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Kitabı oku: «Valentine», sayfa 10

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Bénédict roulait dans sa tête mille absurdes projets. Le dernier auquel il s'arrêta, et qui mit un peu de calme dans ses idées, fut de voir Valentine une fois avant d'en finir pour jamais avec elle; car il se flattait presque de ne l'aimer plus quand elle aurait subi les embrassements de M. de Lansac. Il espéra que Valentine le calmerait par des paroles de consolation et de bonté, ou qu'elle le guérirait par la pruderie d'un refus.

Il lui écrivit:

«MADEMOISELLE,

Je suis votre ami à la vie et à la mort, vous le savez; vous m'avez appelé votre frère, vous avez imprimé sur mon front un témoignage sacré de votre estime et de votre confiance. Vous m'avez fait espérer, dès cet instant, que je trouverais en vous un conseil et un appui dans les circonstances difficiles de ma vie. Je suis horriblement malheureux; j'ai besoin de vous voir un instant, de vous demander du courage, à vous si forte et si supérieure. Il est impossible que vous me refusiez cette faveur. Je connais votre générosité, votre mépris des sottes convenances et des dangers quand il s'agit de faire du bien. Je vous ai vue auprès de Louise; je sais ce que vous pouvez. C'est au nom d'une amitié aussi sainte, aussi pure que la sienne, que je vous prie à genoux d'aller vous promener ce soir au bout de la prairie.

«BÉNÉDICT.»

XX

Valentine aimait Bénédict, elle ne pouvait pas résister à sa demande. Il y a tant d'innocence et de pureté dans le premier amour de la vie, qu'il se méfie peu des dangers qui sont en lui. Valentine se refusait à pressentir la cause des chagrins de Bénédict; elle le voyait malheureux, et elle eût admis les plus invraisemblables infortunes plutôt que de s'avouer celle qui l'accablait. Il y a des routes si trompeuses et des replis si multipliés dans la plus pure conscience! Comment la femme jetée, avec une âme impressionnable, dans la carrière ardue et rigide des devoirs impossibles, pourrait-elle résister à la nécessité de transiger à chaque instant avec eux? Valentine trouva aisément des motifs pour croire Bénédict atteint d'un malheur étranger à elle. Souvent Louise lui avait dit, dans les derniers temps, que ce jeune homme l'affligeait par sa tristesse et par son incurie de l'avenir; elle avait aussi parlé de la nécessité où il serait bientôt de quitter la famille Lhéry, et Valentine se persuadait que, jeté sans fortune et sans appui dans le monde, il pouvait avoir besoin de sa protection et de ses conseils.

Il était assez difficile de s'échapper la veille même de son mariage, obsédée comme elle l'était des attentions et des petits soins de M. de Lansac. Elle y réussit cependant en priant sa nourrice de dire qu'elle était couchée si on la demandait, et pour ne pas perdre de temps, pour ne pas revenir sur une résolution qui commençait à l'effrayer, elle traversa rapidement la prairie. La lune était alors dans son plein; on voyait aussi nettement les objets que dans le jour.

Elle trouva Bénédict debout, les bras croisés sur sa poitrine, dans une immobilité qui lui fit peur. Comme il ne faisait pas un mouvement pour venir à sa rencontre, elle crut un instant que ce n'était pas lui et fut sur le point de fuir. Alors il vint à elle. Sa figure était si altérée, sa voix si éteinte, que Valentine, accablée par ses propres chagrins et par ceux dont elle voyait la trace chez lui, ne put retenir ses larmes, et fut forcée de s'asseoir.

Ce fut fait des résolutions de Bénédict. Il était venu en ce lieu, déterminé à suivre religieusement la marche qu'il s'était tracée dans son billet, il voulait entretenir Valentine de sa séparation d'avec les Lhéry, de ses incertitudes pour le choix d'un état, de son isolement, de tous les prétextes étrangers à son vrai but. Ce but était de voir Valentine, d'entendre le son de sa voix, de trouver dans ses dispositions envers lui le courage de vivre ou de mourir. Il s'attendait à la trouver grave, réservée, à la voir armée de tout le sentiment de ses devoirs. Il y a plus, il s'attendait presque à ne pas la voir du tout.

Quand il l'aperçut au fond de la prairie, accourant vers lui de toute sa vitesse; quand elle se laissa tomber haletante et accablée sur le gazon; quand sa douleur s'exprima en dépit d'elle-même par des larmes, Bénédict crut rêver. Oh! ce n'était pas là de la compassion seulement, c'était de l'amour! Un sentiment de joie délirante s'empara de lui! il oublia encore une fois et son malheur et celui de Valentine, et la veille et le lendemain, pour ne voir que Valentine qui était là, seule avec lui, Valentine qui l'aimait et qui ne le lui cachait plus.

Il se jeta à genoux devant elle; il baisa ses pieds avec ardeur. C'était une trop rude épreuve pour Valentine: elle sentit tout son sang se figer dans ses veines, sa vue se troubla; la fatigue de sa course rendant plus pénible encore la lutte qu'elle s'imposait pour cacher ses pleurs, elle tomba pâle et presque morte dans les bras de Bénédict.

Leur entrevue fut longue, orageuse. Ils n'essayèrent pas de se tromper sur la nature du sentiment qu'ils éprouvaient; ils ne cherchèrent point à se soustraire au danger des plus ardentes émotions. Bénédict couvrit de pleurs et de baisers les vêtements et les mains de Valentine. Valentine cacha son front brûlant sur l'épaule de Bénédict; mais ils avaient vingt ans, ils aimaient pour la première fois, et l'honneur de Valentine était en sûreté auprès du sein de Bénédict. Il n'osa seulement pas prononcer ce mot d'amour qui effarouche l'amour même. Ses lèvres osèrent à peine effleurer les beaux cheveux de sa maîtresse. Le premier amour sait à peine s'il existe une volupté plus grande que celle de se savoir aimé. Bénédict fut le plus timide des amants et le plus heureux des hommes.

Ils se séparèrent sans avoir rien projeté, rien résolu. À peine, dans ces deux heures de transport et d'oubli, avaient-ils échangé quelques paroles sur leur situation, lorsque le timbre clair de l'horloge du château vint faiblement vibrer dans le silence de la prairie. Valentine compta dix coups presque insaisissables, et se rappela sa mère, son fiancé, le lendemain… Mais comment quitter Bénédict? que lui dire pour le consoler? où trouver la force de l'abandonner dans un tel moment? L'apparition d'une femme à quelque distance lui arracha une exclamation de terreur. Bénédict se tapit précipitamment dans le buisson; mais, à la vive clarté de la lune, Valentine reconnut presque aussitôt sa nourrice Catherine qui la cherchait avec anxiété. Il lui eût été facile de se cacher aussi à ses regards; mais elle sentit qu'elle ne devait pas le faire, et marchant droit à elle:

– Qu'y a-t-il? lui demanda-t-elle en se penchant toute tremblante à son bras.

– Pour l'amour de Dieu, rentrez, Mademoiselle, dit la bonne femme; madame vous a déjà demandée deux fois, et, comme j'ai répondu que vous vous étiez jetée sur votre lit, elle m'a ordonné de l'avertir aussitôt que vous seriez éveillée; alors l'inquiétude m'a prise, et comme je vous avais vue sortir par la petite porte, comme je sais que vous venez quelquefois le soir vous promener par ici, je me suis mise à vous chercher. Oh! Mademoiselle, aller toute seule vous promener si loin! Vous avez tort; vous devriez au moins me dire d'aller avec vous.

Valentine embrassa sa nourrice, jeta un coup d'œil triste et inquiet sur le buisson, et laissa volontairement à la place qu'elle quittait son foulard, celui qu'elle avait une fois prêté à Bénédict dans la promenade autour de la ferme. Lorsqu'elle fut rentrée, sa nourrice le chercha partout, et remarqua qu'elle l'avait perdu dans cette promenade.

Valentine trouva sa mère qui l'attendait dans sa chambre depuis quelques instants. Elle manifesta un peu de surprise de la voir si complètement habillée après avoir passé deux heures sur son lit. Valentine répondit que, se sentant oppressée, elle avait voulu prendre l'air, et que sa nourrice lui avait donné le bras pour faire un tour de promenade dans le parc.

Alors madame de Raimbault entama une grave dissertation d'affaires avec sa fille; elle lui fit remarquer qu'elle lui laissait le château et la terre de Raimbault, dont le nom seul constituait presque tout l'héritage de son père, et dont la valeur réelle, détachée de sa propre fortune, constituait une assez belle dot. Elle la pria de lui rendre justice en reconnaissant le bon ordre qu'elle avait mis dans sa fortune, et de témoigner à tout le monde, dans le cours de sa vie, l'excellente conduite de sa mère envers elle. Elle entra dans des détails d'argent qui firent de cette exhortation maternelle une véritable consultation notariée, et termina sa harangue en lui disant qu'elle espérait, au moment où la loi allait les rendre étrangères l'une à l'autre, trouver Valentine disposée à lui accorder des égards et des soins.

Valentine n'avait pas entendu la moitié de ce long discours. Elle était pâle, des teintes violettes cernaient ses yeux abattus, et de temps en temps un brusque frisson parcourait tous ses membres. Elle baisa tristement les mains de sa mère, et s'apprêtait à se mettre au lit quand la demoiselle de compagnie de sa grand'mère vint, d'un air solennel, l'avertir que la marquise l'attendait dans son appartement.

Valentine se traîna encore à cette cérémonie; elle trouva la chambre à coucher de la vieille dame accoutrée d'une sorte de décoration religieuse. On avait formé un autel avec une table et des linges brodés. Des fleurs disposées en bouquets d'église entouraient un crucifix d'or guilloché. Un missel de velours écarlate était ouvert sacramentellement sur l'autel. Un coussin attendait les genoux de Valentine, et la marquise, posée théâtralement dans son grand fauteuil, s'apprêtait avec une puérile satisfaction à jouer sa petite comédie d'étiquette.

Valentine s'approcha en silence, et, parce qu'elle était pieuse de cœur, elle regarda sans émotion ces ridicules apprêts. La demoiselle de compagnie ouvrit une porte opposée par laquelle entrèrent, d'un air à la fois humble et curieux, toutes les servantes de la maison. La marquise leur ordonna de se mettre à genoux et de prier pour le bonheur de leur jeune maîtresse; puis, ayant fait agenouiller aussi Valentine, elle se leva, ouvrit le missel, mit ses lunettes, récita quelques versets de psaumes, chevrota un cantique avec sa demoiselle de compagnie, et finit en imposant les mains et en donnant sa bénédiction à Valentine. Jamais cérémonie sainte et patriarcale ne fut plus misérablement travestie par une vieille espiègle du temps de la Dubarry.

En embrassant sa petite-fille, elle prit (précisément sur l'autel) un écrin contenant une assez jolie parure en camées dont elle lui faisait présent, et, mêlant la dévotion à la frivolité, elle lui dit presque en même temps:

– Dieu vous donne, ma fille, les vertus d'une bonne mère de famille! – Tiens, ma petite, voici le petit cadeau de ta grand'mère; ce sera pour les demi-toilettes.

Valentine eut la fièvre toute la nuit, et ne dormit que vers le matin; mais elle fut bientôt éveillée par le son des cloches qui appelaient tous les environs à la chapelle du château. Catherine entra dans sa chambre avec un billet qu'une vieille femme des environs lui avait remis pour mademoiselle de Raimbault. Il ne contenait que ce peu de mots tracés péniblement:

«Valentine, il serait encore temps de dire non.»

Valentine frémit et brûla le billet. Elle essaya de se lever; mais plusieurs fois la force lui manqua. Elle était assise, à demi vêtue, sur une chaise, quand sa mère entra, lui reprocha d'être si fort en retard, refusa de croire son indisposition sérieuse, et l'avertit que plusieurs personnes l'attendaient déjà au salon. Elle l'aida elle-même à faire sa toilette; et quand elle la vit belle, parée, mais aussi pâle que son voile, elle voulut lui mettre du rouge. Valentine pensa que Bénédict la regarderait peut-être passer; elle aima mieux qu'il vit sa pâleur, et elle résista, pour la première fois de sa vie, à une volonté de sa mère.

Elle trouva au salon quelques voisins d'un rang secondaire; car madame de Raimbault, ne voulant point d'apparat à cette noce, n'avait invité que des gens sans conséquence. On devait déjeuner dans le jardin, et les paysans danseraient au bout du parc au pied de la colline. M. de Lansac parut bientôt, noir des pieds à la tête, et la boutonnière chargée d'ordres étrangers. Trois voitures transportèrent toute la noce à la mairie, qui était au village voisin. Le mariage ecclésiastique fut célébré au château.

Valentine, en s'agenouillant devant l'autel, sortit un instant de l'espèce de torpeur où elle était tombée; elle se dit qu'il n'était plus temps de reculer, que les hommes venaient de la forcer à s'engager avec Dieu, et qu'il n'y avait plus de choix possible entre le malheur et le sacrilège. Elle pria avec ferveur, demanda au ciel la force de tenir des serments qu'elle voulait prononcer dans la sincérité de son âme, et, à la fin de la cérémonie, l'effort surhumain qu'elle s'était imposé pour être calme et recueillie l'ayant épuisée, elle se retira dans sa chambre pour y prendre quelque repos. Par un secret instinct de pudeur et d'attachement, Catherine s'assit au pied de son lit et ne la quitta point.

Le même jour, à deux lieues de là, se célébrait, dans un petit hameau de la vallée, le mariage d'Athénaïs Lhéry avec Pierre Blutty. Là aussi la jeune épousée était pâle et triste, moins cependant que Valentine, mais assez pour tourmenter sa mère, qui était beaucoup plus tendre que madame de Raimbault, et pour donner quelque humeur à son époux, qui était beaucoup plus franc et moins poli que M. de Lansac. Athénaïs avait peut-être un peu trop présumé des forces de son dépit en se déterminant aussi vite à épouser un homme qu'elle n'aimait guère. Par suite peut-être de l'esprit de contradiction qu'on reproche aux femmes, son affection pour Bénédict se réveilla précisément au moment où il n'était plus temps de se raviser, et, au retour de l'église, elle régala son mari d'une scène de pleurs fort ennuyante. C'est ainsi que s'exprimait Pierre Blutty en se plaignant de cette contrariété à son ami Georges Simonneau.

Néanmoins la noce fut autrement nombreuse, joyeuse et bruyante à la ferme qu'au château. Les Lhéry avaient au moins soixante cousins et arrière-cousins; les Blutty n'étaient pas moins riches en parenté, et la grange ne fut pas assez grande pour contenir les convives.

Dans l'après-midi, lorsque la moitié dansante de la noce eut suffisamment fêté les veaux gras et les pâtés de gibier de la ferme, on laissa l'arène gastronomique aux vieillards, et l'on se rassembla sur la pelouse pour commencer le bal; mais la chaleur était extrême: il y avait peu d'ombrage en cet endroit, et autour de la ferme il n'y avait pas de place très-commode pour danser. Quelqu'un insinua qu'il y avait auprès du château une immense salle de verdure fort bien nivelée, où cinq cents personnes dansaient en cet instant. Le campagnard aime la foule tout comme le dandy; pour s'amuser beaucoup, il lui faut beaucoup de monde, des pieds qui écrasent ses pieds, des coudes qui le coudoient, des poumons qui absorbent l'air qu'il respire; dans tous les pays du monde, dans tous les rangs de la société, c'est là le plaisir.

Madame Lhéry accueillit cette idée avec empressement; elle avait mis assez d'argent à la toilette de sa fille pour désirer qu'on la vît en regard de celle de mademoiselle de Raimbault, et qu'on parlât dans tout le pays de sa magnificence. Elle s'était scrupuleusement informée du choix des parures de Valentine. Pour une fête aussi champêtre, on n'avait destiné à celle-ci que des ornements simples et de bon goût; madame Lhéry avait écrasé sa fille de dentelles et de pierreries, et, jalouse de la produire dans tout son éclat, elle proposa d'aller se réunir à la noce du château, où elle avait été priée, elle et tous les siens. Athénaïs résista bien un peu; elle craignait de rencontrer autour de Valentine cette pâle et sombre figure de Bénédict qui lui avait fait tant de mal, le dimanche précédent, à l'église. Mais l'obstination de sa mère, le désir de son mari, qui n'était pas non plus exempt de vanité, peut-être aussi un peu de cette même vanité pour son propre compte, la déterminèrent. On attela les carrioles, chaque cavalier prit en croupe sa cousine, sa sœur ou sa fiancée. Athénaïs vit en soupirant s'installer, les rênes en main, dans la patache, son nouvel époux, à cette place que Bénédict avait si longtemps occupée et qu'il n'occuperait plus.

TROISIÈME PARTIE

XXI

La danse était fort animée au parc de Raimbault. Les paysans, pour lesquels on avait dressé des ramées, chantaient, buvaient, et proclamaient le nouveau couple le plus beau, le plus heureux et le plus honorable de la contrée. La comtesse, qui n'était rien moins que populaire, avait ordonné cette fête avec beaucoup de prodigalité, afin de se débarrasser en un jour de tous les trais d'amabilité qu'une autre eût faits dans le cours de sa vie. Elle avait un profond mépris pour la canaille, et prétendait que, pourvu qu'on la fît boire et manger, on pouvait ensuite lui marcher sur le ventre sans qu'elle se révoltât. Et ce qu'il y a de plus triste en ceci, c'est que madame de Raimbault n'avait pas tout à fait tort.

La marquise de Raimbault était charmée de cette occasion de renouveler sa popularité. Elle n'était pas fort sensible aux misères du pauvre, mais à cet égard on ne la trouvait pas plus insouciante qu'au malheur de ses amis; et, grâce à son penchant pour le commérage et la familiarité, on lui avait accordé cette réputation de bonté que le pauvre donne si gratuitement, hélas! à ceux qui, ne lui faisant pas de bien, ne lui font du moins pas de mal. En voyant passer alternativement ces deux femmes, les esprits forts du village se disaient tout bas sous la ramée:

«Celle-ci nous méprise, mais elle nous régale; celle-là ne nous régale pas, mais elle nous parle.»

Et ils étaient contents de toutes deux. La seule qui fût aimée réellement, c'était Valentine, parce qu'elle ne se contentait pas d'être amicale et de leur sourire, d'être libérale et de les secourir, elle était sensible à leurs maux, à leurs joies; ils sentaient qu'il n'y avait dans sa bonté aucun motif d'intérêt personnel, aucun calcul politique; ils l'avaient vue pleurer sur leurs malheurs; ils avaient trouvé dans son cœur des sympathies vraies. Ils la chérissaient plus qu'il n'est donné aux hommes grossiers de chérir les êtres qui leur sont supérieurs. Beaucoup d'entre eux savaient fort bien l'histoire de ses relations à la ferme avec sa sœur; mais ils respectaient son secret si religieusement qu'à peine osaient-ils prononcer tout bas entre eux le nom de Louise.

Valentine passa autour de leurs tables et s'efforça de sourire à leurs vœux; mais la gaieté s'évanouit après qu'elle eut passé, car on avait remarqué son air d'abattement et de maladie; il y eut même des regards de malveillance pour M. de Lansac.

Athénaïs et sa noce tombèrent au milieu de cette fête, et les idées changèrent de cours. La recherche de sa parure et la bonne mine de son mari attirèrent tous les yeux. La danse qui languissait se ranima; Valentine, après avoir embrassé sa jeune amie, se retira de nouveau avec sa nourrice. Madame de Raimbault, que tout ceci ennuyait beaucoup, alla se reposer; M. de Lansac, qui, même le jour de ses noces, avait toujours d'importantes lettres à écrire, alla faire son courrier. La noce Lhéry resta maîtresse du terrain, et les gens qui étaient venus pour voir danser Valentine restèrent pour voir danser Athénaïs.

La nuit approchait. Athénaïs, fatiguée de la danse, s'était assise pour prendre des rafraîchissements. À la même table, le chevalier de Trigaud, son majordome Joseph, Simonneau, Moret, et plusieurs autres qui avaient fait danser la mariée, étaient réunis autour d'elle et l'accablaient de leurs prévenances. Athénaïs avait semblé si belle à la danse, sa parure brillante et folle lui allait si bien, elle avait recueilli tant d'éloges, son mari lui-même la regardait d'un œil noir si amoureux, qu'elle commençait à s'égayer et à se réconcilier avec la journée de ses noces. Le chevalier de Trigaud, raisonnablement gris, lui débitait des galanteries en style de Dorat, qui la faisaient à la fois rire et rougir. Peu à peu le groupe qui l'environnait, animé par quelques bouteilles d'un léger vin blanc du pays, par la danse, par les beaux yeux de la mariée, par l'occasion et l'usage, se mit à débiter ces propos graveleux qui commencent par être énigmatiques et qui finissent par devenir grossiers. C'est la coutume chez les pauvres, et même chez les riches de mauvais ton.

Athénaïs, qui se sentait jolie, qui se voyait admirée et qui ne comprenait rien à tout le reste, sinon qu'on enviait et qu'on félicitait son mari, s'efforçait de maintenir sur ses lèvres le sourire qui l'embellissait, et commençait même à répondre avec une assez friponne timidité aux brûlantes œillades de Pierre Blutty, lorsqu'une personne silencieuse vint s'asseoir à la place vide qui était à sa gauche. Athénaïs, émue malgré elle par l'imperceptible frôlement de son habit, se retourna, étouffa un cri d'effroi et devint pâle: c'était Bénédict.

C'était Bénédict, plus pâle qu'elle encore, mais grave, froid et ironique. Toute la journée il avait couru les bois comme un forcené; le soir, désespéré de se calmer à force de fatigue, il avait résolu de voir la noce de Valentine, d'écouter les gravelures des paysans, d'entendre signaler le départ des époux pour la chambre nuptiale, et de se guérir à force de colère, de pitié et de dégoût.

«Si mon amour survit à tout cela, s'était-il dit, c'est qu'il n'y a pas de remède.»

Et, à tout hasard il avait chargé des pistolets de poche qu'il avait mis sur lui.

Il ne s'était pas attendu à trouver là cette autre noce et cette autre mariée. Depuis quelques instants il observait Athénaïs; sa gaieté soulevait en lui un profond dédain, et il voulut se mettre au centre des dégoûts qu'il venait braver en s'asseyant auprès d'elle.

Bénédict, qui avait un caractère âpre et sceptique, un de ces esprits mécontents et frondeurs si incommodes aux ridicules et aux travers de la société, prétendait (c'était sans doute un de ses paradoxes) qu'il n'est point d'inconvenance plus monstrueuse, d'usage plus scandaleux que la publicité qu'on donne au mariage. Il n'avait jamais vu, sans la plaindre, passer au milieu de la cohue d'une noce cette pauvre jeune fille qui a presque toujours quelque amour timide dans le cœur, et qui traverse l'insolente attention, les impertinents regards, pour arriver dans les bras de son mari, déflorée déjà par l'audacieuse imagination de tous les hommes. Il plaignait aussi ce pauvre jeune homme dont on affichait l'amour aux portes de la mairie, au banc de l'église, et que l'on forçait de livrer à toutes les impuretés de la ville et de la campagne la blanche robe de sa fiancée. Il trouvait qu'en lui ôtant le voile du mystère, on profanait l'amour. Il eût voulu entourer la femme de tant de respects qu'on n'eût jamais connu officiellement l'objet de son choix, et qu'on eût craint de l'offenser en le lui nommant.

«Comment, disait-il, voulez-vous avoir des femmes aux mœurs pures, lorsque vous faites publiquement violence à leur pudeur? quand vous les amenez vierges en présence de la foule assemblée, et que vous leur dites, en prenant cette foule à témoin, «Vous appartenez à l'homme que voici, vous n'êtes plus vierge.» Et la foule bat des mains, rit, triomphe, raille la rougeur des époux, et, jusque dans le secret de leur lit nuptial, les poursuit de ses cris et de ses chants obscènes! les peuples barbares du Nouveau-Monde avaient de plus pieux hyménées. Aux fêtes du Soleil on amenait dans le temple un homme vierge et une femme vierge. La foule prosternée, grave et recueillie, bénissait le dieu qui créa l'amour, et, dans toute la solennité de l'amour physique et de l'amour divin, le mystère de la génération s'accomplissait sur l'autel. Cette naïveté qui vous révolte était plus chaste que vos mariages. Vous avez tant souillé la pudeur, tant oublié l'amour, tant avili la femme, que vous êtes réduits à insulter la femme, la pudeur et l'amour.»

En voyant Bénédict s'asseoir auprès de sa femme, Pierre Blutty, qui n'ignorait point l'inclination d'Athénaïs pour son cousin, jeta sur eux un regard de travers. Ses amis échangèrent avec lui le même regard de mécontentement. Tous haïssaient Bénédict pour sa supériorité dont ils le croyaient vain. Les joyeux propos s'arrêtèrent un instant; mais le chevalier de Trigaud, qui avait pour lui une grande estime, lui fit bon accueil, et lui tendit la bouteille d'une main mal assurée. Bénédict avait un ton calme et dégagé qui fit croire à Athénaïs que son parti était pris; elle lui fit timidement quelques prévenances auxquelles il répondit respectueusement et sans humeur.

Peu à peu les paroles libres et grivoises reprirent leur cours, mais avec l'intention évidente, de la part de Blutty et de ses amis, de leur donner une tournure insultante pour Bénédict. Celui-ci s'en aperçut aussitôt, et s'arma de cette tranquillité dédaigneuse dont l'expression semblait être naturelle à sa physionomie.

Jusqu'à son arrivée, le nom de Valentine n'avait pas été prononcé; ce fut l'arme dont Blutty se servit pour le blesser. Il donna le signal à ses compagnons, et on commença à mots couverts, un parallèle entre le bonheur de Pierre Blutty et celui de M. de Lansac, qui fit passer comme du feu dans les veines glacées de Bénédict. Mais il était venu là pour entendre ce qu'il entendait. Il fit bonne contenance, espérant que cette rage intérieure qui le dévorait allait faire place au dégoût. D'ailleurs, se fût-il livré à sa colère, il n'avait aucun droit de défendre le nom de Valentine de ces souillures.

Mais Pierre Blutty ne s'en tint pas là. Il était résolu à l'insulter grièvement, et même à lui faire une scène, afin de l'expulser à jamais de la ferme. Il hasarda quelques mots qui donnèrent à entendre combien le bonheur de M. de Lansac était amer au cœur d'un des convives. Tous les regards l'interrogèrent avec surprise, et virent les siens désigner Bénédict. Alors les Moret et les Simonneau, ramassant la balle, fondirent, avec plus de rudesse que de force réelle, sur leur adversaire. Celui-ci demeura longtemps impassible; il se contenta de jeter un coup d'œil de reproche à la pauvre Athénaïs, qui seule avait pu trahir un pareil secret. La jeune femme, au désespoir, essaya de changer la conversation; mais ce fut impossible, et elle resta plus morte que vive, espérant au moins que sa présence contiendrait son mari jusqu'à un certain point.

– Il y en a d'aucuns, disait Georges en affectant de parler plus rustiquement que de coutume, afin de contraster avec la manière de Bénédict, qui veulent lever le pied plus haut que la jambe et qui se cassent le nez par terre. Ça rappelle l'histoire de Jean Lory, qui n'aimait ni les brunes ni les blondes, et qui a fini, comme chacun sait, par être bien heureux d'épouser une rousse.

Toute la conversation fut sur ce ton et fort peu spirituelle, comme on voit. Blutty reprenant son ami Georges:

– Ce n'est pas comme ça, lui dit-il; voilà l'histoire de Jean Lory. Il disait qu'il ne pouvait aimer que les blondes; mais ni les brunes ni les blondes ne voulaient de lui: si bien que la rousse fut forcée d'en avoir pitié.

– Oh! dit un autre, c'est que les femmes ont des yeux.

– En revanche, reprit un troisième, il y a des hommes qui ne voient pas plus loin que leur nez.

– Manes habunt, dit le chevalier de Trigaud, qui, ne comprenant rien à la conversation, voulut au moins y faire briller son savoir.

Et il continua sa citation en écorchant impitoyablement le latin.

– Ah! monsieur le chevalier, vous parlez à des sourds, dit le père Lhéry; nous ne savons pas le grec.

– M. Benoît qui n'a appris que ça, dit Blutty, pourrait nous le traduire.

– Cela signifie, répondit Bénédict d'un air calme, qu'il y a des hommes semblables à des brutes, qui ont des yeux pour ne pas voir et des oreilles pour ne pas entendre. Cela se rapporte fort bien, comme vous voyez, à ce que vous disiez tout à l'heure.

– Oh! pour les oreilles, pardieu! dit un gros petit cousin du marié qui n'avait pas encore parlé, nous n'en avons rien dit, et pour cause; on sait les égards qu'on se doit entre amis.

– Et puis, dit Blutty, il n'y a de pires sourds, comme dit le proverbe, que ceux qui ne veulent pas entendre.

– Il n'y a de pire sourd, interrompit Bénédict d'une voix forte, que l'homme à qui le mépris bouche les oreilles.

– Le mépris! s'écria Blutty en se levant rouge de colère et les yeux étincelants; le mépris!

– J'ai dit le mépris, répondit Bénédict sans changer d'attitude et sans daigner lever les yeux sur lui.

Il n'eut pas plus tôt répété ce mot, que Blutty, brandissant son verre plein de vin, le lui lança à la tête; mais sa main, tremblante de fureur, fut un mauvais auxiliaire. Le vin couvrit de taches indélébiles la belle robe de la mariée, et le verre l'eût infailliblement blessée, si Bénédict, avec autant de sang-froid que d'adresse, ne l'eût reçu dans sa main sans se faire aucun mal.

Athénaïs, épouvantée, se leva et se jeta dans les bras de sa mère. Bénédict se contenta de regarder Blutty, et de lui dire avec beaucoup de tranquillité:

– Sans moi, c'en était fait de la beauté de votre femme.

Puis, plaçant le verre au milieu de la table, il l'écrasa avec un broc de grès qui se trouvait sous sa main. Il lui porta plusieurs coups pour le réduire en autant de morceaux qu'il put; puis, les éparpillant sur la table:

– Messieurs, leur dit-il, cousins, parents et amis de Pierre Blutty, qui venez de m'insulter, et vous, Pierre Blutty. que je méprise de tout mon cœur, à chacun de vous j'envoie une parcelle de ce verre. C'est autant de sommations que je vous fais de me rendre raison; c'est autant de portions de mon affront que je vous ordonne de réparer.

– Nous ne nous battons ni au sabre, ni à l'épée, ni au pistolet, s'écria Blutty d'une voix tonnante; nous ne sommes pas des freluquets, des habits noirs comme toi. Nous n'avons pas pris des leçons de courage, nous en avons dans le cœur et au bout des poings. Pose ton habit, Monsieur, la querelle sera bientôt vidée.

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
28 eylül 2017
Hacim:
350 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain