Kitabı oku: «Valentine», sayfa 5
Valentine prit sa prudence pour une autorisation tacite, et, se rassurant de ce côté, elle dirigea toutes ses pensées vers l'orage qui allait éclater du côté de sa mère.
La veille au soir, le laquais adroit et bas qui avait déjà insinué quelques soupçons sur l'apparition de Louise dans le pays était entré chez la comtesse, sous le prétexte d'apporter une limonade, et il avait eu avec elle l'entretien suivant.
IX
– Madame m'avait ordonné hier de m'informer de la personne…
– Il suffit. Ne la nommez jamais devant moi. L'avez-vous fait?
– Oui, Madame, et je crois être sur la voie.
– Parlez donc.
– Je n'oserais pas affirmer à madame que la chose soit aussi certaine que je le désirerais. Mais voici ce que je sais: il y a à la ferme de Grangeneuve, depuis à peu près trois semaines, une femme qui passe pour la nièce du père Lhéry, et qui m'a bien l'air d'être celle que nous cherchons.
– L'avez-vous vue?
– Non, Madame. D'ailleurs je ne connais pas la personne… et personne ici n'est plus avancé que moi.
– Mais que disent les paysans?
– Les uns disent que c'est bien la parente des Lhéry; à preuve, disent-ils, qu'elle n'est pas vêtue comme une demoiselle, et puis, parce qu'elle occupe chez eux une chambre de laboureur. Ils pensent que si c'était mademoiselle… on lui aurait fait une autre réception à la ferme. Les Lhéry lui étaient tout dévoués, comme madame sait.
– Sans doute. La mère Lhéry a été sa nourrice dans un temps où elle était fort heureuse de trouver ce moyen d'existence. Mais que disent les autres?.. Comment se fait-il que pas un ici ne puisse affirmer si cette personne est ou n'est pas celle que tout le monde a vue autrefois?
– D'abord peu de gens l'ont vue à Grangeneuve, qui est un endroit fort isolé. Elle n'en sort presque pas, et, lorsqu'elle sort, elle est toujours enveloppée d'une mante, parce que, dit-on, elle est malade. Ceux qui l'ont rencontrée l'ont à peine aperçue, et disent qu'il leur est impossible de savoir si la personne fraîche et replète qu'ils ont vue, il y a quinze ans, est la personne maigre et pâle qu'ils voient maintenant. C'est une chose embarrassante à éclaircir, et qui demande beaucoup d'adresse et de persévérance.
– Joseph! je vous donne cent francs si vous voulez vous en charger.
– Il suffit d'un ordre de madame, répondit le valet d'un air hypocrite. Mais si je n'en viens pas à bout aussi vite que madame le désire, elle voudra bien se rappeler que les paysans d'ici sont rusés, méfiants; qu'ils ont un fort mauvais esprit, aucun attachement pour leurs anciens devoirs, et qu'ils ne seraient pas fâchés de montrer une opposition quelconque à la volonté de madame…
– Je sais qu'ils ne m'aiment pas, et je m'en félicite. La haine de ces gens-là m'honore au lieu de m'inquiéter. Mais le maire de la commune n'a-t-il point fait amener cette étrangère pour la questionner?
– Madame sait que le maire est un Lhéry, un cousin de son fermier; dans cette famille-là, ils sont unis comme les doigts de la main, et ils s'entendent comme larrons en foire…
Joseph sourit de complaisance en se trouvant tant de causticité dans le discours. La comtesse ne daigna pas partager son sentiment; mais elle reprit:
– Oh! c'est un grand désagrément que ces fonctions de maire soient remplies par des paysans, à qui elles donnent une certaine autorité sur nous!
– Il faudra, pensa-t-elle, que je m'occupe de faire destituer celui-là, et que mon gendre prenne l'ennui de le remplacer. Il fera faire la besogne par les adjoints.
Puis, revenant tout à coup au sujet de l'entretien par un de ces aperçus clairs et prompts que donne la haine:
– Il y a un moyen, dit-elle: c'est d'envoyer Catherine à la ferme, et de la faire parler.
– La nourrice de mademoiselle!.. Oh! c'est une femme plus rusée que madame ne pense. Peut-être sait-elle déjà fort bien ce qui en est.
– Enfin, il faut trouver un moyen, dit la comtesse avec humeur.
– Si madame me permet d'agir…
– Eh! certainement!
– En ce cas, j'espère être instruit demain de ce qui intéresse madame.
Le lendemain, vers six heures du matin, au moment où l'Angélus sonnait au fond de la vallée et où le soleil enluminait tous les toits d'alentour, Joseph se dirigea vers la partie du pays la plus déserte, et en même temps la mieux cultivée; c'était sur les terres de Raimbault, terres considérables et fertiles, jadis vendues comme biens nationaux, rachetées sous l'empire par la dot de mademoiselle Chignon, fille d'un riche manufacturier, que le général comte de Raimbault avait épousée en secondes noces. L'empereur aimait à unir les anciens noms aux nouvelles fortunes: ce mariage s'était conclu sous son influence suprême; et la nouvelle comtesse avait bientôt dépassé dans son cœur tout l'orgueil de la vieille noblesse qu'elle haïssait, et dont cependant elle avait voulu à tout prix obtenir les honneurs et les titres.
Joseph avait sans doute tissé une fable bien savante pour se présenter à la ferme sans effaroucher personne. Il avait dans son sac bien des tours de Scapin pour abuser de la simplicité des habitants; mais, par malheur, la première personne qu'il rencontra à cent pas de la ferme fut Bénédict, homme bien plus fin, bien plus méfiant que lui. Le jeune homme se souvint aussitôt de l'avoir vu quelque temps auparavant à une autre fête de village, où, quoi qu'il portât fort bien son habit noir, bien qu'il affectât des manières de supériorité sur les fermiers qui prenaient de la bière avec lui, il avait été persiflé et humilié comme un vrai laquais qu'il était. Aussitôt Bénédict comprit qu'il fallait écarter de la ferme ce témoin dangereux, et, s'emparant de lui avec force politesses ironiques, il le força d'aller visiter avec lui une vigne située à quelque distance. Il affecta de le croire, sur sa parole, homme de confiance et régisseur du château, et feignit une grande disposition au bavardage. Joseph abusa bien vite de l'occasion, et, au bout de dix minutes, ses intentions et ses projets devinrent clairs comme le jour pour Bénédict. Alors celui-ci se tint sur ses gardes, et le désabusa de ses doutes relativement à Louise avec un air de candeur dont Joseph fut parfaitement dupe. Cependant Bénédict comprit que ce n'était pas assez, qu'il fallait se débarrasser entièrement des intentions malfaisantes de ce mouchard, et il retrouva tout à coup dans sa mémoire un moyen de le dominer.
– Parbleu, monsieur Joseph! lui dit-il, je suis fort aise de vous avoir rencontré. J'avais précisément à vous communiquer une affaire intéressante pour vous.
Joseph ouvrit deux larges oreilles, de ces oreilles de laquais, profondes, mobiles, habiles à saisir, vigilantes à conserver; de ces oreilles où rien ne se perd, où tout se retrouve.
– M. le chevalier de Trigaud, continua Bénédict, ce gentilhomme campagnard qui demeure à trois lieues d'ici, et qui fait un si énorme massacre de lièvres et de perdrix qu'on n'en trouve plus là où il a passé, me disait avant-hier (nous venions précisément de tuer dans les buissons une vingtaine de cailles vertes; car le bon chevalier est braconnier comme un garde-chasse), il disait donc avant hier qu'il serait bien aise d'avoir un homme intelligent comme vous à son service…
– M. le chevalier de Trigaud a dit cela? repartit l'auditeur ému.
– Sans doute, reprit Bénédict. C'est un homme riche, libéral, insouciant, ne se mêlant de rien, n'aimant que la chasse et la table, sévère à ses chiens, doux à ses serviteurs, ennemi des embarras domestiques, volé depuis qu'il est au monde, volable s'il en fut. Une personne qui aurait, comme vous, reçu une certaine instruction, qui tiendrait ses comptes, qui réformerait les abus de sa maison, et qui ne le contrarierait pas au sortir de table, pourrait à jeun obtenir tout de son humeur facile, régner en prince chez lui, et gagner quatre fois autant que chez madame la comtesse de Raimbault. Or, tous ces avantages sont à votre disposition, monsieur Joseph, si vous voulez, de ce pas, aller vous présenter au chevalier.
– J'y vais au plus vite! s'écria Joseph, qui connaissait fort bien la place et qui la savait bonne.
– Un instant! dit Bénédict. Il faudra vous rappeler que, grâce à mon goût pour la chasse et à la morale bien connue de ma famille, ce bon chevalier nous témoigne à tous une amitié vraiment extraordinaire, et que quiconque aurait le malheur de me déplaire ou de rendre un mauvais office à quelqu'un des miens ne pourrirait pas sur le seuil de sa maison.
Le ton dont ces paroles furent prononcées les rendit très-intelligibles pour Joseph. Il rentra au château, rassura complètement la comtesse, eut l'adresse de se faire donner les cent francs de gratification pour son zèle et ses peines, et sauva Valentine de l'interrogatoire terrible que sa mère lui réservait. Huit jours après il entra au service du chevalier de Trigaud, qu'il ne vola pas (il avait trop d'esprit et son maître était trop bête pour qu'il s'en donnât la peine), mais qu'il pilla comme un pays conquis.
Dans son désir de ne pas manquer une si excellente aubaine, il avait poussé l'adresse et le dévouement aux intentions de Bénédict jusqu'à donner de faux renseignements à la comtesse sur la résidence de Louise. En trois jours il lui avait improvisé un voyage et un départ dont madame de Raimbault avait été la dupe. Il avait réussi encore à ne pas perdre sa confiance en quittant son service. Il s'était fait octroyer de bon gré la permission de changer de maître, et madame de Raimbault ne pensa bientôt plus à lui ni à ses révélations antérieures. La marquise, qui aimait Louise plus peut-être qu'elle n'avait aimé personne, questionna Valentine. Mais celle-ci connaissait trop le caractère faible et la légèreté de sa grand'mère pour confier à son impuissante affection un secret de si haute importance. M. de Lansac était parti, les trois femmes étaient fixées à Raimbault, où le mariage devait se conclure dans un mois. Louise, qui ne se fiait peut-être pas autant que Valentine aux bonnes intentions de M. de Lansac, résolut de mettre à profit ce temps, où elle était à peu près libre, pour la voir souvent; et trois jours après la Journée du 1er mai, Bénédict, chargé d'une lettre, se présenta au château.
Hautain et fier, il n'avait jamais voulu s'y présenter pour traiter d'aucune affaire au nom de son oncle; mais pour Louise, pour Valentine, pour ces deux femmes qu'il ne savait comment qualifier dans son affection, il se faisait une sorte de gloire d'aller affronter les regards dédaigneux de la comtesse et les affabilités insolentes de la marquise. Il profita d'un jour chaud qui devait confiner Valentine chez elle, et, s'étant muni d'une carnassière bien remplie de gibier, ayant pris pour vêtement une blouse, un chapeau de paille et des guêtres, il partit ainsi équipé en chasseur villageois, certain que ce costume choquerait moins les yeux de la comtesse que ne le ferait un extérieur plus soigné.
Valentine écrivait dans sa chambre. Je ne sais quelle attente vague faisait trembler sa main; tout en traçant des lignes destinées à sa sœur, il lui semblait que le messager qui devait s'en charger n'était pas loin. Le moindre bruit dans la campagne, le trot d'un cheval, la voix d'un chien la faisait tressaillir; elle se levait et courait à la fenêtre; appelant dans son cœur Louise et Bénédict; car Bénédict, ce n'était pour elle, du moins elle le croyait ainsi, qu'une partie de sa sœur détachée vers elle.
Comme elle commençait à se lasser de cette émotion involontaire et cherchait à en distraire sa pensée, cette voix si belle et si pure, cette voix de Bénédict, qu'elle avait entendue la nuit sur les bords de l'Indre, vint de nouveau charmer son oreille. La plume tomba de ses doigts; elle écouta, ravie, ce chant naïf et simple qui avait tant d'empire sur ses nerfs. La voix de Bénédict partait d'un sentier qui tournait en dehors du parc sur une colline assez rapide. Le chanteur, se trouvant élevé au-dessus des jardins, pouvait faire entendre distinctement ces vers de sa chanson villageoise, qui renfermaient peut-être un avertissement pour Valentine:
Bergère Solange, écoutez. L'alouette aux champs vous appelle.
Valentine était assez romanesque; elle ne pensait pas l'être parce que son cœur vierge n'avait pas encore conçu l'amour. Mais lorsqu'elle croyait pouvoir s'abandonner sans réserve à un sentiment pur et honnête, sa jeune tête ne se défendait point d'aimer tout ce qui ressemblait à une aventure. Élevée sous des regards si rigides, dans une atmosphère d'usages si froids et si guindés, elle avait si peu joui de la fraîcheur et de la poésie de son âge!
Collée au store de sa fenêtre, elle vit bientôt Bénédict descendre le sentier. Bénédict n'était pas beau; mais sa taille était remarquablement élégante. Son costume rustique, qu'il portait un peu théâtralement, sa marche légère et assurée sur le bord du ravin, son grand chien blanc tacheté qui bondissait devant lui, et surtout son chant, assez flatteur et assez puissant pour suppléer chez lui à la beauté du visage, toute cette apparition dans une scène champêtre qui, par les soins de l'art, spoliateur de la nature, ressemblait assez à un décor d'opéra, c'était de quoi émouvoir un jeune cerveau, et donner je ne sais quel accessoire de coquetterie au prix de la missive.
Valentine fut bien tentée de s'enfoncer dans le parc, d'aller ouvrir une petite porte qui donnait sur le sentier, de tendre une main avide vers la lettre qu'elle croyait déjà voir dans celle de Bénédict. Tout cela était assez imprudent. Une pensée plus louable que celle du danger la retint: ce fut la crainte de désobéir deux fois en allant au-devant d'une aventure qu'elle ne pouvait pas repousser.
Elle résolut donc d'attendre un nouvel avertissement pour descendre, et bientôt une grande rumeur de chiens animés les uns contre les autres fit glapir tous les échos du préau. C'était Bénédict qui avait mis le sien aux prises avec ceux de la maison, afin d'annoncer son arrivée de la manière la plus bruyante possible.
Valentine descendit aussitôt; son instinct lui fit deviner que Bénédict se présenterait de préférence à la marquise, comme étant la plus abordable. Elle rejoignit donc sa grand'mère, qui avait coutume de faire la sieste sur le canapé du salon, et, après l'avoir doucement éveillée, elle prit un prétexte pour s'asseoir à ses côtés.
Au bout de quelques minutes, un domestique vint annoncer que le neveu de M. Lhéry demandait à présenter son respect et son gibier à la marquise.
– Je me passerais bien de son respect, répondit la vieille folle, mais que son gibier soit le bienvenu. Faites entrer.
DEUXIÈME PARTIE
X
En voyant paraître ce jeune homme dont elle se savait complice et qu'elle allait encourager, sous les yeux de sa grand'mère, à lui remettre un secret message, Valentine eut un remords. Elle sentit qu'elle rougissait, et le pourpre de ses joues alla se refléter sur celles de Bénédict.
– Ah! c'est toi, mon garçon! dit la marquise qui étalait sur le sofa sa jambe courte et replète avec des grâces du temps de Louis XV. Sois le bienvenu. Comment va-t-on à la ferme? Et cette bonne mère Lhéry? et cette jolie petite cousine? et tout le monde?
Puis, sans se soucier de la réponse, elle enfonça la main dans la carnassière que Bénédict détachait de son épaule.
– Ah! vraiment, c'est fort beau, ce gibier-là! Est-ce toi qui l'as tué? On dit que tu laisses un peu braconner le Trigaud sur nos terres? Mais voilà de quoi te faire absoudre…
– Ceci, dit Bénédict en tirant de son sein une petite mésange vivante, je l'ai prise au filet par hasard. Comme elle est d'une espèce rare, j'ai pensé que mademoiselle, qui s'occupe d'histoire naturelle, la joindrait à sa collection.
Et, tout en remettant le petit oiseau à Valentine, il affecta d'avoir beaucoup de peine à le glisser dans ses doigts sans le laisser échapper. Il profita de ce moment pour lui remettre la lettre. Valentine s'approcha d'une fenêtre, comme pour examiner l'oiseau de près, et cacha le papier dans sa poche.
– Mais tu dois avoir bien chaud, mon cher? dit la marquise. Va donc te désaltérer à l'office.
Valentine vit le sourire de dédain qui effleurait les lèvres de Bénédict.
– Monsieur aimerait peut-être mieux, dit-elle vivement, prendre un verre d'eau de grenades?
Et elle souleva la carafe qui était sur un guéridon derrière sa grand'mère, pour en verser elle-même à son hôte. Bénédict la remercia d'un regard, et, passant derrière le dossier du sofa, il accepta, heureux de toucher le verre de cristal que la blanche main de Valentine lui offrit.
La marquise eut une petite quinte de toux pendant laquelle il dit vivement à Valentine:
– Que faudra-t-il répondre de votre part à la demande contenue dans cette lettre?
– Quoi que ce soit, oui, répondit Valentine, effrayée de tant d'audace.
Bénédict promenait un regard grave sur ce salon élégant et spacieux, sur ces glaces limpides, sur ces parquets luisants, sur mille recherches de luxe dont l'usage même était ignoré encore à la ferme. Ce n'était pas la première fois qu'il pénétrait dans la demeure du riche, et son cœur était loin de se prendre d'envie pour tous ces hochets de la fortune, comme eût fait celui d'Athénaïs. Mais il ne pouvait s'empêcher de faire une remarque qui n'avait pas encore pénétré chez lui si avant; c'est que la société avait mis entre lui et mademoiselle de Raimbault des obstacles immenses.
«Heureusement, se disait-il, je puis braver le danger de la voir sans en souffrir. Jamais je ne serai amoureux d'elle.»
– Eh, bien! ma fille, veux-tu te mettre au piano, et continuer cette romance que tu m'avais commencée tout à l'heure?
C'était un ingénieux mensonge de la vieille marquise pour faire entendre à Bénédict qu'il était temps de se retirer à l'office.
– Bonne maman, répondit Valentine, vous savez que je ne chante guère; mais vous qui aimez la bonne musique, si vous voulez vous donner un très-grand plaisir, priez monsieur de chanter.
– En vérité? dit la marquise. Mais comment sais-tu cela, ma fille?
– C'est Athénaïs qui me l'a dit, répondit Valentine en baissant les yeux.
– Eh bien! s'il en est ainsi, mon garçon, fais-moi ce plaisir-là, dit la marquise. Régale-moi d'un petit air villageois; cela me reposera du Rossini, auquel je n'entends rien.
– Je vous accompagnerai si vous voulez, dit Valentine au jeune homme avec timidité.
Bénédict était bien un peu troublé de l'idée que sa voix allait peut-être appeler au salon la fière comtesse. Mais il était plus touché encore des efforts de Valentine pour le retenir et le faire asseoir; car la marquise, malgré toute sa popularité, n'avait pu se décider à offrir un siège au neveu de son fermier.
Le piano fut ouvert. Valentine s'y plaça après avoir tiré un pliant auprès du sien. Bénédict, pour lui prouver qu'il ne s'apercevait pas de l'affront qu'il avait reçu, préféra chanter debout.
Dès les premières notes, Valentine rougit et pâlit, des larmes vinrent au bord de sa paupière; peu à peu elle se calma, ses doigts suivirent le chant, et son oreille le recueillit avec intérêt.
La marquise écouta d'abord avec plaisir. Puis, comme elle avait sans cesse l'esprit oisif et ne pouvait rester en place, elle sortit, rentra, et ressortit encore.
– Cet air, dit Valentine dans un instant où elle fut seule avec Bénédict, est celui que ma sœur me chantait de prédilection lorsque j'étais enfant, et que je la faisais asseoir sur le haut de la colline pour l'entendre répéter à l'écho. Je ne l'ai jamais oublié, et tout à l'heure j'ai failli pleurer quand vous l'avez commencé.
– Je l'ai chanté à dessein, répondit Bénédict; c'était vous parler au nom de Louise…
La comtesse entra comme ce nom expirait sur les lèvres de Bénédict. À la vue de sa fille assise auprès d'un homme en tête-à-tête, elle attacha sur ce groupe des yeux clairs, fixes, stupéfaits. D'abord, elle ne reconnut pas Bénédict, qu'elle avait à peine regardé à la fête, et sa surprise la pétrifia sur place. Puis, quand elle se rappela l'impudent vassal qui avait osé porter ses lèvres sur les joues de sa fille, elle fit un pas en avant, pâle et tremblante, essayant de parler et retenue par une strangulation subite. Heureusement un incident ridicule préserva Bénédict de l'explosion. Le beau lévrier gris de la comtesse s'était approché avec insolence du chien de chasse de Bénédict, qui, tout poudreux, tout haletant, s'était couché sans façon sous le piano. Perdreau, patiente et raisonnable bête, se laissa flairer des pieds à la tête, et se contenta de répondre aux avanies de son hôte en lui montrant silencieusement une longue rangée de dents blanches. Mais quand le lévrier, hautain et discourtois, voulut passer aux injures, Perdreau, qui n'avait jamais souffert un affront et qui venait de faire tête à trois dogues quelques instants auparavant, se dressa sur ses pattes, et, d'un coup de boutoir, roula son frêle adversaire sur le parquet. Celui-ci vint, en jetant des cris aigus, se réfugier aux pieds de sa maîtresse. Ce fut une occasion pour Bénédict, qui vit la comtesse éperdue, de s'élancer hors de l'appartement en feignant d'entraîner et de châtier Perdreau, qu'au fond du cœur il remerciait sincèrement de son inconvenance.
Comme il sortait escorté des glapissements du lévrier, des sourds grognements de son propre chien et des exclamations douloureuses de la comtesse, il rencontra la marquise, qui, étonnée de ce vacarme, lui demanda ce que cela signifiait.
– Mon chien a étranglé celui de madame, répondit-il d'un air piteux en s'enfuyant.
Il retourna à la ferme, emportant un grand fonds d'ironie et de haine contre la noblesse, et riant du bout des lèvres de son aventure. Cependant il eut pitié de lui-même en se rappelant quels affronts bien plus grands il avait prévus, et de quel sang-froid moqueur il s'était vanté en quittant Louise quelques heures auparavant. Peu à peu tout le ridicule de cette scène lui parut retomber sur la comtesse, et il arriva à la ferme en veine de gaieté. Son récit fit rire Athénaïs jusqu'aux larmes. Louise pleura en apprenant comment Valentine avait accueilli son message et reconnu la chanson que Bénédict lui avait chantée. Mais Bénédict ne se vanta pas de sa visite au château devant le père Lhéry. Celui-ci n'était pas homme à s'amuser d'une plaisanterie qui pouvait lui faire perdre mille écus de profits par chacun an.
– Qu'est-ce donc que tout cela signifie? répéta la marquise en entrant dans le salon.
– C'est vous, Madame, qui me l'expliquerez, j'espère, répondit la comtesse. N'étiez-vous pas ici quand cet homme est entré?
– Quel homme? demanda la marquise.
– M. Bénédict, répondit Valentine toute confuse et cherchant à prendre de l'aplomb. Maman, il vous apportait du gibier; ma bonne maman l'a prié de chanter, et je l'accompagnais…
– C'est pour vous qu'il chantait, Madame? dit la comtesse à sa belle-mère. Mais vous l'écoutiez de bien loin, ce me semble.
– D'abord, répondit la vieille, ce n'est pas moi qui l'en ai prié, c'est Valentine.
– Cela est fort étrange, dit la comtesse en attachant des yeux perçants sur sa fille.
– Maman, dit Valentine en rougissant, je vais vous expliquer cela. Mon piano est horriblement faux, vous le savez; nous n'avons pas de facteur dans les environs; ce jeune homme est musicien; en outre, il accorde très bien les instruments… Je savais cela par Athénaïs, qui a un piano chez elle, et qui a souvent recours à l'adresse de son cousin…
– Athénaïs a un piano! ce jeune homme est musicien! Quelle étrange histoire me faites-vous là?
– Rien n'est plus vrai, Madame, dit la marquise. Vous ne voulez jamais comprendre qu'à présent tout le monde en France reçoit de l'éducation! Ces gens-là sont riches; ils ont fait donner des talents à leurs enfants. C'est fort bien fait; c'est la mode: il n'y a rien à dire. Ce garçon chante très-bien, ma foi! Je l'écoutais du vestibule avec beaucoup de plaisir. Eh bien! qu'y a-t-il? Croyez-vous que Valentine fût en danger auprès de lui quand moi j'étais à deux pas?
– Oh! Madame, dit la comtesse, vous avez une manière d'interpréter mes idées!..
– Mais c'est que vous en avez de si bizarres! Vous voilà tout effarouchée parce que vous avez trouvé votre fille au piano avec un homme! Est-ce qu'on fait du mal quand on est occupé à chanter? Vous me faites un crime de les avoir laissés seuls un instant, comme si… Eh! mon Dieu! vous ne l'avez donc pas regardé, ce garçon? Il est laid à faire peur!
– Madame, répondit la comtesse avec le sentiment d'un profond mépris, il est tout simple que vous vous traduisiez ainsi mon mécontentement. Comme il nous est impossible de nous entendre sur de certaines choses, c'est à ma fille que je m'adresse. Valentine, je n'ai pas besoin de vous dire que je n'ai point les idées grossières qu'on me prête. Je vous connais assez, ma fille, pour savoir qu'un homme de cette sorte n'est pas un homme pour vous, et qu'il n'est pas en son pouvoir de vous compromettre. Mais je hais l'inconvenance, et je trouve que vous la bravez beaucoup trop légèrement. Songez que rien n'est pire dans le monde que les situations ridicules. Vous avez trop de bienveillance dans le caractère; trop de laisser-aller avec les inférieurs. Rappelez-vous qu'ils ne vous en sauront aucun gré, qu'ils en abuseront toujours, et que les mieux traités seront les plus ingrats. Croyez-en l'expérience de votre mère et observez-vous davantage. Déjà plusieurs fois j'ai eu l'occasion de vous faire ce reproche: vous manquez de dignité. Vous en sentirez les inconvénients. Ces gens-là ne comprennent pas jusqu'où il leur est permis d'aller et le point fixe où ils doivent s'arrêter. Cette petite Athénaïs est avec vous d'une familiarité révoltante. Je le tolère, parce qu'après tout c'est une femme. Mais je ne serais pas très-flattée que son fiancé vînt, dans un endroit public, vous aborder d'un petit air dégagé. C'est un jeune homme fort mal élevé, comme ils le sont tous dans cette classe-là, manquant de tact absolument… M. de Lansac, qui fait quelquefois un peu trop le libéral, a beaucoup trop auguré de lui en lui parlant l'autre jour comme à un homme d'esprit… Un autre se fût retiré de la danse; lui, vous a très-cavalièrement embrassée, ma fille… Je ne vous en fais pas un reproche, ajouta la comtesse en voyant que Valentine rougissait à perdre contenance; je sais que vous avez assez souffert de cette impertinence, et, si je vous la rappelle, c'est pour vous montrer combien il faut tenir à distance les gens de peu.
Pendant ce discours, la marquise, assise dans un coin, haussait les épaules. Valentine, écrasée sous le poids de la logique de sa mère, répondit en balbutiant:
– Maman, c'est seulement à cause du piano que je pensais… Je ne pensais pas aux inconvénients…
– En s'y prenant bien, reprit la comtesse désarmée par sa soumission, il peut n'y en avoir aucun à le faire venir. Le lui avez-vous proposé?
– J'allais le faire lorsque…
– En ce cas il faut le faire rentrer…
La comtesse sonna et demanda Bénédict; mais on lui dit qu'il était déjà loin sur la colline.
– Tant pis, dit-elle quand le domestique fut sorti; il ne faut pour rien au monde qu'il croie avoir été admis ici pour sa belle voix. Je tiens à ce qu'il revienne en subalterne, et je me charge de le recevoir sur ce pied-là. Donnez-moi cette écritoire. Je vais lui expliquer ce qu'on attend de lui.
– Mettez-y de la politesse au moins, dit la marquise à qui la peur tenait lieu de raison.
– Je sais les usages, Madame, répondit la comtesse.
Elle traça quelques mots à la hâte, et les remettant à Valentine:
– Lisez, dit-elle, et faites porter à la ferme.
Valentine jeta les yeux sur le billet. Le voici:
«Monsieur Bénédict, voulez-vous accorder le piano de ma fille? vous me ferez plaisir.
J'ai l'honneur de vous saluer.
F. Comtesse DE RAIMBAULT.»
Valentine prit dans sa main le pain à cacheter, et feignit de le placer sous le feuillet; mais elle sortit en gardant la lettre ouverte. Allait-elle donc envoyer cette insolente signification? était-ce ainsi qu'il fallait payer Bénédict de son dévouement? Fallait-il traiter en laquais l'homme qu'elle n'avait pas craint de marquer au front d'un baiser fraternel? Le cœur l'emporta sur la prudence; elle tira un crayon de sa poche, et, entre les doubles portes de l'antichambre déserte, elle traça ces mots au bas du billet de sa mère:
«Oh! pardon! pardon, Monsieur! Je vous expliquerai cette invitation. Venez; ne refusez pas de venir. Au nom de Louise, pardon!»
Elle cacheta le billet et le remit à un domestique.