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Kitabı oku: «Vingt années de Paris», sayfa 3

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PAUVRES CENSEURS!

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Ee 4 septembre 1870, vers quatre heures de l'après-midi, en rentrant chez lui, celui qui écrit ces lignes, comme dit le Maître, saisit son portier par la tête, et l'embrassa avec transport.

J'en avais embrassé bien d'autres dans le trajet de la place de la Concorde à l'Entrepôt!..

La République venait d'être proclamée; l'Empire était à bas. J'avais l'âge admirable où, selon l'expression populaire, «on marche sur ses vingt-huit ans». Depuis la veille, le sang m'affluait au cœur à le rompre… Enfin, c'était fait: Liberté! Égalité! Fraternité! Vive la République! J'avais entendu et soutenu, d'une voix retentissante, le cri de délivrance du peuple devant le Corps législatif!

Puis, je m'étais rué à travers la foule, éperdu, les cheveux tout droits, avec une inexprimable joie, un irrésistible besoin d'embrasser. Le premier au cou duquel je sautai fut Richard Lesclide, ce qui n'est pas un petit travail, Richard ayant sept pieds de haut. Il reçut mon étreinte comme un chêne qu'il est et sera longtemps encore; puis me rendit au niveau terrestre de l'humanité, d'où je m'élançai de nouveau pour continuer…

Enfin, je pris un fiacre; la voiture découverte était alors une des manifestations de ma bonne humeur. C'est du haut d'un de ces chars banals que, tantôt dressé, répondant aux passants avec des gestes de bas-reliefs de Rude, et tantôt rassemblé, assis dans la majesté sereine d'un arc de triomphe, je rentrai chez moi par les boulevards.

Le flot humain inondait Paris; l'exaltation était à son comble: il éclatait des rires, il coulait des pleurs. On voyait à chaque instant, du coin d'une enseigne, du haut d'un fronton, tomber une aigle de pierre ou de fonte, arrachée par l'indignation victorieuse, et qui allait s'écraser sur le trottoir, dans le ruisseau… La foule qui, dans ses jours de liesse, aime bien crier quelque chose, criait de temps en temps: Vive Gill! comme elle criait vive un autre, au passage de toute figure amie. – Quelle journée!..

Une chose que je ne remarquai pas d'abord, que je vis sans en chercher la raison, c'est qu'à partir du Châtelet, les groupes arrivaient infailliblement en sens inverse de ma course, et que je remontais le courant populaire.

Où donc allaient les autres? Je l'ai su plus tard: ils allaient à l'Hôtel de Ville.

Quant à moi, je rentrai radieux; je dînai comme quatre; puis je m'endormis du sommeil des hommes antiques, bercé dans le rêve des vieilles républiques guerrières; et l'ombre de Léonidas me donna, sur l'oreiller, quelques poignées de main vraiment flatteuses.

Maintenant, pour dérouiller un des clichés narratifs de Dumas père, je dirai qu'un explorateur qui, trois mois plus tard, battant les carrefours et les rues de la rive gauche, en aurait observé les habitants, eût remarqué sans doute un homme très jeune encore, pitoyablement vêtu d'un képi, d'une capote de soldat et d'un pantalon gris à bande rouge. En poussant plus loin ses investigations, il eût pu même se convaincre que, par un système illusoire et compliqué d'épingles, le jeune homme en question, probablement célibataire, avait essayé vainement d'hermétiser sa défroque ouverte, par maints hyatus, au vent d'hiver.

Le jeune homme, c'était encore celui qui écrit ces lignes. En souvenir de la misère commune, on excusera le déshabillé de l'aveu. On était en plein siège. Plus de pain, plus de bois, plus d'argent, plus de journaux à images, plus de travail…

Il y avait bien les trente sous de la garde nationale. Tant de malheureux ont, depuis, pour les défendre, versé tant de sang vermeil, qu'on aurait peine à les passer sous silence… Mais les jeunes estomacs sont insatiables; je souhaitais plus encore; et comme, entre les sorties de Trochu, il y avait du temps de reste, je rêvais d'employer ce temps à quelque besogne en rapport avec mes facultés, et qu'on m'aurait pu accorder.

Pourquoi, me dira-t-on, ne vous contentiez-vous pas de ce qui suffisait à tant d'autres? Parce que certaines comparaisons, si humble que l'on soit, font parfois naître des rancœurs; et, depuis le 4 Septembre, j'avais d'anciens camarades préfets, sous-préfets, délégués ci, délégués là, tous, récemment, plus ou moins dorés, chamarrés: l'un, entre autres, que je ne nommerai point, désolé que je serais de l'affliger d'ailleurs, et qui portait une casquette de féerie, absolument dissimulée sous la spirale infinie des galons; j'imagine qu'il était quelque chose comme «général des bibliothèques»!

C'étaient ceux qui, le 4 Septembre, n'avaient point négligé de se rendre à l'Hôtel de Ville. Je ne parlerai pas non plus des inspecteurs de musées «de province» qui, bloqués dans Paris, continuèrent à émarger autre chose que trente sous, je vous jure! Je constate mélancoliquement, sans la moindre colère…

Enfin, j'étais très misérable, et, timide comme je l'ai toujours été, sans qu'il y paraisse, tout à fait empêtré.

J'allai voir Rochefort.

C'était rue Cadet, dans la maison qu'avait auparavant habitée Timothée Trimm. Il y avait, chez le membre du gouvernement de la Défense, un certain nombre de personnes dont je ne saurais dire aujourd'hui les noms; je me rappelle seulement son fils aux cheveux blonds, qui, dans l'embrasure d'une croisée, souriant, exerçait un petit oiseau à se tenir immobile dans le creux de sa main, couché sur le dos, faisant le mort, comme un soldat de Champigny.

J'aime Rochefort et ne cache point ma sympathie, n'en déplaise à ses ennemis. Je n'ai point à apprécier sa politique à laquelle je n'entends point grand'chose de plus qu'à une autre; mais, habitué à juger les hommes sur la physionomie, je lui sais gré de la distinction de ses traits nerveux et tourmentés, de la lueur de bravoure qui veille au fond de ses yeux gamins et résolus.

Il me reçut cordialement, me fit manger d'un pâté composé de menus os de je ne sais quel animal; et, en apprenant ma détresse, poussa quelques exclamations qui semblaient protester.

– Je vais vous donner une lettre pour Charles Blanc, me dit-il, il ne peut vous refuser.

Je pris la lettre. M. Charles Blanc était alors délégué au ministère des beaux-arts; là, mieux qu'ailleurs, je pouvais être employé: j'y courus.

Le laquais de l'antichambre était gigantesque, imposant, tout à fait impérial. Il prit ma lettre, cependant, la fit passer, puis, après quelques minutes, m'introduisit.

– Monsieur, me dit M. Charles Blanc, vous avez beaucoup de talent, beaucoup d'esprit, beaucoup…

Je me sentis perdu.

– Mais ce que vous demandez est impossible.

– Ah!..

– Oui. Vous savez qu'il n'y a plus de censure.

– Je suis payé, au moins, pour savoir qu'il y en avait une.

On se rappelle les démêlés du journal la Lune avec les ciseaux de l'Empire.

– Oui, continuait toujours le délégué impassible, eh bien! il n'y en a plus. Mais nous avons toujours les censeurs.

– Bah!

– Certainement. Ces gens-là se trouvaient sur le pavé. Qu'en faire? Nous leur avons donné les places dont on pouvait disposer.

– Bon! vous les avez indemnisés… Et Troppmann?

Il me regarda, effaré.

– Oui, ce pauvre Troppmann, vous ne l'avez pas indemnisé, lui. C'est dommage!

Et je repartis dans la neige, après avoir salué profondément la valetaille.

Voilà quel était le système administratif, en 1870, pendant la guerre.

L'INFLEXIBLE PIÉTRI

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Condamné trois fois, – rien que cela! trois fois emprisonné, deux fois comme civil, une fois comme militaire; voilà les états de service que m'attribua l'Inflexible, en 1868. Je ne sais ce qu'il en serait aujourd'hui; mais, en ce temps, quand les improvisateurs de la police donnaient carrière à leur imagination, la fantaisie des poètes était rondement distancée.

*
* *

L'Inflexible! – Se souvient-on de cette publication qui vulgarisait l'idéal de l'immonde? ou la collection honteuse de ses quelques numéros pourrit-elle, oubliée, dans le fumier de l'Empire? Le malheureux qui ne craignit pas d'étaler le nom de son père sur cette ordure, un long et jeune Polonais jaunâtre, efflanqué, gluant, les yeux en trous de pipe, la lèvre en rebord de vase, a, depuis, supplié pitoyablement qu'on l'oubliât. Je ne le nommerai point.

Donc, en son deuxième numéro de l'Inflexible, à travers le torrent d'injures et de calomnies dont il essayait d'engloutir, sous la bave, les noms de Rochefort et de Vallès, le Polonais en question, me désignant par une initiale transparente, m'accusait d'avoir été incarcéré trois fois, tant par la justice militaire que civile; mais, par exemple, toujours pour vol: manque de variété dans le motif.

Il avait, l'aimable drôle, pour collaborateur anonyme en cette affaire, un fils présumé de Dupin et d'une danseuse, un soi-disant général de Bussy, que Nadar se souvient peut-être encore d'avoir rossé, en 1849, au bal d'Antin, et qui, finalement, s'est laissé crever près d'une borne, en sorte que son âme est restée noyée en quelque ruisseau de la Villette ou de la Chopinette, Ophélie de la boue.

Misérable écœuré d'infamie, à qui le dégoût de soi-même, au passage d'un corbillard, arracha ce mot d'éloquence monstrueuse: «Que ne suis-je mort, pour qu'on me salue!»

Il était vieux d'ailleurs au moment de l'outrage; à peine je l'avais entrevu: je m'occupai du jeune. Et, le jour même de l'apparition du placard, je me mis en quête d'en rencontrer le signataire que je connaissais davantage; autre part je dirai comment.

Certes, si l'ignoble attaque se fût produite une quinzaine plus tard, elle n'eût soulevé qu'un rire énorme de dégoût; il eût été superflu d'y répondre; la lumière était faite alors sur l'Inflexible et sa rédaction; mais cela se passait dès le second numéro; on ne savait rien encore; l'opinion publique était en suspens; il fallait manifester sur l'heure.

*
* *

Je fouillai, je parcourus tout le quartier Montparnasse où l'animal était baugé. Probable, s'il avait paru, que j'en eusse fait quelque gâchis. Mais le hasard, qui m'a doté de la pesanteur du bras, ne permit point que j'en fisse usage en cette occasion. Le coquin fut introuvable; et le soir, désespéré, je courus chercher deux témoins, espérant qu'ils seraient plus avisés ou moins éventés.

Or, ces deux témoins, François Polo, rédacteur en chef de l'Éclipse, et mon cousin, le docteur Morpain, s'étant mis en route le lendemain, me revenaient vers cinq heures du soir, harassés à leur tour, ayant exploré les maisons et les bouges de l'ancienne barrière, sans y découvrir apparence du Polonais, enfoui dans sa cachette.

Même, je me rappelle que le docteur, me voyant atterré, m'offrit un chiffon de papier, un procès-verbal de l'inutilité des recherches en ajoutant:

– Allons! allons! tranquillise-toi, et mets cela dans ta poche.

Pauvre cousin! si peu de famille que l'on ait, voilà les plaisanteries qu'on en reçoit!

Comme j'étais tranquille, vous pouvez en juger!

Je m'enfermais, je n'osais plus sortir; ce soir-là je n'ai vu que Victor Noir, le grand enfant, qui vint se jeter dans mes bras les yeux pleins de larmes, ému et frémissant, tout mouillé, comme un bon et brave chien de Terre-Neuve qu'il aurait dû naître. Mais cela ne suffisait point.

La nuit se passa, pour moi, sans sommeil; et, le lendemain matin, j'avais mon plan: voir Piétri.

Le préfet de police régnait alors; il était chef suprême, dominant l'empereur, absolu, formidable, terrifiant. Mais, comme le boulet qui devait tuer Napoléon, le personnage qui m'intimidera, dans la défense de mon honneur, n'est pas encore fondu.

*
* *

A onze heures du matin, un samedi peut-être, en fin de compte, le jour où l'Éclipse, sous presse, attendait mon arrivée pour imprimer, je m'en fus à la Préfecture, dans un fiacre aux stores baissés. Je vous dis qu'avant d'avoir lavé l'injure, je me serais laissé mourir de faim plutôt que de montrer le bout de mon nez aux Parisiens!

Sur le palier du grand escalier de pierre, une sorte d'accablement subit me prit, une sensation d'écrasement, d'annihilation, de dégoût. Je m'appuyai sur le rebord d'une des vastes croisées qui donnaient sur la Seine, et, vaguement, mes regards s'attardèrent à l'eau qui coule, comme la vie, emportant les immondices de l'humanité…

Il faisait beau temps, le grand soleil de juillet; les arbres du quai balançaient leurs panaches verts, les passants allaient et venaient allègrement; sur le pont Saint-Michel, à gauche, des filles, en toilette claire, riaient en agitant des ombrelles. Sur le quai des Vieux-Augustins, en face, on apercevait les étalages de bouquins, les devantures de marchands d'estampes, et, à droite encore, la boutique du restaurant Lapérouse où la table est si gaie, où, devant la fenêtre ouverte, avec un doigt de cognac sous le nez, tout en voyant passer les bateaux, on poursuit, de l'œil idéal, des papillons de rêve si jolis par-dessus les parapets… Tout cela, hier, m'appartenait, et c'était mon droit d'en user joyeusement, de circuler le front haut, comme un gars vigoureux et libre… et aujourd'hui! L'indignation me redressa d'un coup.

– M. Piétri? demandai-je au premier venu.

*
* *

Je suis resté surpris à jamais de la facilité avec laquelle fut accueillie ma demande d'audience.

– Par ici, entrez donc… Le garçon d'antichambre était plié en deux sur mon passage, et je pénétrai dans l'antre du souverain de la Police.

Je vois encore le masque à moustaches et à impériale cosmétiquées, le crâne en forme d'œuf, les yeux troubles, en étain, du préfet d'alors, assis dans la vaste salle éclairée à demi, quasi ténébreuse, devant une table immense, couverte d'un drap vert, trois cordons de sonnettes pendant du plafond, à portée de sa main. – Il parla:

– Que puis-je pour votre service, monsieur?

– Monsieur le préfet, je suis accusé d'avoir été trois fois en prison, par un journal de ce matin; et, comme en ces moments d'angoisse, un peu de fièvre échauffe toujours le débit, je ne craignis pas d'ajouter: un journal qu'on prétend même émané de votre administration.

Le Piétri, impassible, ne sourcilla pas. Je continuai:

– Or, il y a, jusqu'à cette heure, ceci de remarquable dans ma vie, que je n'ai point même séjourné une minute dans le plus humble violon. Vous êtes le chef de la police, en situation, par conséquent, de témoigner des antécédents de vos administrés; je viens vous demander l'attestation de ma virginité judiciaire.

Le préfet me répondit:

– Monsieur, cela ne se fait pas… Cependant, j'ai le plus vif désir de vous être agréable (oh! oui), mais… dites-moi? l'accusation ne porte pas uniquement sur vos antécédents civils. Vous avez été soldat?

– Parfaitement, 44e de ligne, 5e du 1er.

– Avez-vous votre congé?

– Mon congé?.. ah! ma foi, je l'ai égaré.

– J'en aurais besoin. Procurez-vous en un double.

– Mais pour cela, il faut du temps… je suis perdu!

– Apportez-moi votre congé… vers quatre heures. Bonsoir, monsieur.

*
* *

Me voilà reparti. Mon congé, il me faut l'aller redemander au ministère de la guerre:

– Cocher, au Gros-Caillou! – J'arrive; j'attends: les heures s'écoulent… Enfin, on me le donné, ce congé qui ne fait mention d'aucun crime, d'aucun châtiment. – Cocher, à la Préfecture! brûlez le pavé! – Sauvé, mon Dieu! j'arrive, il est juste quatre heures, l'heure prescrite… M. le préfet de police est parti depuis longtemps.

J'entre dans des bureaux, je force des consignes. Des aides de camp du chef, des employés subalternes m'affirment avec douceur que leur maître est tout disposé en ma faveur, qu'il ferait l'impossible pour m'être utile; mais… il est parti. Reviendra-t-il demain?.. ce soir? après-demain? on ne sait.

Du coup, je repars à travers les escaliers et les couloirs, en hurlant, gesticulant, parlant haut; j'expose mon cas à d'innocents garçons postés pour ouvrir les portes, enseigner le chemin.

L'un d'eux tout à coup me dit – le pauvre diable a peut-être payé cher cette parole – :

– Mais c'est le Casier judiciaire que vous demandez: ici, la porte à gauche; 1 fr. 25.

J'entre, je donne 1 fr. 25, on me délivre un papier que tous ont le droit de réclamer, au même prix: c'est l'extrait du casier, le relevé des antécédents judiciaires de chacun. Le mien n'a qu'un mot: NÉANT.

Je l'emporte, enthousiasmé, je l'imprime: mes lecteurs de cette époque l'ont vu dans le nº 4 de la première année de l'Éclipse, à la date du 5 juillet 1868.

*
* *

M. Piétri, préfet de police de l'Empire, avait jugé utile et agréable de me laisser ignorer ce détail de son administration, l'existence du Casier judiciaire.

J'avais négligé de lui en faire mes compliments; j'en saisis l'occasion.

Mille excuses pour le retard.

SERMON DE CARÊME

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Un mot charmant, bien naïf, est celui de cet enfant, assis inerte sur son banc d'école, et qu'un visiteur interroge:

– Tu ne travailles donc pas, mon petit ami?

– Non, m'sieu.

– Alors, que fais-tu là?

– J'attends qu'on sort.

Eh! bien, ce mot qu'on ne peut entendre sans sourire, il me fait choir en mélancolie, quand je songe à quantité de grands garçons qui ont vingt-cinq ans à cette heure et qui, continuant la tradition du moutard de l'asile, bien portants, mais sceptiques, sans foi, sans feu, sans but, ennuyés, inutiles, ennuyeux, semblent plantés dans la vie uniquement pour attendre qu'on sort.

La jeunesse a-t-elle été toujours ainsi?

*
* *

J'ai l'honneur d'être admis dans l'intimité de quelques sexagénaires qui m'émerveillent par la vitalité physique et intellectuelle qu'ils développent incessamment. Quand une heure sombre m'arrive, il me faut fuir en hâte les hommes de mon âge, et surtout l'entretien stérile des plus jeunes. – C'est près de quelque grand aîné que je me réfugie.

Difficilement, en effet, trouverais-je autre part, en été, un géant de belle humeur qui, comme l'illustre professeur Pajot, m'entraînât, toute une après-midi, sur les flots jaseurs et ombragés de la Marne, à force d'avirons; l'hiver, un viveur intéressant de causerie prestigieuse, enthousiaste et consolant comme Molin, dont l'esprit, l'appétit et le cœur sont toujours en éveil; ou même, en tout temps, un espiègle de haute futaie, comme Nadar, qui, fatigué de photographie, de dessin, d'aérostation et de littérature, se repose en bondissant, comme un clown, à travers ses ateliers, défaisant, de minute en minute, le nœud de ma cravate, avec les cris de joie d'un écolier lâché!

Et qu'on ne dise point que ce sont là des cas spéciaux résultant d'organisations exceptionnelles; il m'est revenu du courage, de l'espoir, de tous les anciens que j'ai connus.

Les jeunes ont des vapeurs, des névroses, de l'ennui latent, des ironies clichées pour tout ce qui fut admirable, un vilain dégoût de l'effort, un rire de crécelle à tout idéal, une avide recherche du truc lucratif et rapide, une maîtresse en coopération, des vices solitaires.

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* *

D'où vient cette dégénérescence?

D'une fabrication ruinée d'abord, j'entends bien que les rudes soldats de 92, au retour des batailles, devaient offrir, à la fécondité de leurs puissantes épouses librement vêtues, des arguments que n'ont pu égaler, de leur échine fléchie, les sous-préfets de l'Empire, accointés de leurs minces dames sanglées, de la nuque à la crinoline, en d'étroits corselets.

De même, je ne saurais oublier que les Nana, dont, tantôt, l'histoire nous fut contée, ont triomphalement, aux applaudissements du dernier règne, inventé, vulgarisé, multiplié quantité de pratiques peu ravigotantes pour la descendance de leurs adorateurs.

Mais ce sont là fatalités dont on ne peut attendre un remède que du temps et d'une éducation nouvelle. D'ailleurs, un peu moins de muscle, de pourpre dans le sang, n'est point ce que je déplore uniquement dans la génération actuelle. Encore que la vaillance de la chair ait, avec celle de l'esprit, une indéniable correspondance, on ne peut exciper de la fragilité des poumons pour absoudre un manque de souffle idéal, un dépérissement de l'entrain, de la verdeur gauloise. Un ardent poète regretté, Glatigny, qui, certes, n'était point robuste, a néanmoins brûlé jusqu'au bout d'une belle flamme; et, si nous n'étions en proie à une école de découragement systématique, on pourrait peut-être encore se tirer d'affaire, avec de violents dépuratifs.

Malheureusement, il y a parti pris d'indifférence lâche, de ramollissement hâtif. On ne voit, en haut du pavé, que rejetons de bourgeois et de banquiers, pâles de sucer leurs petites cannes, héritiers, fainéants, ignorants, railleurs; et si l'on venait dire aujourd'hui: «Tel a bien mérité de l'humanité,» tous répondraient en chœur: «Faut pas nous la faire!»

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La génération de 48, après l'écœurement d'une révolution ratée, pendant les loisirs débauchés de l'Empire, a commencé l'œuvre de dénigrement par dégoût, désespérance, peut-être pour s'excuser elle-même.

L'habitude en est venue, la mode: l'usage en a passé dans l'art et dans la science. Va pour la science dont les analyses décevantes sont compensées par le bien-être des découvertes; mais pour l'Art. L'Art, qui doit être comme un baume appliqué proportionnellement sur les blessures de la science en perpétuelle démonstration du Néant, l'Art peut-il abandonner sa mission sacrée, qui est de faire sans cesse éclore, aux champs désolés de la réalité, l'Illusion, fleur éternelle qui parfume le monde, et console de la vie?

1848, il est vrai, succédait à 1830, et dans l'ordre naturel des réactions, devait dédaigner la moisson de gloire que lui avaient léguée les devanciers, comme on voit, aux années de récolte surabondante, couler le sang de la vigne aux ruisseaux.

Tant pis! Je regrette les romantiques fureurs des anciens; j'eusse aimé mieux porter l'écarlate pourpoint de Gautier que le gilet de flanelle des éreintés de mon temps!

Ah! nous sommes loin du Corrège et de son cri d'enthousiasme: «Anch'io son pittor!» devant Raphaël; bien loin, même, de Carpeaux, le grand statuaire attardé parmi nous, qui, souffrant déjà du mal dont il devait mourir, en quittant les galeries du Louvre, jetait, au Prisonnier de Michel-Ange, la rose de sa boutonnière, avec un baiser!..

Le fonds qui manque le plus, c'est l'admiration; l'admiration, ressort indispensable! Qui admire est tenté d'égaler, de surpasser…

Au fait, je demande pardon au lecteur de cette homélie. Je ne voulais que lui conter une anecdote à laquelle prête un regain d'actualité le récent anniversaire de Victor Hugo: un cri d'admiration poussé loin d'ici, voilà longtemps. La scène est à deux personnages; l'un est le Maître lui-même; l'autre, un mien vieil ami que j'ai nommé tout à l'heure.

*
* *

Donc, en septembre 1843, ce mien ami descendait à cheval, rayonnant de jeunesse, un des sentiers rocheux des Hautes-Pyrénées. Il allait tranquille au soleil, abandonnant sa chevelure aux vives caresses de l'air.

Un piéton montait la côte, au même instant, un peu courbé quoique dans la force de l'âge, le chapeau sur les yeux. Tout à coup, soit excès de chaleur, soit fatigue, soit pour toute autre cause, il se découvrit, et le cavalier, tremblant, éperdu en reconnaissant son visage, exclama dans l'étendue ce cri retentissant:

– Hugo!

Hugo – c'était lui – s'arrêta, s'inclina; mais le cheval effrayé du cri, violemment refréné, se cabra si rudement, qu'il envoya son cavalier sur le sol, et s'enfuit.

Mon homme désarçonné, meurtri, se releva, salua profondément; puis, interloqué, prit le parti de courir après sa monture.

Il se disait, entre chaque enjambée: bon! le Maître est ici; je le retrouverai bien.

Il le retrouva en effet, le soir même, assis et causant comme un personnage naturel chez la marchande de tabac du village. Il n'osa l'interrompre, songea: demain matin, j'irai le voir. Et, pendant la nuit, il eut des songes merveilleux, où Hugo lui proposait sa collaboration et l'appelait: «mon cher!»

Hélas! le lendemain, Hugo était parti, un message arrivé de la veille l'avait rappelé en toute hâte.

Ce fut pour mon homme un désappointement si amer, qu'il demanda, toute la journée, des consolations au vin d'Espagne, et le soir, n'ayant obtenu qu'une recrudescence de mélancolie, s'alla glisser dans un torrent qui cascadait par là.

En résumé, ajoute le héros de cette équipée, vous savez qu'autrefois, en arrivant à Lyon, j'ai traversé le Rhône à belles brassées, pour un maigre pari. Quand on est nageur à ce point, on nage malgré soi: le lendemain matin, je m'éveillai dans mon lit d'auberge.

*
* *

Assurément je n'engage personne à suivre cet hyperbolique exemple, où s'affirme trop clairement l'influence du Malaga sur un cerveau gentiment fêlé au préalable.

C'est égal: cela sent bon, l'enthousiasme et l'amour du beau! Tout excès dévotieux est, à mon goût, préférable au dénigrement en face d'un génie, unique depuis les prophètes, et pour l'éclosion duquel il a fallu l'effort de dix-huit cents ans!..

Quant à moi, si j'avais à choisir entre le danger de la noyade et le métier de certains laids bossus qui, après avoir, à genoux et roulant des yeux de crapaud extatique, baisé le pupitre du Maître, à Guernesey, essayent, à cette heure, de «le blaguer» dans les journaux où cette besogne est lucrative, on me verrait, rapide, courir à la rivière!

Un peu d'enthousiasme et d'idéal, mes frères; admirons, aimons, travaillons avant qu'on sort! C'est la grâce que je vous souhaite. Amen!

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
27 eylül 2017
Hacim:
110 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain

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