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Kitabı oku: «Lettres d'un voyageur», sayfa 7

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Après nous être séparés pour prendre quelques heures de repos, nous nous retrouvâmes à la fête ou sagra du Rédempteur. Chaque paroisse de Venise célèbre magnifiquement sa fête patronale à l'envi l'une de l'autre; toute la ville se porte aux dévotions et aux réjouissances qui ont lieu à cette occasion. L'île de la Giudecca, dans laquelle est située l'église du Rédempteur, étant une des plus riches paroisses, offre une des plus belles fêtes. On décore le portail d'une immense guirlande de fleurs et de fruits; un pont de bateaux est construit sur le canal de la Giudecca, qui est presque un bras de mer en cet endroit; tout le quai se couvre de boutiques de pâtissiers, de tentes pour le café, et de ces cuisines de bivouac appelées frittole, où les marmitons s'agitent comme de grotesques démons, au milieu de la flamme et des tourbillons de fumée d'une graisse bouillante, dont l'âcreté doit prendre à la gorge ceux qui passent en mer à trois lieues de la côte. Le gouvernement autrichien défend la danse en plein air, ce qui nuirait beaucoup à la gaieté de la fête chez tout autre peuple; par bonheur, les Vénitiens ont dans le caractère un immense fonds de joie; leur pêché capital est la gourmandise, mais une gourmandise babillarde et vive, qui n'a rien de commun avec la pesante digestion des Anglais et des Allemands; les vins muscats de l'Istrie à six sous la bouteille procurent une ivresse expansive et facétieuse.

Toutes ces boutiques de comestibles sont ornées de feuillage, de banderoles, de ballons en papier de couleur qui servent de lanternes; toutes les barques en sont ornées, et celles des riches sont décorées avec un goût remarquable. Ces lanternes de papier prennent toutes les formes: ici ce sont des glands qui tombent en festons lumineux autour d'un baldaquin d'étoffes bariolées; là ce sont des vases d'albâtre de forme antique, rangés autour d'un dais de mousseline blanche dont les rideaux transparents enveloppent les convives; car on soupe dans ces barques, et l'on voit, à travers la gaze, briller l'argenterie et les bougies mêlées aux fleurs et aux cristaux. Quelques jeunes gens habillés en femmes entr'ouvrent les courtines et débitent des impertinences aux passants. A la proue s'élève une grande lanterne qui a la figure d'un trépied, d'un dragon ou d'un vase étrusque, dans laquelle un gondolier, bizarrement vêtu; jette à chaque instant une poudre qui jaillit en flammes rouges et en étincelles bleues.

Toutes ces barques, toutes ces lumières qui se réfléchissent dans l'eau, qui se pressent, et qui courent dans tous les sens le long des illuminations de la rive, sont d'un effet magique. La plus simple gondole où soupe bruyamment une famille de pêcheurs est belle avec ses quatre fanaux qui se balancent sur les têtes avinées, avec sa lanterne de la proue, qui, suspendue à une lance plus élevée que les autres, flotte, agitée par le vent, comme un fruit d'or porté par les ondes. Les jeunes garçons rament et mangent alternativement; le père de famille parle latin au dessert, – le latin des gondoliers, qui est un recueil de jeux de mots et de prétendues traductions patoises, quelquefois plaisantes et toujours grotesques; – les enfants dorment, les chiens aboient et se provoquent en passant.

Ce qu'il y a encore de beau et de vraiment républicain dans les mœurs de Venise, c'est l'absence d'étiquette et la bonhomie des grands seigneurs. Nulle part peut-être il n'y a des distinctions aussi marquées entre les classes de la société, et nulle part elles ne s'effacent de meilleure foi. On reconnaît un noble au fond de sa gondole, rien qu'à sa manière de hausser et de baisser la glace. Un agioteur juif aura beau imiter scrupuleusement l'élégance d'un dandy, on ne le confondra jamais avec le plus simplement vêtu des descendants d'une antique famille; et un gondolier de place, quoi qu'il fasse, n'aura jamais, dans sa manière de ramer, l'allure à la fois élégante et majestueuse de ceux qu'on appelle gondoliers de palais. Mais il n'est pas une fête publique qui ne réunisse tous les rangs sans distinction, sans privilèges et sans antipathie. Le peuple, qui se moque de tout, se moque des disgrâces de la noblesse, et, au carnaval, l'un de ses déguisements favoris consiste à s'affubler d'une perruque immense, d'un habit ridicule, et à s'en aller par les rues, l'épée au côté, avec des bas crottés et des souliers percés, offrant sa protection, ses richesses et son palais à tous les passants. Cette mascarade s'appelle l'illustrissimo. Elle est devenue classique comme Polichinelle, Arighella, Giacometto et Pantalon. Mais, en dépit de cette cruelle dérision, le peuple aime encore ses vieux nobles, ces hommes des derniers temps de la république, qui furent si riches, si prodigues et si dupes, si magnifiques et si vains, si bornés et si bons; ces hommes qui choisirent pour leur dernier doge Manin, lequel se mit à pleurer comme un enfant quand on lui dit que Napoléon s'approchait, et qui lui envoya les clefs de Venise, au moment où le conquérant s'en retournait, la jugeant imprenable.

Ils ont toujours été affables et paternels avec le peuple, et ne fuient jamais sa grosse joie, parce qu'à Venise elle n'est vraiment pas repoussante comme ailleurs, et que ce peuple a de l'esprit jusque dans la grossièreté; le peuple répond à cette confiance, et il n'y a pas d'exemple qu'un noble ait été insulté dans une taverne ou dans la confusion d'une régate. Tout va pêle-mêle. Les uns rient de la gravité des autres, ceux-ci s'amusent de l'extravagance de ceux-là. La gondole fermée du vieux noble, la barque resplendissante du banquier ou du négociant, et le bateau brut du marchand de légumes, soupent et voguent ensemble sur le canal, se heurtent, se poussent, et l'orchestre du riche se mêle aux rauques chansons du pauvre. Quelquefois le riche fait taire ses musiciens pour s'égayer des refrains graveleux du bateau; quelquefois le bateau fait silence et suit la gondole pour écouter la musique du riche.

Cette bonne intelligence se retrouve partout; l'absence de chevaux et de voitures dans les rues, et la nécessité pour tous d'aller sur l'eau, contribuent beaucoup à l'égalité des manières. Personne ne crotte et n'écrase son semblable. Il n'y a point là l'humiliation de passer à pied auprès d'un carrosse; nul n'est forcé de se déranger pour un autre, et tous consentent à se faire place. Au café, tout le monde est assis dehors. Le climat l'ordonne, et ce ne sont pas les grands, mais les frileux, qui restent au dedans. Un pêcheur de Chioggia appuie ses coudes déguenillés à la même table qu'un grand seigneur. Il y a bien des cafés de prédilection pour les élégants, pour les artistes, pour les nobles: chacun aime à trouver là sa société de tous les soirs; mais dans l'occasion (que la chaleur rend fréquente) on entre dans la première taverne venue, et personne ne songe à critiquer ou même à remarquer une femme de bon ton, assise dans un cabaret pour boire une semata ou pour manger du poisson frais.

Les Vénitiennes sont coquettes et amoureuses de parure. La richesse de leurs toilettes fait un singulier contraste avec le sans-façon de leurs habitudes. Est-ce à cette simplicité seigneuriale qu'il faut attribuer la manière hardie dont les hommes du peuple les regardent? Un cocher de fiacre à Paris n'est pas un homme pour la femme qui monte dans sa voiture. Ici un gondolier regarde la jambe de toute femme qui sort de sa gondole. La sentence de La Bruyère: Un jardinier n'est un homme qu'aux yeux d'une religieuse, serait un mon-sens à Venise. Beppa n'a certes pas une figure agaçante ni des manières éventées. L'autre jour, comme nous passions auprès d'une barque pleine de manants, l'un d'eux, qui récitait, c'est-à-dire qui écorchait une strophe de Tasse, s'interrompit pour la montrer à ses compagnons en s'écriant: Voici la belle Herminie!

L'ostentation des anciens nobles est encore dans le caractère de la population; l'usage de la sagra en offre une preuve: chaque année, le paroissial et son chapitre délibèrent et choisissent un ordonnateur pour la fête patronale, à peu près comme on choisit une quêteuse dans une paroisse de Paris. Les fonctions de cet ordonnateur sont d'appliquer le produit annuel des aumônes et des offrandes à la décoration de l'église, à l'illumination, et à la musique du chœur; on prend ordinairement le plus généreux et le plus riche. Dévot ou non, il met toujours son ambition à surpasser son prédécesseur en magnificence; et si le revenu de la paroisse ne lui suffit pas, il contribue de sa bourse aux frais de la fête. Aussi le peuple s'amuse beaucoup; les prêtres sont satisfaits, et distribuent à pleines mains les absolutions et les indulgences à l'ordonnateur, à sa famille et à ses serviteurs. Il y a quelques jours, un simple particulier n'a pas dépensé moins de quinze mille francs pour une messe.

A deux heures du matin, comme nous n'avions pas pris de vivres dans la gondole, parce qu'après tout, c'est la plus incommode manière de manger qu'il y ait au monde, nous rentrâmes dans la ville, et nous allâmes souper au restaurant de Sainte-Marguerite, qui avait aussi ses ballons de papier suspendus à la treille. Nous allâmes nous asseoir au fond du jardin, et l'abbé nous fit servir des soles accommodées avec du raisin de Corinthe, des graines de pin et du citron confit. Jules et Beppa s'animèrent si bien la tête et les entrailles avec le vin de Bragance et les macarons au girofle, qu'ils ne voulurent jamais nous permettre de retourner chez nous. Il fallut aller voir le lever du soleil à l'île de Torcello. Catullo, étant à demi ivre et incapable de ramer seul un quart du chemin, nous proposa d'aller chercher ses compères César et Gambierazi: l'un qui fut fait nicoloto le mois dernier, en jurant sur le crucifix haine éternelle aux Castellans; l'autre qui remplit avec Catullo le rôle de grand prêtre, en versant l'encre de seppia sur la tête du néophyte et en dictant la formule du serment. En expiation de ces cérémonies païennes et républicaines, ils furent mis tous trois en prison avec une vingtaine d'assistants; je crois t'avoir raconté cela dans une de mes lettres. J'étais impatient de voir ces gondoliers illustres. Mais, hélas! que les hommes célèbres démentent souvent d'une manière fâcheuse l'idée que nous nous en formons! César, le néophyte, est bossu, et Gambierazi, le pontife, a les jambes en vis de pressoir. Le plus agréable des trois est encore Catullo, qui ne boite que d'une jambe, et qui ne manque jamais de dire, en parlant de lord Byron: – Je l'ai vu, il était boiteux. – Hélas! hélas! le divin poëte Catulle était Vénète; qui sait si l'ivrogne écloppé qui conduit notre gondole ne descend pas de lui en droite ligne?

Ces trois monstres, à l'aide de la voile et du vent, nous conduisirent très-vite à Torcello, et le soleil se levait quand nous nous enfonçâmes gaiement dans les sentiers verts de cette belle île.

Torcello est, de tous les îlots des lagunes où vinrent se réfugier les habitants de la Vénétie lors de l'irruption des barbares en Italie, celui qui conserve le plus de traces de cette époque d'émigration et de terreur. L'église et une fabrique en ruine sont les vestiges de la ville que ces réfugiés y construisirent. L'église, par sa construction irrégulière et le mélange de richesses antiques et de matériaux grossiers qui la composent, atteste la précipitation avec laquelle elle fut bâtie. On y employa les débris d'un temple d'Aquilée, soustraits à la ruine de cette capitale des provinces vénètes. La nef a encore la forme circulaire d'un temple païen, et de précieuses colonnes d'un marbre africain sculpté en Grèce soutiennent le toit de briques chargé de ronces qui s'échappent en festons et s'ouvrent un chemin dans les crevasses des corniches. La coupole et la partie intérieure du portique sont couvertes de mosaïques exécutées par des artistes grecs. Ces mosaïques, qui datent du onzième siècle, sont hideuses de dessin comme toutes celles de cette époque de décadence, mais remarquables de solidité. C'est de Venise que l'art de la mosaïque s'est répandu dans toute l'Italie, et ces fonds d'or qui donnent un si grand relief aux figures, et se conservent si intacts et si brillants sous la poussière des siècles, sont formés de petites plaques de verre doré que l'on fabriquait à Murano, île voisine de celle-ci. Peu à peu l'art du dessin, perdu en Grèce et retrouvé en Italie, s'appliqua à rectifier la mosaïque, et les dernières qui furent exécutées dans l'église de Saint-Marc, par les frères Zuccati, avaient été dessinées par Titien.

L'abbé voulut nous persuader que les madones en mosaïque du onzième siècle avaient un caractère austère et grandiose, où le sentiment de la foi parlait plus haut que la grâce poétique des beaux temps de la peinture. Il fallut bien avouer que dans ces grandes figures du type grec, dans ces yeux fendus, dans ces profils aquilins, il y a quelque chose de ferme et d'imposant comme les préceptes de la foi nouvelle. L'abbé en revint à sa fantaisie, tant soit peu païenne, de faire de la Vierge une allégorie religieuse. Il voulut en trouver la preuve dans les diverses expressions que ces figures révérées reçurent des grands artistes, et nous montrer, dans chacun de leurs types favoris, un reflet de leur âme. Titien avait, selon lui, révélé sa foi robuste et tranquille dans cette grande figure de Marie qui monte au ciel avec une attitude si forte et un regard si radieux, tandis que la nuée d'or s'entr'ouvre, et que Jéhovah s'avance pour la recevoir.

Raphaël et Corrège, amants et poëtes, avaient répandu sur le front de leurs vierges une douceur plus mélancolique et une plus humaine tendresse pour la Divinité; ce n'est pas le ciel seul qu'elles contemplent, c'est Jésus, Dieu d'amour et de pardon, qu'elles caressent saintement.

Enfin, Giambellino et Vivarini, les peintres aimés de Beppa, avaient confié au sourire de leurs madonnettes la naïve jeunesse de leurs cœurs. – O Giambellino! s'écria Beppa, que je t'aurais aimé! que je me serais plu a tes puérilités charmantes! comme j'aurais soigné ton chardonneret bien-aimé! comme j'aurais écouté dans mes rêves la viole et la mandoline de tes petits anges voilés de leurs longues ailes, souples, mélodieux et mignons comme des mésanges! Que j'aurais respiré avec délices ces fleurs que ta main a ravies à l'Éden, et que firent éclore les pleurs d'Ève et de Marie! Comme j'aurais frémi en baisant le léger feuillage qui flotte sur les cheveux d'or de tes pâles chérubins! Comme j'aurais timidement contemplé tes vierges adolescentes, si pures et si saintes que le regard humain craint de les profaner! J'aurais conservé mon âme sereine afin de leur ressembler. – Tu leur ressembles, Beppa! s'écria l'abbé avec un regard qu'il lança sur elle comme un éclair. Mais il reporta aussitôt sa vue sur la grande et sombre madone grecque, emblème de souffrance et d'énergie, qui se dressait au-dessus de nos têtes. – O foi triste et sublime! dit-il en étouffant un soupir. Le visage de cet honnête jeune homme exprima la satisfaction d'un douloureux triomphe, et le sourire d'amertume que l'indignation généreuse ramène si souvent sur ses lèvres s'effaça pour tout le jour. «Qu'on m'impose des sacrifices, me dit-il souvent, qu'on m'ordonne de vaincre et de macérer l'imagination rebelle, d'enfoncer dans mon cœur les sept dards qui percent le sein de Marie; qu'on me donne à souffrir, c'est bien. Ce qui tue, c'est l'inaction, c'est de sentir tout son être inutile, toute sa force perdue; c'est de n'avoir rien à combattre, rien à immoler.» Je ne serais pas surpris que l'abbé se laissât aller parfois à caresser des pensées dangereuses, des sentiments funestes, afin d'avoir la joie d'en triompher.

Le docteur alla s'endormir au milieu des orties, sur la chaise curule en pierre qui servit, dit-on, jadis aux préteurs romains chargés de percevoir l'impôt sur les pêcheurs des lagunes. La tradition populaire gratifie cette chaise du nom de trône d'Attila, bien que le conquérant barbare, ayant fait une vaine tentative d'invasion sur ces îles, et ayant vu ses vaisseaux échouer, à l'heure de la marée descendante, sur les paludes dont il ne connaissait point les canaux navigables, se fût retiré, abandonnant même la chétive conquête de la péninsule de Chioggia. Jules resta à examiner les étranges contrevents de l'église, formés, comme dans les temples orientaux, d'une grande pierre plate tournant sur un pivot et sur des gonds. L'abbé alla faire visite à son confrère de Torcello, dont le blanc prieuré, perdu dans les rameaux des jardins, faisait envie à la romanesque Beppa. J'allai seul, rêvant et ramassant des fleurs pour elle, à travers les traînes de Torcello, plus belles, hélas! que celles de ma Vallée Noire. Une profusion de liserons éclatants grimpait le long des haies, et formait souvent au-dessus du sentier des berceaux plus riches et plus élégants que si la main de l'homme s'en fût mêlée. Huit ou dix maisons, vingt peut-être, disséminées au milieu des vergers, renferment toute la population de l'île. Tous les habitants étaient déjà partis pour la pêche. Un silence inconcevable régnait sur cette nature si prodigue, que l'homme s'en occupe à peine, et y reçoit en pur don ce que chez nous il achète au prix de ses sueurs. Les papillons rasaient le tapis de fleurs étendu sous mes pieds, et, peu habitués sans doute aux tracasseries des enfants ou des entomologistes, venaient se reposer jusque sur le bouquet que j'avais à la main. Torcello est un désert cultivé. Au travers des taillis d'osier et des buissons d'althæra courent des ruisseaux d'eau marine, où le pétrel et la sarcelle se promènent voluptueusement. Çà et là un chapiteau de marbre, un fragment de sculpture du Bas-Empire, une belle croix grecque brisée, percent dans les hautes herbes. L'éternelle jeunesse de la nature sourit au milieu de ces ruines. L'air était embaumé, et le chant des cigales interrompait seul le silence religieux du matin. J'avais sur la tête le plus beau ciel du monde, à deux pas de moi les meilleure amis. Je fermai les yeux, comme je fais souvent, pour résumer les diverses impressions de ma promenade, et me composer une vue générale du paysage que je venais de parcourir. Je ne sais comment, au lieu des lianes, des bosquets et des marbres de Torcello, je vis apparaître des champs aplanis, des arbres souffrants, des buissons poudreux, un ciel gris, une végétation maigre, obstinément tourmentée par le soc et la pioche, des masures hideuses, des palais ridicules, la France en un mot. – Ah! tu m'appelles donc! lui dis-je. Je sentis un étrange mouvement de désir et de répugnance. O patrie! nom mystérieux à qui je n'ai jamais pensé, et qui ne m'offres encore qu'un sens impénétrable! le souvenir des douleurs passées que tu évoques est-il donc plus doux que le sentiment présent de la joie? Pourrais-je t'oublier si je voulais? et d'où vient que je ne le veux pas?

IV
A JULES NÉRAUD

Nohant, septembre 1834.

Combien j'ai à te remercier, mon vieil ami, d'être venu me voir tout de suite! Je n'espérais pas ce bonheur, et je vois que, ta position n'ayant pas changé, c'est une grande preuve d'amitié que m'as donnée. J'ai passé une journée heureuse, mon brave Malgache, auprès de toi, au milieu de mes enfants et de mes amis. J'ai ri de bien bon cœur de nos anciennes folies; j'ai renouvelé nos combats espiègles; je me suis diverti de tes calembours. J'ai retrouvé, après deux ans d'absence (qui renferment pour moi deux siècles), toute cette ancienne vie avec un plaisir d'enfant, avec une joie de vieillard. Eh bien! mon pauvre ami, tout cela est entré une journée entière dans ce cœur usé et désolé; tout cela l'a fait bondir de joie, mais ne l'a ni guéri ni rajeuni; c'est un mort que le galvanisme a fait tressaillir, et qui retombe plus mort qu'auparavant. J'ai le spleen, j'ai le désespoir dans l'âme, Malgache. Je me suis dit tout ce que je pouvais et devais me dire, j'ai essayé de me rattacher à tout; je ne puis pas vivre, je ne le puis pas. Je viens dire adieu à mon pays, à mes amis. Le monde ne saura pas ce que j'ai souffert, ce que j'ai tenté avant d'en venir là. J'essaierais en vain de te faire comprendre mon âme et ma vie: ne me parle pas de cela; reçois mon adieu, et ne me dis rien; ce serait inutile. Viens me voir quelquefois pendant mon séjour ici et parler du passé avec moi. J'aurai quelques services à te demander: tu en accepteras l'ennui comme une preuve de confiance. Pense à moi, et si j'ai un tombeau quelque part où tu passes un jour, arrête-toi pour y laisser tomber quelques larmes? Oh! prie pour celui qui, seul peut-être, a bien connu et bien jugé ton cœur.

Lundi soir.

Merci, mon bon vieux Malgache, merci de ta lettre; aucun remède ne peut être plus efficace que ces paroles d'amitié et cette douce compassion dont mon orgueil ne saurait souffrir. Tu ne sais des malheurs de ma vie qu'une bien faible partie. Si le sort nous réunit quelques heures, je te les dirai; mais l'important, ce n'est pas que tu les saches, c'est que ton affection les adoucisse. Va, le raisonnement, les représentations, les réprimandes, ne font qu'aigrir le cœur de ceux qui souffrent, et une poignée de main bien cordiale est la plus éloquente des consolations. Il se peut que j'aie le cœur fatigué, l'esprit abusé par une vie aventureuse et des idées faussas; mais j'en meurs, vois-tu, et il ne s'agit plus pour ceux qui m'aiment que de me conduire doucement à ma tombe. Otez-moi les dernières épines du chemin, ou du moins semez quelques fleurs autour de ma fosse, et faites entendre à mon oreille les douces paroles du regret et de la pitié. Non, je ne rougis pas de la vôtre, ô mes amis! et de la tienne surtout, vieux débris qui as surnagé sur les orages de la vie, et qui en connais les soucis rongeurs et les fatigues accablantes. Je suis un malade qu'il faut plaindre et non contrarier. Si vous ne me guérissez pas, du moins vous me rendrez la souffrance moins rude et la mort moins laide. Me préserve le ciel de mépriser votre amitié et de la compter pour peu de chose! Mais sais-tu quels maux contre-balancent ces biens-là? Sais-tu ce que certains bonheurs ont inspiré d'exigences à mon âme, ce que certains malheurs lui ont imposé de méfiance et de découragement? Et puis vous êtes forts, vous autres. Moi, j'ai de l'énergie, et non de la force. Tu me dis que l'instinct me retiendra auprès de mes enfants: tu as raison peut-être; c'est le mot le plus vrai que j'aie entendu. Cet instinct, je le sens si profondément que je l'ai maudit comme une chaîne indestructible; souvent aussi je l'ai béni en pressant sur mon cœur ces deux petites créatures innocentes de tous mes maux. Écris-moi souvent, mon ami; sois délicat et ingénieux à me dire ce qui peut me faire du bien, à m'éviter les leçons trop dures. Hélas! mon propre esprit est plus sévère que tu ne le serais, et c'est la rude clairvoyance qui me pousse au désespoir. Que ton cœur, qui est bon et grand, quoi qu'on en dise et quoi qu'on en pense, t'inspire l'art de me guérir. Je suis venu chercher ici ce qui me fuyait ailleurs. Les pédagogues abondent partout, l'amitié est rare et prudente: elle se tire bien mieux d'affaire avec un reproche ou une raillerie qu'avec une larme et un baiser. Oh! que la tienne soit généreuse et douce! Répète-moi que ton affection m'a suivi partout, et qu'aux heures de découragement, où je me croyais seul dans l'univers, il y avait un cœur qui priait pour moi et qui m'envoyait son ange gardien pour me ranimer.

Mercredi soir.

Écrivons-nous tous les jours, je t'en prie; je sens que l'amitié seule peut me sauver.

Je n'en suis pas à espérer de pouvoir vivre. Je borne pour le moment mon ambition à mourir calme et à ne pas être forcé de blasphémer à ma dernière heure, comme cet homme innocent que l'on guillotina dans notre ville il y a quatre ou cinq ans, et qui s'écria sur l'échafaud: Ah! il n'y a pas de Dieu!– Tu es religieux, toi, Malgache; moi aussi, je crois. Mais j'ignore si je dois espérer quelque chose de mieux que les fatigues et les souffrances de cette vie. Que penses-tu de l'autre? – Voilà ce qui m'arrête. Il m'est bien prouvé que je n'arriverai a rien dans celle-ci, et il n'y a pas d'espoir pour moi sur la terre. Mais trouverai-je le repos après ces trente ans de travail? La nouvelle destinée où j'entrerai sera-t-elle une destinée calme et supportable? Ah! si Dieu est bon, il donnera au moins à mon âme un an de repos; qui sait ce que c'est que le repos et quel renouvellement cela doit opérer dans une intelligence! Hélas! si je pouvais me reposer ici auprès de toi, au milieu de mes amis, dans mon pays, sous le toit où j'ai été élevé, où j'ai passé tant de jours sereins! Mais la vie de l'homme commence par où elle devrait finir. Dans ses premiers ans il lui est accordé un bonheur et un calme dont il ne jouit que plus tard par le souvenir; car, avant d'avoir souffert et travaillé, avant d'avoir subi les ans de la virilité, il ne sait pas le prix de ses jours d'enfance. – A ton dire, mon ami, il arriverait pour l'homme sage et fort un temps où ce repos peut s'acquérir par la réflexion et la volonté. Oh! sois sincère, je t'en prie, et oublie le rôle de consolateur que ton amitié t'impose avec moi. Ne me trompe pas dans l'espoir de me guérir; car plus tu ferais refleurir sous mes pas d'espérances décevantes, plus je ressentirais de colère et de douleur en les perdant. Dis-moi la vérité, es-tu heureux? – Non, ceci est une sotte question, et le bonheur est un mot ridicule, qui ne représente qu'une idée vague comme un rêve. Mais supportes-tu la vie de bon cœur? La regretterais-tu si demain Dieu t'en délivrait? Pleurerais-tu autre chose que tes enfants? Car cette affection d'instinct, comme tu dis fort bien, est la seule que la réflexion désespérante ne puisse ébranler. – Dis-moi, oh! dis-moi ce qui se passe en moi depuis dix ans et plus; ce dégoût de tout, cet ennui dévorant, qui succède à mes plus vives jouissances, et qui de plus en plus me gagne et m'écrase, est-ce une maladie de mon cerveau, ou est-ce un résultat de ma destinée? Ai-je horriblement raison de détester la vie? ai-je criminellement tort de ne pas l'accepter? Mettons de côté les questions sociales, supposons même que nous n'ayons pas d'enfants, et que nous ayons subi tous deux la même dose de malheur et de fatigue. Crois-tu que, par suite de la diversité de nos organisations, nous nous retrouverions l'un et l'autre où nous en sommes, toi réconcilié avec la vie, moi plus las et plus désespéré que jamais? Y a-t-il donc en vous autres une faculté qui me manque? Suis-je plus mal partagé que vous, et Dieu m'a-t-il refusé cet instinctif amour de la vie qu'il a donné à toutes les créatures pour la conservation des espèces? Je vois ma mère: elle a souffert matériellement plus que moi, son histoire est une des plus orageuses et des plus funestes que j'aie entendu raconter; sa force naturelle l'a sauvée de tout; son insouciance, sa gaieté, ont surnagé dans tous ses naufrages. A soixante ans elle est encore belle et jeune, et chaque soir en s'endormant elle prie Dieu de lui conserver la vie. Ah! mon Dieu, mon Dieu! c'est donc bien bon de vivre? pourquoi ne suis-je pas ainsi? Ma position sociale pourrait être belle; je suis indépendant, les embarras matériels de mon existence ont cessé; je puis voyager, satisfaire toutes mes fantaisies; pourquoi n'ai-je plus de fantaisies?

Ne réponds pas à ces questions-là, c'est trop tôt. Tu ne sais pas les événements qui m'ont amené à cet état moral, et tu pourrais concevoir quelque fausse idée, faute de bien connaître et de bien juger les faits. Mais réponds en ce qui te concerne. – Tu as souffert, tu as aimé, tu es un être très-élevé sous le rapport de l'intelligence, tu as beaucoup vu, beaucoup lu; tu as voyagé, observé, réfléchi, jugé la vie sous bien des faces diverses. – Tu es venu échouer, toi dont la destinée eût pu être brillante, sur un petit coin de terre où tu t'es consolé de tout en plantant des arbres et en arrosant des fleurs. Tu dis que tu as souffert dans les commencements, que tu as soutenu une lutte avec toi-même, que tu t'es contraint à un travail physique. Raconte-moi avec détail l'histoire de ces premiers temps, et puis dis-moi le résultat de tous ces combats et de toute cette vertu. Es-tu calme? supportes-tu sans aigreur et sans désespoir les tracasseries de la vie domestique? t'endors-tu aussitôt que tu te couches? n'y a-t-il pas autour de ton chevet un démon sous la forme d'un ange qui te crie: L'amour, l'amour! le bonheur, la vie, la jeunesse! – tandis que ton cœur désolé répond: Il est trop tard! cela eût pu être, et cela n'a pas été? – O mon ami! passes-tu des nuits entières à pleurer tes rêves et à te dire: Je n'ai pas été heureux?

– Oh! je le devine, je le sens, cela t'arrive quelquefois, et j'ai tort peut-être de réveiller l'idée d'une souffrance que le temps et ton courage ont endormie; mais ce sera une occasion d'exercer la force que tu as amassée que de me raconter comment tu as fait, et de m'apprendre à quoi tu es arrivé. Hélas! si je pouvais comme toi me passionner pour un insecte! J'aime tout cela pourtant, et nul n'est mieux organisé que moi pour jouir de la vie. Je sympathise avec toutes les beautés, toutes les grâces de la nature. Comme toi, j'examine longtemps avec délices, l'aile d'un papillon. Comme toi je m'enivre du parfum d'une fleur. J'aimerais à me bâtir aussi un ajoupa et à y porter mes livres; mais je n'y pourrais rester, mais les fleurs et les insectes ne peuvent pas me consoler d'une peine morale. La contemplation des cimes immobiles du Mont-Blanc, l'aspect de cette neige éternelle, immaculée, sublime de blancheur et de calme, avait suffi, pendant trois ou quatre jours du mois dernier, pour donner à mon âme une sérénité inconnue depuis longtemps. Mais à peine eus-je passé la frontière de France, cette paix délicieuse s'écroula comme une avalanche devant le souvenir et l'aspect de mes maux et des ennuis matériels. La poussière des chemins, la puanteur de la diligence et la nudité hideuse du pays suffirent pour me faire dire: La vie est insupportable et l'homme est infortuné. – Et des douleurs morales, réelles, profondes, incurables, se ranimèrent.

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
30 eylül 2017
Hacim:
430 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain
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