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Kitabı oku: «Lucrezia Floriani», sayfa 7

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XII

Un soir que le prince, alors en pleine convalescence, s'était endormi très-paisiblement en apparence, et qu'après avoir couché ses enfants, la Floriani respirait le frais sur la terrasse avec Salvator: – Ma bonne Lucrezia, lui dit celui-ci, il faut que nous parlions enfin de la vie réelle; car depuis près de trois semaines nous traversons un cauchemar qui se dissipe enfin, grâce à Dieu! je devrais dire grâce à toi, car tu as sauvé mon ami, et tu as ajouté à mon affection pour toi une reconnaissance qui ne peut s'exprimer. Mais, dis-moi, maintenant, qu'allons-nous faire, aussitôt que notre cher malade sera en état de voyager?

– Nous n'y sommes point! répondit la Floriani. Ce n'est pas encore dans quinze jours qu'il pourra se remettre en route. C'est à peine s'il peut faire le tour du jardin maintenant, et tu sais bien que les forces reviennent moins vite qu'elles ne tombent.

– Supposons que cette convalescence dure encore un mois! il y a une fin à tout; nous ne pouvons pas rester éternellement à ta charge, et il faudra bien se séparer!

– Sans aucun doute; mais je désire que ce soit le plus tard possible. Vous ne m'êtes point à charge; je suis bien payée des soins que j'ai donnés à ton ami par le bonheur que j'éprouve de le voir sauvé; et, d'ailleurs, sa reconnaissance est si grande, si bonne, si tendre, que je me suis mise à l'aimer, presque autant que tu l'aimes toi-même. Il est naturel de soigner et de consoler ceux qu'on aime. Je ne vois donc pas que tu aies lieu de me tant remercier.

– Tu ne veux pas m'entendre, mon excellente amie; l'avenir m'inquiète!

– Quoi? la vie du prince? elle n'est point du tout compromise par cette maladie. Je l'ai assez étudié; il est parfaitement bien organisé. Il vivra plus que toi et moi, peut-être!

– J'en suis presque certain aussi; j'ai bien vu, cette fois, quelles ressources il y a dans ces tempéraments nerveux; mais son avenir moral, y songes-tu, Lucrezia?

– Mais il me semble que je n'en suis pas chargée… Pourquoi me demandes-tu cela?

– Je ne devrais pas être surpris qu'une nature aussi loyale et aussi généreuse que la tienne portât la naïveté jusqu'à l'aveuglement; pourtant il est bien étrange que tu ne me comprennes pas.

– Eh bien, non, je ne te comprends pas; parle clairement, voyons.

– Parler clairement d'une chose aussi délicate, à quelqu'un qui ne vous aide pas du tout, c'est brutal! Et pourtant, il le faut. Eh bien, Karol t'aime!

– Je l'espère! Je l'aime aussi; mais si tu veux me faire entendre qu'il m'aime d'amour, je ne pourrai pas prendre ta crainte au sérieux.

– Oh! ma chère Lucrezia, ne plaisante pas là-dessus! Tout est sérieux avec une nature profonde et entière comme celle de mon pauvre ami; cela est d'un sérieux effrayant, au contraire!

– Non, non, Salvator, tu divagues. Que ton ami ait pour moi une amitié sérieuse, une reconnaissance vive, enthousiaste, si tu veux; cela est possible de la part d'un être aussi tendre et aussi noble. Mais que cet enfant soit amoureux de ta vieille amie, c'est impossible! Tu le vois ému outre mesure à chaque mot qu'il nous dit: c'est l'effet de sa faiblesse et d'un reste d'exaltation nerveuse. Tu l'entends me remercier dans des termes qui ne sont pas proportionnés aux services que je lui ai rendus: c'est l'effet du beau langage qui part d'une belle âme, d'une noble habitude de bien penser et de bien dire, qui lui est propre et à laquelle sa grande éducation et ses belles manières aident naturellement beaucoup. Mais de l'amour pour moi? Quelle folie! il ne me connaît pas, et s'il me connaissait, s'il savait ma vie, il aurait peur de moi, le pauvre enfant! Le feu et l'eau, le ciel et la terre ne sont pas plus dissemblables.

– Le ciel et la terre, le feu et l'eau, sont des éléments opposés, mais toujours unis ou prêts à s'unir dans la nature. Les nuages et les rochers, les volcans et les mers s'étreignent en se rencontrant; ils se brisent et se fondent ensemble dans les mêmes désastres éternels. Ta comparaison confirme mon assertion et doit t'expliquer mes craintes.

– Tu fais de la poésie bien gratuitement! Je te dis qu'il me mépriserait et me haïrait, peut-être, s'il savait quelle pécheresse lui a servi de sœur de charité. Je connais ses principes et ses idées d'après ce que tu m'en dis tous les jours; car, quant à lui, je dois avouer qu'il ne m'a jamais fait de morale. Mais enfin, toi qui sais si bien ses opinions et son caractère, comment peux-tu supposer des relations possibles entre nous dans l'avenir? Va, je sais bien ce qu'il pensera de moi quand sa santé et la force de son jugement seront revenus. Je ne me fais point d'illusion! Dans six mois d'ici, à Venise, ou à Naples, ou à Florence, quelqu'un racontera devant lui les tristes aventures qui me sont arrivées, et celles plus tristes encore qu'on m'attribue; car, que ne prête-t-on pas aux riches? Alors!.. souviens-toi de ce que je te dis maintenant! Tu verras ton ami me défendre un peu, soupirer beaucoup, et te dire ensuite: «Quel malheur qu'une si bonne femme, pour laquelle j'ai tant d'amitié et de gratitude, soit décriée à ce point!» Voilà tout le souvenir que la Floriani aura de ce fier jeune homme. Ce sera un souvenir doux, mais triste, et je ne prétends pas à autre chose. Qu'ai-je besoin d'autre chose que de la vérité? Tu sais bien, Salvator, que je suis de force à accepter toutes les conséquences de mon passé, qu'elles ne me troublent ni ne m'offensent, et que tout cela n'a rien à faire avec la sérénité dont je sais jouir au fond de ma conscience.

– Tout ce que tu dis là m'accable de tristesse, ma chère Lucrezia, répondit Salvator en lui prenant la main avec attendrissement; car tout cela est vrai, sauf un point! Oui, mon ami te quittera, il te fuira dès qu'il en aura la force et qu'il aura vu clair en lui-même; oui, il entendra des sots raconter ta vie sans la comprendre, et des lâches la calomnier; oui, il en souffrira et en soupirera amèrement! Mais que ce soit tout, que sa douleur se dissipe avec quelques paroles, et que ton souvenir s'efface par un effort de sa raison et de sa volonté, voilà ce que je nie. Karol est, dès à présent, plus malheureux qu'il ne l'a jamais été, et malheureux pour toujours, quoiqu'il ne s'en aperçoive pas encore et qu'il s'endorme dans l'ivresse d'un premier amour!

– Je t'arrête à ce mot, dit Lucrezia qui l'écoutait attentivement: un premier amour! C'est parce que je sais par toi-même que je ne serais pas son premier amour, que je ne peux pas m'effrayer de celui-ci, en supposant, avec toi, qu'il existe. Ne m'as-tu pas dit qu'il avait été fiancé avec une belle jeune fille de sa condition, qu'il avait été inconsolable de sa mort, et qu'il n'aimerait peut-être jamais une autre femme?.. Voilà ce que tu m'as raconté dans les premiers jours; et si cela est vrai, il ne m'aime pas; ou s'il peut m'aimer, il n'est pas impossible qu'une autre m'efface de sa pensée.

– Et si cela doit durer cinq ou six ans encore! Car il avait dix-huit ans lorsque Lucie mourut, et, jusqu'à toi, il n'avait pas même regardé une autre femme.

– Il n'y a pas de comparaison possible entre deux amours si différents! Il a pu regretter six ans une créature angélique toute semblable à lui, que le devoir et l'inclination lui prescrivaient de préférer à tout! Mais pour une pauvre vieille fille de théâtre comme moi… veuve de… plusieurs amants (je n'ai jamais eu la pensée d'en revoir le compte!..) Bah! il ne faudra pas six semaines pour qu'il rentre en lui-même, si tant est qu'il en soit sorti. Tiens, Salvator, ne parlons pas davantage de cela! Ton idée me chagrine et me blesse un peu. Pourquoi faut-il que ta pauvre Floriani, à laquelle tu témoignes pourtant, depuis trois semaines, la confiance et l'affection précieuse d'un frère, soit nécessairement, pour tout le monde, l'objet de désirs grossiers, même pour le plus chaste et le plus malade de tes amis? Ne puis-je, après toutes mes fautes, quand je les ai expiées par tant de souffrances et réparées peut-être par quelques bonnes actions, être traitée comme une maternelle amie par les jeunes gens de bonnes mœurs? Faut-il absolument que je fasse auprès d'eux le rôle de Satan, quand j'y mets aussi peu de malice que Stella ou Béatrice? Suis-je coquette? suis-je encore belle seulement? Corpo di Dio! comme dit mon vieux père, je fais tout mon possible pour ne faire peur ni envie à personne, tant je souhaite qu'on me laisse en paix. Le repos, l'oubli, mon Dieu! voilà ce que je demande, ce après quoi je soupire et brame quelquefois comme le cerf après la fontaine. Quand donc n'entendrai-je plus le mot d'amour sonner à mon oreille comme une note fausse?

– Ma pauvre sœur chérie, dit Salvator, tu te débats en vain, tu auras encore longtemps à résister, sinon à toi-même, du moins aux hommes qui te verront; j'ai beau faire pour être absolument calme auprès de toi; je ne le suis pas toujours, moi, qui pourtant…

– Allons! s'écria la Floriani avec un désespoir naïf et presque comique; toi aussi, tu vas recommencer! Et tu, Brute? Tue-moi tout de suite, j'aime mieux cela. Au moins, je serai délivrée de cet éternel refrain!

– Non! non!.. moi, c'est fini, dit Salvator, qui craignait de voir la tristesse succéder à cet éclair d'enjouement. Je ne te dirai jamais rien; je ne parlerai jamais de moi, quand même j'en devrais mourir. Je te l'ai promis, je te le jure. Mais il n'en sera pas ainsi de tous les hommes; tu auras beau dire que tu es vieille, on te regardera, et on verra le feu de la vie circuler dans tes veines généreuses. Tu auras beau relever les cheveux avec cette négligence, et te cacher dans cette éternelle robe de chambre, qui ressemble à un sac de pénitent plus qu'à un vêtement de femme, tu seras encore belle malgré toi, et plus qu'aucune femme au monde! Quelle autre que toi pourrait se montrer au grand jour sans toilette, se brunir le cou et les bras au grand soleil, se fatiguer le teint et les yeux à veiller un malade, après avoir nourri une demi-douzaine d'enfants, travaillé, pleuré, souffert… (oh! que n'as-tu pas supporté!), et enflammer encore l'imagination des hommes, qu'ils soient vierges comme mon ami Karol ou expérimentés comme ton ami Salvator?

– Tiens, s'écria la Floriani impatientée, si tu continues sur ce ton, et si tu arrives à me persuader que je vais encore faire une passion, je suis capable de me mettre sur la figure, ce soir, un acide, un corrosif quelconque pour être affreuse demain matin.

– Vraiment, dit Salvator stupéfait, aurais-tu cette férocité envers toi-même?

– Non, c'est une manière de dire, répondit-elle ingénument. J'ai assez souffert pour n'avoir nulle envie de chercher des souffrances nouvelles.

– Mais, en supposant qu'on pût se défigurer sans se rendre aveugle, sans se faire aucun mal… tu ne le ferais pas.

– Je ne le ferais pas de gaieté de cœur, car je suis artiste, j'aime le beau, et je tâche de préserver les yeux de mes enfants du spectacle de la laideur. Je m'effraierais moi-même si je devenais un objet d'horreur et de dégoût. Et cependant, je t'assure que si l'on mettait pour moi, dans une balance, les tourments d'une passion nouvelle et le désagrément de devenir affreuse, je n'hésiterais pas.

– Tu dis cela d'un ton de sincérité qui m'effraie. Un être tel que toi est capable de tout! Ne va pas t'aviser d'une pareille folie, Lucrezia! comme une certaine princesse de Prusse, sœur de Frédéric le Grand, qui se défigura de la sorte, à ce qu'on dit, pour n'être pas recherchée en mariage et se conserver à son amant.

– C'est sublime, cela, dit la Floriani, car c'est le plus grand sacrifice qu'une femme puisse faire.

– Oui, mais l'histoire ajoute qu'en détruisant sa beauté, elle détruisit sa santé, et qu'elle devint bizarre et méchante. Reste donc belle, puisque tu risquerais de perdre ta bonté, qui n'est pas un moindre trésor.

– Ami, dit la Floriani, le temps mettra ordre à tout. Peu à peu je deviendrai laide sans y songer, sans m'en apercevoir peut-être, et alors je crois que je serai enfin heureuse; car, si j'ai acquis la funeste expérience qu'il n'est point de bonheur dans la passion, j'ai encore la chimère d'un certain état de calme et d'innocence que je crois ressentir dès à présent, et qui me semble plein de délices. Ne me dis donc pas que ton ami viendra le troubler par sa souffrance. Je ferai en sorte qu'il ne m'aime pas.

– Et comment t'y prendras-tu?

– En lui disant la vérité sur mon compte. Aide-moi, ne la lui épargne pas!.. Mais quoi! je suis bien folle de te croire! Il ne peut pas m'aimer! Ne porte-t-il pas toujours sur son sein le portrait de sa fiancée!

– Crois-tu donc réellement qu'il l'ait aimée? dit Salvator après un moment de silence.

– Tu me l'as dit, répondit Lucrezia.

– Oui, je l'ai cru, reprit-il, parce qu'il le croyait lui-même, et, qu'il le disait avec éloquence. Mais, voyons, entre nous, mon amie, on n'aime que fort incomplètement la femme qu'on n'a point possédée. L'amour véritable ne se nourrit pas éternellement de désirs et de regrets. Et, quand je me rappelle maintenant les rapports qui existaient entre le prince Karol et la princesse Lucie, je me confirme dans l'idée que cet amour n'a jamais existé que dans leurs imaginations. Ils s'étaient vus cinq ou six fois peut-être, et, encore, sous les yeux de leurs parents!

– Pas davantage?

– Non, Karol me l'a dit lui-même. Ils se connaissaient à peine, lorsqu'ils furent fiancés, et elle mourut si peu de temps après, qu'ils n'eurent pas le temps de se connaître.

– L'as-tu vue, toi, cette princesse Lucie?

– Je l'ai vue une fois. C'était une jolie personne, fluette, pâle, phtisique… Je m'en suis aperçu tout de suite, quoique personne n'y songeât. Elle avait beaucoup d'élégance, de grâce; une toilette exquise, de grands airs un peu trop précieux, à mon sens; des yeux bleus, des cheveux comme un nuage, un teint de clair de lune, une réputation d'ange, une manière poétique de se poser. Elle ne me plaisait pas. Elle était trop romanesque et trop dédaigneuse; c'était un de ces êtres auxquels j'ai toujours envie de dire: «Ouvre donc la bouche quand tu parles, pose donc les pieds quand tu marches, mange donc avec les dents, pleure donc avec les yeux, joue donc du piano avec les doigts, ris donc de la poitrine et non des sourcils, salue donc avec le corps et non avec le bout du menton. Si tu es un papillon ou une fleur, envole-toi au vent, et ne viens pas nous chatouiller l'œil ou l'oreille. Si tu es morte, dis-le tout de suite!» Enfin elle m'impatientait comme quelque chose qui ressemble à une femme, mais qui n'en est que l'ombre. Elle avait la manie de se couvrir de fleurs et de parfums, qui me donnèrent la migraine le jour que j'eus l'honneur de dîner auprès d'elle. Elle était embaumée comme un cadavre, et j'aurais mieux aimé un sachet dans mon armoire qu'une telle femme à mes côtés; je n'aurais pas été forcé de le respirer toujours.

– Je ne peux pas m'empêcher de rire de ce portrait, dit la Floriani, et pourtant je sens qu'il est exagéré et que tu y portes un peu de dépit. Tu n'as pas plu à cette princesse, je le vois bien. Tu lui auras fait quelque compliment trop peu recherché. Laissons les morts en paix et respectons ce souvenir dans l'âme pure du prince Karol. Je veux, au contraire, le faire parler d'elle et raviver en lui cet amour qui lui est salutaire pour le moment. Bonsoir, ami! Sois tranquille, Karol n'aimera jamais qu'une sylphide!

XIII

La Lucrezia se persuadait de très-bonne foi que Salvator se trompait. Elle sentait bien qu'il avait, lui-même, pour elle un gros amour bon enfant, si l'on peut parler ainsi, amour bien sincère, mais bien positif, qui n'eût imposé aucune chaîne et qui n'en eût pas accepté non plus; en un mot, une solide et généreuse amitié, avec quelques plaisirs en passant, et autant d'infidélités qu'on pourrait ou qu'on voudrait s'en permettre de part et d'autre.

La Floriani ne voulait plus de chaînes, et se croyait à l'abri de toute passion; mais elle s'était fait une trop grande idée de l'amour, elle l'avait ressenti avec trop d'énergie, enfin c'était une nature trop franche et trop passionnée pour qu'un pareil contrat ne lui parût pas révoltant. Elle ne savait rien être à demi, et si, à son insu, elle avait encore des sens, elle aimait mieux les vaincre et leur imposer silence que de les satisfaire sans enthousiasme, sans la conviction, peut-être illusoire chez elle, mais sincère, d'une vie commune et d'une fidélité éternelle. C'est ainsi qu'elle avait longtemps aimé, et quand elle avait eu des passions de huit jours, ou peut-être même d'une heure, comme disait Salvator, ç'avait été avec la ferme croyance qu'elle y mettait toute sa vie. Une grande facilité d'illusions, une aveugle bienveillance de jugement, une tendresse de cœur inépuisable, par conséquent beaucoup de précipitation, d'erreurs et de faiblesse, des dévouements héroïques pour d'indignes objets, une force inouïe appliquée à un but misérable dans le fait, sublime dans sa pensée; telle était l'œuvre généreuse, insensée et déplorable de toute son existence.

Aussi prompte et aussi absolue dans le renoncement que dans le désir, elle croyait, depuis un an, qu'elle était délivrée de l'amour, que rien ne pourrait l'y ramener. Elle se persuadait même, tant son esprit embrassait vite une résolution et s'habituait à une manière d'être, que la victoire était à jamais remportée, et si elle eût mesuré la durée du temps à l'intensité de sa conviction, elle eût fait serment que vingt ans s'étaient déjà écoulés depuis qu'elle n'aimait plus.

Et pourtant, la dernière blessure était à peine cicatrisée, et, comme un brave soldat qui se remet en campagne lorsque ses jambes peuvent à peine le soutenir sur le seuil de l'ambulance, la Floriani affrontait courageusement le contact journalier de deux hommes épris d'elle, chacun à sa manière. Elle se rassurait en se disant qu'elle n'avait jamais eu d'amour pour l'un, qu'elle n'en pourrait jamais avoir pour l'autre, et que, la Providence ayant voulu qu'elle leur fût nécessaire, il n'y avait point à se tourmenter des dangers possibles de cette situation.

Puis, en songeant à tout ce que Salvator Albani venait de lui dire, elle s'assit dans son boudoir avant d'entrer dans sa chambre, et se mit à dérouler ses cheveux et à les arranger pour la nuit avec une admirable insouciance. «Peut-être, se disait-elle, est-ce une ruse naïve de Salvator pour savoir ce que je pense de son ami, et si c'est par l'impertinence ou par le sentiment qu'il faut m'attaquer? Il invente cet amour de Karol pour ramener des épanchements que je lui ai interdits!»

Bien des mots échappés au prince, de simples exclamations, certains regards eussent dû pourtant éclairer une femme de l'âge et de l'expérience de la Floriani. Mais elle avait conservé une modestie et une candeur d'enfant, en dépit de tout ce qui eût dû les lui faire perdre, et cette particularité de son caractère n'en était pas un des moindres charmes. C'est peut-être là ce qui la faisait paraître toujours jeune, et ce qui la faisait plaire si soudainement.

En arrangeant ses cheveux devant une glace, à la clarté d'une seule bougie, elle se regarda un instant avec attention, comme elle ne s'était pas regardée depuis un an; mais elle avait si peu l'instinct de vivre pour elle-même, qu'elle ne vit dans sa propre figure que le souvenir des hommes qui l'avaient aimée. «Bah! se dit-elle, ceux là ne m'aimeraient plus s'ils me voyaient maintenant. Comment donc pourrais-je plaire réellement à d'autres, quand ceux qui avaient, pour m'être attachés, tant d'autres motifs plus importants que ma jeunesse et ma beauté, ne se soucient plus de moi?» Elle n'avait pas été heureuse en amour, et pourtant elle avait allumé des passions si violentes, qu'elle ne pouvait pas être flattée d'inspirer des caprices, et, après avoir été une idole, de devenir un amusement.

Elle se sentit donc bien forte lorsqu'elle rabattit les rideaux de gaze sur la glace de sa toilette, en se disant que personne n'aurait plus de droit sur elle; mais, comme elle reprenait sa bougie pour retourner auprès de ses enfants, elle tressaillit en se trouvant en face d'un spectre.

– Quoi! mon cher prince, dit-elle après un instant d'effroi involontaire, vous voilà relevé quand on vous croyait si bien endormi! Qu'y a-t-il? vous êtes donc souffrant? et vous étiez seul! Salvator vient de me quitter, et il n'est pas retourné auprès de vous? Parlez donc, vous m'inquiétez beaucoup!

Le prince était si pâle, si tremblant, si agité, qu'il y avait de quoi s'inquiéter en effet. Il eut de la peine à répondre; enfin il s'y décida.

– N'ayez pas peur de moi, ni pour moi, dit-il, je suis bien, très-bien… Seulement, je ne dormais pas, je me suis mis à la fenêtre. J'ai entendu parler… j'étais bien tenté de descendre et de me mêler à votre conversation. Je ne l'osais pas… j'ai longtemps hésité! Enfin, n'entendant plus rien, et voyant Salvator errer seul dans le fond du jardin, j'ai pris une grande résolution… je suis venu vous trouver… Pardonnez-moi, je suis si troublé que je ne sais pas ce que je fais, ni où je suis, ni comment j'ai eu l'audace de pénétrer jusque dans votre appartement…

– Rassurez-vous, dit la Floriani en le faisant asseoir sur son divan, je ne suis pas offensée, je vois bien que vous êtes souffrant, vous vous soutenez à peine. Voyons, mon cher prince, vous avez eu quelque mauvais rêve. J'avais laissé Antonia auprès de vous. Pourquoi cette jeune étourdie vous a-t-elle quitté?

– C'est moi qui l'ai priée de me laisser seul. Je m'en vais… Pardon encore, je suis fou, ce soir, je le crains!

– Non, non, restez ici et remettez-vous. Je vais chercher Salvator; à nous deux, nous vous distrairons, vous oublierez votre malaise en causant avec nous, et quand vous vous sentirez bien, Salvator vous emmènera. Vous dormirez tranquille quand il sera près de vous.

– N'allez pas chercher Salvator, dit le prince en saisissant d'un mouvement impétueux les deux mains de la Floriani. Il ne peut rien pour moi, vous seule pouvez tout. Écoutez, écoutez-moi, et que je meure après, si le peu de force que j'ai recouvrée s'exhale dans l'effort suprême qu'il me faut faire pour vous parler. J'ai entendu tout ce que Salvator vous a dit ce soir et tout ce que vous lui avez répondu. Ma fenêtre était ouverte, vous étiez au-dessous: la nuit, la voix porte dans ce silence solennel. Je sais donc tout, vous ne m'aimez pas, vous ne croyez seulement pas que je vous aime!

Nous y voici donc, pensa la Floriani saisie de chagrin et fatiguée d'avance de tout ce qu'il lui faudrait dire pour se défendre sans blesser ce triste cœur. – Mon cher enfant, dit-elle, écoutez…

– Non, non, s'écria-t-il avec une énergie dont il ne semblait pas capable, je n'ai rien à écouter. Je sais tout ce que vous me direz, je n'ai pas besoin de l'entendre, et il n'est pas certain que j'en eusse la force. C'est moi qui dois parler. Je ne vous demande rien. Vous ai-je jamais rien demandé? Connaîtriez-vous ma pensée, si Salvator ne l'eût devinée et trahie? Mais il y a quelque chose, dans tout cela, qui m'est insupportable, quelque chose qui m'a percé le cœur, parce que c'est vous qui l'avez dit. Vous prétendez que je ne peux pas aimer une femme comme vous. Vous dites du mal de vous-même pour prouver que j'en dois penser. Vous croyez enfin que je vous oublierai, et que, quand on dira du mal de vous en ma présence, je soupirerai lâchement en regrettant d'être lié à vous par la reconnaissance… Ces pensées-là sont affreuses, elles me tuent! Dites-moi que vous les abjurez, ou je ne sais ce que je ferai dans mon désespoir.

– Ne vous affectez pas ainsi pour quelques paroles irréfléchies, et dont je ne me souviens même pas, dit Lucrezia effrayée de l'émotion croissante du prince; je ne songe pas à vous accuser de morgue, et je vous sais incapable d'ingratitude. Quoi! n'ai-je pas dit plutôt que votre reconnaissance pour moi était bien plus grande que les services si naturels que je vous ai rendus? Oubliez les mots qui vous ont blessé, je vous en supplie; je les rétracte et je suis prête à vous en demander pardon. Calmez-vous, et prouvez-moi la sincérité de votre amitié en ne vous faisant pas gratuitement souffrir vous-même!

– Oui, oui, vous êtes bonne, parfaitement bonne, reprit Karol en s'attachant convulsivement à elle; car il voyait qu'elle avait hâte de rompre ce tête à tête; mais une seule fois, la première et la dernière fois de ma vie, sans doute, il faut que je parle… Sachez bien que si quelqu'un… que ce soit Salvator lui-même ou tout autre!.. si quelqu'un vous dit jamais que je n'ai pas pour vous du respect, de l'adoration… un culte!.. le même culte que je rendis à la mémoire de ma mère… celui-là aura menti lâchement, ce sera mon ennemi, je le tuerai si je le rencontre… Moi qui suis doux, faible, réservé, je deviendrai haineux, violent, implacable, et plus fort pour le punir que tous ces hommes robustes et batailleurs. Je sais bien que j'ai l'apparence d'un enfant, les traits d'une femme… mais ils ne savent pas ce qu'il y a en moi. Ils ne peuvent le savoir, je ne parle jamais de moi!.. Je ne prétends pas être remarqué, je ne sais pas chercher à me faire aimer. Je ne le suis pas, je ne le serai jamais. Je ne demande même pas qu'on me croie capable d'aimer beaucoup… que m'importe? Mais vous? mais vous?.. Ah! vous, du moins, il faut que vous sachiez que ce moribond vous appartient, comme l'esclave appartient à son maître, comme le sang au cœur, comme le corps à l'âme. Ce que que je ne peux pas accepter, c'est que vous ne soyez pas sûre de cela, c'est que vous disiez que je ne peux aimer un être semblable à moi. Je ne suis donc pas un homme? Tous les hommes aiment Dieu, et moi, je vous aime comme l'idéal, comme la perfection; je vous crains comme je crains Dieu, je vous vénère au point que je mourrais à vos pieds plutôt que de vous exprimer un désir outrageant.

Et ce n'est pas que je voie en vous un fantôme comme celui que j'ai porté en moi si longtemps. Je sais fort bien que vous êtes une femme, que vous avez aimé, que vous pouvez aimer encore… tout autre que moi? Eh bien! soit! j'accepte tout cela, et je n'ai pas besoin de comprendre les mystères de votre cœur et de votre vie pour vous adorer. Soyez tout ce que vous voudrez, abandonnez vos enfants, reniez Dieu, chassez-moi, aimez l'homme qui vous en semblera digne… Si Salvator vous plaît, s'il peut vous donner un instant de bonheur, écoutez-le, rendez-le heureux; j'en mourrai certainement, mais sans qu'une pensée de blâme puisse entrer dans mon esprit, sans qu'un sentiment de vengeance puisse approcher de mon cœur. Je mourrai en vous bénissant, en proclamant que vous avez le droit de faire tout ce qui est défendu aux autres, que ce qui est crime et reproche chez eux, est vertu et gloire chez vous. Tenez, je suis tellement malheureux en ce monde, et l'amour que je vous porte me ronge tellement les entrailles, que j'ai, en ce moment, un désir, un besoin effréné de mourir. Mais si vous voulez que je m'en aille demain, que je ne vous revoie jamais et que je vive, je vivrai et je serai content de vivre dans les tourments pour vous obéir. Vous croyez que j'ai aimé quelqu'un plus que vous? c'est faux! je n'ai jamais aimé personne. Je le sens maintenant, j'avais rêvé l'amour; car, comme vous l'a dit Salvator, il était dans mon cerveau, je ne l'avais pas senti dévorer mon cœur. C'était une femme pure, et je respecte tellement son souvenir, que je ne veux plus lui faire un mensonge en portant son image sur ma poitrine. Prenez-le, cachez-le, gardez-le, ce portrait que je ne comprends plus, et où je vois toujours vos traits maintenant à la place des siens! je vous le donne et vous prie de l'accepter, parce qu'il ne doit pas être profané, et qu'il n'y a que deux endroits où il puisse être sanctifié désormais. Votre main, ou la tombe de ma mère… Ne croyez pas que je parle dans le délire. Si j'étais calme, je n'aurais pas le courage de parler; mais ce courage trahit la vérité et proclame ce que je pense à toute heure depuis que je vous connais. Et je le dirais à la face du monde, j'en ferais le serment sur la tête de vos enfants… je le dirai à Salvator lui-même: qu'il m'entende, qu'il le sache, et qu'il n'ait jamais la folie de le nier. Je vous aime, ô vous! ô toi, qui n'as pas de nom pour moi, et que je ne pourrais qualifier dans aucune langue… je t'aime!.. j'ai du feu dans la poitrine… je meurs!

Et Karol, épuisé par cette ardente protestation, tomba aux pieds de la Floriani et s'y roula en tordant ses mains avec tant de violence qu'il les déchira et en fit jaillir le sang.

– Aime-le! aime-le! prends pitié de lui! s'écria Salvator qui, après avoir cherché vainement le prince dans sa chambre et dans toute la maison, venait d'entrer, effrayé, et d'entendre ses dernières paroles. Aime-le, Floriani, ou tu n'es plus toi-même, ou un affreux égoïsme a desséché ton sein généreux. Il se meurt, sauve-le! Il n'a jamais aimé, fais-le vivre, ou je te maudis!

Et cet homme étrangement généreux et enthousiaste, au milieu de son âpreté personnelle aux jouissances de la vie, cet inappréciable ami, qui préférait Karol à tout, à la Floriani et à lui-même, le releva du parquet où il se tordait dans une sorte d'agonie, et le jetant, pour ainsi dire, dans les bras de la Lucrezia, il s'élança vers la porte, comme pour ne pas entendre la réponse et ne pas assister à un bonheur auquel il ne renonçait pas sans effort.

La Floriani, éperdue, reçut Karol contre son cœur et l'y pressa avec tendresse; mais, plus effrayée encore que vaincue, elle fit à Salvator un geste absolu pour qu'il eût à rester. – Je l'aimerai, dit-elle, en couvrant d'un long et puissant baiser le front pâle du jeune prince, mais ce sera comme sa mère l'aimait! aussi ardemment, aussi constamment qu'elle, je le jure! Je vois bien qu'il a besoin d'être aimé ainsi, et je sais qu'il le mérite. Cette tendresse maternelle, dont je m'étais prise pour lui, d'instinct, et sans songer à la prolonger au delà de sa guérison, je la lui voue pour toujours, et à l'exclusion de tout autre homme. Je renouvelle pour toi, mon fils, le vœu de chasteté et de dévouement que j'ai fait pour Célio et pour mes autres enfants. Je garderai saintement et respectueusement le portrait de ta fiancée, et quand tu voudras le voir, nous parlerons d'elle ensemble. Nous pleurerons ensemble ta mère chérie, et tu ne l'oublieras pas en retrouvant son cœur dans le mien. J'accepte ton amour à ce prix, et j'y crois, quelque désabusée que je sois de tout le reste. Voilà la plus grande preuve d'affection que je puisse te donner!

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
28 eylül 2017
Hacim:
300 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain
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