons toujours un moyen, répliqua Gurck, c'est de redemander l'homme anéanti.
– Mais elle dira qu'elle n'a pas de comptes à nous rendre, qu'elle ne sait ce qu'il est devenu…
– Je la sommerai, au nom de mon souverain, de représenter la personne de Max, ou les preuves de sa mort…
– Mais, enfin, c'est une exigence absurde et injuste; elle répondra que…»
Ici la voix de Shrabb fut affaiblie par un coup de vent qui passa au bord de l'eau; et, comme les deux interlocuteurs s'éloignaient de Saint-Julien, il n'entendit plus que cette phrase de Gurck, commencée d'une voix brève, mais dont le vent emporta le reste…
«Trois cents cavaliers qui sauront bien réduire…»
Ils gagnèrent en marchant un endroit découvert où la lune commençait à donner. Saint-Julien n'osa les suivre et prit le parti de retourner au bal. Comme il montait le grand escalier, il rencontra Galeotto, qui le cherchait. Celui-ci l'emmena au fond de la galerie, et lui dit d'un air triomphant:
«Vivat! je viens de découvrir un secret d'État…
– Et moi, dit Julien, je viens d'entrevoir un mystère d'iniquité, et je reste glacé d'horreur au bord du précipice, n'osant me pencher pour y regarder.
– Oh! oh! reprit Galeotto, ton histoire me paraît plus grave que la mienne. Qu'est-ce? qu'as-tu appris? Raconte le premier.»
Saint-Julien rapporta mot pour mot ce qu'il avait entendu. «Ceci ne m'apprend rien, dit le page. Je sais tout ce qu'on pense de la disparition de Max, et ces gens-là ne sont pas mieux informés que nous. Quant aux projets de M. de Gurck et de son très-gracieux souverain, je vais te les expliquer. La petite principauté de Monteregale, que nous avons le bonheur d'occuper sous les lois augustes de notre adorable princesse…
– Fais-moi grâce de tes phrases, et vas au fait.
– Je viens d'entendre parler diplomatie, je ne peux m'exprimer autrement. Cette charmante principauté, quoique enfouie comme un diamant dans les sables du littoral, a eu l'honneur d'attirer les regards d'un voisin puissant qui n'en a que faire, mais qui, étant sans doute embarrassé de récompenser toutes ses créatures, a pensé naturellement à en coiffer quelqu'une avec ce joyau. À cet effet on a envoyé ici le comte de Steinach, homme irrésistible de profession, qui doit subjuguer la princesse, l'épouser, et devenir notre très-gracieux seigneur. D'un autre côté, un autre voisin non moins puissant voudrait faire entrer dans je ne sais quelle prétendue ligne d'alliance tous les principicules des États illyriens. Sachant que notre Quintilia est, après tout, une femme volontaire et opiniâtre qui ne manque pas d'influence sur ses petits voisins, il a employé, pour déjouer les projets du comte de Steinach, dont les opinions lui seraient contraires, l'inimitable duc de Gurck et son auxiliaire le profond Shrabb. Ces deux héros doivent, l'un par son encolure magnifique, l'autre par son éloquence entraînante, détourner la princesse d'une autre alliance que celle de leur maître. Or, pour résumer cette importante complication, je t'annonce que la princesse, objet de ces entreprises gigantesques et de ces graves combinaisons, est placée entre deux feux, le comte de Steinach et le duc de Gurck, qui tous deux aspirent au bonheur d'être ses amis intimes. Ce qui prouve que tu n'as pas pris absolument le temps convenable pour lui faire ta déclaration, et qu'après six mois passés dans un respectueux tête-à-tête dans le cabinet particulier de Son Altesse, monsieur le secrétaire intime n'aurait pas dû attendre précisément le jour où madame prend ses habits roses, et jette par-dessus les toits sa plume et la clef de son cabinet pour aller danser déguisée en phalène avec deux princes étrangers parfaitement brodés et admirablement impertinents…
– Mais comment, dit Julien cherchant à arracher le dépit de son cœur, as-tu fait pour découvrir toutes ces choses?
– J'ai été séduit.
– Comment cela?
– Je me suis vendu.
– Juste ciel! qu'est-ce à dire?
– C'est-à-dire que j'ai fait semblant de me vendre. J'ai bavardé à tort et à travers avec le page du comte de Steinach; je lui ai inspiré de la confiance, je lui ai fait dire ce qu'il me fallait savoir pour deviner le reste. Et puis j'ai fait semblant d'être pénétré d'admiration pour la chevelure et les manchettes du comte, d'avoir conçu la plus haute estime pour son jabot, enfin d'être fasciné par lui, de le désirer ardemment pour souverain, de lui être tout dévoué, etc.; si bien que le page, enchanté de me voir dans les intérêts de son maître et s'exagérant beaucoup mon crédit auprès de la princesse, doit me présenter au comte dès demain et lui faire agréer mes services. Enfin, je vais donc remplir mon rôle de page tel qu'il est tracé dans toutes les chroniques, drames, ballades et romans! Je vais donc remettre les billets d'un galant chevalier, chanter ses romances aux pieds de ma souveraine, et faire l'éloge de sa valeur dans les combats! Comme je vais m'en donner et m'amuser d'eux tous! à l'opra! Julien, tâche de devenir l'auxiliaire du duc, et ce sera une comédie à en mourir de rire.
– Je ne suis pas assez spirituel pour feindre, dit Julien; d'ailleurs tu me dis que tu t'es vendu…
– Oh! doucement, je te prie. Le page m'a promis monts et merveilles de la part du comte. J'ai fait semblant d'accepter; mais je ne suis pas Italien à ce point-là. Je dois déjà recevoir demain un très-joli cheval dont j'ai paru prendre envie; je le rendrai certes au comte quand j'aurai réussi à faire manquer son mariage; mais je me servirai si bien du palefroi qu'il aura à peine la force, quand je le rendrai, d'aller des écuries de monsieur le comte à l'abattoir.
– Mais cette histoire de Max? dit Julien préoccupé.
– Ah! tu n'as en tête que des idées lugubres; amusons-nous aujourd'hui, sauf à nous envoler comme lui par les airs demain matin!..»