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Kitabı oku: «Nouvelles lettres d'un voyageur», sayfa 4

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Que ce bois était beau alors! Il était si épais d'ombrage que la lumière du soleil y tombait, pâle et glauque, comme un clair de lune. De vieux arbres penchés nourrissaient, du pied à la cime, des panaches ininterrompus de hautes fougères. A la lisière, des argynnis énormes, toutes vêtues de nacre verte, planaient comme des oiseaux de haut vol sur les églantiers. Un paysan d'aspect naïf et sauvage nous demanda ce que nous cherchions, et, nous voyant ramasser des herbes et des insectes, resta cloué sur place, les yeux hagards, le sourire sur les lèvres. Il sortit enfin de sa stupeur par un haussement d'épaules formidable, et s'éloigna en disant d'un ton dont rien ne peut rendre le mépris et la pitié:

– Ah! mon Dieu, mon Dieu!

J'ouvre l'herbier au hasard, quand je suis rendu gloomy par un temps noir et froid. L'herbier est rempli de soleil. Voici la circée, et aussitôt je rêve que je me promène dans les méandres et les petites cascades de l'Indre; c'était un coin vierge de culture et bien touffu. La flore y est très-belle. J'y ai trouvé cette année-là l'agraphis blanche, le genêt sagitté, la balsamine noli me langere, la spirante d'été, les jolies hélianthèmes, le buplèvre en faux, l'anagallis tenella, sans parler des grandes eupatoires, des hautes salicaires, des spirées ulmaires et filipendules, des houblons et de toutes les plantes communes dans mon petit rayon habituel. La circée m'a remis toute cette floraison sous les yeux, et aussi la grande tour effondrée, et le jardin naturel qui se cache et se presse sous les vieux saules, avec ses petits blocs de grès, ses sentiers encombrés de lianes indigènes et ses grands lézards verts, pierreries vivantes, qui traversent le fourré comme des éclairs rampants. Le martin-pêcheur, autre éclair, rase l'eau comme une flèche; la rivière parle, chante, gazouille et gronde. Il y a partout, selon la saison, des ruisseaux et des torrents à traverser comme on peut, sans ponts et sans chemins. C'est un endroit qui semble primitif en quelques parties, que le paysan n'explore que dans les temps secs. Hélas! gare au jour où les arbres seront bons à abattre! La flore des lieux frais ira se blottir ailleurs. Il faudra la chercher.

En voyant le domaine de la nature se rétrécir de jour en jour, et les ravages de la culture mal entendue supprimer sans relâche le jardin naturel, je ne suis guère en train de conclure avec certains adeptes de Darwin que l'homme est un grand créateur, et qu'il faut s'en remettre à son goût et à son intelligence pour arranger au mieux la planète. Jusqu'à présent, je trouve qu'il est un affreux bourgeois et un vandale, qu'il a plus gâté les types qu'il ne les a embellis, que, pour quelques améliorations, il a fait cent bévues et cent profanations, qu'il a toujours travaillé pour son ventre plus que pour son coeur et pour son esprit, que ces créations de plantes et d'animaux les plus utiles sont précisément les plus laides, et que ces modifications tant vantées sont, dans la plupart des cas, des détériorations et des monstruosités. La théorie de Darwin n'en est pas moins vraisemblable et logiquement vraie; mais elle ne doit pas conclure à la destruction systématique de tout ce qui n'est pas l'ouvrage de l'homme. L'interpréter ainsi diminuerait son importance et dénaturerait probablement son but; mais, pour parler de ce grand esprit et de ces grands travaux, il faudrait plus de papier que je ne veux condamner vos yeux à en lire. Revenons à nos fleurs mortes.

Je vous disais que l'herbier est un cimetière; hélas! le mien est rempli de plantes cueillies par des mains amies que la mort a depuis longtemps glacées. Voici les graminées que mon vieux précepteur Deschartres prépara et classa ici, il y a soixante-quinze ans, pour mon père, qui avait été son élève; elles ont servi à mes premières études botaniques; je les ai pieusement gardées, et, si j'ai rectifié la classement un peu suranné de mon professeur, j'ai respecté les étiquettes jaunies qui gardent fidèlement son écriture… J'ai trouvé dans un volume de l'abbé de Saint-Pierre, qui a été longtemps dans les mains de Jean-Jacques Rousseau, une saponaire ocymoïde qui m'a bien l'air d'avoir été mise là par lui. – De nombreux sujets me viennent de mon cher Malgache, Jules Néraud, dont le livre élémentaire et charmant, Botanique de ma fille, a été réédité avec luxe par Hetzel, après avoir longtemps dormi chez l'éditeur de Lausanne.

Cet aimable et excellent ouvrage est le résumé de causeries pleines de savoir et d'esprit que j'écoutais en artiste et pas assez en naturaliste. Je ne me suis occupé un peu sérieusement de botanique que depuis la mort de mon pauvre ami. J'avais toujours remis au lendemain l'épélage de cet alphabet nécessaire dont on espère en vain pouvoir se passer pour bien voir et réellement comprendre. Le lendemain, hélas! m'a trouvé seul, privé de mon précieux guide; mais les plantes qu'il m'avait données, avec d'excellentes analyses vraiment descriptives, – il y en a si peu de complètes dans les gros livres! – sont restées dans l'herbier comme types bien définis. Chacune de ces plantes me rappelle nos promenades dans les bois avec mon fils enfant, que nous portions à tour de rôle, et qui aimait à chevaucher la grandelette, la boîte de fer-blanc du Malgache.

D'autres amis, qui, grâce au ciel, vivent encore et me survivront, ont aussi laissé leurs noms et leurs tributs dans mon herbier. Une grande artiste dramatique, qui est rapidement devenue botaniste attentive et passionnée, m'a envoyé des plantes rares et intéressantes des bois de la Côte-d'Or. Célimène a les yeux aussi bons qu'ils sont beaux. La botanique ne leur a rien ôté de leur expression et de leur pureté: c'est que l'exercice complet d'un organe le retrempe. J'ai longtemps partagé cette erreur, qu'il ne faut pas exercer la vue, dans la crainte de la fatiguer. L'oeil est complet ou non, mais il ne peut que gagner à fonctionner régulièrement. Des semaines et des mois de repos, que l'on me disait et que je croyais nécessaires, augmentaient le nuage qui me gêne. Des semaines et des mois d'étude à la loupe m'ont enfin prouvé que la vue revient quand on la sollicite, tandis qu'elle s'éteint de plus en plus dans l'inertie; mais, en ceci comme en tout, il ne faut point d'excès.

L'herbier se prête aussi aux exercices de la mémoire, qui est un sens de l'esprit. Si on ne le feuilletait de temps en temps, les noms et les différences se confondraient ou s'échapperaient pour qui n'est pas doué naturellement du beau souvenir qui s'incruste. Les soldats passés en revue, avec leurs costumes variés, se confondraient dans la vision, s'ils n'étaient bien classés par régiments et bataillons. Ils défilent dans leur ordre; on reconnaît alors facilement chacun d'eux, et, avec son nom et son origine, on retrouve son histoire personnelle, on se retrace des lieux aimés, des personnes chéries; on revoit les douces figures, on entend les gais propos des compagnons qui couraient alertes et joyeux au soleil, et qui aujourd'hui vivent dans notre âme fidèle à l'état de pensées fortifiantes et salutaires.

Quoi de plus beau et de plus pur que la vision intérieure d'un mort aimé? L'esprit humain a la faculté d'une évocation admirable. L'ami reparaît, mais non tel qu'il était absolument. L'absence mystérieuse a rajeuni ses traits, épuré son regard, adouci sa parole, élevé son âme. Il se rappelle quelques erreurs, quelques préjugés, quelques préventions inséparables du milieu incomplet où il avait vécu. Il en est débarrassé, il vous invite à vous débarrasser de cet alliage. Il ne se pique point d'être entré dans la lumière absolue, mais il est mieux éclairé, il juge la vie avec calme et sagesse. Il a gardé de lui-même et développé tout ce qui était bon. Il est désormais à toute heure ce qu'il était dans ses meilleurs jours. Il nous rappelle les bienfaits de son amitié, et il n'est pas besoin qu'il nous prie d'en oublier les erreurs ou les lacunes. Son apparition les efface.

Telle est la puissance de l'imagination et du sentiment en nous, que nous rendons la vie à ceux qui nous ont quittés. Y sont-ils pour quelque chose? Nous le croyons par l'enthousiasme et l'attendrissement. La raison jusqu'ici ne nous le prouve pas, elle ne peut tout prouver: elle n'est pas la seule lumière de l'homme, quoi qu'on die; mais elle a des droits sacrés, imprescriptibles, ne l'oublions pas, et n'arrêtons jamais son essor.

En attendant qu'elle se mette d'accord avec notre coeur, car il faut qu'elle en arrive là, donnons à nos amis envolés un sanctuaire dans notre âme, et continuons la reconnaissance et l'affection au delà de la tombe en leur faisant plus belle cette région idéale, cette vie renouvelée où nous les plaçons. Qu'ils soient pour nous comme les suaves parfums de fleurs qui s'épurent en se condensant.

IV
DE MARSEILLE A MENTON

A M. GUSTAVE TOURANGIN, A SAINT-FLORENT

Nohant. 28 avril 1868.

Mais non, mon cher Micro, je ne suis plus au pays des anémones, je suis au doux pays de la famille, où vient de nous fleurir une petite plante plus intéressante que toutes celles de nos herbiers. Le beau soleil qui rit dans sa chambre et la douce brise de printemps qui effleure son rideau de gaze sont les divinités que j'invoque en ce moment pour elle, et je laisse les cactus et les dattiers de la Provence aux baisers du mistral, qu'ils ont la force de supporter.

J'ai passé un mois seulement sur le rivage de la mer bleue. Le rapide, – c'est ainsi que les Méridionaux appellent le train que l'on prend à Paris à sept heures du soir, nous déposait à Marseille le lendemain à midi. Une heure après, il nous remportait à Toulon.

Je regrette toujours de ne plus m'arrêter à Marseille: les environs sont aussi beaux que ceux des autres stations du littoral, plus beaux peut-être, si mes souvenirs ne m'ont pas laissé d'illusions. Ce que j'en vois en gagnant Toulon, où nous sommes attendus, me semble encore plein d'intérêt. Le massif de Carpiagne, qui s'élève à ma droite et que j'ai flairé un peu autrefois sans avoir la liberté d'y pénétrer, – j'accompagnais un illustre et cher malade que tu as connu et aimé, – m'apparaît toujours comme un des coins ignorés du vulgaire, où l'artiste doit trouver une de ses oasis. C'est pourtant l'aridité qui fait la beauté de celle-ci. C'est un massif pyramidal qui s'étoile à son sommet en nombreuses arêtes brisées, avec des coupures à pic, des dentelures aiguës, des abîmes et des redressements brusques. Tout cela n'est pas de grande dimension et paraît sans doute de peu d'importance à ceux qui mesurent le beau à la toise; autant que mon oeil peut apprécier ce monument naturel, il a de six à sept cents mètres d'élévation, et ses verticales nombreuses ont peut-être trois ou quatre cents pieds. Peu m'importe; l'oeil voit immense ce qui est construit dans de belles proportions, et le Lapithe qui a taillé cette montagne à grands coups de massue était un artiste puissant, quelque demi-dieu ancêtre du génie qui s'incorpora et se personnifia dans Michel-Ange.

Il y a, n'est-ce pas? dans la nature, des formes qui nous font penser à tel ou tel maître, bien que le rapport ne soit pas matériellement saisissable entre l'oeuvre de la planète et celle de l'artiste. Un rocher de la Carpiagne ou de l'Estérel ne ressemble pas à la chapelle des Médicis ni au Moïse, et pourtant ces grandes figures de la civilisation idéalisée viennent, dans notre rêverie, s'asseoir sur les sommets de ces temples barbares et primitifs. C'est que le beau engendre la postérité du beau, qui, parlant du fait et passant par tous les perfectionnements que la pensée lui donne, garde comme air de famille les qualités de hardiesse, d'âpreté ou de grâce du type fruste. Michel-Ange voyait-il avec nos yeux d'aujourd'hui les croupes et les attaches d'une montagne plus ou moins belle? Qu'importe! il avait toutes les Alpes dans la poitrine, et il portait l'Atlas dans son cerveau.

Quittons cet Atlas en miniature de la Carpiagne, où le soleil dessine avec de grands éclats de lumière coupés d'ombres vaporeuses les contours rudes de formes, chatoyants de couleur comme l'opale. Notre déesse Flore cache-t-elle dans ces fentes arides et nues en apparence les petites raretés du fond de sa corbeille? Probablement; mais le convoi brutal nous emporte au loin et s'engouffre sous des tunnels interminables où il fait noir et froid. On entre dans l'Érèbe, un sens païen de voyage aux enfers se formule dans la pensée; ce bruit aigre et déchirant de la vapeur, ce rugissement étouffé de la rotation, cette obscurité qui consterne l'âme, c'est l'effroi de la course vers l'inconnu. L'esprit ne sent plus la vie que par le regret de la perdre, et l'impatience de la retrouver. Mais voici une lueur glauque: est-ce la porte du Tartare ou celle d'un monde nouveau plus beau que l'ancien? C'est la lumière, c'est le soleil, c'est la vie. La mort n'est peut-être que le passage d'un tunnel.

La côte largement déchirée que l'on suit jusqu'à Toulon, et où l'oeil plonge par échappées, est merveilleusement belle; nous la savons par coeur, mon fils et moi. Nous la revoyons avec d'autant plus de plaisir que nous la connaissons mieux. Voilà le Bec-de-l'Aigle, le beau rocher de la Ciotat, le Brusc et les îles des Embiez, la colline de Sixfours, toutes stations amies dont je sais le dessus et le dessous, dont les plantes sont dans mon herbier et les pierres sur mon étagère. Je sais que derrière ces pins tordus par le vent de mer s'ouvrent des ravins de phyllade lilas qu'un rayon de soleil fait briller comme des parois d'améthyste sablées d'or. La colline qui s'avance au delà a les entrailles toutes roses sablées d'argent, l'or et l'argent des chats, comme on appelle en minéralogie élémentaire la poudre éclatante des roches micacées ou talqueuses. – Les Frères, ces écueils jumeaux, pics engloutis qui lèvent la tête au milieu du flot, sont noirs comme l'encre à la surface, et je n'ai pas trouvé de barque qui voulût m'y conduire pour explorer leurs flancs. Dans cette saison-là, le mistral soufflait presque toujours. Aujourd'hui, il est anodin, et à peine avons-nous embrassé à la gare de Toulon les chers amis à qui nous y avions donné rendez-vous, que nous sautons avec eux dans un fiacre, et nous voici à trois heures à Tamaris. Soleil splendide, des fleurs partout, nos vêtements d'hiver nous pèsent. Hier, à pareille heure, nous nous chauffions à Paris, le nez dans les cendres. Ce voyage n'est qu'une enjambée de l'hiver à l'été.

Rien de changé à Tamaris, où je me suis installé, il y a sept ans en février, presque jour pour jour. Les beaux pins parasols couvrent d'ombre une circonférence un peu plus grande, voilà tout; le gazon ne s'en porte que mieux. Il est très-remarquable, ce gazon cantonné ici uniquement sur la colline qui sert de jardin naturel à la bastide. C'est le brachypode rameux, une céréale sauvage, n'est-ce pas? ou tout au moins une triticée, la soeur bâtarde, ou, qui sait! l'ancêtre ignoré de monseigneur froment, puisque cet orgueilleux végétal qui tient tant de place et joue un si grand rôle sur la terre ne peut plus nommer ses pères ni faire connaître sa patrie. Le brachypodium ramosus n'a pas de nom vulgaire que je sache; aucun paysan n'a pu me le dire. Il porte un petit épi grêle, cinq ou six grains bien chétifs qui, çà et là, ont passé l'hiver sur leur tige sans se détacher. On ne l'utilise pas, on ne s'en occupe jamais. Il est venu là, et, comme son chaume fin et chevelu forme un gazon presque toujours vert et touffu, on l'y a laissé. Il n'y a nullement dépéri depuis sept ans que je le connais. Nul autre gazon n'eût consenti à vivre dans ces rochers et sous cette ombre des grands pins: les animaux ne le mangent pas, il n'y a que Bou-Maca, le petit âne d'Afrique, qui s'en arrange quand on l'attache dehors; mais il aime mieux autre chose, car il casse sa corde ou la dénoue avec ses dents et s'en va, comme autrefois, chercher sa vie dans la presqu'île. J'apprends que, seul tout l'hiver dans cette bastide inhabitée, – le pauvre petit chien qui lui tenait compagnie n'est plus, – il s'est mis à vivre à l'état sauvage. Il part dès le matin, va dans la montagne ou dans la vallée promener son caprice, son appétit et ses réflexions. Il rentre quelquefois le soir à son gîte, regarde tristement son râtelier vide et repart. On vole beaucoup dans la presqu'île, mais on ne peut pas voler Bou-Maca; il est plus fin que tous les larrons, il flaire l'ennemi, le regarde d'un air paisiblement railleur, le laisse approcher, lui détache une ruade fantastique et part comme une flèche. Or, il n'est guère plus facile d'attraper un âne d'Afrique que de prendre un lièvre à la course. Intelligent et fort entre tous les ânes, il n'obéit qu'à ses maîtres et porte ou traîne des fardeaux qui n'ont aucun rapport avec sa petite taille.

Ainsi, je n'ai pas eu le plaisir de renouer connaissance avec Bou-Maca. Monsieur était sorti; mais l'étrange gazon de la colline profite de son absence et recouvre les soies jaunies de sa tige d'une verdure robuste disposée en plumes de marabout. Il tapisse tout le sol sans empiéter sur les petits sentiers et sans étouffer les nombreuses plantes qui abritent leurs jeunes pousses sous sa fourrure légère. Une vingtaine de légumineuses charmantes apprêtent leur joli feuillage qui se couronnera dans six semaines de fleurettes mignonnes, et plus tard de petites gousses bizarrement taillées: hippocrepis ciliata, melilotus sulcata, trifolium stellatum, et une douzaine de lotus plus jolis les uns que les autres. Le psoralée bitumineux a passé l'hiver sans quitter ses feuilles, qui sentent le port de mer; la santoline neutralise son odeur âcre par un parfum balsamique qui sent un peu trop la pharmacie. Les amandiers en fleur répandent un parfum plus suave et plus fin. Les smilax étalent leur verdure toujours sombre à côté des lavandes toujours pâles. Les cistes et les lentisques commencent à fleurir. Le C. albida surtout étale çà et là sa belle corolle rose, si fragile et si finement plissée une heure auparavant. On la voit se déplier et s'ouvrir. Les petites anémones lilas, violettes, rosées, purpurines ou blanches étoilent le gazon, le liseron althoeoïdes commence à ramper et les orchys-insectes à tirer leur petit labelle rosé ou verdâtre. Rien n'a disparu; chaque végétal, si rare ou si humble qu'il soit dans la localité, a gardé sa place, je devrais dire sa cachette.

Quand j'ai fini ma visite domiciliaire dans le jardin sans clôture et sans culture qui était et qui est encore pour moi un idéal de jardin, puisqu'il se lie au paysage et le complète en rendant seulement praticable la terrasse qu'il occupe, je m'assieds sur mon banc favori, un demi-cercle de rochers ombragé à souhait par des arbres d'une grâce orientale. A travers les branches de ceux qui s'arrondissent à la déclivité du terrain, je vois bleuir et miroiter dans les ondulations roses et violettes ce golfe de satin changeant qui a la sérénité et la transparence des rivages de la Grèce. Ce golfe de Tamaris, vu du côté est, est le coin du monde, à moi connu, où j'ai vu la mer plus douce, plus suave, plus merveilleusement teintée et plus artistement encadrée que partout ailleurs; mais il y faut les premiers plans de ce jardin, libre de formes et de composition. Du côté sud, c'est la pleine mer, les lointains écueils, les majestueux promontoires, et là j'ai vu les fureurs de la bourrasque durant des semaines entières. J'y ai ressenti des tristesses infinies, un état maladif accablant. Tamaris me rappelle plus de fatigues et de mélancolies que de joies réelles et de rêveries douces, et c'est sans doute pourquoi j'aime mieux Tamaris, où j'ai souffert, que d'autres retraites où je n'ai pas senti la vie avec intensité. Sommes-nous tous ainsi? Je le pense. Le souvenir de nos jouissances est incomplet quand il ne s'y mêle pas une pointe d'amertume. Et puis les choses du passé grandissent dans le vague qui les enveloppe, comme le profil des montagnes dans la brume du crépuscule. Il me semble que, sur ce banc où me voilà assis encore une fois après lui avoir dit un adieu que je croyais éternel, j'ai porté en moi un monde de lassitude et de vaillance, d'épuisement et de renouvellement. Il me semble qu'à certaines heures j'ai été un philosophe très-courageux, et à d'autres heures un enfant très-lâche. Je venais de traverser une de ces maladies foudroyantes où l'on est emporté en quelques jours sans en avoir conscience. L'affaiblissement qui me restait et que le brutal climat du Midi était loin de dissiper, tournait souvent à la colère, car l'être intérieur avait conservé sa vitalité, et le rire du printemps sur la montagne me faisait l'effet d'une cruelle raillerie de la nature à mon impuissance.

– Puisque tu m'appelles, guéris-moi, lui disais-je.

Elle m'appelait encore plus fort et ne me guérissait pas du tout. J'étudiai la patience. Je me souviens d'avoir fait ici une théorie, presque une méthode de cette vertu négative, avec un classement de phases à suivre en même temps que j'étudiais le classement botanique d'après Grenier et Godron. Ces auteurs rejettent sans pitié de leur catalogue toute plante acclimatée ou non qui n'est pas de race française. Je m'exerçais puérilement, car la maladie est très puérile, à rejeter de ma méthode philosophique tout ce qui était amusement ou distraction de l'esprit, comme contraire à la recherche de la patience pour elle-même. Et puis je m'apercevais que la sagesse, comme la santé, n'a pas de spécialité absolue, qu'elle doit s'aider de tout, parce qu'elle s'alimente de tout, et, un beau jour de soleil, ayant pris ma course tout seul, comme Bou-Maca, sauf à tomber en chemin et à mourir sur quelque lit de mousse et de fleurs, au grand air et en pleine solitude, ce qui m'a toujours paru la plus douce et la plus décente mort que l'on puisse rêver, je forçai ma pauvre machine à obéir aux injonctions aveugles de ma volonté. J'eus chaud et froid, faim et soif, dépit et résignation; j'eus des envies de pleurer quand j'essayais en vain de gravir un escarpement, des envies de crier victoire quand j'avais réussi à le gravir. L'attente muette et stoïque de la guérison ne m'avait pas rendu un atome de force musculaire. La volonté de ressaisir à tout prix cette force me la rendit, et je me souviens encore de ceci: c'est qu'au retour d'une excursion assez sérieuse, je vins m'asseoir sur ce banc en me débitant l'axiome suivant: «Décidément, la patience n'est pas autre chose qu'une énergie.»

J'avais peut-être raison. L'inertie glacée de l'attente du mieux n'amène que le dépérissement. La volonté d'être et d'agir en dépit de tout nous fait vaincre les maladies de langueur du corps et de l'âme; j'ai encore vaincu, l'an dernier, un accès d'anémie en n'écoutant que le médecin qui me conseillait de ne pas m'écouter du tout.

C'est bien aussi ce que me conseillait le docteur qui m'a soigné ici il y a sept ans, et que j'ai retrouvé hier soir plus jeune que moi, toujours charmant, sensible et tendre. Je l'aimai à la première vue, cet ami des malades, cet être aimable et sympathique qui apporte la santé ou l'espérance dans ses beaux yeux septuagénaires, toujours remplis de cette flamme méridionale si communicative. Certains vieux médecins de province sont des figures que l'on ne retrouvera plus: Lallemant et Cauvières, qui sont partis au milieu d'une sénilité adorable, Auban à Toulon, Maure à Grasse, Morère à Palaiseau, Vergne à Cluis, et tant d'autres qui sont encore bien vivants et solides, et qui exercent dans leur milieu une sorte de royauté paternelle. Jamais riches, ils ont pratiqué la charité sur des bases trop larges; tous aisés, ils n'ont pas eu de vices; tous hommes de progrès, fils directs de la Révolution, ils ont traversé dans leur jeunesse les déboires de la Restauration, ils ont lutté contre la théorie de l'étouffement, ils luttent toujours: ils ont été hommes du temps qu'on mettait sa gloire à être homme avant tout. Ils sont devenus savants avec un but d'apostolat qu'ils poursuivent encore en dépit de la mode qui a créé le problème de la science pour la science, comme elle avait inventé l'art pour l'art dans un sens étroit et faux.

Nos jeunes savants d'aujourd'hui mûriront et poseront mieux la question, car elle a son sens juste et son côté vrai; mais ils seront généralement et forcément sceptiques. Ils auront le doute et le rire, l'esprit et l'audace. Ce ne sera plus le temps de l'enthousiasme et de l'espoir, de l'indignation et du combat. On retrouve ces vieilles énergies du passé sur de nobles fronts que le temps respecte, et on les aime spontanément. Qu'ils soient dans l'illusion ou dans le vrai sur l'avenir des sociétés humaines, c'est avec eux qu'on se plaît à songer, et l'on se sent meilleur en les approchant.

Et pourtant j'aime bien tendrement la jeunesse; comment faire pour ne pas aimer les enfants, et pour ne pas contempler comme un idéal l'âge de l'irréflexion, où le mal n'est pas encore le mal, puisqu'il n'a pas conscience de lui-même?

La nature, éternellement jeune et vieille, passant de l'enfance à la caducité, et ressuscitant pour recommencer sans savoir ce que vie et mort signifient, est une enchanteresse qui nous défend d'être moroses… Le moyen au mois de février, qui est l'avril du Midi, sous un ciel en feu et sur une terre en fleurs, de pleurer sur les roses ou sur les neiges d'antan?

Le lendemain, en quatre heures, nous gagnons Cannes. Le trajet le long de la mer est aussi beau que celui de Marseille à Toulon, et tout cela se ressemble sans s'identifier. Ce qui est nouveau d'aspect pour moi, c'est la chaîne des Mores, montagnes couvertes de forêts et d'une tournure fière avec un air sombre. On les côtoie et on entre dans les contre-forts de l'Estérel, massif superbe de porphyre rouge découpé tout autrement que la Carpiagne, qui est calcaire et disloquée. L'Estérel a la physionomie d'une chose d'art, des mouvements logiques et voulus comme les ont généralement les roches éruptives. Ses sommets ont peu de brèche, ses dents s'arrondissent comme des bouillonnements saisis d'un brusque refroidissement. Rien ne prouve que telle soit la cause de ces formes arrêtées et solides, mais l'esprit s'en empare comme d'une raison d'être des ligues moutonnées qui festonnent le ciel et qui descendent en bondissements jusque dans la mer. Petites montagnes, collines en réalité, mais si élégantes et si fières qu'elles paraissent imposantes. Une grande variété de groupements, rentrant dans l'unité de plans de la structure générale, peu de blocs isolés ou détachés là où l'homme n'a pas mis la main; des murailles droites inexpugnables, des plissements soudains arrêtés par des mamelonnements tumultueux qui se dressent en masses homogènes, compactes, d'une grande puissance. Rien ici ne sent le désastre et l'effondrement. Rien ne fait songer aux cataclysmes primitifs. C'est un édifice et non une ruine; la végétation y prend ses ébats, et le mois de mai doit y être un enchantement.

Cannes, rendez-vous des étrangers de tout pays, doit être pour le romancier habile une bonne mine pleine d'échantillons à collectionner; mais, outre que je n'ai aucune habileté, je ne suis pas venu céans pour étudier les moeurs qu'on raconte et observer les physionomies qui passent. Ici comme ailleurs, je ne prendrai que des notes, et j'attendrai que je sois saisi n'importe où, n'importe par quoi ou par qui. Je ne suis pas de ceux qui savent ce qu'ils veulent faire. Je subis l'action de mes milieux. Je ne pourrais la provoquer; d'ailleurs, je suis en vacances.

Je n'espère pas non plus faire beaucoup de botanique. La saison est trop peu avancée, et cette année-ci particulièrement la floraison est très en retard. Il parait qu'il n'a pas plu depuis deux ans. Maurice ne compte pas non plus sur des trouvailles entomologiques à te communiquer. Notre but est une affaire de coeur, une visite à de chères personnes qui m'ont attendu tout l'hiver. La beauté et le charme du pays seront par-dessus le marché.

Dès le lendemain pourtant, nous voici en campagne. Les amis veulent nous faire les honneurs de l'Estérel, et nous remplissons de notre bande joyeuse et de nos provisions de bouche un omnibus énorme, traîné par trois vigoureux chevaux. La locomotion est admirablement organisée ici. On pénètre dans la montagne, on trotte à fond de train sur les corniches vertigineuses; nous n'avons pas fait autre métier pendant un mois, et nous n'avons pas vu l'ombre d'un accident. Cochers et chevaux sont irréprochables.

A l'entrée de la gorge de Maudelieu, on laisse la voiture, on porte les paniers, on s'engouffre dans une étroite fente de rochers en remontant le cours d'un petit torrent presque à sec, et on s'arrête pour déjeuner à l'endroit où une cascatelle remplit à petit bruit un petit réservoir naturel. Ce n'est pas un des plus beaux coins de l'Estérel. Le porphyre n'y est pas bien déterminé, on est encore trop à la lisière; mais, comme salle à manger, la place est charmante, et il y fait une réjouissante chaleur. Les murailles déjetées qui vous pressent ont une grâce sauvage. Il y a tant de lentisques, de myrtes, d'arbousiers et de phyllirées qu'on se croirait dans de la vraie verdure. Pour moi, ces feuillages cassants et persistants ont toujours quelque chose d'artificiel et de théâtral. Ils seront beaux quand les chèvrefeuilles et les clématites qui les enlacent mêleront leurs souplesses et leurs fraîcheurs à cette rigidité. Après le déjeuner, on reprend le vaste et solide omnibus, qui grimpe résolument vers le point central de l'Estérel.

Le massif intérieur, fermé transversalement par une muraille rectiligne d'une grande apparence, offre progressivement, des extrémités au coeur, un porphyre rouge mieux déterminé et d'un plus beau ton. A toutes les heures du jour, ces chaudes parois semblent imprégnées de soleil. La couleur est donc ici aussi riche que la forme, et les masses de la végétation, en suivant le mouvement heureux du sol, se composent comme pour le plaisir des yeux. Une belle route traverse le sanctuaire en suivant les bords du ravin principal, et, des points les plus élevés de son parcours, permet de plonger sur les grandes ondulations qui aboutissent à la mer. Qu'elle est belle, cette mer cérulée qui, partant du plus profond du tableau, remonte comme une haute muraille de saphir à l'horizon visuel! A droite se dressent les Alpes neigeuses, autre sublimité qui fascine l'oeil et le fixe en dépit des plantes qui sourient à nos pieds et sollicitent notre attention. Dis-moi, cher naturaliste, notre maître, si le papillon, qui a tant de facettes dans son oeil de diamant, peut voir à la fois la terre et le ciel, l'horizon et le ciel qui s'effleure! Il est bien heureux le papillon, s'il peut saisir d'emblée le grand et le petit, le loin et le proche! Ah! que notre oeil humain est lent et pauvre, et avec cela la vie si courte!

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
28 ekim 2017
Hacim:
230 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain
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