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Kitabı oku: «Lettres d'un voyageur», sayfa 8

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Je me berce de l'idée que je mourrai réconcilié du moins avec le passé. Il y a dans l'air du pays, dans le silence de l'automne, dans la magie des souvenirs, dans le cœur de mes amis surtout, quelque chose d'étrangement puissant. Je marche beaucoup, et, soit fatigue de corps, soit repos d'esprit, je dors plus que je n'ai fait depuis un an. Mes enfants me font encore beaucoup de mal au milieu de tout le bonheur qu'ils me donnent; ce sont mes maîtres, les liens sacrés qui m'attachent à la vie, à une vie odieuse! Je voudrais les briser, ces liens terribles! la peur du remords me retient. Et pourtant il y aurait bien des choses à ma décharge si je pouvais raconter l'histoire de mon cœur. Mais ce serait si long, si pénible! – Bonsoir, rappelle-toi nos adieux d'autrefois sous le grand arbre, the parting's tree. Nous avions lu les Natchez, et nous nous disions chaque soir: – Je te souhaite un ciel bleu et l'espérance. – L'espérance de quoi?..

Jeudi.

Mes jours s'écoulent tristes comme la mort, et ma force s'épuise rapidement. Avant-hier j'étais assez bien, je me sentais tomber dans une sorte d'apathie qui ne manquait pas de charme. La fatigue du cœur et celle du corps étaient si grandes en moi, qu'il ne me restait plus guère de sensibilité. J'avais accepté les ennuis et les plaisirs de la journée, et je ne m'étais pas dit comme les autres jours: Pourrai-je vivre demain? Je m'étais rejeté dans le passé, et je savourais cette illusion imbécile au point de me croire transporté aux jours qui sont derrière nous. Je revins de la rivière avec Rollinat et les enfants. Il faisait chaud, et le chemin était difficile. J'eus une sorte de bonheur à traverser une terre labourée en portant Solange sur mes épaules. Maurice marchait devant moi avec son petit ami, et le chien de la maison, quoique laid et mélancolique, nous suivait d'un air si habitué à nous, si sûr de son gîte, si nécessairement attaché à chacun de nos pas, qu'il me semblait faire partie de la famille. Rollinat riait à sa manière, et débitait des facéties à ma mère, et je venais le dernier avec mon fardeau, partageant ma pensée entre les embarras de la marche et le souvenir de tes conseils. Voici, me disais-je, les plaisirs simples et purs que mon ami me vante et me souhaite. Et je ne sais pourquoi la fatigue, les cris joyeux des enfants, la gaieté de ma mère, quoique tout cela fût en désaccord avec la tristesse qui me ronge et l'accablement qui m'écrase, avaient pour moi un charme indéfinissable. Cela me rappelait nos courses au grand arbre, nos récoltes de champignons dans les prés, et la première enfance de mon fils, qu'alors je rapportais aussi à la maison sur mes épaules. J'oubliais presque ces terribles années d'expérience, d'activité et de passion qui me séparent de celles-là.

Mais ce bien-être, dont je ne saurais attribuer le bienfait qu'à des circonstances extérieures, à l'influence de l'air, au silence délicieux de la campagne, à la bonne humeur de ceux qui m'entouraient, cessa bientôt, et je retombai dans mon abattement ordinaire en rentrant à la maison.

Rollinat est une des plus parfaites et des plus affectueuses créatures qu'il y ait sur la terre, doux, simple, égal, silencieux, triste, compatissant. Je ne sais personne dont la société intime et journalière soit plus bienfaisante; je ne sais pas si je l'aime plus ou moins que toi; mon cœur n'a plus assez de vigueur pour s'interroger et se connaître; je sais que l'amitié que j'ai pour Alphonse, pour Laure, pour chacun de vous, ne nuit à aucun en particulier. Seulement, je me tais de mon mal avec ces jeunes enfants dont il troublerait le bonheur, et je n'en parle qu'à Rollinat et à toi. Lui ne me donne ni conseils, ni encouragements, ni consolations; nous échangeons peu de paroles dans le jour; nous marchons côte à côte dans les traînes du vallon ou dans les allées de mon jardin, courbés comme deux vieillards, concentrés dans une muette douleur, et nous comprenant sans nous avertir. Le soir, nous marchons encore dans le jardin jusqu'à minuit; c'est une fatigue physique qui m'est absolument nécessaire pour trouver le sommeil, et à lui aussi qui souffre continuellement des nerfs. Alors nous nous racontons les détails et les ennuis de notre vie. Quelquefois nous retombons dans un profond silence; il regarde les étoiles, où il me rêve un asile, et je promène d'inutiles regards sous les ténébreux ombrages que nous traversons. Leur mystérieux silence me fait tressaillir quelquefois d'épouvante, et il me semble que c'est mon spectre qui se promène à ma place, dans ces lieux mornes comme la tombe. Alors je passe mon bras sous le sien, comme pour m'assurer que j'appartiens encore au monde des vivants, et il me répond avec sa voix caverneuse et monotone: – Tu es malade, bien malade. – Malgré le peu d'encouragements qu'il me donne (car ses inclinations ne sont que trop conformes aux miennes), son amitié m'est très-précieuse, et sa société m'est en quelque sorte nécessaire. Il me semble, que tant que j'aurai à mon côté un ami sincère et fidèle, je ne peux pas mourir désespéré; je lui ai fait jurer, ce soir, qu'il assisterait à ma dernière heure, et qu'il aurait le courage de ne point me retenir. Il y a dans la voix, dans le regard, dans tout l'être de ceux que nous aimons, un fluide magnétique, une sorte d'auréole, non visible, mais sensible au toucher de l'âme, si je peux parler ainsi, qui agit puissamment sur nos sensations intimes. La présence de Rollinat m'infuse silencieusement la résignation mélancolique et la sérénité morne et muette. Son silence opère peut-être plus sur moi que ses paroles. Quand il est assis, à une heure du matin, au fond du grand salon, et qu'à la faible clarté d'une seule bougie, oubliée plutôt qu'allumée sur la table, je jette de temps en temps les yeux sur sa figure grave et rêveuse, sur ses orbites enfoncées, sur sa bouche close et serrée, sur son front que plisse une méditation perpétuelle, il me semble contempler l'humble courage et la triste patience revêtus d'une forme humaine. O amitié sobre de démonstrations et riche de dévouements! qui te payera de ce que tu supportes d'heures sombres et de funestes pensées auprès d'une âme moribonde? Assis comme un médecin sans espoir au chevet d'un ami expirant, il semble tâter le pouls à mon désespoir et compter ce qu'il me reste de jours mauvais à subir. Désireux dans sa conscience d'entendre sonner l'heure de ma délivrance, navré dans son affection d'être forcé d'abandonner bientôt ce cadavre qu'il entoure encore de soins inutiles et généreux, il voit mon infortune; il ne prie ni ne pleure; il me fait un dernier oreiller de son bras, et ne me dit point ce qui se passera en lui quand mes yeux seront pour jamais fermés. O Dieu juste! donnez-lui un ami qui vive pour lui et qui ne l'abandonne point pour mourir!

J'ai souvent honte de cette lâcheté qui m'empêche d'en finir tout de suite; ne sais-je donc me décider à rien? ne puis-je ni vivre ni mourir? Il y a des instants où je me figure que je suis usé par le travail, l'amour ou la douleur, et que je ne suis plus capable de rien sur la terre; mais, à la moindre occasion, je m'aperçois bien que cela n'est pas et que je vais mourir dans toute la force de mon organisation et dans toute la puissance de mon âme. Oh! non, ce n'est pas la force qui me manque pour vivre et pour espérer; c'est la foi et la volonté. Quand un événement extérieur me réveille de mon accablement, quand le hasard me presse et me commande d'agir selon ma nature, j'agis avec plus de présence d'esprit et de calme que je n'ai jamais fait. – Tel je suis encore, malgré tant d'affronts et de blessures dont on m'a couvert, malgré tant de fange et de pierres qu'on m'a jetées, dans le vain espoir de tarir la source vive et abondante des vertus que Dieu m'avait données. On l'a bien troublée, hélas! et la beauté du ciel ne s'y réfléchit plus comme autrefois. Mais quand un être souffrant s'en approche, elle coule encore pour lui, et il peut y puiser sans qu'elle lui refuse son flot bienfaisant. Il y a plus: ce bien que je fais sans enthousiasme et même sans plaisir, ces devoirs que j'accomplis sans satisfaction puérile et sans espoir d'en retirer aucun soulagement, c'est un sacrifice plus austère et peut-être plus grand devant Dieu que les ardentes offrandes d'un cœur plus heureux et plus jeune. C'est maintenant que je sens intimement combien mon âme est droite, puisqu'à mon insu l'amour du bien refleurit en moi sur les plus sombres ruines. O mon Dieu! s'il pouvait me tomber de votre sein paternel une conviction, une volonté, un désir seulement! mais en vain j'interroge cette âme vide. La vertu n'y est plus qu'une habitude forte comme la nécessité, mais stérile pour mon bonheur; la foi n'est plus qu'une lueur lointaine, belle encore dans sa pâleur douloureuse, mais silencieuse, indifférente à ma vie et à ma mort, une voix qui se perd dans les espaces du ciel et qui ne me crie point de croire, mais d'espérer seulement. La volonté n'est plus qu'une humble et muette servante de ce reste de vertu et de religion. Elle proportionne son activité au besoin qu'on a d'elle; et peut-être a-t-elle un troisième conseiller plus fort que la foi et que la vertu, l'orgueil.

Oui, l'orgueil saignant, altier et debout sous les plaies et les souillures dont on s'est efforcé de le couvrir. Nul n'a été plus outragé et plus calomnié que moi, et nul ne s'est cramponné avec plus de douleur et de force à l'espoir d'une justice céleste et au sentiment de sa propre innocence. Oh! comment n'avoir pas d'orgueil, quand on a une guerre inique à soutenir? Pourquoi Dieu m'a-t-il laissé faire si malheureux? et pourquoi permet-il que l'impudence des hommes lâches flétrisse et tue l'existence des hommes candides? Faut-il donc que l'innocent se lève dans sa douleur, et qu'essuyant les larmes de la colère et de la honte, il se lave des impuretés dont on l'accable? Seigneur! Seigneur! à quoi songez-vous, quand vous envoyez un ange gardien à l'enfant suspendu encore au sein de sa mère, et quand votre providence s'occupe du dernier brin d'herbe de la prairie, tandis qu'elle laisse meurtrir et outrager le faible, et que l'honneur, la plus belle fleur qui croisse sur nos chemins, est brisé et foulé aux pieds par le premier écolier qui passe? L'homme dont le front s'est plissé dans la réflexion et dans la souffrance est-il donc moins précieux pour vous que l'âme inerte et encore informe du nourrisson de la femme? Notre triste gloire humaine est-elle plus méprisable que l'ortie qui croît le long des cimetières? O Dieu du ciel! voyez, entendez, et faites justice.

A ROLLINAT

Vendredi soir.

Comment vas-tu, mon ami? tu es parti bien triste et bien malade. Rassure-moi du moins sur ta santé. Ton âme est naturellement souffrante, et tu n'étais point heureux avant de me connaître. Mais j'ai bien des remords, néanmoins; car j'ai dû cruellement augmenter cette disposition au chagrin, et cet ennui perpétuel qui te ronge. Ma douleur sombre et inguérissable a dû rejaillir sur toi, et les résolutions lugubres dont je t'ai entretenu tous ces jours derniers ont dû contrister et déchirer ton amitié pour moi, si loyale et si sainte. Pardonne-moi, mon pauvre ami; j'ai cherché à m'appuyer sur toi, à me reposer un instant sur ton bras; j'ai voulu te dire mon angoisse afin de m'affermir dans le calme du désespoir, afin de l'emporter dans le tombeau, adoucie et trempée des larmes de l'amitié. Tu as eu le courage de m'écouter en silence et de ne point me donner de vaines consolations; tu m'as dit seulement ton affection, la seule chose à laquelle je pusse penser sans aigreur et sans méfiance. Oh! je te remercie! J'ai obtenu de toi cette rude et sainte promesse, de venir, pour ainsi dire, communier avec moi à mon heure de délivrance. Le Malgache n'en aurait pas la force; il faut un cœur plus vieux et plus résigné qui me dise: Va-t'en! et non pas: Reviens à nous. – Je ne peux revenir à rien ni à personne.

Ne te laisse point toucher ni ébranler par cet état désespéré où tu me vois; ne laisse point la compassion aller jusqu'à la souffrance; ne laisse point la mélancolie dévorer ces belles fleurs, ces rameaux de chêne dont ta route est couverte. Eh quoi! tu es utile, tu es nécessaire, tu es vertueux, et tu supporterais la vie à regret! Oh! non, tomber ce fardeau que tu portes si noblement, et qui de prime abord, t'ouvrira toujours l'accès des âmes nobles. Tu trouveras d'autres amitiés, plus grandes, moins stériles, moins funestes que la mienne; tu auras une vieillesse glorieuse au sein d'une destinée humble et pénible. Oh! mon ami, qu'on me donne une tâche comme la tienne à remplir, qu'on mette entre mes mains le soc de cette charrue avec laquelle tu ouvres un si vigoureux sillon dans la société, et je me relèverai de mon désespoir, et j'emploierai la force qui est en moi, et que la société repousse comme une source d'erreurs et de crimes.

Tu me connais pourtant, toi. Tu sais s'il y a, dans ce cœur déchiré, des passions viles, des lâchetés, le moindre détour perfide, le moindre attrait pour un vice quelconque. Tu sais que si quelque chose m'élève au-dessus de tant d'êtres méprisablement médiocres dont le monde est encombré, ce n'est pas le vain éclat d'un nom, ni le frivole talent d'écrire quelques pages. Tu sais que c'est la forte passion du vrai, le sauvage amour de la justice. Tu sais qu'un orgueil immense me dévore, mais que cet orgueil n'a rien de petit ni de coupable, qu'il ne m'a jamais porté à aucune faute honteuse, et qu'il eût pu me pousser à une destinée héroïque si je ne fusse point né dans les fers! Eh bien! mon ami, que ferai-je de ce caractère? Que produira cette force d'âme qui m'a toujours fait repousser le joug de l'opinion et des lois humaines, non en ce qu'elles ont de bon et de nécessaire, mais en ce qu'elles ont d'odieux et d'abrutissant? A qui les ferai-je servir? Qui m'écoutera, qui me croira? Qui vivra de ma pensée? Qui, à ma parole, se lèvera pour marcher dans la voie droite et superbe où je voudrais voir aller le monde? Personne. – Eh! si du moins je pouvais élever mes enfants dans ces idées, me flatter de l'espoir que ces êtres, formés de mon sang, ne seront pas des animaux marchant sous le joug, ni des mannequins obéissant à tous les fils du préjugé et des conventions, mais bien des créatures intelligentes, généreuses, indomptables dans leur fierté, dévouées dans leurs affections jusqu'au martyre; si je pouvais faire d'eux un homme et une femme selon la pensée de Dieu! Mais cela ne se pourra point. Mes enfants, condamnés à marcher dans la fange des chemins battus, environnés des influences contraires, avertis à chaque pas, par ceux qui me combattent, de se méfier de moi et de ce qu'on appelle des rêves, spectateurs eux-mêmes de ma souffrance au milieu de cette lutte éternelle, de mon cœur ulcéré, de mes genoux brisés à chaque pas sur les obstacles de la vie réelle; mes pauvres enfants, ma chair et mon âme, se retourneront peut-être pour me dire: – Vous nous égarez; vous voulez nous perdre avec vous! N'êtes-vous pas infortuné, rebuté, calomnié? Qu'avez-vous rapporté de ces luttes inégales, de ces duels fanfarons avec la coutume et la croyance? Laissez-nous faire comme les autres; laissez-nous recueillir les avantages de ce monde facile et tolérant; laissez-nous commettre ces mille petites lâchetés qui achètent le repos et le bien-être parmi les hommes. Ne nous parlez plus de vertus austères et inconnues, qu'on appelle folie, et qui ne mènent qu'à l'isolement ou au suicide.

Voilà ce qu'ils me diront. Ou bien si, par tendresse ou disposition naturelle, ils m'écoutent et me croient, où les conduirai-je? Dans quels abîmes irons-nous donc nous précipiter tous les trois? car nous serons trois sur la terre, et pas un avec! Que leur répondrai-je, s'ils viennent me dire: – Oui, la vie est insupportable dans un monde ainsi fait; mourons ensemble! Montrez-nous le chemin de Bernica, ou le lac de Sténio, ou les glaciers de Jacques!

Ce n'est pas que, dans mon orgueil, je veuille dire que je suis seul de mon avis en ce monde par excès de grandeur ou de raison. Non, je suis un être plein d'erreurs et de faiblesses, et les plus sombres voiles d'ignorance couvrent les plus brillants éclairs de mon âme. Je suis seul à force de désenchantements et d'illusions perdues. Ces illusions ont été grossières; mais qui ne les a eues? Elles ont été brisées; qui n'a vu de même tomber les siennes en poussière? Mais je m'en étais fait une, particulière, vaste, belle, comme était mon âme aux premières années de la vie, au sortir de l'adolescence. Celle-là, pour moi, fut un sceau de fatalité éternelle, un arrêt de mort. Mais cela demanderait de plus longs développements et une sorte de récit de ma jeunesse. Je te le ferai quelque jour.

Quand tu commences à t'endormir, pense à moi; pense à cette heure de minuit où les étoiles étaient si blanches, l'air si doucement humide, les allées si sombres; pense à cette route sablée, bordée de thym et d'arbrisseaux, que nous avons parcourue ensemble cent fois dans une demi-heure, et dans laquelle nous avons échangé de si tristes confidences, de si saintes promesses! A cette heure-là, dors tranquille, après m'avoir envoyé une bénédiction et un adieu. Moi, je t'écrirai pendant ce temps, et je n'aurai pas perdu ces entretiens de minuit dont tu me prives, bon cœur fatigué, mais que tu me rendras quelques jours encore, avant que je parte pour toujours!

Samedi.

Oui, j'avais alors une étrange illusion, verte comme ma jeunesse, virile comme ma tournure d'esprit et mes habitudes. Il serait long de dire tout l'avenir qu'elle embrassait, mais elle était résumable en ce peu de mots: – Pour obtenir justice en ce monde comme en l'autre, il ne s'agit que d'être un vrai juste soi-même.

Ce n'était pas tant là un système qu'une conviction. Je savais bien qu'il y avait des âmes honnêtes et pures que les hommes méconnaissaient et que la Providence semblait abandonner. Même dans le petit horizon où je vivais, j'en comptais plusieurs; mais je me faisais de ce mot de juste tout un monde moral, et dans mon cerveau, alors tout farci de Bible, d'histoire, de poésie et de philosophie, j'en avais fait un portrait selon mes rêves. J'ai retrouvé dans les griffonnages que j'entassais sous mon oreiller à l'âge de seize ans, ce portrait du juste. Le voici, c'est un caillou brut.

«Le juste n'a pas de sexe moral: il est homme ou femme selon la volonté de Dieu; mais son code est toujours le même, qu'il soit général d'armée ou mère de famille.

«Le juste n'a pas d'état. Il est mendiant, voyageur, ou prince de la terre, selon la volonté de Dieu. Son but, sa profession, c'est d'être juste.

«Le juste est fort, calme et chaste. Il est vaillant, il est actif, il est réfléchi. Il observe tous ses premiers mouvements jusqu'à ce qu'il se soit fait tel que tous ses premiers mouvements soient bons. Il méprise la vie, et pour peu que sa place en ce monde soit nécessaire à un meilleur que lui, il la cède de bon cœur et s'offre à Dieu en disant: Seigneur, si je suis nuisible à mon frère, prenez ma vie. Je monterai ce coursier, je franchirai ce buisson, je traverserai ce marais, je sortirai du danger ou j'y resterai, selon votre bon plaisir, ô mon Dieu! – Le juste est toujours prêt à paraître devant Dieu.

«Le juste n'a pas de fortune, pas de maison, pas d'esclaves. Ses serviteurs sont ses amis s'ils en sont dignes. Son toit appartient au vagabond, sa bourse et son vêtement à tous les pauvres, son temps et ses lumières à tous ceux qui les réclament.

«Le juste hait les méchants et méprise les lâches. Il leur donne du pain s'ils en manquent, et des conseils s'ils en veulent. S'ils se convertissent, il les encourage et leur pardonne; s'ils s'endurcissent dans le mal, il les oublie, mais il ne les craint pas; et si un assassin l'attaque, il le tue bravement et se regarde comme l'instrument de la justice de Dieu.

«Le juste ne s'ennuie jamais. Il travaille tant qu'il peut, soit avec le corps, soit avec l'esprit, selon ses besoins et ceux d'autrui. Quand il est las, il se repose et pense à Dieu; quand il est malade, il se résigne et rêve au ciel.

«Le juste ouvre son cœur à l'amitié. Ce qu'il aime le mieux après Dieu, c'est son ami; et il ne craint jamais de l'aimer trop, parce qu'il ne peut aimer qu'un être digne de lui.

«Le juste est orgueilleux, mais non pas vain. Il ne sait point s'il est jeune, beau, riche, admiré, il sait qu'il est juste; et quoiqu'il pardonne à ceux qui le méconnaissent, il s'éloigne d'eux. Il sait que ceux qui ne le comprennent point ne lui ressemblent point, et que s'il pouvait les aimer il cesserait d'être juste.

«Le juste est sincère avant tout, et c'est ce qui exige de lui une force sublime, parce que le monde n'est que mensonge, fourberie ou vanité, trahison ou préjugé.

«Le juste méprise l'opinion de la foule; il est le défenseur du faible et de l'opprimé, et n'élève la voix parmi les hommes que pour défendre ceux que les hommes accusent injustement. Il ne s'en remet à personne du soin de prononcer sur un accusé. Il ne croit au mal que quand il le sait, et, sans s'inquiéter de l'anathème ou de la risée des gens, il va écouter les plaintes de Job jusque sur son fumier.

«Le juste pèche sept fois par jour, mais ce sont des péchés de juste. Il y en a qu'il ne commet jamais, et qu'il ne soupçonne même pas.

«Le juste est souvent injurié et calomnié; mais il obtient toujours justice, parce qu'il l'aime, parce qu'il la veut, parce qu'il est fort et sait l'imposer. Il a des ennemis, des indifférents; quelquefois la foule entière est contre lui; mais il a pour amis quelques justes comme lui, qui se cherchent et se rencontrent dans cette vie, et à qui Dieu donne son royaume dans l'autre.»

Cette singulière déclaration de mes droits de l'homme, comme je l'appelais alors, écolier que j'étais; cet innocent mélange d'hérésies et de banalités religieuses renferme pourtant bien, n'est-ce pas, un ordre d'idées arrêtées, un plan de vie, un choix de résolutions, la tendance à un caractère religieusement choisi et embrassé? Elle t'explique à peu près ce qu'étaient les illusions de mon adolescence, et, au milieu des sentiments fraîchement dictés par l'Évangile, une sorte de restriction rebelle dictée par l'orgueil naissant, par l'obstination innée, un vague rêve de grandeur humaine mêlé à une plus sérieuse ambition de chrétien.

Présomptueuse ou folle, cette espérance d'arriver à l'état de juste, c'est-à-dire de pratiquer la miséricorde, la franchise et l'austérité avec calme et avec joie; de supporter la contradiction et le blâme avec indifférence et fermeté, et de laisser un nom honoré parmi l'élite des hommes rencontrés en cette vie; cette ambition d'une gloire humble, mais désirable, d'un travail difficile et long, d'une lutte contre la société, couronnée à la fin de succès, du moins par l'estime de ce petit nombre de bons que j'espérais rejoindre sur les mers inconnues de l'avenir, c'était là le rêve, l'illusion de mes plus belles années, la foi en la justice divine et humaine. – Qu'est-il devenu? un regret affreux, la source d'un ennui et d'un dégoût qui n'ont d'autre remède que la mort.

Cela fut la source de mes qualités et de mes défauts, ou bien ce furent mes qualités et mes défauts qui m'inspirèrent ces idées fausses. Je leur ai dû bien des vertus inutiles, bien des traits de folie héroïque, bien des actes de grandeur imbécile et de dévouement sublime, dont l'objet et le résultat ont été ignoblement ridicules. J'ai voulu faire l'homme fort, et j'ai été brisé comme un enfant. M'en repentirai-je aujourd'hui que je vais paraître devant toi, ô mon Dieu? Non; car si la justice divine est un rêve comme la justice humaine, du moins il y a le repos du néant qui doit être désirable après les fatigues d'une vie comme la mienne.

Je les ai bien rencontrés, ces hommes justes, je leur ai serré la main; et leur estime, la tienne entre toutes, ô mon ami! a bien répandu sur mes plaies le baume consolateur. J'ai bien exercé cette justice, non pas toujours aussi ferme que je me l'étais dictée en ces jours de puritanisme juvénile; mais si les passions, ou la fatigue, ou la douleur ou l'amour ont souvent engourdi ou détourné ce bras qui se flattait d'être toujours tendu aux faibles et aux infortunés; si cette sévérité farouche et prudente envers les méchants s'est souvent laissé tromper par un jugement facile à égarer, par un cœur facile à séduire: pourtant, je n'ai commis aucune action, caressé aucun vice, admis aucun principe qui m'ait fait sortir du chemin de la justice; j'y ai marché lentement, je m'y suis arrêté plus d'une fois, j'y ai perdu bien des peines et bien du temps à poursuivre des fantômes. Mais l'instinct, la nécessité d'obéir à ma nature, ont toujours retenu mes pieds sur la route d'ivoire, et si je ne suis pas encore le juste que je voulais être, rien dans le passé ne s'oppose à ce que je le devienne; c'est dans le présent que gît un obstacle semblable à une montagne écroulée: cet obstacle, c'est le désespoir.

Et pourquoi ce spectre livide est-il venu étendre sur moi ses membres lourds et glacés? Pourquoi l'amertume est-elle entrée si avant dans mon cœur, que tous les biens, toutes les consolations que ma raison admet, mon instinct les repousse? D'où vient que je te disais, l'autre soir, dans le jardin, l'âme pénétrée d'une sombre superstition: Il y a dans la nature je ne sais quelle voix qui me crie de partout, du sein de l'herbe et de celui du feuillage, de l'écho et de l'horizon, du ciel et de la terre, des étoiles et des fleurs, et du soleil et des ténèbres, et de la lune et de l'aurore, et du regard même de mes amis: Va-t'en, tu n'as plus rien à faire ici?

C'est peut-être parce que j'ai eu l'ambition de l'intelligence et la sensibilité du cœur; c'est parce que je me suis imposé le caractère du juste dans des proportions trop antiques, et que je n'ai pu défendre mon cerveau des puériles misères de ces temps-ci. J'avais dit: Je ferai ceci, et je serai calme; je l'ai fait, et je suis resté agité. – J'avais dit encore: Je braverai ces écueils et ne frémirai pas; je les ai bravés, et j'en suis sorti pâle d'épouvante. – J'avais dit enfin: J'obtiendrai ces biens, et je m'en contenterai; je les ai obtenus, et ils ne me suffisent pas. J'ai fait assez passablement mon devoir: mais j'ai trouvé la peine plus amère, et le bonheur moins doux que je ne les avais rêvés. Pourquoi la vérité, au lieu de se montrer comme elle est, grande, maigre, nue et terrible, se fait-elle riante, belle et fleurie pour apparaître aux enfants dans leurs songes?

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
30 eylül 2017
Hacim:
430 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain
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