Kitabı oku: «Valentine», sayfa 18
XXXV
Valentine, épouvantée en même temps qu'offensée mortellement des injurieuses prédictions de son mari, alla dans sa chambre dévorer ses larmes et sa honte. Plus que jamais effrayée des conséquences d'un égarement que le monde punissait d'un tel mépris, Valentine, accoutumée à respecter religieusement l'opinion, prit horreur de ses fautes et de ses imprudences. Elle roula mille fois dans son esprit le projet de se soustraire aux dangers de sa situation; elle chercha au dehors tous ses moyens de résistance, car elle n'en trouvait plus en elle-même, et la peur de succomber achevait d'énerver ses forces; elle reprochait amèrement à sa destinée de lui avoir ôté tout secours, toute protection.
– Hélas! disait-elle, mon mari me repousse, ma mère ne saurait me comprendre, ma sœur n'ose rien; qui m'arrêtera sur ce versant dont la rapidité m'emporte?
Élevée pour le monde et selon ses principes, Valentine ne trouvait nulle part en lui l'appui qu'elle avait droit d'en attendre en retour de ses sacrifices. Si elle n'eût possédé l'inestimable trésor de la foi, sans doute elle eût foulé aux pieds, dans son désespoir, tous les préceptes de sa jeunesse. Mais sa croyance religieuse soutenait et ralliait toutes ses croyances.
Elle ne se sentit pas la force, ce soir-là, de voir Bénédict; elle ne le fit donc pas avertir du départ de son mari, et se flatta qu'il l'ignorerait. Elle écrivit un mot à Louise pour la prier de venir au pavillon à l'heure accoutumée.
Mais à peine étaient-ils ensemble que mademoiselle Beaujon dépêcha Catherine au petit parc pour avertir Valentine que sa grand'mère, sérieusement incommodée, demandait à la voir.
La vieille marquise avait pris dans la matinée une tasse de chocolat dont la digestion, trop pénible pour ses organes débilités, lui occasionnait une oppression et une fièvre violentes. Le vieux médecin, M. Faure, trouva sa situation fort dangereuse.
Valentine s'empressait à lui prodiguer ses soins, lorsque la marquise, se redressant tout à coup sur son chevet avec une netteté de prononciation et de regard qu'on n'avait pas remarquée en elle depuis longtemps, demanda à être seule avec sa petite-fille. Les personnes présentes se retirèrent aussitôt, excepté la Beaujon, qui ne pouvait supposer que cette mesure s'étendît jusqu'à elle. Mais la vieille marquise, rendue tout à coup, par une révolution miraculeuse de la fièvre, à toute la clarté de son jugement et à toute l'indépendance de sa volonté, lui ordonna impérieusement de sortir.
– Valentine, lui dit-elle quand elles furent seules, j'ai à te demander une grâce; il y a bien longtemps que je l'implore de la Beaujon, mais elle me trouble l'esprit par ses réponses; toi, tu me l'accorderas, je parie.
– Ô ma bonne maman! s'écria Valentine en se mettant à genoux devant son lit, parlez, ordonnez.
– Eh bien, mon enfant, dit la marquise en se penchant vers elle et en baissant la voix, je ne voudrais pas mourir sans voir ta sœur.
Valentine se leva avec vivacité et courut à une sonnette.
– Oh! ce sera bientôt fait, lui dit-elle joyeusement, elle n'est pas loin d'ici; qu'elle sera heureuse, chère grand'mère! Ses caresses vous rendront la vie et la santé!
Catherine fut chargée par Valentine d'aller chercher Louise, qui était restée au pavillon.
– Ce n'est pas tout, dit la marquise, je voudrais aussi voir son fils.
Précisément, Valentin, envoyé par Bénédict, qui était inquiet de Valentine et n'osait se présenter devant elle sans son ordre, venait d'arriver au petit parc lorsque Catherine s'y rendit. Au bout de quelques minutes, Louise et son fils furent introduits dans la chambre de leur aïeule.
Louise, abandonnée avec un cruel égoïsme par cette femme, avait réussi à l'oublier, mais quand elle la retrouva sur son lit de mort, hâve et décrépite; quand elle revit les traits de celle dont la tendresse indulgente avait veillé bien ou mal sur ses premières années d'innocence et de bonheur, elle sentit se réveiller cet inextinguible sentiment de respect et d'amour qui s'attache aux premières affections de la vie. Elle s'élança dans les bras de sa grand'mère, et ses larmes, dont elle croyait la source tarie pour elle, coulèrent avec effusion sur le sein qui l'avait bercée.
La vieille femme retrouva aussi de vifs élans de sensibilité à la vue de cette Louise, jadis si vive et si riche de jeunesse, de passion et de santé, maintenant si pâle, si frêle et si triste. Elle s'exprima avec une ardeur d'affection qui fut en elle comme le dernier éclair de cette tendresse ineffable dont le ciel a doué la femme dans son rôle de mère. Elle demanda pardon de son oubli avec une chaleur qui arracha des sanglots de reconnaissance à ses deux petites-filles; puis elle pressa Valentin dans ses bras étiques, s'extasia sur sa beauté, sur sa grâce, sur sa ressemblance avec Valentine. Cette ressemblance, ils la tenaient du comte Raimbault, le dernier fils de la marquise; elle retrouvait en eux encore les traits de son époux. Comment les liens sacrés de la famille pourraient-ils être effacés et méconnus sur la terre? Quoi de plus puissant sur le cœur humain qu'un type de beauté recueilli comme un héritage par plusieurs générations d'enfants aimés! Quel lien d'affection que celui qui résume le souvenir et l'espérance! Quel empire que celui d'un être dont le regard fait revivre tout un passé d'amour et de regrets, toute une vie que l'on croyait éteinte et dont on retrouve les émotions palpitantes dans un sourire d'enfant!
Mais bientôt cette émotion sembla s'éteindre chez la marquise, soit qu'elle eût hâté l'épuisement de ses facultés, soit que la légèreté naturelle à son caractère eût besoin de reprendre son cours. Elle fit asseoir Louise sur son lit, Valentine dans le fond de l'alcôve, et Valentin à son chevet. Elle leur parla avec esprit et gaieté, surtout avec autant d'aisance que si elle les eût quittés de la veille; elle interrogea beaucoup Valentin sur ses études, sur ses goûts, sur ses rêves d'avenir.
En vain ses filles lui représentèrent qu'elle se fatiguait par cette longue causerie; peu à peu elles s'aperçurent que ses idées s'obscurcissaient; sa mémoire baissa: l'étonnante présence d'esprit qu'elle avait recouvrée fit place à des souvenirs vagues et flottants, à des perceptions confuses; ses joues brillantes de fièvre passèrent à des tons violets, sa parole s'embarrassa. Le médecin, que l'on fit rentrer, lui administra un calmant. Il n'en était plus besoin; on la vit s'affaisser et s'éteindre rapidement.
Puis tout à coup, se relevant sur son oreiller, elle appela encore Valentine, et fit signe aux autres personnes de se retirer au fond de l'appartement.
– Voici une idée qui me revient, lui dit-elle à voix basse. Je savais bien que j'oubliais quelque chose, et je ne voulais pas mourir sans te l'avoir dit. Je savais bien des secrets que je faisais semblant d'ignorer. Il y en a un que tu ne m'as pas confié, Valentine; mais je l'ai deviné depuis longtemps: tu es amoureuse, mon enfant.
Valentine frémit de tout son corps; dominée par l'exaltation que tous ces événements accumulés en si peu de jours devaient avoir produite sur son cerveau, elle crut qu'une voix d'en haut lui parlait par la bouche de son aïeule mourante.
– Oui, c'est vrai, répondit-elle en penchant son visage brûlant sur les mains glacées de la marquise; je suis bien coupable; ne me maudissez pas, dites-moi une parole qui me ranime et qui me sauve.
– Ah! ma petite! dit la marquise en essayant de sourire, ce n'est pas facile de sauver une jeune tête comme toi des passions! Bah! à ma dernière heure je puis bien être sincère. Pourquoi ferais-je de l'hypocrisie avec vous autres? En pourrai-je faire dans un instant devant Dieu? Non, va. Il n'est pas possible de se préserver de ce mal tant qu'on est jeune. Aime donc, ma fille; il n'y a que cela de bon dans la vie. Mais reçois le dernier conseil de ta grand'mère et ne l'oublie pas: Ne prends jamais un amant qui ne soit pas de ton rang.
Ici la marquise cessa de pouvoir parler.
Quelques gouttes de la potion lui rendirent encore quelques minutes de vie. Elle adressa un sourire morbide à ceux qui l'environnaient et murmura des lèvres quelques prières. Puis, se tournant vers Valentine:
– Tu diras à ta mère que je la remercie de ses bons procédés, et que je lui pardonne les mauvais. Pour une femme sans naissance, après tout, elle s'est conduite assez bien envers moi. Je n'attendais pas tant, je l'avoue, de la part de mademoiselle Chignon.
Elle prononça ce mot avec une affectation de mépris. Ce fut le dernier qu'elle fit entendre; et, selon elle, la plus grande vengeance qu'elle pût tirer des tourments imposés à sa vieillesse, fut de dénoncer la roture de madame de Raimbault comme son plus grand vice.
La perte de sa grand'mère, quoique sensible au cœur de Valentine, ne pouvait pas être pour elle un malheur bien réel. Néanmoins, dans la disposition d'esprit où elle était, elle la regarda comme un nouveau coup de sa fatale destinée, et se plut à redire, dans l'amertume de ses pensées, que tous ses appuis naturels lui étaient successivement enlevés, et, comme à dessein, dans le temps où ils lui étaient le plus nécessaires.
De plus en plus découragée de sa situation, Valentine résolut d'écrire à sa mère pour la supplier de venir à son secours, et de ne point revoir Bénédict jusqu'à ce qu'elle eût consommé ce sacrifice. En conséquence, après avoir rendu les derniers devoirs à la marquise, elle se retira chez elle, s'y enferma, et, déclarant qu'elle était malade et ne voulait voir personne, elle écrivit à la comtesse de Raimbault.
Alors, quoique la dureté de M. de Lansac eût bien dû la dégoûter de verser sa douleur dans un cœur insensible, elle se confessa humblement devant cette femme orgueilleuse qui l'avait fait trembler toute sa vie. Maintenant, Valentine, exaspérée par la souffrance, avait le courage du désespoir pour tout entreprendre. Elle ne raisonnait plus rien; une crainte majeure dominait toute autre crainte. Pour échapper à son amour, elle aurait marché sur la mer. D'ailleurs, au moment où tout lui manquait à la fois, une douleur de plus devenait moins effrayante que dans un temps ordinaire. Elle se sentait une énergie féroce envers elle-même, pourvu qu'elle n'eût pas à combattre Bénédict; les malédictions du monde entier l'épouvantaient moins que l'idée d'affronter la douleur de son amant.
Elle avoua donc à sa mère qu'elle aimait un autre homme que son mari. Ce furent là tous les renseignements qu'elle donna sur Bénédict; mais elle peignit avec chaleur l'état de son âme et le besoin qu'elle avait d'un appui. Elle la supplia de la rappeler auprès d'elle; car telle était la soumission absolue qu'exigeait la comtesse, que Valentine n'eût pas osé la rejoindre sans son aveu.
À défaut de tendresse, madame de Raimbault eût peut-être accueilli avec vanité la confidence de sa fille; elle eût peut-être fait droit à sa demande, si le même courrier ne lui eût apporté une lettre datée du château de Raimbault, qu'elle lut la première: c'était une dénonciation en règle de mademoiselle Beaujon.
Cette fille, suffoquée de jalousie en voyant la marquise entourée d'une nouvelle famille à ses derniers moments, avait été furieuse surtout du don de quelques bijoux antiques offerts à Louise par sa grand'mère, comme gage de souvenir. Elle se regarda comme frustrée par ce legs, et, n'ayant aucun droit pour s'en plaindre, elle résolut au moins de s'en venger; elle écrivit donc sur-le-champ à la comtesse, sous prétexte de l'informer de la mort de sa belle-mère, et elle profita de l'occasion pour révéler l'intimité de Louise et de Valentine. l'installation scandaleuse de Valentin dans le voisinage, son éducation faite à demi par madame de Lansac, et tout ce qu'il lui plut d'appeler les mystères du pavillon; car elle ne s'en tint pas à dévoiler l'amitié des deux sœurs, elle noircit les relations qu'elles avaient avec le neveu du fermier, le paysan Benoît Lhéry; elle présenta Louise comme une intrigante qui favorisait odieusement l'union coupable de ce rustre avec sa sœur; elle ajouta qu'il était bien tard sans doute pour remédier à tout cela, car le commerce durait depuis quinze grands mois. Elle finit en déclarant que M. de Lansac avait sans doute fait à cet égard de fâcheuses découvertes, car il était parti au bout de trois jours sans avoir aucune relation avec sa femme.
Après avoir donné ce soulagement à sa haine, la Beaujon quitta Raimbault, riche des libéralités de la famille, et vengée des bontés que Valentine avait eues pour elle.
Ces deux lettres mirent la comtesse dans une fureur épouvantable; elle eût ajouté moins de foi aux aveux de la duègne, si les aveux de sa fille, arrivés en même temps, ne lui en eussent semblé la confirmation. Alors tout le mérite de cette confession naïve fut perdu pour Valentine. Madame de Raimbault ne vit plus en elle qu'une malheureuse dont l'honneur était entaché sans retour, et qui, menacée de la vengeance de son mari, venait implorer l'appui nécessaire de sa mère. Cette opinion ne fut que trop confirmée par les bruits de la province qui arrivaient chaque jour à ses oreilles. Le bonheur pur de deux amants n'a jamais pu s'abriter dans la paix obscure des champs sans exciter la jalousie et la haine de tout ce qui végète sottement au sein des petites villes. Le bonheur d'autrui est un spectacle qui dessèche et dévore le provincial; la seule chose qui lui fait supporter sa vie étroite et misérable, c'est le plaisir d'arracher tout amour et toute poésie de la vie de son voisin.
Et puis madame de Raimbault, qui avait été déjà frappée du retour subit de M. de Lansac à Paris, le vit, l'interrogea, ne put obtenir aucune réponse, mais put fort bien comprendre, à l'habileté de son silence et à la dignité de sa contenance évasive, que tout lien d'affection et de confiance était rompu entre sa femme et lui.
Alors elle fit à Valentine une réponse foudroyante, lui conseilla de chercher désormais son refuge dans la protection de cette sœur tarée comme elle, lui déclara qu'elle l'abandonnait à l'opprobre de son sort, et finit en lui donnant presque sa malédiction.
Il est vrai de dire que madame de Raimbault fut navrée de voir la vie de sa fille gâtée à tout jamais; mais il entra encore plus d'orgueil blessé que de tendresse maternelle dans sa douleur. Ce qui le prouve, c'est que le courroux l'emporta sur la pitié, et qu'elle partit pour l'Angleterre, afin, prétendit-elle, de s'étourdir sur ses chagrins, mais, en effet, pour se livrer à la dissipation sans être exposée à rencontrer des gens informés de ses malheurs domestiques, et disposés à critiquer sa conduite en cette occasion.
Tel fut le résultat de la dernière tentative de l'infortunée Valentine. La réponse de sa mère jeta une telle douleur dans son âme qu'elle absorba toutes ses autres pensées. Elle se mit à genoux dans son oratoire, et répandit son affliction en longs sanglots. Puis, au milieu de cette amertume affreuse, elle sentit ce besoin de confiance et d'espoir qui soutient les âmes religieuses; elle sentit surtout ce besoin d'affection qui dévore la jeunesse. Haïe, méconnue, repoussée de partout, il lui restait encore un asile: c'était le cœur de Bénédict. Était-il donc si coupable, cet amour tant calomnié? Dans quel crime l'avait-il donc entraînée?
«Mon Dieu! s'écria-t-elle avec ardeur, toi qui seul vois la pureté de mes désirs, toi qui seul connais l'innocence de ma conduite, ne me protégeras-tu pas? te retireras-tu aussi de moi? La justice que les hommes me refusent, n'est-ce pas en toi que je la trouverai? Cet amour est-il donc si coupable?»
Comme elle se penchait sur son prie-Dieu, elle aperçut un objet qu'elle y avait déposé comme l'ex-voto d'une superstition amoureuse; c'était ce mouchoir teint de sang que Catherine avait rapporté de la maison du ravin le jour du suicide de Bénédict, et que Valentine lui avait réclamé ensuite en apprenant cette circonstance. En ce moment, la vue du sang répandu pour elle fut comme une victorieuse protestation d'amour et de dévouement, en réponse aux affronts qu'elle recevait de toutes parts. Elle saisit le mouchoir, le pressa contre ses lèvres, et, plongée dans une mer de tourments et de délices, elle resta longtemps immobile et recueillie, ouvrant son cœur à la confiance, et sentant revenir cette vie ardente qui dévorait son être quelques jours auparavant.
XXXVI
Bénédict était bien malheureux depuis huit jours. Cette feinte maladie, dont Louise ne savait lui donner aucun détail, le jetait dans de vives inquiétudes. Tel est l'égoïsme de l'amour, qu'il aimait encore mieux croire au mal de Valentine que de la soupçonner de vouloir le fuir. Ce soir-là, poussé par un vague espoir, il rôda longtemps autour du parc; enfin, maître d'une clef particulière que l'on confiait d'ordinaire à Valentin, il se décida à pénétrer jusqu'au pavillon. Tout était silencieux et désert dans ce lieu naguère si plein de joie, de confiance et d'affection. Son cœur se serra; il en sortit, et se hasarda à entrer dans le jardin du château. Depuis la mort de la vieille marquise, Valentine avait supprimé plusieurs domestiques. Le château était donc peu habité. Bénédict en approcha sans rencontrer personne.
L'oratoire de Valentine était situé dans une tourelle vers la partie la plus solitaire du bâtiment. Un petit escalier en vis, reste des anciennes constructions sur lesquelles le nouveau manoir avait été bâti, descendait de sa chambre à l'oratoire, et de l'oratoire au jardin. La fenêtre, cintrée et surmontée d'ornements dans le goût italien de la renaissance, s'élevait au-dessus d'un massif d'arbres dont la cime s'empourprait alors des reflets du couchant. La chaleur du jour avait été extrême; des éclairs silencieux glissaient faiblement sur l'horizon violet, l'air était rare et comme chargé d'électricité; c'était un de ces soirs d'été où l'on respire avec peine, où l'on sent en soi une excitation nerveuse extraordinaire, où l'on souffre d'un mal sans nom qu'on voudrait pouvoir soulager par des larmes.
Parvenu au pied du massif en face de la tour, Bénédict jeta un regard inquiet sur la fenêtre de l'oratoire. Le soleil embrasait ses vitraux coloriés. Bénédict chercha longtemps à saisir quelque chose derrière ce miroir ardent, lorsqu'une main de femme l'ouvrit tout à coup, et une forme fugitive se montra et disparut.
Bénédict monta sur un vieux if, et, caché par ses rameaux noirs et pendants, il s'éleva assez pour que sa vue pût plonger dans l'intérieur. Alors il vit distinctement Valentine à genoux, avec ses cheveux blonds à demi détachés, qui tombaient négligemment sur son épaule, et que le soleil dorait de ses derniers feux. Ses joues étaient animées, son attitude avait un abandon plein de grâce et de candeur. Elle pressait sur sa poitrine et baisait avec amour ce mouchoir sanglant que Bénédict avait cherché avec tant d'anxiété après son suicide, et qu'il reconnut aussitôt entre ses mains.
Alors Bénédict, promenant ses regards craintifs sur le jardin désert, et n'ayant qu'un mouvement à faire pour atteindre à cette fenêtre, ne put résister à la tentation. Il s'attacha à la balustrade sculptée, et, abandonnant la dernière branche qui le soutenait encore, il s'élança au péril de sa vie.
En voyant une ombre se dessiner dans l'air éblouissant de la croisée, Valentine jeta un cri; mais, en le reconnaissant, sa terreur changea de nature.
– Ô ciel! lui dit-elle, oserez-vous donc me poursuivre jusqu'ici?
– Me chassez-vous? répondit Bénédict. Voyez! vingt pieds seulement me séparent du sol; ordonnez-moi de lâcher cette balustrade, et j'obéis.
– Grand Dieu! s'écria Valentine épouvantée de la situation où elle le voyait, entrez, entrez! Vous me faites mourir de frayeur.
Il s'élança dans l'oratoire, et Valentine, qui s'était attachée à son vêtement dans la crainte de le voir tomber, le pressa dans ses bras par un mouvement de joie involontaire en le voyant sauvé.
En cet instant tout fut oublié, et les résistances que Valentine avait tant méditées, et les reproches que Bénédict s'était promis de lui faire. Ces huit jours de séparation, dans de si tristes circonstances, avaient été pour eux comme un siècle. Le jeune homme s'abandonnait à une joie folle en pressant contre son cœur Valentine, qu'il avait craint de trouver mourante, et qu'il voyait plus belle et plus aimante que jamais.
Enfin, la mémoire de ce qu'il avait souffert loin d'elle lui revint; il l'accusa d'avoir été menteuse et cruelle.
– Écoutez, lui dit Valentine avec feu en le conduisant devant sa madone, j'avais fait serment de ne jamais vous revoir, parce que je m'étais imaginé que je ne pourrais le faire sans crime. Maintenant jurez-moi que vous m'aiderez à respecter mes devoirs; jurez-le devant Dieu, devant cette image, emblème de pureté; rassurez-moi, rendez-moi la confiance que j'ai perdue. Bénédict, votre âme est sincère, vous ne voudriez pas commettre un sacrilège dans votre cœur; dites! vous sentez-vous plus fort que je ne le suis?
Bénédict pâlit et recula avec épouvante. Il avait dans l'esprit une droiture vraiment chevaleresque, et préférait le malheur de perdre Valentine au crime de la tromper.
– Mais c'est un vœu que vous me demandez, Valentine! s'écria-t-il. Pensez-vous que j'aie l'héroïsme de le prononcer et de le tenir sans y être préparé?
– Eh quoi! ne l'êtes-vous pas depuis quinze mois? lui dit-elle. Ces promesses solennelles que vous me fîtes un soir en face de ma sœur, et que jusqu'ici vous aviez si loyalement observées…
– Oui, Valentine, j'ai eu cette force, et j'aurai peut-être celle de renouveler mon vœu. Mais ne me demandez rien aujourd'hui, je suis trop agité; mes serments n'auraient nulle valeur. Tout ce qui s'est passé a chassé le calme que vous aviez fait rentrer dans mon sein. Et puis, Valentine! femme imprudente! vous me dites que vous tremblez! Pourquoi me dites-vous cela? Je n'aurais pas eu l'audace de le penser. Vous étiez forte quand je vous croyais forte; pourquoi me demander, à moi, l'énergie que vous n'avez pas? Où la trouverai-je maintenant? Adieu, je vais me préparer à vous obéir. Mais jurez-moi que vous ne me fuirez plus; car vous voyez l'effet de cette conduite sur moi: elle me tue, elle détruit tout l'effet de ma vertu passée.
– Eh bien! Bénédict, je vous le jure; car il m'est impossible de ne pas me fier à vous quand je vous vois et quand je vous entends. Adieu; demain nous nous reverrons tous au pavillon.
Elle lui tendit la main; Bénédict hésita à la toucher. Un tremblement convulsif l'agitait. À peine l'eut-il effleurée, qu'une sorte de rage s'empara de lui. Il étreignit Valentine dans ses bras, puis il voulut la repousser. Alors l'effroyable violence qu'il imposait à sa nature ardente depuis si longtemps ayant épuisé toutes ses forces, il se tordit les mains avec fureur et tomba presque mourant sur les marches du prie-Dieu.
– Prends pitié de moi, dit-il avec angoisse, toi qui as créé Valentine; rappelle mon âme à toi, éteins ce souffle dévorant qui ronge ma poitrine et torture ma vie; fais-moi la grâce de mourir.
Il était si pâle, tant de souffrance se peignait dans ses yeux éteints, que Valentine le crut réellement sur le point de succomber. Elle se jeta à genoux près de lui, le pressa sur son cœur avec délire, le couvrit de caresses et de pleurs, et tomba épuisée elle-même dans ses bras avec des cris étouffés, en le voyant défaillir et rejeter en arrière sa tête froide et mourante.
Enfin elle le rappela à lui-même; mais il était si faible, si accablé, qu'elle ne voulut point le renvoyer ainsi. Retrouvant toute son énergie avec la nécessité de le secourir, elle le soutint et le traîna jusqu'à sa chambre, où elle lui prépara du thé.
En ce moment, la bonne et douce Valentine redevint l'officieuse et active ménagère dont la vie était toute consacrée à être utile aux autres. Ses terreurs de femme et d'amante se calmèrent pour faire place aux sollicitudes de l'amitié. Elle oublia en quel lieu elle amenait Bénédict et ce qui devait se passer dans son âme, pour ne songer qu'à secourir ses sens. L'imprudente ne fit point attention aux regards sombres et farouches qu'il jetait sur cette chambre où il n'était entré qu'une fois, sur ce lit où il l'avait vue dormir toute une nuit, sur tous ces meubles qui lui rappelaient la plus orageuse crise et la plus solennelle émotion de sa vie. Assis sur un fauteuil, les sourcils froncés, les bras pendants, il la regardait machinalement errer autour de lui, sans imaginer à quoi elle s'occupait.
Quand elle lui apporta le breuvage calmant qu'elle venait de lui préparer, il se leva brusquement et la regarda d'un air si étrange et si égaré qu'elle laissa échapper la tasse et recula avec effroi.
Bénédict jeta ses bras autour d'elle et l'empêcha de fuir.
– Laissez-moi, s'écria-t-elle, le thé m'a horriblement brûlée.
En effet, elle s'éloigna en boitant. Il se jeta à genoux et baisa son petit pied légèrement rougi au travers de son bas transparent, et puis il faillit mourir encore; et Valentine, vaincue par la pitié, par l'amour, par la peur surtout, ne s'arracha plus de ses bras quand il revint à la vie…
C'était un moment fatal qui devait arriver tôt ou tard. Il y a bien de la témérité à espérer vaincre une passion, quand on se voit tous les jours et qu'on a vingt ans.
Durant les premiers jours, Valentine, emportée au delà de toutes ses impressions habituelles, ne songea point au repentir; mais ce moment vint et il fut terrible.
Alors Bénédict regretta amèrement un bonheur qu'il fallait payer si cher. Sa faute reçut le plus rude châtiment qui pût lui être infligé: il vit Valentine pleurer et dépérir de chagrin.
Trop vertueux l'un et l'autre pour s'endormir dans des joies qu'ils avaient réprouvées et repoussées si longtemps, leur existence devint cruelle. Valentine n'était point capable de transiger avec sa conscience. Bénédict aimait trop passionnément pour sentir un bonheur que ne partageait plus Valentine. Tous deux étaient trop faibles, trop livrés à eux-mêmes, trop dominés par les impétueuses sensations de la jeunesse, pour s'arracher à ces joies pleines de remords. Ils se quittaient avec désespoir; ils se retrouvaient avec enthousiasme. Leur vie était un combat perpétuel, un orage toujours renaissant, une volupté sans bornes et un enfer sans issue.
Bénédict accusait Valentine de l'aimer peu, de ne pas savoir le préférer à son honneur, à l'estime d'elle-même, de n'être capable d'aucun sacrifice complet; et quand ces reproches avaient amené une nouvelle faiblesse de Valentine, quand il la voyait pleurer avec désespoir et succomber sous de pâles terreurs, il haïssait le bonheur qu'il venait de goûter; il eût voulu au prix de son sang en laver le souvenir. Il lui offrait alors de la fuir, il lui jurait de supporter la vie et l'exil; mais elle n'avait plus la force de l'éloigner.
– Ainsi je resterais seule et abandonnée à ma douleur! lui disait-elle; non, ne me laissez pas ainsi, j'en mourrais; je ne puis plus vivre qu'en m'étourdissant. Dès que je rentre en moi-même, je sens que je suis perdue; ma raison s'égare, et je serais capable de couronner mes crimes par le suicide. Votre présence du moins me donne la force de vivre dans l'oubli de mes devoirs. Attendons encore, espérons, prions Dieu; seule, je ne puis plus prier; mais près de vous l'espoir me revient. Je me flatte de trouver un jour assez de vertu en moi pour vous aimer sans crime. Peut-être m'en donnerez-vous le premier, car enfin vous êtes plus fort que moi; c'est moi qui vous repousse et qui vous rappelle toujours.
Et puis venaient ces moments de passion impétueuse où l'enfer avec ses terreurs faisait sourire Valentine. Elle n'était pas incrédule alors, elle était fanatique d'impiété.
– Eh bien, disait-elle, bravons tout; qu'importe que je perde mon âme? Soyons heureux sur la terre; le bonheur d'être à toi sera-t-il trop payé par une éternité de tourments? Je voudrais avoir quelque chose de plus à te sacrifier; dis, ne sais-tu pas un prix qui puisse m'acquitter envers toi?
– Oh! si tu étais toujours ainsi! s'écriait Bénédict.
Ainsi Valentine, de calme et réservée qu'elle était naturellement, était devenue passionnée jusqu'au délire par suite d'un impitoyable concours de malheurs et de séductions qui avaient développé en elle de nouvelles facultés pour combattre et pour aimer. Plus sa résistance avait été longue et raisonnée, plus sa chute était violente. Plus elle avait amassé de forces pour repousser la passion, plus la passion trouvait en elle les aliments de sa force et de sa durée.
Un événement que Valentine avait pour ainsi dire oublié de prévoir, vint faire diversion à ces orages. Un matin, M. Grapp se présenta muni de pièces en vertu desquelles le château et la terre de Raimbault lui appartenaient, sauf une valeur de vingt mille francs environ, qui constituait à l'avenir toute la fortune de madame de Lansac. Les terres furent immédiatement mises en vente, au plus offrant, et Valentine fut sommée de sortir, sous vingt-quatre heures, des propriétés de M. Grapp.
Ce fut un coup de foudre pour ceux qui l'aimaient; jamais fléau céleste ne causa dans le pays une semblable consternation. Mais Valentine ressentit moins son malheur qu'elle ne l'eût fait dans une autre situation; elle pensa, dans le secret de son cœur, que M. de Lansac étant assez vil pour se faire payer son déshonneur au poids de l'or, elle était pour ainsi dire quitte envers lui. Elle ne regretta que le pavillon, asile d'un bonheur pour jamais évanoui, et, après en avoir retiré le peu de meubles qu'il lui fut permis d'emporter, elle accepta provisoirement un refuge à la ferme de Grangeneuve, que les Lhéry, en vertu d'un arrangement avec Grapp, étaient eux-mêmes sur le point de quitter.