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Kitabı oku: «Lettres d'un voyageur», sayfa 9

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AU MALGACHE

Je lis immensément depuis quelques jours. Je dis immensément, parce qu'il y a bien trois ans que je n'ai lu la valeur d'un volume in-octavo, et que voici depuis quinze jours trois ouvrages que j'avale et digère: l'Eucharistie, de l'abbé Gerbet; Réflexions sur le suicide, par madame de Staël; Vie de Victor Alfieri, par Victor Alfieri. J'ai lu le premier par hasard; le second par curiosité, voulant voir comment cet homme-femme entendait la vie; le troisième par sympathie, quelqu'un me l'ayant recommandé comme devant parler très-énergiquement à mon esprit.

Un sermon, une dissertation, une histoire. – L'histoire d'Alfieri ressemble à un roman; elle intéresse, échauffe, agite. – Le catholicisme de l'abbé a la solennité étroite, l'inutilité inévitable d'un livre ascétique. – Il n'y a que la dissertation de madame de Staël qui soit vraiment ce qu'elle veut être, un écrit correct, logique, commun quant aux pensées, beau quant au style, et savant quant à l'arrangement. Je n'ai trouvé d'autre soulagement dans cet écrit que le plaisir d'apprendre que madame de Staël aimait la vie, qu'elle avait mille raisons d'y tenir, qu'elle avait un sort infiniment plus heureux que le mien, une tête infiniment plus forte et plus intelligente que la mienne. Je crois, du reste, que son livre a redoublé pour moi l'attrait du suicide. Quand je trouve un pédagogue de village sur mon chemin, il m'ennuie; mais je le prends en patience, car il fait son état. Mais si je rencontre un illustre docteur, et qu'espérant trouver en lui quelque secours, j'aille le consulter pour éclaircir mes doutes et calmer mes anxiétés, je serai bien plus choqué et bien plus contristé qu'auparavant, s'il me dit en phrases excellentes et en mots parfaitement choisis les mêmes lieux communs que le pédagogue de village vient de me débiter en latin de cuisine; celui-là avait le mérite de me faire sourire parfois de ses barbarismes, son emphase pouvait être bouffonne; la froideur doctorale de l'autre n'est que triste. C'est un chêne que l'on courait embrasser pour se sauver, et qui se brise comme un roseau, pour vous laisser tomber plus bas dans l'abîme.

L'Eucharistie est certainement un livre distingué malgré ses défauts. Je suis bien aise de l'avoir lu: non qu'il m'ait fait aucun bien, il est trop catholique pour moi, et les livres spéciaux ne font de bien qu'à un petit nombre; mais parce qu'il m'a ramené aux jours de ma première jeunesse, dévote, tendre et crédule.

Alfieri est un homme qui me plaît. Ce que j'aime, c'est son orgueil; ce qui m'intéresse, ce sont ces luttes terribles entre sa fierté et sa faiblesse; ce que j'admire, c'est son énergie, sa patience, les efforts inouïs qu'il a faits pour devenir poëte. – Hélas! encore un qui a souffert, qui a détesté la vie, qui a sangloté et rugi (comme il dit) dans la fureur du suicide; et celui-là, comme les autres, s'est consolé avec un hochet! Il a connu l'amour, des désenchantements hideux, et des regrets mêlés de honte et de mépris, et l'ennui de la solitude, et le froid dédain, et la triste clairvoyance de toutes choses… excepté de la dernière marotte qui l'a sauvé, la gloire!

La Vie d'Alfieri, considérée comme livre, est un des plus excellents que je connaisse. Il est vrai que je n'en connais guère, surtout depuis l'époque à laquelle j'ai absolument perdu la mémoire; celui-là est écrit avec une simplicité extrême, avec une froideur de jugement d'où ressort pour le lecteur une très-chaude émotion; avec une concision et une rapidité pleines d'ordre et de modestie. Je pense que tous ceux qui se mêleront d'écrire leur vie devraient se proposer pour modèle la forme, la dimension et la manière de celle-ci. Voilà ce que je me suis promis en la lisant, et voilà pourtant ce que je suis bien sûr de ne pas tenir.

Pour me résumer, je veux te dire que la lecture me fait beaucoup plus de mal que de bien. Je veux m'en sevrer au plus vite. Elle empire mon incertitude sur toute vérité, mon découragement de tout avenir. Tous ceux qui écrivent l'histoire des maux humains ou de leurs propres maux, prêchent du haut de leur calme ou de leur oubli. Mollement assis sur le paisible dada qui les a tirés du danger, ils m'entretiennent du système, de la croyance ou de la vanité qui les console. Celui-ci est dévot, celle-là est savante, le grand Alfieri fait des tragédies. Au travers de leur bien-être présent, ils voient les chagrins passés menus comme des grains de poussière, et traitent les miens de même, sans songer que les miens sont des montagnes, comme l'ont été les leurs. Ils les ont franchies, et moi, comme Prométhée, je reste dessous, n'ayant de libre que la poitrine pour nourrir un vautour. Ils sourient tranquillement, les cruels! L'un prononce sur mon agonie ce mot de mépris religieux, vanitas! l'autre appelle mon angoisse faiblesse, et le troisième ignorance. Quand je n'étais pas dévot dit l'un, j'étais sous ce rocher; soyez dévot et levez-vous! – Vous expirez? dit madame de Staël; songez aux grands hommes de l'antiquité, et faites quelque belle phrase là-dessus. Rien ne soulage comme la rhétorique. – Vous vous ennuyez? s'écrie Alfieri; ah! que je me suis ennuyé aussi! Mais Cléopâtre m'a tiré d'affaire. – Eh bien! oui, je le sais, vous êtes tous heureux, vertueux ou glorieux. Chacun me crie: Levez-vous, levez-vous, faites comme moi, écrivez, chantez, aimez, priez! Jusqu'à toi, mon bon Malgache, qui me conseilles de faire bâtir un ajoupa et d'y lire les classifications de Linnée. Mes maîtres et mes amis, n'avez-vous rien de mieux à me dire? Aucun de vous ne peut-il porter la main à ce rocher et l'ôter de dessus mes flancs qui saignent et s'épuisent? Eh bien! si je dois mourir sans secours, chantez-moi du moins les pleurs de Jérémie ou les lamentations de Job. Ceux-là n'étaient point des pédants; ils disaient tout bonnement: La pourriture est dans mes os, et les vers du sépulcre sont entrés dans ma chair.

A ROLLINAT

Je suis bien fâché d'avoir écrit ce mauvais livre qu'on appelle Lélia, non pas que je m'en repente: ce livre est l'action la plus hardie et la plus loyale de ma vie, bien que la plus folle et la plus propre à me dégoûter de ce monde à cause des résultats. Mais il y a bien des choses dont on enrage et dont on se moque en même temps, bien des guêpes qui piquent et qui impatientent sans mettre en colère, bien des contrariétés qui font que la vie est maussade, et qui ne sont pas tout à fait le désespoir qui tue. Le plaisir d'avoir fait ces choses en efface bientôt l'atteinte.

Si je suis fâché d'avoir écrit Lélia, c'est parce que je ne peux plus l'écrire. Je suis dans une situation d'esprit qui ressemble tellement à celle que j'ai dépeinte, et que j'éprouvais en faisant ce livre, que ce me serait aujourd'hui un grand soulagement de pouvoir le recommencer. Malheureusement, on ne peut pas faire deux ouvrages sur la même pensée sans y apporter beaucoup de modifications. L'état de mon esprit, lorsque je fis Jacques (qui n'a point encore paru), me permit de corriger beaucoup ce personnage de Lélia, de l'habiller autrement et d'en faciliter la digestion au bon public. A présent je n'en suis plus à Jacques, et au lieu d'arriver à un troisième état de l'âme, je retombe au premier. Eh quoi! ma période de parti pris n'arrivera-t-elle pas? Oh! si j'y arrive, vous verrez, mes amis, quels profonds philosophes, quels antiques stoïciens, quels ermites à barbe blanche se promèneront à travers mes romans! quelles pesantes dissertations, quels magnifiques plaidoyers, quelles superbes condamnations, quels pieux sermons découleront de ma plume! comme je vous demanderai pardon d'avoir été jeune et malheureux, comme je vous prônerai la sainte sagesse des vieillards et les joies calmes de l'égoïsme! Que personne ne s'avise plus d'être malheureux dans ce temps-là; car aussitôt je me mettrai à l'ouvrage, et je noircirai trois mains de papier pour lui prouver qu'il est un sot et un lâche, et que, quant à moi, je suis parfaitement heureux. Je serai aussi faux, aussi bouffi, aussi froid, aussi inutile que Trenmor, type dont je me suis moqué plus que tout le monde, et avant tout le monde; mais ils n'ont pas compris cela. Ils n'ont pas vu que, mettant diverses passions ou diverses opinions sous des traits humains, et étant forcé par la logique de faire paraître aussi la raison humaine, je l'avais été chercher au bagne, et qu'après l'avoir plantée comme une potence au milieu des autres bavards, j'en avais tiré à la fin un grand bâton blanc, qui s'en va vers les champs de l'avenir, chevauché par les follets.

Tu me demandes (je t'entends) si c'est une comédie que ce livre que tu as lu si sérieusement, toi véritable Trenmor de force et de vertu, qui sais penser tout ce que le mien sait dire, et faire tout ce que le mien sait indiquer. – Je te répondrai que oui et que non, selon les jours. Il y eut des nuits de recueillement, de douleur austère, de résignation enthousiaste, où j'écrivis de fort belles phrases de bonne foi. Il y eut des matinées de fatigue, d'insomnie, de colère, où je me moquai de la veille et où je pensai tous les blasphèmes que j'écrivis. Il y eut des après-midi d'humeur ironique et facétieuse, où, échappant comme aujourd'hui au pédantisme des donneurs de consolation, je me plus à faire Trenmor le philosophe plus creux qu'une gourde et plus impossible que le bonheur. Ce livre, si mauvais et si bon, si vrai et si faux, si sérieux et si railleur, est bien certainement le plus profondément, le plus douloureusement, le plus âcrement senti que cervelle en démence ait jamais produit. C'est pourquoi il est contrefait, mystérieux, et de réussite impossible. Ceux qui ont cru lire un roman ont eu bien raison de le déclarer détestable. Ceux qui ont pris au réel ce que l'allégorie cachait de plus tristement chaste ont eu bien raison de se scandaliser. Ceux qui ont espéré voir un traité de morale et de philosophie ressortir de ces caprices ont fort bien fait de trouver la conclusion absurde et fâcheuse. Ceux-là seuls qui, souffrant des mêmes angoisses, l'ont écouté comme une plainte entrecoupée, mêlée de fièvre, de sanglots, de rires lugubres et de jurements, l'ont fort bien compris, et ceux-là l'aiment sans l'approuver. Ils en pensent absolument ce que j'en pense; c'est un affreux crocodile très-bien disséqué, c'est un cœur tout saignant, mis à nu, objet d'horreur et de pitié.

Où est l'époque où l'on n'eût pas osé imprimer un livre sans l'avoir muni, en même temps que du privilége du roi, d'une bonne moralité, bien grosse, bien bourgeoise, bien rebattue, bien inutile? Les gens de cœur et de tête ne manquaient jamais de prouver absolument le contraire de ce qu'ils voulaient prouver. L'abbé Prévost tout en démontrant par la bouche de Tiberge que c'est un grand malheur et un grand avilissement de s'attacher à une fille de joie, prouva par l'exemple de Desgrieux que l'amour ennoblit tout, et que rien n'est rebutant de ce qui est profondément senti par un généreux cœur. Pour compléter la bévue, Tiberge est inutile. Manon est adorable, et le livre est un sublime monument d'amour et de vérité.

Jean-Jacques a beau faire, Julie ne redevient chère au lecteur qu'à l'heure de la mort, en écrivant à Saint-Preux qu'elle n'a pas cessé de l'aimer. C'est madame de Staël, la logique, la raisonneuse, l'utile, qui fait cette remarque. Madame de Staël remarque encore que la lettre qui défend le suicide est bien supérieure à la lettre qui le condamne. Hélas! pourquoi écrire contre sa conscience, ô Jean-Jacques? s'il est vrai, comme beaucoup le pensent, que vous vous êtes donné la mort, pourquoi nous l'avoir caché? pourquoi tant de déraisonnements sublimés pour celer un désespoir qui vous déborde? Martyr infortuné qui avez voulu être philosophe classique comme un autre, pourquoi n'avoir pas crié tout haut? cela vous aurait soulagé, et nous boirions les gouttes de votre sang avec plus de ferveur; nous vous prierions comme un Christ aux larmes saintes.

Est-ce beau, est-ce puéril, cette affectation d'utilité philanthropique? Est-ce la liberté de la presse, ou l'exemple de Gœthe suivi par Byron, ou la raison du siècle qui nous en a délivrés? Est-ce un crime de dire tout son chagrin, tout son ennui? Est-ce vertu de le cacher? Peut-être, se taire, oui: mais mentir! mais avoir le courage d'écrire des volumes pour déguiser aux autres et à soi-même le fond de son âme!

Eh bien! oui, c'était beau! Ces hommes-là travaillaient à se guérir et à faire servir leur guérison aux autres malades. En tâchant de persuader, ils se persuadaient. Leur orgueil, blessé par les hommes, se relevait en déclarant aux hommes qu'ils avaient su se guérir tout seuls de leurs atteintes. Sauveurs ingénus de vos ingénus contemporains, vous n'avez pas aperçu le mal que vous semiez sous les fleurs saintes de votre parole! vous n'avez pas songé à cette génération que rien n'abuse, qui examine et dissèque toutes les émotions, et qui, sous les rayons de votre gloire chrétienne, aperçoit vos fronts pâles sillonnés par l'orage! Vous n'avez pas prévu que vos préceptes passeraient de mode, et que vos douleurs seules nous resteraient, à nous et à nos descendants!

V
A FRANÇOIS ROLLINAT

Janvier 1835.

Pourquoi diable n'es-tu pas venu hier? nous t'avons attendu pour dîner jusqu'à sept heures, ce qui est exorbitant pour des appétits excités par l'air vif de la campagne. Il te sera survenu un client bavard? tu n'es pas malade au moins? A présent, nous ne t'attendons plus que samedi. Dans l'intervalle, donne-moi de tes nouvelles, entends-tu, Pylade? nous serions inquiets. La mine que tu as depuis trois mois surtout n'est pas faite pour nous rassurer. Pauvre vieux petit homme jaune, qu'as-tu donc? Je sais que tu réponds ordinairement à cette question-là: «Qu'as-tu toi-même? es-tu donc un homme riche, jeune, robuste et frais, pour t'inquiéter de la mine que j'ai?» Hélas! nous avons tous deux une pauvre apparence, et, dans tous ces étuis de parchemin, il y a des âmes bien lasses et bien flétries, mon camarade!

Bah! de quoi vais-je parler? nous avons été hier plus gais que jamais; cependant tu nous manquais bien, mais nous avons bu à ta santé, et, à force de faire des vœux pour toi, nous nous sommes tous un peu exaltés. Ma foi! Pylade, il ne faut pas nier les biens que la Providence nous tient en réserve. Au moment où nous croyons tout perdu, la bonne déesse, qui sourit de notre désespoir, est là, derrière nous, qui entoure de clinquant un petit hochet bien joli qu'elle nous met ensuite dans les mains si doucement qu'on ne soupçonne pas son dessein; car si nous pouvions imaginer qu'elle nous raille et qu'elle ne prend pas notre fureur au sérieux, nous serions capables de nous tuer pour la forcer d'y croire. Mais nous espérons qu'elle est un peu intimidée de nos menaces, et qu'à l'avenir elle se conduira mieux à notre égard; nous nous laissons aller peu à peu à regarder cette amusette qu'elle nous a donnée, et enfin nous en secouons les grelots tout en leur disant: Grelots de la folie, vous pouvez bien sonner tant que vous voudrez, nous n'y prendrons aucun plaisir. Mais nous les faisons sonner encore, et nous les écoutons avec tant de complaisance que bientôt nous nous faisons grelots nous-mêmes, et des rires et des chants de joie sortent de nos poitrines vides et désolées. Nous avons alors de bien beaux raisonnements pour nous réconcilier avec la vie, tout aussi beaux que ceux qui nous faisaient renoncer à la vie la semaine précédente. Quelle mauvaise plaisanterie que le cœur humain! Qu'est-ce donc que ce cœur-là, dont nous parlons tous tant et si bien? D'où vient que cela est si bizarre, si mobile, si lâche à la souffrance, si léger au plaisir? Y a-t-il un bon et un mauvais ange qui soufflent tour à tour sur ce pauvre organe de la vie? Est-ce une âme, un rayon de la Divinité, que ce diaphragme qu'une tasse de café et un bon mot dilatent? Mais si ce n'est qu'une éponge imbibée de sang, d'où lui viennent donc ces aspirations soudaines, ces tressaillements, ces angoisses, espèce de cris déchirants qui s'en échappent quand de certaines syllabes frappent l'oreille, ou quand les jeux de la lumière dessinent sur le mur, avec la frange d'un rideau ou l'angle d'une boiserie, certaines lignes fantastiques, profils ébauchés par le hasard, empreints de magiques ressemblances? Pourquoi, au milieu de nos soupers, où, Dieu merci, le bruit et la gaieté ne vont pas à demi, y en a-t-il quelques-uns parmi nous qui se mettent à pleurer sans savoir pourquoi? Il est ivre, disent les autres. Mais pourquoi le vin qui fait rire ceux-ci fait-il sangloter celui-là? O gaieté de l'homme, que tu touches de près à la souffrance! Et quel est donc ce pouvoir d'un son, d'un objet, d'une pensée vague sur nous tous? Quand nous sommes vingt fous criant dans tous les tons faux, et chantant sur toutes les gammes incohérentes de l'ivresse, s'il en est un qui fasse un signe solennel en disant: Écoutez! tous se taisent et écoutent. Alors, dans le silence de ces grands appartements, une voix lointaine et plaintive s'élève. Elle vient du fond de la vallée, elle monte comme une spirale harmonieuse autour des sapins du jardin, puis elle gagne l'angle de maison; elle se glisse par une fenêtre, elle vole le long des corridors et vient se briser contre la porte de notre salle avec des sanglots lamentables. Alors toutes nos figures s'allongent, toutes nos lèvres pâlissent; nous restons tous cloués à notre place, dans l'attitude où ce bruit nous a pris. Enfin quelqu'un s'écrie: – Bah! c'est le vent, je m'en moque. – En effet, c'est le vent, rien que le vent et la nuit; et personne ne s'en moque, personne ne surmonte sans effort la tristesse qu'inspirent ces choses-là. Mais pourquoi est-ce triste? Le renard et la perdrix tombent-ils dans la mélancolie quand le vent pleure dans les bruyères? La biche s'attendrit-elle au lever de la lune? Qu'est-ce donc que cet être qui s'institue le roi de la création, et qui ne rêve que larmes et frayeurs?

Mais pourquoi serions-nous tristes, à moins d'être fous? Nos femmes sont charmantes, et nos amis, en est-il de meilleurs? Est-il beaucoup de mortels qui aient eu dans leur vie le bonheur de réunir sous le même toit presque tous les jours, pendant un mois, douze ou quinze créatures nobles et vraies, et toutes unies entre elles d'une sainte amitié? O mes amis, mes chers amis! savez-vous ce que vous êtes dans la vie d'un infortuné? vous ne le savez pas assez, vous n'êtes pas assez fiers du bien que vous faites; c'est quelque chose que de sauver une âme du désespoir.

Hélas! hélas! qu'est-ce que ce mélange d'amertume et de joie? qu'est-ce que ce sentiment de détachement et d'amour, qui me ramène ici chaque année, dans cette saison qui n'est plus l'automne et qui n'est pas encore l'hiver, mois de recueillement mélancolique et de tendre misanthropie; car il y a de tout cela dans cette pauvre tête fatiguée que presse de toute sa solennité le toit paternel. O mes dieux Lares! vous voilà tels que je vous ai laissés. Je m'incline devant vous avec ce respect que chaque année de vieille se rend plus profond dans le cœur de l'homme. Poudreuses idoles qui vîtes passer à vos pieds le berceau de mes pères et le mien, et ceux de mes enfants; vous qui vîtes sortir le cercueil des uns et qui verrez sortir celui des autres, salut, ô protecteurs devant lesquels mon enfance se prosternait en tremblant, dieux amis que j'ai appelés avec des larmes du fond des lointaines contrées, du sein des orageuses passions! Ce que j'éprouve en vous revoyant est bien doux et bien affreux. Pourquoi vous ai-je quittés, vous toujours propices aux cœurs simples, vous qui veillez sur les petits enfants quand les mères s'endorment, vous qui faites planer les rêves d'amour chaste sur la couche des jeunes filles, vous qui donnez aux vieillards le sommeil et la santé! Me reconnaissez-vous, paisibles Pénates? ce pèlerin qui arrive à pied dans la poussière du chemin et dans la brume du soir, ne le prenez-vous point pour un étranger? Ses joues flétries, son front dévasté, ses orbites que les larmes ont creusées, comme les torrents creusent les ravins, ses infirmités, sa tristesse et ses cicatrices, tout cela ne vous empêchera-t-il pas de reconnaître cette âme vaillante qui sortit d'ici un matin revêtue d'un corps robuste, lequel chevauchait une brave jument nourrie dans les genêts, sobre et infatigable monture, comme si l'homme et l'animal devaient faire le tour du monde? Voici l'homme: les enfants l'appellent Tobie, et ils le soutiennent sous les bras pour qu'il marche. Le cheval est là-bas, il broute lentement l'ortie autour des murs du cimetière: c'est Colette, qui jadis fut digne de porter Bradamante, et qui, maintenant aveugle, regagne encore aujourd'hui, avec la vue de l'instinct et de la mémoire, la litière où elle mourra demain matin.

Eh bien! Colette, tes beaux jours ne sont plus; mais on a fait une bonne action en te conservant un coin et une botte de paille dans l'écurie. Qui t'a assuré cette bonne destinée de ne point être vendue au corroyeur comme tous les vieux chevaux? le plus sacré des droits, l'ancienneté. Ce qui a été est quelque chose de respectable. Ce qui est, est toujours sujet à doute et à contestation. D'où vient donc l'amitié qu'on a pour ton vieux maître ici? Personne ne le connaît plus, il a disparu longtemps, il a voyagé au loin; ses traits ont changé; de ses goûts, de ses habitudes, de son caractère, on ne sait plus rien, car il s'est passé tant de choses dans sa vie depuis le temps où il était encore solide et fier! Mais un mot simple et doux rattache à lui ceux qui pourraient s'en méfier. Ce mot, c'est autrefois. – Il était là, dit-on, il faisait ces choses avec nous, il était un de nous, nous l'avons connu; il allait à la chasse par ici, il cueillait des champignons dans le pré qui est là-bas; vous souvenez-vous de la noce d'un tel, et de l'enterrement de…? Quand on en est au chapitre des vous souvient-il, que de précieux liens d'or et de diamant rattachent les cœurs refroidis! que de chaleureuses bouffées de jeunesse montent au visage et raniment les joies oubliées, les affections négligées! On se figure souvent alors qu'on s'est aimé plus qu'on ne s'aima en effet, et, à coup sûr, les plaisirs passés, comme les plaisirs qu'on projette, semblent plus vifs que ceux qu'on a sous la main.

Ah! c'en est un bien pur, cependant, que de s'embrasser après une longue absence, en s'écriant: – Te voilà donc, mon vieux! C'est donc toi, ma fille! C'est donc vous, ma nièce, ma sœur!

Ne me dis donc pas, mon ami, que je suis courageux, et que la gaieté que je montre est un effort de mon amitié pour toi et pour eux. Ne crois pas cela. Je suis heureux en effet, heureux par vous, malheureux par d'autres. Qu'importe ici ce qui n'est pas vous? Crois-tu que je m'en occupe? – J'y songe malgré moi, il est vrai; mais pourquoi en parler, pourquoi le sauriez-vous? Oh! non, que personne ne le sache, excepté les deux ou trois vieux qui ne peuvent se tromper sur le pli de mon sourcil. Mais que les autres ne connaissent de moi que le bonheur qui me vient d'eux. Les pauvres enfants en douteraient s'ils voyaient le fond des abîmes qu'ils couvrent de fleurs. Ils s'éloigneraient effrayés en se disant: Rien ne peut croître sur ce sol désolé; car les incurables n'ont pas d'amis, et quand l'homme ne peut plus être utile à l'homme, celui qui peut se sauver s'éloigne, et celui qui n'a plus de chances meurt seul. Ces jeunes esprits comprendraient-ils ce qui se passe chez ceux qui ont vécu? savent-ils qu'on renferme dans son sein tous les éléments de la joie et de la douleur, sans pouvoir se servir de l'une ou de l'autre? A leur âge, toute douleur doit tuer ou être tuée; à leur âge, les grandes désolations, les graves maladies, les austères résolutions, le sombre et silencieux désespoir. Mais, après ces périodes fatales, ils ont la jeunesse qui reprend ses droits, le cœur qui se renouvelle et se retrempe, la vie qui se réveille intense et pressée de réparer le temps perdu; et il y a là dix ou vingt ans d'orages, de maux affreux et de joies indicibles. Mais, quand l'expérience a frappé ses grands coups, et que les passions, non amorties, mais comprimées, s'éveillent encore pour brûler, et retombent aussitôt frappées d'épouvante devant le spectre du passé, alors le cœur humain, qui pouvait auparavant se promettre et s'imposer, ne se connaît plus du tout. Il sait ce qu'il a été, mais il ne sait plus ce qu'il sera; car il a tant combattu qu'il ne peut plus compter sur ses forces. Et d'ailleurs, il a perdu le goût de souffrir, si naturel à ceux qui sont jeunes. Les vieux en ont assez. Leur douleur n'a plus rien de poétique; la douleur n'embellit que ce qui est beau.

La pâleur divinise la beauté des femmes et ennoblit la jeunesse des hommes. Mais, quand le chagrin se manifeste par d'irréparables ravages, quand il creuse des sillons à des fronts flétris, on le sent maussade et dangereux. On le cache comme un vice, on le dérobe à tous les regards, de peur que la crainte de la contagion n'éloigne les heureux d'auprès de vous. C'est alors vraiment qu'on est digne de plainte; car on ne se plaint pas, et l'on craint d'être plaint. C'est à cet âge-là que les amis contemporains se comprennent d'un regard, et qu'il suffit d'un mot pour se raconter l'un à l'autre toute sa vie passée.

D'où vient que, quand nous nous retrouvons après une séparation de quelques mois, tu lis si bien sur mon visage l'histoire des maux que j'ai soufferts? D'où vient que tu me dis dès l'abord en me serrant la main: «Eh bien! eh bien! telle chose est arrivée, voilà ce que tu as fait; je comprends ce que tu as dans le cœur?» Oh! comme tu me racontes exactement alors les moindres détails de mon infortune! Pauvres humains que nous sommes! ces douleurs dont nous parlons avec tant d'emphase, et dont nous portons le fardeau avec tant d'orgueil, tous les connaissent, tous les ont subies; c'est comme le mal de dents; chacun vous dit: – Je vous plains, cela fait grand mal; – et tout est dit.

Triste! ô triste! Mais l'amitié a cela de beau et de bienfaisant qu'elle s'inquiète et s'occupe de vos maux comme s'ils étaient uniques en leur espèce. O douce compassion, maternelle complaisance pour un enfant qui pleure et qui veut qu'on le plaigne! qu'il est suave de te trouver dans l'âme sérieuse et mûre d'un ancien ami! Il sait tout, il est habitué à toucher vos plaies; et pourtant il ne se blase pas sur vos souffrances, et sa pitié se renouvelle sans cesse. Amitié! amitié! délices des cœurs que l'amour maltraite et abandonne; sœur généreuse qu'on néglige et qui pardonne toujours! Oh! je t'en prie, je t'en supplie, mon Pylade, ne fais pas de moi un personnage tragique. Ne me dis pas qu'il y a de ma part une épouvantable vigueur à soutenir cette gaieté. Non, non, ce n'est pas un rôle, ce n'est pas une tâche, ce n'est pas même un calcul; c'est un instinct et un besoin. La nature humaine ne veut pas ce qui lui nuit; l'âme ne veut pas souffrir, le corps ne veut pas mourir, et c'est en face de la douleur la plus vraie et de la maladie la plus sérieuse que l'âme et le corps se mettent à nier et à fuir l'approche odieuse de la destruction. Il est des crises violentes où le suicide devient un besoin, une rage; c'est une certaine portion du cerveau qui souffre et s'atrophie physiquement. Mais que cette crise passe; la nature, la robuste nature que Dieu a faite pour durer son temps, étend ses bras désolés et se rattache aux moindres brins d'herbe pour ne pas rouler dans sa fosse. En faisant la vie de l'homme si misérable, la Providence a bien su qu'il fallait donner à l'homme l'horreur de la mort. Et cela est le plus grand, le plus inexplicable des miracles qui concourent à la durée du genre humain; car quiconque verrait clairement ce qui est, se donnerait la mort. Ces moments de clarté funeste nous arrivent, mais nous n'y cédons pas toujours, et le miracle qui fait refleurir les plantes après la neige et la glace s'opère dans le cœur de l'homme. Et puis, tout ce qu'on appelle la raison, la sagesse humaine, tous ces livres, toutes ces philosophies, tous ces devoirs sociaux et religieux qui nous rattachent à la vie ne sont-ils pas là! Ne les a-t-on pas inventés pour nous aider à flatter les penchant naturel, comme tous les principes fondamentaux, comme la propriété, le despotisme et le reste? Ces lois-là sont bien sages et faites pour durer; mais on en pourrait faire de plus belles, et Jésus, en souffrant le martyre, a donné un grand exemple de suicide. Quant a moi, je te déclare que, si je ne me tue pas, c'est absolument parce que je suis lâche.

Et qui me rend lâche? Ce n'est pas la crainte de me faire un peu de mal avec un couteau ou un pistolet; c'est l'effroi de ne plus exister, c'est la douleur de quitter ma famille, mes enfants et mes amis; c'est l'horreur du sépulcre; car, quoique l'âme espère une autre vie, elle est si intimement liée à ce pauvre corps, elle a contracté, en l'habitant, une si douce complaisance pour lui, qu'elle frémit à l'idée de le laisser pourrir et manger aux vers. Elle sait bien que ni elle ni lui n'en sauront rien alors; mais, tant qu'elle lui est unie, elle le soigne et l'estime, et ne peut se faire une idée nette de ce qu'elle sera, séparée de lui.

Je supporte donc la vie, parce que je l'aime; et quoique la somme de mes douleurs soit infiniment plus forte que celle de mes joies, quoique j'aie perdu les biens sans lesquels je m'imaginais la vie impossible, j'aime encore cette triste destinée qui me reste, et je lui découvre, chaque fois que je me réconcilie avec elle, des douceurs dont je ne me souvenais pas, ou que je niais avec dédain quand j'étais riche de bonheur et glorieux. Oh! l'homme est si insolent quand sa passion triomphe! quand il aime ou quand il est aimé, comme il méprise tout ce qui n'est pas l'amour! comme il fait bon marché de sa vie! comme il est prêt à s'en débarrasser dès que son étoile pâlit un peu! Et quand il perd ce qu'il aime, quelle agonie, quelles convulsions, quelle haine pour les secours de l'amitié, pour les miséricordes de Dieu! Mais Dieu l'a fait aussi faible que fanfaron, et bientôt redevenu tout petit, tout honteux, pleurant comme un enfant, et cherchant avec des pas timides à retrouver sa route, il saisit avec empressement les mains qui s'offrent à lui pour le guider. Ridicule, puérile et infortunée créature, qui ne veut pas accepter la destinée et ne sait pas s'y soustraire.

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
30 eylül 2017
Hacim:
430 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain
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