Kitabı oku: «Valentine», sayfa 16
XXXI
M. de Lansac en costume de voyage et affectant une grande fatigue, s'était drapé nonchalamment sur le canapé du grand salon. Il vint au-devant de Valentine d'un air galant et empressé dès qu'il l'aperçut. Valentine tremblait et se sentait près de s'évanouir. Sa pâleur, sa consternation, n'échappèrent point au comte; il feignit de ne pas s'en apercevoir, et lui fit compliment au contraire sur l'éclat de ses yeux et la fraîcheur de son teint. Puis il se mit aussitôt à causer avec cette aisance que donne l'habitude de la dissimulation; et le ton dont il parla de son voyage, la joie qu'il exprima de se retrouver auprès de sa femme, les questions bienveillantes qu'il lui adressa sur sa santé, sur les plaisirs de sa retraite, l'aidèrent à se remettre de son émotion et à paraître, comme lui, calme, gracieuse et polie.
Ce fut alors seulement qu'elle remarqua dans un coin du salon un homme gros et court, d'une figure rude et commune; M. de Lansac le lui présenta comme un de ses amis. Il y avait quelque chose de contraint dans la manière dont M. de Lansac prononça ces mots; le regard sombre et terne de cet homme, le salut raide et gauche qu'il lui rendit, inspirèrent à Valentine un éloignement irrésistible pour cette figure ingrate, qui semblait se trouver déplacée en sa présence, et qui s'efforçait, à force d'impudence, de déguiser le malaise de sa situation.
Après avoir soupé à la même table et vis-à-vis de cet inconnu d'un extérieur si repoussant, M. de Lansac pria Valentine de donner des ordres pour qu'on préparât un des meilleurs appartements du château à son bon M. Grapp. Valentine obéit, et quelques instants après M. Grapp se retira, après avoir échangé quelques paroles à voix basse avec M. de Lansac, et avoir salué sa femme avec le même embarras et le même regard d'insolente servilité que la première fois.
Lorsque les deux époux furent seuls ensemble, une mortelle frayeur s'empara de Valentine. Pâle et les yeux baissés, elle cherchait en vain à renouer la conversation, quand M. de Lansac, rompant le silence, lui demanda la permission de se retirer, accablé qu'il était de fatigue.
– Je suis venu de Pétersbourg en quinze jours, lui dit-il avec une sorte d'affectation; je ne me suis arrêté que vingt-quatre heures à Paris; aussi je crois… j'ai certainement de la fièvre.
– Oh! sans doute, vous avez… vous devez avoir la fièvre, répéta Valentine avec un empressement maladroit.
Un sourire haineux effleura les lèvres discrètes du diplomate.
– Vous avez l'air de Rosine dans le Barbier! dit-il d'un ton semi-plaisant, semi-amer, Buona sera, don Basilio! Ah! ajouta-t-il en se traînant vers la porte d'un air accablé, j'ai un impérieux besoin de sommeiller! Une nuit de plus en poste, et je tombais malade. Il y a de quoi, n'est-ce pas, ma chère Valentine?
– Oh oui! répondit-elle, il faut vous reposer; je vous ai fait préparer…
– L'appartement du pavillon, n'est-il pas vrai, ma très-belle? C'est le plus propice au sommeil. J'aime ce pavillon, il me rappellera l'heureux temps où je vous voyais tous les jours…
– Le pavillon! répondit Valentine d'un air épouvanté qui n'échappa point à son mari, et qui lui servit de point de départ pour les découvertes qu'il se proposait de faire avant peu.
– Est-ce que vous avez disposé du pavillon? dit-il d'un air parfaitement simple et indifférent.
– J'en ai fait une espèce de retraite pour étudier, répondit-elle avec embarras; car elle ne savait pas mentir. Le lit est enlevé, il ne saurait être prêt pour ce soir… Mais l'appartement de ma mère, au rez-de-chaussée, est tout prêt à vous recevoir… s'il vous convient.
– J'en réclamerai peut-être un autre demain, dit M. de Lansac avec une intention féroce de vengeance et un sourire plein d'une fade tendresse; en attendant, je m'arrangerai de celui que vous m'assignez.
Il lui baisa la main. Sa bouche sembla glacée à Valentine. Elle froissa cette main dans l'autre pour la ranimer, quand elle se trouva seule. Malgré la soumission de M. de Lansac à se conformer à ses désirs, elle comprenait si peu ses véritables intentions que la peur domina d'abord toutes les angoisses de son âme. Elle s'enferma dans sa chambre, et le souvenir confus de cette nuit de léthargie qu'elle y avait passée avec Bénédict lui revenant à l'esprit, elle se leva et marcha dans l'appartement avec agitation pour chasser les idées décevantes et cruelles que l'image de ces événements éveillait en elle. Vers trois heures, ne pouvant ni dormir ni respirer, elle ouvrit sa fenêtre. Ses yeux s'arrêtèrent longtemps sur un objet immobile, qu'elle ne pouvait préciser, mais qui, se mêlant aux tiges des arbres, semblait être un tronc d'arbre lui-même. Tout à coup elle le vit se mouvoir et s'approcher; elle reconnut Bénédict. Épouvantée de le voir ainsi se montrer à découvert en face des fenêtres de M. de Lansac, qui étaient directement au-dessous des siennes, elle se pencha avec épouvante pour lui indiquer, par signes, le danger auquel il s'exposait. Mais Bénédict, au lieu d'en être effrayé, ressentit une joie vive en apprenant que son rival occupait cet appartement. Il joignit les mains, les éleva vers le ciel avec reconnaissance, et disparut. Malheureusement M. de Lansac, que l'agitation fébrile du voyage empêchait aussi de dormir, avait observé cette scène de derrière un rideau qui le cachait à Bénédict.
Le lendemain, M. de Lansac et M. Grapp se promenèrent seuls dès le matin.
– Eh bien! dit le petit homme ignoble au noble comte, avez-vous parlé à votre épouse?
– Comme vous y allez, mon cher? Eh! donnez-moi le temps de respirer.
– Je ne l'ai pas, moi, Monsieur. Il faut terminer cette affaire avant huit jours; vous savez que je ne puis différer davantage.
– Eh! patience! dit le comte avec humeur.
– Patience? reprit le créancier d'une voix sombre; il y a dix ans, Monsieur, que je prends patience; et je vous déclare que ma patience est à bout. Vous deviez vous acquitter en vous mariant, et voici déjà deux ans que vous…
– Mais que diable craignez-vous? Cette terre vaut cinq cent mille francs, et n'est grevée d'aucune autre hypothèque.
– Je ne dis pas que j'aie rien à risquer, répondit l'intraitable créancier; mais je dis que je veux rentrer dans mes fonds, réunir mes capitaux, et sans tarder. Cela est convenu, Monsieur, et j'espère que vous ne ferez pas encore cette fois comme les autres.
– Dieu m'en préserve! j'ai fait cet horrible voyage exprès pour me débarrasser à tout jamais de vous… de votre créance, je veux dire, et il me tarde de me voir enfin libre de soucis. Avant huit jours vous serez satisfait.
– Je ne suis pas aussi tranquille que vous, reprit l'autre du même ton rude et persévérant; votre femme… c'est-à-dire votre épouse, peut faire avorter tous vos projets; elle peut refuser de signer…
– Elle ne refusera pas…
– Hein! vous direz peut-être que je vais trop loin; mais moi, après tout, j'ai le droit de voir clair dans les affaires de famille. Il m'a semblé que vous n'étiez pas aussi enchantés de vous revoir que vous me l'aviez fait entendre.
– Comment! dit le comte pâlissant de colère à l'insolence de cet homme.
– Non, non! reprit tranquillement l'usurier. Madame la comtesse a eu l'air médiocrement flattée. Je m'y connais, moi…
– Monsieur! dit le comte d'un ton menaçant.
– Monsieur! dit l'usurier d'un ton plus haut encore et fixant sur son débiteur ses petits yeux de sanglier; écoutez, il faut de la franchise en affaires, et vous n'en avez point mis dans celle-ci… Écoutez, écoutez! Il ne s'agit pas de s'emporter. Je n'ignore pas que d'un mot madame de Lansac peut prolonger indéfiniment ma créance; et qu'est-ce que je tirerai de vous après? Quand je vous ferais coffrer à Sainte-Pélagie, il faudrait vous y nourrir; et il n'est pas sûr qu'au train dont va l'affection de votre femme, elle voulût vous en tirer de si tôt…
– Mais enfin, Monsieur, s'écria le comte outré, que voulez-vous dire? sur quoi fondez-vous…
– Je veux dire que j'ai aussi, moi, une femme jeune et jolie. Avec de l'argent, qu'est-ce qu'on n'a pas? Eh bien, quand j'ai fait une absence de quinze jours seulement, quoique ma maison soit aussi grande que la vôtre, ma femme, je veux dire mon épouse, n'occupe pas le premier étage tandis que j'occupe le rez-de-chaussée. Au lieu qu'ici, Monsieur… Je sais bien que les ci-devant nobles ont conservé leurs anciens usages, qu'ils vivent à part de leurs femmes; mais mordieu! Monsieur, il y a deux ans que vous êtes séparé de la vôtre…
Le comte froissait avec fureur une branche qu'il avait ramassée pour se donner une contenance.
– Monsieur, brisons là! dit-il étouffant de colère. Vous n'avez pas le droit de vous immiscer dans mes affaires à ce point; demain vous aurez la garantie que vous exigez, et je vous ferai comprendre alors que vous avez été trop loin.
Le ton dont il prononça ces paroles effraya fort peu M. Grapp; il était endurci aux menaces, et il y avait une chose dont il avait bien plus peur que des coups de canne: c'était la banqueroute de ses débiteurs.
La journée fut employée à visiter la propriété. M. Grapp avait fait venir dans la matinée un employé au cadastre. Il parcourut les bois, les champs, les prairies, estimant tout, chicanant pour un sillon, pour un arbre abattu; dépréciant tout, prenant des notes, et faisant le tourment et le désespoir du comte, qui fut vingt fois tenté de le jeter dans la rivière. Les habitants de Grangeneuve furent très-surpris de voir arriver ce noble comte en personne, escorté de son acolyte qui examinait tout, et dressait presque déjà l'inventaire du bétail et du mobilier aratoire. M. et madame Lhéry crurent voir dans cette démarche de leur nouveau propriétaire un témoignage de méfiance et l'intention de résilier le bail. Ils ne demandaient pas mieux désormais. Un riche maître de forges, parent et ami de la maison, venait de mourir sans enfants, et de laisser par testament deux cent mille francs à sa chère et digne filleule Athénaïs Lhéry, femme Blutty. Le père Lhéry proposa donc à M. de Lansac la résiliation du bail, et M. Grapp se chargea de répondre que dans trois jours les parties s'entendraient à cet égard.
Valentine avait cherché vainement une occasion d'entretenir son mari et de lui parler de Louise. Après le dîner, M. de Lansac proposa à Grapp d'examiner le parc. Ils sortirent ensemble, et Valentine les suivit, craignant, avec quelque raison, les recherches du côté du parc réservé. M. de Lansac lui offrit son bras, et affecta de s'entretenir avec elle sur un ton d'amitié et d'aisance parfaite.
Elle commençait à reprendre courage, et se serait hasardée à lui adresser quelques questions, lorsque la clôture particulière dont elle avait entouré sa réserve vint frapper l'attention de M. de Lansac.
– Puis-je vous demander, ma chère, ce que signifie cette division? lui dit-il d'un ton très-naturel. On dirait d'une remise pour le gibier. Vous livrez-vous donc au royal plaisir de la chasse?
Valentine expliqua, en s'efforçant de prendre un ton dégagé, qu'elle avait établi sa retraite particulière en ce lieu, et qu'elle y venait jouir d'une plus libre solitude pour travailler.
– Eh! mon Dieu, dit M. de Lansac, quel travail profond et consciencieux exige donc de semblables précautions? Eh quoi! des palissades, des grilles, des massifs impénétrables! mais vous avez fait du pavillon un palais de fées, j'imagine! Moi qui croyais déjà la solitude du château si austère! Vous la dédaignez, vous! C'est le secret du cloître; c'est le mystère qu'il faut à vos sombres élucubrations. Mais, dites-moi, cherchez-vous la pierre philosophale, ou la meilleure forme de gouvernement? Je vois bien que nous avons tort là-bas de nous creuser l'esprit sur la destinée des empires; tout cela se pèse, se prépare et se dénoue au pavillon de votre parc.
Valentine, accablée et effrayée de ces plaisanteries, où il lui semblait voir percer moins de gaieté que de malice, eût voulu pour beaucoup détourner M. de Lansac de ce sujet; mais il insista pour qu'elle leur fît les honneurs de sa retraite, et il fallut s'y résigner. Elle avait espéré le prévenir de ses réunions de chaque jour avec sa sœur et son fils avant qu'il entreprît cette promenade. En conséquence, elle n'avait pas donné à Catherine l'ordre de faire disparaître les traces que ses amis pouvaient y avoir laissées de leur présence quotidienne: M. de Lansac les saisit du premier coup d'œil. Des vers écrits au crayon sur le mur par Bénédict, et qui célébraient les douceurs de l'amitié et le repos des champs; le nom de Valentin, qui, par une habitude d'écolier, était tracé de tous côtés; des cahiers de musique appartenant à Bénédict, et portant son chiffre; un joli fusil de chasse avec lequel Valentin poursuivait quelquefois les lapins dans le parc, tout fut exploré minutieusement par M. de Lansac, et lui fournit le sujet de quelque remarque moitié aigre, moitié plaisante. Enfin il ramassa sur un fauteuil une élégante toque de velours qui appartenait à Valentin, et la montrant à Valentine:
– Est-ce là, lui dit-il en affectant de rire, la toque de l'invisible alchimiste que vous évoquez en ce lieu?
Il l'essaya, s'assura qu'elle était trop petite pour un homme, et la replaça froidement sur le piano; puis se retournant vers Grapp, comme si un mouvement de colère et de vengeance contre sa femme l'eût emporté sur les ménagements qu'il devait à sa position:
– Combien évaluez-vous ce pavillon? lui dit-il d'un ton brusque et sec.
– Presque rien, répondit l'autre. Ces objets de luxe et de fantaisie sont des non-valeurs dans une propriété. La bande noire ne vous en donnerait pas cinq cents francs. Dans l'intérieur d'une ville, c'est différent. Mais quand il y aura, autour de cette construction, un champ d'orge ou une prairie artificielle, je suppose, à quoi sera-t-elle bonne? à jeter par terre, pour le moellon et la charpente.
Le ton grave dont Grapp prononça cette réponse fit passer un frisson involontaire dans le sang de Valentine. Quel était donc cet homme à figure immonde, dont le regard sombre semblait dresser l'inventaire de sa maison, dont la voix appelait la ruine sur le toit de ses pères, dont l'imagination promenait la charrue sur ces jardins, asile mystérieux d'un bonheur pur et modeste?
Elle regarda en tremblant M. de Lansac, dont l'air insouciant et calme était impénétrable.
Vers dix heures du soir, Grapp, se préparant à se retirer dans sa chambre, attira M. de Lansac sur le perron.
– Ah çà, lui dit-il avec humeur, voici tout un jour de perdu; tâchez que cette nuit amène un résultat pour mes affaires, sinon je m'en explique dès demain avec madame de Lansac. Si elle refuse de faire honneur à vos dettes, je saurai du moins à quoi m'en tenir. Je vois bien que ma figure ne lui plait guère; je ne veux pas l'ennuyer, mais je ne veux pas qu'on se joue de moi. D'ailleurs je n'ai pas le temps de m'amuser à la vie de château. Parlez, Monsieur; aurez-vous un entretien ce soir avec votre épouse?
– Morbleu! Monsieur, s'écria Lansac impatienté en frappant sur la grille dorée du perron, vous êtes un bourreau!
– C'est possible, répondit Grapp, jaloux de se venger par l'insulte de la haine et du mépris qu'il inspirait. Mais, croyez-moi, transportez votre oreiller à un autre étage.
Il s'éloigna en grommelant je ne sais quelles sales réflexions. Le comte, qui n'était pas fort délicat dans le cœur, l'était pourtant assez dans la forme; il ne put s'empêcher de penser en cet instant que cette chaste et sainte institution du mariage s'était horriblement souillée en traversant les siècles cupides de notre civilisation.
Mais d'autres pensées, qui avaient un rapport plus intéressant avec sa situation, occupèrent bientôt son esprit pénétrant et froid.
XXXII
M. de Lansac se trouvait dans une des plus diplomatiques situations qui puissent se présenter dans la vie d'un homme du monde. Il y a plusieurs sortes d'honneur en France: l'honneur d'un paysan n'est pas l'honneur d'un gentilhomme, celui d'un gentilhomme n'est pas celui d'un bourgeois. Il y en a pour tous les rangs et peut-être aussi pour tous les individus. Ce qu'il y a de certain, c'est que M. de Lansac en avait à sa manière. Philosophe sous certains rapports, il avait encore des préjugés sous bien d'autres. Dans ces temps de lumières, de perceptions hardies et de rénovation générale, les vieilles notions du bien et du mal doivent nécessairement s'altérer un peu, et l'opinion flotter incertaine sur d'innombrables contestations de limites.
M. de Lansac consentait bien à être trahi, mais non pas trompé. À cet égard, il avait fort raison; avec les doutes que certaines découvertes élevaient en lui relativement à la fidélité de sa femme, on conçoit qu'il n'était pas disposé à effectuer un rapprochement plus intime et à couvrir de sa responsabilité les suites d'une erreur présumée. Ce qu'il y avait de laid dans sa situation, c'est que de viles considérations d'argent entravaient l'exercice de sa dignité, et le forçaient à marcher de biais vers son but.
Il était livré à ces réflexions, lorsque, vers minuit, il lui sembla entendre un léger bruit dans la maison, silencieuse et calme depuis plus d'une heure.
Une porte vitrée donnait du salon sur le jardin à l'autre extrémité du bâtiment, mais sur la même façade que l'appartement du comte; il s'imagina entendre ouvrir cette porte avec précaution. Aussitôt le souvenir de ce qu'il avait vu la nuit précédente, joint au désir ardent d'obtenir des preuves qui lui donneraient un empire sans bornes sur sa femme, vint le frapper; il passa à la hâte une robe de chambre, mit des pantoufles, et, marchant dans l'obscurité avec toute la précaution d'un homme habitué à la prudence, il sortit par la porte encore entr'ouverte du salon, et s'enfonça dans le parc sur les traces de Valentine.
Bien qu'elle eût refermé sur elle la grille de l'enclos, il lui fut facile d'y pénétrer, en escaladant la clôture, quelques minutes après elle. Guidé par l'instinct et par de faibles bruits, il arriva au pavillon; et, se cachant parmi les hauts dahlias qui croissaient devant la principale fenêtre, il put entendre tout ce qui s'y passait.
Valentine, oppressée par l'émotion que lui causait une telle démarche, s'était laissé tomber en silence sur le sofa du salon. Bénédict, debout auprès d'elle, et non moins troublé, resta muet aussi pendant quelques instants; enfin il fit un effort pour sortir de cette pénible situation.
– J'étais fort inquiet, lui dit-il; je craignais que vous n'eussiez pas reçu mon billet.
– Ah! Bénédict, répondit tristement Valentine, ce billet est d'un fou, et il faut que je sois folle moi-même pour me soumettre à cette audacieuse et coupable sommation. Oh! j'ai failli ne pas venir, mais je n'ai pas eu la force de résister; que Dieu me le pardonne!
– Sur mon âme, Madame! dit Bénédict avec un emportement dont il n'était pas maître, vous avez fort bien fait de ne l'avoir pas eue; car, au risque de votre vie et de la mienne, j'aurais été vous chercher, fût-ce…
– N'achevez pas, malheureux! Maintenant vous êtes rassuré, dites-moi! Vous m'avez vue, vous êtes bien sûr que je suis libre; laissez-moi vous quitter…
– Croyez-vous donc être en danger ici, et croyez-vous n'y être pas au château?
– Tout ceci est bien coupable et bien ridicule, Bénédict. Heureusement Dieu semble inspirer à M. de Lansac la pensée de ne pas m'exposer à une criminelle révolte…
– Madame, je ne crains pas votre faiblesse, je crains vos principes.
– Oseriez-vous les combattre maintenant!
– Maintenant, Madame, je ne sais pas ce que je n'oserais pas. Ménagez-moi, je n'ai pas ma tête, vous le voyez bien.
– Oh! mon Dieu! dit Valentine avec amertume, que s'est-il donc passé en vous depuis si peu de temps? Est-ce ainsi que je devais vous retrouver, vous si calme et si fort il y a vingt-quatre heures?
– Depuis vingt-quatre heures, répondit-il, j'ai vécu toute une vie de tortures, j'ai combattu avec toutes les furies de l'enfer! Non, non, en vérité, je ne suis plus ce que j'étais il y a vingt-quatre heures, une jalousie diabolique, une haine inextinguible, se sont réveillées. Ah! Valentine, je pouvais bien être vertueux il y a vingt-quatre heures; mais à présent tout est changé.
– Mon ami, dit Valentine effrayée, vous n'êtes pas bien; séparons-nous, cet entretien ne sert qu'à irriter vos souffrances. Songez d'ailleurs… Mon Dieu! n'ai-je pas vu comme une ombre passer devant la fenêtre?
– Qu'importe? dit Bénédict en s'approchant tranquillement de la fenêtre; ne vaut-il pas mieux cent fois vous voir tuer dans mes bras que de vous savoir vivante aux bras d'un autre? Mais rassurez-vous; tout est calme, ce jardin est désert.
– Écoutez, Valentine, dit-il d'un ton calme mais abattu, je suis bien malheureux. Vous avez voulu que je vécusse; vous m'avez condamné à porter un lourd fardeau!
– Hélas! dit-elle, des reproches! Depuis quinze mois ne sommes-nous pas heureux, ingrat?
– Oui, Madame, nous étions heureux, mais nous ne le serons plus!
– Pourquoi ces noirs présages? Quelle calamité pourrait nous menacer?
– Votre mari peut vous emmener, il peut nous séparer à jamais, et il est impossible qu'il ne le veuille pas.
– Mais jusqu'ici, au contraire, ses intentions paraissent très-pacifiques. S'il voulait m'attacher à sa fortune, ne l'eût-il pas fait plus tôt? Je soupçonne précisément qu'il lui tarde d'être débarrassé de je ne sais quelles affaires…
– Ces affaires, j'en devine la nature. Permettez-moi de vous le dire, Madame, puisque l'occasion s'en présente: ne dédaignez pas le conseil d'un ami dévoué, qui s'occupe fort peu des intérêts et des spéculations de ce monde, mais qui sort de son indifférence lorsqu'il s'agit de vous. M. de Lansac a des dettes, vous ne l'ignorez pas.
– Je ne l'ignore pas, Bénédict, mais je trouve fort peu convenable d'examiner sa conduite avec vous et en ce lieu…
– Rien n'est moins convenable que la passion que j'ai pour vous, Valentine; mais si vous l'avez tolérée jusqu'ici, par compassion pour moi, vous devez tolérer de même un avis que je vous donne par intérêt pour vous. Ce que je dois conclure de la conduite de votre mari à votre égard, c'est que cet homme est peu empressé, et par conséquent peu digne de vous posséder. Vous seconderiez peut-être ses intentions secrètes en vous créant sur-le-champ une existence à part de la sienne…
– Je vous comprends, Bénédict: vous me proposez une séparation, une sorte de divorce; vous me conseillez un crime…
– Eh! non, Madame; dans les idées de soumission conjugale que vous nourrissez si religieusement, si M. de Lansac lui-même le désire, rien de plus moral qu'une division sans éclat et sans scandale. À votre place je la solliciterais, et n'en voudrais pour garantie que l'honneur des deux personnes intéressées. Mais, par cette sorte de contrat fait entre vous avec bienveillance et loyauté, vous assureriez au moins votre existence à venir contre les envahissements de ses créanciers; au lieu que je crains…
– J'aime à vous entendre parler ainsi, Bénédict, répondit-elle; ces conseils me prouvent votre candeur; mais j'ai tant entendu parler d'affaires à ma mère, que j'en ai un peu plus que vous la connaissance. Je sais que nulle promesse n'engage un homme sans honneur à respecter les biens de sa femme, et si j'avais le malheur d'être mariée à une pareil homme, je n'aurais d'autre ressource que ma fermeté, d'autre guide que ma conscience. Mais, rassurez-vous, Bénédict, M. de Lansac est un cœur probe et généreux. Je ne redoute rien de semblable de sa part, et d'ailleurs, je sais qu'il ne peut aliéner aucune de mes propriétés sans me consulter…
– Et moi, je sais que vous ne lui refuseriez aucune signature; car je connais votre facile caractère, votre mépris pour les richesses…
– Vous vous trompez, Bénédict; j'aurais du courage, s'il le fallait. Il est vrai que pour moi je me contenterais de ce pavillon et de quelques arpents de terre; réduite à douze cents francs de rente je me trouverais encore riche. Mais ces biens dont on a frustré ma sœur, je veux au moins les transmettre à son fils après ma mort: Valentin sera mon héritier. Je veux qu'il soit un jour comte de Raimbault. C'est là le but de ma vie. Pourquoi avez-vous frémi ainsi, Bénédict?
– Vous me demandez pourquoi? s'écria Bénédict sortant du calme où la tournure de cet entretien l'avait amené. Hélas! que vous connaissez peu la vie! que vous êtes tranquille et imprévoyante! Vous parlez de mourir sans postérité, comme si… Juste ciel! tout mon sang se soulève à cette pensée; mais, sur mon âme, si vous ne dites pas vrai, Madame…
Il se leva et marcha dans la chambre avec agitation; de temps en temps il cachait sa tête dans ses mains, et sa forte respiration trahissait les tourments de son âme.
– Mon ami, lui dit Valentine avec douceur, vous êtes aujourd'hui sans force et sans raison. Le sujet de notre entretien est d'une nature trop délicate; croyez-moi, brisons là; car je suis bien assez coupable d'être venue ici à une pareille heure sur la sommation d'un enfant sans prudence. Ces pensées orageuses qui vous torturent, je ne puis les calmer par mon silence, et vous devriez savoir l'interpréter sans exiger de moi des promesses coupables… Pourtant, ajouta-t-elle d'une voix tremblante en voyant l'agitation de Bénédict augmenter à mesure qu'elle parlait, s'il faut absolument pour vous rassurer et pour vous contenir, que je manque à tous mes devoirs et à tous mes scrupules, eh bien! soyez content: je vous jure sur votre affection et sur la mienne (je n'oserais jurer par le ciel!) que je mourrai plutôt que d'appartenir à aucun homme.
– Enfin!.. dit Bénédict d'une voix brève et en s'approchant d'elle, vous daignez me jeter une parole d'encouragement! J'ai cru que vous me laisseriez partir dévoré d'inquiétude et de jalousie; j'ai cru que vous ne me feriez jamais le sacrifice d'une seule de vos étroites idées. Vraiment! vous avez promis cela? Mais, Madame, cela est héroïque!
– Vous êtes amer, Bénédict. Il y avait bien longtemps que je ne vous avais vu ainsi. Il faut donc que tous les chagrins m'arrivent à la fois!
– Ah! c'est que, moi, je vous aime avec fureur, dit Bénédict en lui prenant le bras avec un transport farouche; c'est que je donnerais mon âme pour sauver vos jours; c'est que je vendrais ma part du ciel pour épargner à votre cœur le moindre des tourments que le mien dévore; c'est que je commettrais tous les crimes pour vous amuser, et que vous ne feriez pas la plus légère faute pour me rendre heureux.
– Ah! ne parlez pas ainsi, répondit-elle avec abattement. Depuis si longtemps je m'étais habituée à me fier à vous; il faudra donc encore craindre et lutter! il faudra vous fuir peut-être…
– Ne jouons pas sur les mots! s'écria Bénédict avec fureur et rejetant violemment son bras qu'il tenait encore. Vous parlez de me fuir! Condamnez-moi à mort, ce sera plus tôt fait. Je ne pensais pas, Madame, que vous reviendriez sur ces menaces; vous espérez donc que ces quinze mois m'ont changé? Eh bien, vous avez raison; ils m'ont rendu plus amoureux de vous que je ne l'avais jamais été; ils m'ont donné l'énergie de vivre, au lieu que mon ancien amour ne m'avait donné que celle de mourir. À présent, Valentine, il n'est plus temps de s'en départir; je vous aime exclusivement; je n'ai que vous sur la terre; je n'aime Louise et son fils que pour vous. Vous êtes mon avenir, mon but, ma seule passion, ma seule pensée; que voulez-vous que je devienne si vous me repoussez? Je n'ai point d'ambition, point d'amis, point d'état; je n'aurai jamais rien de tout ce qui compose la vie des autres. Vous m'avez dit souvent que dans un âge plus avancé je serais avide des mêmes intérêts que le reste des hommes; je ne sais si vous aurez jamais raison avec moi sur ce point; mais ce qu'il y a de certain, c'est que je suis encore loin de l'âge où les nobles passions s'éteignent, et que je ne puis pas avoir la volonté de l'atteindre si vous m'abandonnez. Non, Valentine, vous ne me chasserez pas, cela est impossible; ayez pitié de moi, je manque de courage!
Bénédict fondit en pleurs. Il faut de telles commotions morales pour amener aux larmes et à la faiblesse de l'enfant l'homme irrité et passionné, que la femme la moins impressionnable résiste rarement à ces rapides élans d'une sensibilité impérieuse. Valentine se jeta en pleurant dans le sein de celui qu'elle aimait, et l'ardeur dévorante du baiser qui unit leurs lèvres lui fit connaître enfin combien l'exaltation de la vertu est près de l'égarement. Mais ils eurent peu de temps pour s'en convaincre; car à peine avaient-ils échangé cette brûlante effusion de leurs âmes, qu'une petite toux sèche et un air d'opéra fredonné sous la fenêtre avec le plus grand calme frappèrent Valentine de terreur. Elle s'arracha des bras de Bénédict, et, saisissant son bras d'une main froide et contractée, elle lui couvrit la bouche de son autre main.
– Nous sommes perdus, lui dit-elle à voix basse, c'est lui!
– Valentine! n'êtes-vous pas ici, ma chère? dit M. de Lansac en s'approchant du perron avec beaucoup d'aisance.
– Cachez-vous! dit Valentine en poussant Bénédict derrière une grande glace portative qui occupait un angle de l'appartement; et elle s'élança au-devant de M. de Lansac avec cette force de dissimulation que la nécessité révèle miraculeusement aux femmes les plus novices.
– J'étais bien sûr de vous avoir vu prendre le chemin du pavillon il y a un quart d'heure, dit Lansac en entrant, et, ne voulant pas troubler votre promenade solitaire, j'avais dirigé la mienne d'un autre côté; mais l'instinct du cœur ou la force magique de votre présence me ramène malgré moi au lieu où vous êtes. Ne suis-je pas indiscret de venir interrompre ainsi vos rêveries, et daignerez-vous m'admettre dans le sanctuaire?
– J'étais venue ici pour prendre un livre que je veux achever cette nuit, dit Valentine d'une voix forte et brève, toute différente de sa voix ordinaire.
– Permettez-moi de vous dire, ma chère Valentine, que vous menez un genre de vie tout à fait singulier et qui m'alarme pour votre santé. Vous passez les nuits à vous promener et à lire; cela n'est ni raisonnable ni prudent.
– Mais je vous assure que vous vous trompez, dit Valentine en essayant de l'emmener vers le perron. C'est par hasard que, ne pouvant dormir cette nuit, j'ai voulu respirer l'air frais du parc. Je me sens tout à fait calmée, je vais rentrer.