Kitabı oku: «Lucrezia Floriani», sayfa 6
X
Karol était d'une finesse prodigieuse; les tempéraments délicats et concentrés ont une sorte de divination, qui les trompe souvent parce qu'elle va au delà de la vérité, mais qui ne reste jamais en deçà, et qui, par conséquent, semble magique quand elle tombe juste.
– Ami, lui dit-il en essayant de se remettre sur son oreiller sans agitation, ce qui ne lui était pas facile, vu qu'il tremblait comme un homme pris de fièvre; tu es cruel! Dieu sait pourtant que j'ai bien souffert pour toi depuis trois heures, et qu'on souffre en proportion de l'affection qu'on porte aux gens. Je ne puis supporter l'idée d'une faute de ta part. Elle m'est plus cruelle, elle me cause plus de honte et de regret que si je la commettais moi-même.
– Je n'en crois rien, reprit Salvator avec sécheresse. Tu te brûlerais la cervelle, si tu avais seulement une pensée légère. Aussi tu es implacable pour celles des autres!
– Je ne me suis donc pas trompé! dit Karol, tu as fait commettre à cette malheureuse créature une erreur de plus, et toi…
– Moi, je suis un vaurien, un drôle, tout ce que tu voudras, s'écria Salvator en s'asseyant sur son lit, et en écartant son rideau pour parler en face à Karol; mais cette femme, vois-tu, c'est un ange, et tant pis pour toi si tu n'as pas assez de cœur et d'esprit pour la comprendre.
C'était la première fois que Salvator disait une parole dure et outrageante à son ami. Il était vivement excité par les émotions de la soirée, et il ne pouvait supporter ce blâme, qu'il n'avait pas mérité d'une manière agréable.
Il n'eut pas plus tôt exhalé son dépit, qu'il s'en repentit amèrement; car il vit la figure expressive de Karol pâlir, se décomposer, et trahir une douleur profonde.
– Ecoute, Karol, dit-il en donnant un grand coup de pied à la muraille pour faire rouler son lit auprès de celui de son ami, ne te fâche pas, n'aie pas de chagrin! c'est bien assez pour moi d'en avoir causé déjà, ce soir, à un être que j'aime presque autant que toi… autant que toi, s'il est possible! Plains-moi, gronde-moi, je le veux bien, je le mérite; mais n'accuse pas cette excellente et admirable amie… je vais tout te raconter.
Et Salvator, incapable de résister à la muette domination de son ami, lui rapporta de point en point, avec la plus grande véracité, et en entrant dans les moindres détails, tout ce qui s'était passé entre leur hôtesse et lui.
Karol l'écouta avec une grande émotion intérieure, que Salvator, troublé par sa propre confession, ne remarqua pas assez. Cette peinture des instincts sublimes et de la vie insensée de la Floriani lui porta le dernier coup, et son imagination en fut fortement impressionnée. Il crut la voir aux bras du misérable Tealdo Soavi, puis la compagne d'un comédien vulgaire, complaisante par bonté, avilie par grandeur d'âme. Outragée bientôt par les désirs aveugles de ce bon Salvator, qui, selon lui, aurait aussi bien courtisé la servante de l'auberge d'Iseo, s'il eût passé la nuit sur l'autre rive du lac. Puis il vit Lucrezia dans sa chambre, au milieu de ses enfants endormis. Il la vit partout grande par nature et dégradée par le fait. Il se sentit transir et brûler, bondir vers elle et défaillir à son approche. Quand Salvator eut cessé de parler, une sueur froide baignait le front de Karol.
Pourquoi t'en étonnerais-tu, lecteur perspicace? Tu as bien déjà deviné que le prince de Roswald était tombé éperdument amoureux à la première vue et pour toute sa vie, de la Lucrezia Floriani?
Je t'ai promis, ou plutôt je t'ai menacé de n'avoir pas le plaisir de la plus petite surprise, dans tout le cours de ce récit. Il eût été assez facile de te dissimuler les angoisses de mon héros, avant l'explosion d'un sentiment de plus en plus invraisemblable et difficile à prévoir. Mais tu n'es pas si simple qu'on le croit, mon bon lecteur, et, connaissant le cœur humain tout aussi bien que ceux qui s'en font les historiens, sachant fort bien, d'après ta propre expérience, peut-être, que les amours réputés impossibles sont précisément ceux qui éclatent avec le plus de violence, tu n'aurais pas été la dupe de ce prétendu stratagème de romancier. A quoi bon, dès lors, t'impatienter par de savantes manœuvres et de perfides ménagements? Tu lis tant de romans, que tu en connais bien toutes les ficelles, et, quant à moi, j'ai résolu de ne point me jouer de toi, dusses-tu me tenir pour un niais et m'en savoir mauvais gré.
Pourquoi cette femme, qui n'était plus ni très-jeune, ni très-belle, dont le caractère était précisément l'opposé du sien, dont les mœurs imprudentes, les dévouements effrénés, la faiblesse du cœur et l'audace d'esprit semblaient une violente protestation contre tous les principes du monde et de la religion officielle: pourquoi enfin la comédienne Floriani avait-elle, sans le vouloir, et sans même y songer, exercé un tel prestige sur le prince de Roswald? Comment cet homme, si beau, si jeune, si chaste, si pieux, si poétique, si fervent et si recherché dans toutes ses pensées, dans toutes ses affections, dans toute sa conduite, tomba-t-il inopinément et presque sans combat, sous l'empire d'une femme usée par tant de passions, désabusée de tant de choses, sceptique et rebelle à l'égard de celles qu'il respectait le plus, crédule jusqu'au fanatisme à l'égard de celles qu'il avait toujours niées, et qu'il devait nier toujours? Ceci, et je ne me charge point de vous le dire, c'est ce qu'il y a de plus inexplicable au moyen de la logique; c'est ce qu'il y a de plus vraisemblable dans mon roman, puisque la vie de tous les pauvres cœurs humains offre pour chacun une page, sinon un volume, de cette expérience funeste.
Ne serait-ce point que la Floriani, au milieu de ses paradoxes, avait touché à vif quelque point de la vérité, lorsqu'en parlant de l'amour avec Salvator Albani, elle avait dit que les âmes généreuses ou tendres sont condamnées à n'aimer que ce qu'elles plaignent et redoutent?
Il y a longtemps qu'on a dit que l'amour attirait les éléments les plus contraires, et lorsque Salvator rapporta à son jeune ami les théories un peu confuses, un peu folles, mais enthousiastes et peut-être sublimes de la Lucrezia, il est certain que Karol se sentit tombé sous la loi de cette épouvantable fatalité. L'effroi et l'horreur qu'il en ressentit furent si violents, et, en même temps, la fascination que son pressentiment lui avait vaguement annoncée livrèrent de tels combats à sa pauvre âme, qu'il n'eut pas la force de faire la moindre réflexion à son ami. – Nous partirons donc dans une heure, lui dit-il: repose-toi au moins un instant, Salvator; je ne me sens point assoupi: je te réveillerai quand le jour sera venu.
Salvator, cédant à la puissance de la jeunesse, s'endormit profondément, soulagé, sans doute, d'avoir ouvert son cœur et résumé ses émotions. Il n'était point honteux d'avoir fait auprès de Lucrezia ce qu'un roué eût appelé un pas de clerc. Il s'en repentait sincèrement; mais la sachant bonne et vraie, il comptait sur son pardon et ne prononçait pas le vœu téméraire de ne jamais recommencer la même tentative auprès des autres femmes.
Karol ne s'endormit pas: une fièvre réelle, assez forte, s'empara de lui, et, en se sentant malade de corps, il essaya de se rassurer un peu sur l'invasion de cette maladie morale qu'il regarda comme un symptôme de maladie physique. «Ce sont des hallucinations, se disait-il. La dernière figure nouvelle que j'ai rencontrée dans ce voyage s'est fixée dans mon cerveau, et elle m'assiége maintenant comme un fantôme de la fièvre. Ce pourrait être toute autre personne, dont l'image eût ainsi tourmenté mon insomnie.»
Le jour naissant blanchit l'horizon, et Karol se leva, afin de s'habiller lentement avant de réveiller son compagnon; car il se sentait extrêmement faible, et, à diverses reprises, il fut forcé de s'asseoir. Lorsque Salvator, remarquant l'animation de ses joues et quelques frissons convulsifs, lui demanda s'il souffrait, il le nia, bien décidé qu'il était à ne point se laisser retenir. Au moment où ils sortaient de leur chambre, ils entendirent du bruit en bas. On était déjà éveillé dans la maison. Il fallait traverser l'étage inférieur pour gagner le jardin et le rivage, où ils comptaient profiter de quelque barque de pêcheur. Au moment où ils mettaient le pied dehors, ils se trouvèrent en face de la Floriani.
– Où allez-vous si vite? leur dit-elle en prenant la main à l'un et à l'autre; on met les chevaux à ma voiture, et Célio, qui mène à ravir, se fait grande fête d'être votre cocher jusqu'à Iseo. Je ne veux pas que vous traversiez le lac à cette heure; il y a encore une petite brume fraîche et très-malfaisante, non pas pour toi, Salvator, mais pour ton ami qui ne se porte pas très-bien. Non! vous n'êtes pas bien, monsieur de Roswald! ajouta-t-elle en reprenant la main de Karol, et en la retenant dans les siennes avec la candeur d'un instinct maternel. J'ai été frappée, tout à l'heure, de la chaleur de votre main, et je crains que vous n'ayez un peu de fièvre. Les nuits et les matinées sont froides, ici; rentrez, rentrez, je le veux! Pendant que vous prendrez le chocolat, la voiture sera prête, vous vous y renfermerez bien, et vous aurez, à Iseo, le premier rayon du soleil, qui dissipera la mauvaise influence du lac.
– Il est donc vrai que votre miroir, chère sirène, a une influence un peu perfide? dit Salvator en se laissant ramener dans l'intérieur de la maison. Mon ami prétendait, dès hier, s'en apercevoir, et moi je n'y croyais point.
– Si c'est le lac que tu appelles mon miroir, cher Ulysse, répondit Lucrezia en riant, je te dirai qu'il est comme tous les lacs du monde, et que quand on n'est pas né sur ses rives, il faut s'en méfier un peu. Mais je n'aime pas la sécheresse de cette main, dit-elle en interrogeant le pouls de Karol, de cette petite main, car c'est la main d'une femme… Che manina! ajouta-t-elle en se tournant vers Salvator avec naïveté: mais prends-y garde! ton ami n'est pas bien. Je m'y connais, moi, mes enfants n'ont jamais eu d'autre médecin que moi.
Salvator voulut à son tour tâter le pouls du prince: mais celui-ci affecta de prendre un peu d'humeur de cette inquiétude. Il retira brusquement des mains du comte, celle qu'il avait abandonnée en tremblant à la Floriani. – Je t'en prie, mon bon Salvator, dit-il, n'essaie pas de me persuader que je suis malade, et ne me rappelle pas trop que je ne suis jamais en bonne santé. J'ai assez mal dormi; je suis un peu agité, et voilà tout. Le mouvement de la voiture me remettra. La signora est trop bonne, ajouta-t-il du bout des dents et d'un ton un peu sec, qui semblait dire: «Je vous serais fort obligé de me laisser partir au plus vite.»
La Floriani fut frappée de son accent: elle le regarda avec surprise, et crut voir dans la brièveté de sa parole un nouvel indice de fièvre. Il avait une forte fièvre, en effet, mais la bonne Lucrezia était à cent lieues de s'imaginer que le siége du mal était dans l'âme, et qu'elle en était la cause.
Une collation était servie. Pendant que Salvator se laissait aller à son bon appétit ordinaire, Karol prit du café à la dérobée. Rien ne lui était plus contraire dans ce moment-là, et il n'en prenait jamais. Mais il se sentait défaillir si rapidement qu'il voulait absolument se donner une force factice pour s'en aller sans laisser voir son profond malaise.
En effet, il crut se sentir mieux après avoir pris cet excitant, et, en voyant Salvator qui s'oubliait à dire une foule de tendresses à la Floriani, il éprouva une vive impatience; il eut bien de la peine, même, à ne pas l'interrompre par des paroles de dépit. Enfin, la voiture roula sur le sable devant la maison, et le beau Célio, bondissant de plaisir, prit les guides de deux jolis petits chevaux corses qui traînaient une calèche légère. Un domestique, attentif et dévoué, était assis à ses côtés, sur le siége.
Au moment de quitter Lucrezia, le comte Albani, qui l'aimait véritablement, éprouva un chagrin et un redoublement d'affection qui se manifestèrent en caresses expansives, suivant son habitude. Après lui avoir mille fois demandé pardon tout bas, il s'arracha à une émotion qui réveillait, malgré lui, la pensée de ses torts, car il prenait un singulier plaisir à embrasser les joues calmes, les douces mains et le cou velouté de sa belle amie. Elle, sans pruderie, comme sans coquetterie, souffrait ces adieux voluptueux et tendres, avec un peu trop d'obligeance ou de distraction au gré de Karol, et, en ce moment, il lui sembla qu'il la haïssait. Pour ne pas voir la dernière embrassade, qui fut presque passionnée de la part de son ami, il se jeta au fond de la voiture et détourna la tête. Mais, au moment où la voiture partait, il rencontra le visage de Lucrezia tout auprès de la portière. Elle lui adressait un adieu amical, et lui tendait une boîte de chocolat qu'il prit machinalement avec un profond salut glacé, et qu'il jeta ensuite avec humeur sur la banquette devant lui.
Salvator ne vit point ce mouvement. A moitié hors de la voiture, il envoyait encore des baisers à la Floriani et à ses petites-filles, qui, sortant de leurs lits, et à demi vêtues, lui faisaient de gracieux signes avec leurs jolis bras nus.
Quand il ne vit plus que les arbres et les murs de la villa, il sentit son bon cœur italien, volage mais sincère, se gonfler et se fendre. Il couvrit sa figure de son mouchoir et versa quelques larmes. Puis, honteux de cette faiblesse, et craignant qu'elle ne semblât ridicule au prince, il essuya ses yeux et se tourna vers lui avec un peu d'embarras, pour lui dire:
– N'est-ce pas, voyons, que la Floriani n'est pas ce que tu croyais?
Mais la parole expira sur ses lèvres, lorsqu'il vit la figure contractée et la pâleur livide de son ami. Karol avait les lèvres blanches comme ses joues, les yeux fixes et ternes, les dents serrées. Salvator l'appela et le secoua en vain; il ne sentait et n'entendait rien: il avait perdu connaissance. Pendant quelques instants, Salvator espéra le ranimer en lui frottant les mains. Mais, voyant qu'il était glacé et comme mort, il fut pris d'une grande terreur. Il appela Célio, fit arrêter la voiture, ouvrit toutes les portières pour donner de l'air. Tout fut inutile; Karol ne donnait d'autre signe de vie que des frissons étranges et des soupirs oppressés.
Le petit Célio, qui avait le courage et la présence d'esprit de sa mère, remonta sur le siège, fouetta les chevaux, et ramena le prince Karol dans cette maison où la fatalité avait décidé qu'il connaîtrait une existence nouvelle.
XI
Vous avez bien prévu, à la fin du chapitre précédent, chers lecteurs, que le prince de Roswald allait faire une maladie qui le forcerait de rester à la villa Floriani. L'incident n'est pas neuf, j'espère, et c'est pour cela que je ne le passe point sous silence.
Et si je vous en faisais mystère, comment la suite de cette histoire serait-elle vraisemblable? Il est bien évident que, s'il y a quelque chose de fatal dans les grandes passions, l'accomplissement de cette fatalité s'explique et s'appuie toujours sur des circonstances très-naturelles. Si, par des symptômes précurseurs de la maladie, si, par l'accablement et le désordre de la maladie elle-même, Karol n'eût été prédisposé et contraint à subir l'influence de la passion, il est probable qu'il eût résisté aux atteintes de cette passion bizarre et insensée.
Il n'y résista pas, parce qu'il fut en effet très-malade, et que, pendant plusieurs semaines, la Floriani ne quitta presque pas son chevet. Cette excellente femme, autant par amitié pour Salvator Albani que pour obéir à un sentiment de religieuse hospitalité, se fit un devoir de soigner le prince, comme elle l'eût fait pour son meilleur ami ou pour un de ses propres enfants.
La Providence envoyait réellement à Karol, dans cette épreuve, la personne la plus capable de l'assister et de le sauver. Lucrezia Floriani avait un instinct presque merveilleux pour juger de l'état des malades et des soins à leur donner. Cet instinct était peut-être seulement de la mémoire. Elle avait été, dans cette même maison dont elle était maintenant la châtelaine, servante, oui, simple servante, à dix ans, de sa marraine, madame Ranieri, femme débile et nerveuse qu'elle avait soignée avec un amour, un dévouement et une intelligence au-dessus de son âge. C'était là la première cause de l'amitié que cette dame avait prise pour elle, jusqu'au point de lui faire donner une éducation en dehors de sa condition, et de vouloir ensuite la marier avec son fils.
Lucrezia avait donc appris de bonne heure à être garde-malade et quasi médecin dans l'occasion. Elle avait eu ensuite des amis, des enfants et des serviteurs malades, comme tout le monde peut en avoir, et elle les avait soignés elle-même comme tout le monde ne le fait pas. A force de chercher ardemment ce qui pouvait les soulager, et d'observer attentivement et délicatement dans les prescriptions des médecins, le bon ou le mauvais effet du traitement, elle avait acquis des notions assez justes sur ce qui convient aux organisations diverses, et une grande mémoire des moindres détails. Elle se rappela le mal que la médecine empirique des Italiens avait fait à sa chère Ranieri; elle était persuadée qu'ils l'avaient tuée, après qu'elle-même avait quitté le pays. Elle ne voulut donc pas les appeler auprès du prince, et elle se chargea de le traiter.
Salvator fut très-effrayé de la responsabilité qu'elle voulait prendre, et qui pesait également sur lui. Mais le caractère confiant et brave de la Floriani l'emporta. Elle fit sortir de la chambre du malade ce bon Salvator, qui la fatiguait par ses anxiétés et ses irrésolutions. «Va surveiller les enfants, lui dit-elle, amuse-les, promène-toi avec eux, oublie que ton ami est malade; car je te jure que tu n'es bon à rien avec ta sollicitude puérile et inquiète. Je me charge de lui et je t'en réponds. Je ne le quitterai pas d'un instant.»
Salvator eut bien de la peine à se tenir tranquille. La prostration de Karol était effrayante et semblait appeler des secours prompts et actifs. Mais la Floriani avait vu de ces phénomènes nerveux, et il lui suffisait de regarder les mains délicates du prince, sa peau blanche et transparente, ses cheveux fins et souples, un ensemble et des détails frappants, pour établir, entre lui et la maladie de madame Ranieri, des rapports qui ne trompent point le cœur d'une femme.
Elle s'attacha à le calmer sans l'affaiblir, et, certaine qu'il y a pour des organisations aussi exquises, des influences magnétiques d'un ordre élevé, qui échappent à l'observation vulgaire, elle appela souvent ses enfants autour du lit du prince, après s'être bien assurée que son état n'avait rien de contagieux. Elle pensait que la présence de ces êtres forts, jeunes et sains, aurait, au moral comme au physique, un pouvoir mystérieux et bienfaisant pour ranimer la flamme pâlissante de la vie chez le jeune malade…
Et qui pourrait assurer qu'elle se fît illusion à cet égard? Ne fût-ce que l'imagination qui joue un si grand rôle dans les maladies nerveuses, il est certain que Karol respirait plus à l'aise, lorsque les enfants étaient là, et que leur pure haleine, mêlée à celle de leur mère, rendait l'air plus souple et plus suave à sa poitrine ardente. On tient assez compte de la répugnance que doivent éprouver les malades à être approchés par des personnes qui leur inspirent du dégoût et de l'impatience: on en doit tenir aussi du bien-être physique que leur procure la satisfaction d'être soignés ou seulement entourés par des êtres sympathiques et d'un extérieur agréable. Si, à notre heure dernière, au lieu du sinistre appareil de la mort, on pouvait faire descendre des formes célestes autour de notre chevet, et nous bercer de la musique des séraphins, nous subirions sans effort et sans angoisse ce rude moment de l'agonie.
Karol, agité de rêves pénibles, se réveillait parfois sous le coup de la terreur et du désespoir. Alors il cherchait instinctivement un refuge contre les fantômes dont il était assiégé. Il trouvait alors les bras maternels de la Floriani pour l'entourer comme d'un rempart, et son sein pour y reposer sa tête brisée. Puis, en ouvrant les yeux, et en les promenant avec égarement autour de lui, il voyait les belles têtes intelligentes et affectueuses de Célio et de Stella qui lui souriaient. Il leur souriait aussi machinalement, comme par un effort de complaisance, mais son rêve était dissipé et son épouvante oubliée. Son cerveau, affaibli encore, entrait dans un autre ordre de divagations. Il regardait le petit Salvator dont on approchait le visage rose du sien, et il croyait lui voir des ailes; il s'imaginait que ce beau chérubin voltigeait autour de sa tête pour la rafraîchir. La voix de Béatrice était d'une douceur incomparable, et, lorsqu'elle causait doucement avec ses frères, il croyait l'entendre chanter. Il attribuait à ce timbre frais et flatteur des intonations musicales qui n'étaient perceptibles que pour lui seul; et un jour que la petite discutait à demi-voix pour un jouet avec sa sœur, la Floriani fut surprise d'entendre le prince lui dire que cet enfant chantait Mozart comme personne au monde n'était capable de le chanter. – C'est une belle nature, ajouta-t-il en faisant un grand effort pour rendre sa pensée. Elle a sans doute entendu beaucoup de musique; mais elle n'a de mémoire que pour Mozart. C'est toujours quelque phrase de Mozart qu'elle chante, et jamais rien d'un autre maître.
– Et Stella, ne chante-t-elle pas aussi? lui dit Lucrezia, qui cherchait à le comprendre.
– Elle chante quelquefois du Beethoven, dit-il, mais c'est moins constant, moins suivi, et il n'y a pas la même unité.
– Mais Celio ne chante jamais?
– Celio, je ne l'entends que quand il marche. Il y a tant de grâce et d'harmonie dans ses formes et dans ses mouvements, que la terre résonne sous ses pieds, et que la chambre se remplit de sons vibrants et prolongés.
– Et ce petit-là? lui dit la Lucrezia en lui présentant la joue de son bambino, c'est le plus bruyant; il crie quelquefois. Ne vous fait-il pas de mal?
– Il ne me fait jamais de mal, je ne l'entends pas. Je crois que je suis devenu sourd pour le bruit; mais ce qui est mélodie ou rhythme me pénètre encore. Quand le chérubin est devant moi, dit-il en désignant le petit Salvator, je vois comme une pluie de couleurs vives et douces qui danse autour de mon lit, sans prendre de formes, mais qui chasse les visions mauvaises. Ah! n'emmenez pas les enfants. Je ne souffrirai pas, tant que les enfants seront là!
Karol avait vécu, jusqu'à cette heure, de la pensée de la mort. Il s'était familiarisé tellement avec elle, qu'il en était arrivé, jusqu'à l'invasion de sa maladie, à croire qu'il lui appartenait, et que chaque jour de répit lui était accordé comme par hasard. Il en plaisantait volontiers; mais quand nous concevons cette idée au milieu de la santé, nous pouvons l'accepter avec un calme philosophique; tandis qu'il est rare qu'elle ne nous épouvante pas, lorsqu'elle s'empare d'un cerveau affaibli par la maladie. C'est la seule chose triste qu'il y ait dans la mort, selon moi; c'est qu'elle nous prend si accablés et tellement tombés au-dessous de nous-mêmes, que nous ne la voyons plus telle qu'elle est, et qu'elle fait peur alors à des âmes calmes et fortes par elles-mêmes. Il arriva donc au prince ce qui arrive à la plupart des malades; quand il lui fallut se mesurer de près avec cette idée de mourir à la fleur de l'âge, la douce mélancolie dont il s'était nourri jusqu'alors dégénéra en sombre tristesse.
Si sa mère eût été sa garde-malade en cette circonstance, elle eût relevé son courage d'une manière tout opposée à celle qu'employa la Floriani. Elle lui eût parlé de l'autre vie, elle l'eût entouré des austères secours extérieurs de la religion. Le prêtre lui fût venu en aide, et Karol, frappé de cet appareil solennel, eût accepté et subi son destin. Mais la Lucrezia procédait autrement. Elle écartait de lui l'idée de la mort, et lorsqu'il lui laissait voir qu'il la croyait prochaine et inévitable, elle le plaisantait tendrement, et affectait une tranquillité d'esprit à cet égard qu'elle n'avait pas toujours.
Elle y mit tant de prudence et de calme apparent, qu'elle réussit à s'emparer de sa confiance. Elle le tranquillisa, non en lui apprenant ce qu'il est trop tard pour apprendre aux malades, à mépriser la vie (c'est un courage auquel il ne faut guère se fier de leur part, car ce courage les achève souvent); mais elle le ranima en lui faisant croire à la vie, et elle s'aperçut vite qu'il l'aimait encore, et avec acharnement, cette vie physique qu'il avait tant dédaignée lorsqu'elle n'était point menacée.
Salvator s'effrayait, parce qu'il croyait que son ami n'aurait pas la force morale de résister à son mal. – Comment espères-tu que tu le sauveras? disait-il à la Floriani, lorsque depuis si longtemps, depuis la mort de sa mère surtout, il est dégoûté de vivre et se laisse aller tout doucement à la consomption? L'espèce de plaisir qu'il trouvait à cette idée me faisait bien présager qu'il était déjà frappé, et que quand il tomberait, il ne se relèverait pas.
– Tu t'es trompé et tu te trompes encore, lui répondait la Lucrezia. Personne n'a le goût de mourir à moins d'être monomane, et ton ami ne l'est point. Il est bien organisé, et cet ébranlement nerveux, qui le rendait si sombre, va se dissiper avec la crise qui l'accable maintenant. Il veut vivre, je t'assure, et il vivra.
Karol voulut vivre en effet, il voulut vivre pour la Floriani. Certes, il ne s'en rendit pas compte, et, pendant quinze jours qu'il fut sous le coup du plus grand mal, il oublia la commotion qui l'avait causé. Mais cet amour continua et augmenta sans qu'il en eût conscience, comme celui de l'enfant au berceau pour la femme qui l'allaite. Un attachement d'instinct, indissoluble et impérieux, s'empara de sa pauvre âme en détresse et l'arracha aux froides étreintes de la mort. Il tomba sous l'ascendant de cette femme qui ne voyait en lui qu'un malade à soigner, et sur laquelle se reporta tout l'amour qu'il avait eu pour sa mère, et tout celui qu'il avait cru avoir pour sa fiancée.
Dans les divagations de la fièvre, il commença par cette idée fixe que sa mère était sortie du tombeau, par un miracle de l'amour maternel, pour venir l'aider à mourir, et il ne cessa de prendre la Floriani pour elle. C'est à cette illusion qu'elle dut de le trouver soumis à toutes ses ordonnances, attentif à ses moindres paroles, oublieux de toutes les méfiances que son caractère lui avait inspirées d'abord. Lorsqu'il était oppressé au point de ne pouvoir respirer, il cherchait son épaule pour y reposer sa tête, et quelquefois, il sommeilla une heure, appuyé ainsi, sans se douter de son erreur.
Un jour enfin, il retrouva sa raison, et le sommeil ayant été plus complet et plus salutaire, il ouvrit les yeux et les fixa avec étonnement sur le visage de cette femme, pâlie par la fatigue des soins et des veilles qu'elle lui avait consacrées. Il sortit alors comme d'un long rêve et lui demanda s'il était malade depuis bien des jours, et si c'était elle qu'il avait toujours vue à ses côtés. – Mon Dieu! lui dit-il, lorsqu'elle lui eut répondu, vous ressemblez donc bien à ma mère? Salvator, dit-il, en reconnaissant aussi son ami, qui s'approchait de son lit, n'est-ce pas qu'elle ressemble à ma mère? J'en ai été bouleversé la première fois que je l'ai vue.
Salvator ne jugea pas à propos de le contredire, bien qu'il ne trouvât pas le moindre rapport entre la belle et forte Lucrezia, et la grande, maigre et austère princesse de Roswald.
Un autre jour, Karol, encore appuyé sur le bras de la Floriani, essaya de se soutenir seul. – Je me sens mieux, dit-il, j'ai plus de force: je vous ai trop fatiguée; je ne comprends pas que j'aie abusé ainsi de votre bonté!
– Non, non, appuie-toi, mon enfant, répondit gaiement la Floriani, qui prenait aisément l'habitude de tutoyer ceux auxquels elle s'intéressait, et qui, insensiblement, s'était persuadé que Karol était quelque chose comme son fils.
– Vous êtes donc ma mère? êtes-vous vraiment ma mère? reprit Karol, dont les idées recommençaient à se troubler.
– Oui, oui, je suis ta mère, répondit-elle, sans songer que, dans la pensée de Karol, c'était peut-être une profanation; sois certain que, dans ce moment-ci, c'est absolument la même chose.
Karol garda le silence: puis ses yeux se remplirent de larmes, et il se prit à pleurer comme un enfant, en pressant contre ses lèvres les mains de la Floriani.
– Mon cher fils, lui dit-elle en l'embrassant au front à plusieurs reprises, il ne faut pas pleurer, cela peut vous fatiguer beaucoup. Si vous pensez à votre mère, pensez donc que, du ciel, elle vous voit et bénit votre guérison prochaine.
– Vous vous trompez, reprit Karol; du haut des cieux, ma mère m'appelle depuis longtemps et me crie d'aller la rejoindre. Je l'entends bien; mais moi, ingrat, je n'ai pas le courage de quitter la vie.
– Comment pouvez-vous raisonner si mal, enfant que vous êtes? dit la Floriani avec le calme et le sérieux caressant qu'elle aurait eus en gourmandant Celio. Quand la volonté de Dieu est que nous vivions, nos parents ne peuvent nous rappeler à eux dans l'autre vie. Ils ne le veulent ni ne le doivent. Vous avez donc rêvé cela; quand on est malade on fait beaucoup de rêves. Si votre mère pouvait se faire entendre de vous, elle vous dirait que vous n'avez pas assez vécu pour mériter d'aller la rejoindre.
Karol se retourna avec effort, surpris peut-être d'entendre la Floriani lui faire des sermons. Il la regarda encore; puis, comme s'il n'eût pas entendu, ou point compris ce qu'elle venait de lui dire:
– Non! s'écria-t-il, je n'ai pas la force de mourir. Tu me retiens si bien, toi! que je ne peux pas te quitter! Que ma mère me le pardonne, je veux rester avec toi!
Et, comme épuisé par son émotion, il retomba dans les bras de la Floriani, et s'y assoupit encore.