Kitabı oku: «Vingt années de Paris», sayfa 5
LE TABLEAU DE MARCEL
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C'est fait! la cage est vide, l'oiseau envolé, l'enfant hors du logis. Du taudis ou de l'hôtel, de tout atelier d'artiste peintre ou statuaire, est sorti le tableau nouveau-né, le marbre neuf. Des lointains paisibles du Luxembourg aux mercantiles hauteurs de Montmartre, on a vu, pendant dix jours, camions, voitures de déménagement, fiacres, haquets, commissionnaires, emporter, vers le palais à coiffe de verre des Champs-Élysées, la moisson d'art annuelle.
Il y a eu, comme toujours, grande presse au dernier moment, sur le passage des envois, à la porte nº 9. Rapins et maîtres mêlés, confondus sur les degrés du grand escalier de pierre, ont fraternellement imité le chant du coq, entonné les scies de rigueur pendant le défilé. Les camarades se sont retrouvés; les forts ont été salués, les chétifs, blagués. Des feutres d'un autre âge ont été signalés çà et là, campés sur des yeux enfantins et des barbes fluviales, ainsi qu'aux jours d'émeute reparaissent les types de barricadiers. La dernière peintresse est revenue, toujours pareille, émue et empanachée, filant les yeux baissés, dissimulant, dans un foulard, sa «nature morte» encore fraîche.
On a hurlé des «bans» pour Carolus, espéré vainement Sarah Bernardt. Enfin les gardiens du Palais ont repoussé la foule au dehors. A cinq heures, les portes se sont fermées. Silence. Il faut attendre maintenant les décisions du jury. Que faire jusqu'au premier mai, jusqu'à l'ouverture de l'Exposition?
L'œuvre accomplie, l'effort épuisé, la tartine ou le navet disparu, l'artiste, aux premiers instants, semble hébété, prostré, comme amputé d'un morceau de son être. Il erre, traînant son désœuvrement, son inquiétude, par les rues, les brasseries, le regard vague, les bras ballants, rebelle au séjour de l'atelier vide, veuf de sa chimère.
En effet, si médiocre que soit l'œuvre, on y a laissé de soi-même; utilement ou non, ce marbre, on l'a ému de son souffle, on a laissé de sa vie en cette toile; à l'heure de la séparation, non seulement c'est un vide à l'atelier, c'est véritablement un trou dans le cœur. Chez les isolés surtout, les célibataires. Pour eux, c'est absolument l'ami qui s'en va, le consolateur, le confident des causeries muettes pendant les longs crépuscules d'hiver, aux reflets mourants du poêle, alors que, dans la magie du soir, il semblait qu'on vît, par moments, s'animer, palpiter l'ébauche.
Il en est ainsi pour le peintre Marcel.
Son tableau de cette année représente un intérieur ouvrier; trois personnages: l'homme, la femme, l'enfant. La mère effarée serre entre ses bras son petit emmailloté. Scène violente.
Quand l'idée a jailli, soudaine, armée de pied en cap ainsi que la Minerve au sortir du crâne olympien, Marcel en a brossé tout aussitôt l'esquisse, au courant du premier jet. Puis est venue la réflexion; l'étude a déterminé les proportions, la gamme.
Il a fallu songer aux modèles.
Trouver l'ouvrier, la femme du peuple, rien de plus facile. Depuis l'abandon des académies, le délaissement du nu, les «poseurs» sont en grève; il en pleut dans la misère de Paris.
Quant aux femmes, il n'est point rare de voir se musser, dans l'entrebâillement des portes d'atelier, la frimousse ébouriffée et curieuse d'une fille qu'ennuie la couture ou le fer à repasser, et qui, sur le conseil d'une rouleuse, a entrepris le «tour des artistes», vient offrir sa beauté paresseuse.
Un enfant au maillot, c'est autre chose à obtenir. A moins d'être voisin d'un bureau de nourrices, et encore?..
Le mieux serait de l'avoir fait; mais est-ce que Marcel a eu le temps d'être père?
Orphelin de bonne heure, jeté au vent du hasard, en dédaignant les aubaines, retenu en même temps que poussé hors des étroites conventions de la société moyenne, par ces deux fatalités natives: – pauvreté, imagination, – il a grandi dans l'indépendance d'allure et d'esprit qui le désigne à la réprobation bourgeoise. Aucun guide, aucune aide. Ses amitiés? des partages de peines; ses amours? quelques sourires, par échappées, longuement suivis de pleurs. Cependant, il poursuit son but. Les ans passent.
Il vient tard, le nid, à ces oiseaux-là!
*
* *
Non, Marcel n'a pas d'enfant.
C'est pourquoi notre homme est allé voir un camarade, ancien disciple de Préault, qui, pour le salut de son estomac, substitua naguère le moule au ciseau, et fait aujourd'hui, au lieu de statues, des accessoires de théâtre.
Là, dans la fumée des pipes, le chant des ouvriers, la joyeuse odeur du vernis, sous le regard troué des têtes de cotillon, la trompe en baudruche des éléphants de féerie; dans le vaste pandémonium, encombré de bibelots en toc et de simili-meubles à trucs, qui est son usine, le cartonnier, sur l'heure, a modelé, moulé, enluminé, mis au monde factice un enfant parfaitement conformé, articulé, propre à l'illusion, et l'a jeté au bras de Marcel qui s'en est allé ravi.
Il ne s'agissait plus que d'habiller le bébé.
La Providence, encore une fois, s'est manifestée sous les traits de Mme Henriette.
C'est la vieille femme de ménage de Marcel; une autre misère: 30 francs par mois. Elle a été mariée. Son homme, un cordonnier, alors qu'elle fut près d'accoucher, la délaissa pour une autre «qui avait plus de manières», dit-elle humblement.
L'enfant est venu, un garçon; elle l'a élevé tant bien que mal. Maintenant il est soldat.
Quand elle a eu connaissance de l'embarras de Marcel:
– Passez-moi cela, lui a-t-elle dit, c'est mon affaire.
– Mais les vêtements?
– J'ai ceux du petit.
– Votre garçon? mais c'est un homme!
– Oh! j'ai gardé ses petites affaires de «dans le temps».
– Oui. Eh bien, mère Henriette, allez! vous me ferez plaisir.
Cela n'a pas été long. La mère Henriette a couru vers son taudis, elle est revenue avec un paquet de vieux langes, une brassière, un petit bonnet. Elle était rajeunie de vingt-cinq ans. C'était plaisir de voir virer, s'assouplir, vivre le poupon dans ces vieilles mains maternelles.
Une épingle ici, une épingle là; en un clin d'œil ce fut fini; puis, soulevant le poupon dans ses bras, et le contemplant d'un œil enchanté:
– C'est tout à fait lui, fit-elle.
Et tandis que se mouillaient ses yeux, elle appuya, d'un geste emporté, ses lèvres sur le carton colorié…
*
* *
O grandeur de la chair! puissance de l'enfant! culte jamais lassé; œuvre jamais finie et toujours présente; amour dont l'éternel éclair suffit à entretenir la flamme au cœur des vieillards.
C'est à cela, c'est à ce geste éloquent, naïf, irréfléchi d'une pauvre servante, que songe à présent Marcel, en son atelier vide et muet, le regard errant aux solives du plafond, où les araignées, silencieusement, tissent leurs fils pareils à des cheveux gris.
LE CHAUFFEUR
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Cet homme à peau de bête, coiffé comme un pendu, que la pluie glace, que la vapeur brûle, debout sur la locomotive, dévorant les routes, coupant le vent, avalant la neige, mécanicien, chauffeur, c'est le peuple!
J. Vallès.
Cet homme à peau de bête, coiffé comme un pendu, debout sur la locomotive, ce chauffeur qui, d'un bout du monde à l'autre, mène, à son sort divers, l'humanité, cet humble ouvrier de vertige et de précision, il a, aujourd'hui, charge d'âme et de chair souveraines: il conduit un prince, un cousin d'empereur, au plaisir.
Il conduit un prince du sang, oui, du sang! Touchera-t-il, pour ce surcroît d'honneur, un surcroît de salaire? Aucun.
C'est quatre-vingt-dix francs qu'il gagne par mois, quatre-vingt-dix, et tout à l'heure, en prenant place devant la fournaise, il a calculé que ce voyage de douze heures lui assure trois francs d'existence.
Trois francs! pour tout son monde: pour lui, pour les petits, pour le père usé au travail, pour la femme qui, peut-être, l'oublie et le trompe, dans les longues nuits d'absence, au logis, à l'abri du froid, du vent qu'il coupe, de la neige qu'il avale, lui, debout au rang du devoir. – Il faut gagner trois francs pour ta famille, chauffeur!
Le chauffeur, grave, est monté à son poste, sur le monstrueux cheval de fer qui dévore la braise et la flamme. Il allume sa pipe, le chauffeur, et sourit… Que voulez-vous? la vie est faite ainsi pour lui; à d'autres la joie, aux princes! L'effrayant coursier mugit, siffle, beugle, crache et s'ébranle: All right!
All right! En avant! L'espace dévoré, les champs, les bois envolés, les arbres penchés et rapides qui s'enfuient, les fleuves, les rivières, la course des flots dépassée, la fumée en tourbillonnant délire, et là-bas, derrière, le pays qui s'en va, qui décroît, s'évanouit… All right! En avant!
En avant! sous les tunnels, roule et gronde, ouragan de bronze et de feu; hurle sur les rails, encombre de brume étouffante, au passage, la voûte aux parois humides; hue! par la route rayée d'acier, longée de fils de télégraphe qui montent et descendent, comme une portée de musique notée d'oiseaux. Hurrah! nous n'avons pas le temps de saluer les clochers; hurrah! plus vite! et déroule, plus épaisse et plus folle encore, ta tresse échevelée de vapeur noire: le prince est pressé.
Il est pressé, ce prince. Il ne va pas à la bataille, certes, mais bien plutôt pour voir sa belle; on est, chez lui, moins diable à quatre que vert-galant. Et, malgré l'impatience, étendu nonchalamment sur le velours du wagon d'honneur, on offre à sa suite quelques dragées prolifiques, aimable prince! – et puis, on bâille.
On bâille, entends-tu, chauffeur? Un prince bâille. Allons! plus vite encore, active et déchaîne, et lance, plus ardente encore, la retentissante chimère qui bouillonne et rugit sous ta main calleuse, et, malgré la pluie qui te glace, la vapeur qui te brûle, en avant!.. Le chemin va… va! va!..
Oh! horreur!..
Horreur! que voit-on, là, en avant, sur la ligne? Une masse arrêtée, énorme!.. un tombereau chargé de pierres de taille. Le charretier épouvanté dételle ses chevaux: il abandonne le fardier. – Horrible! Que faire? Le train se précipite à toute vapeur: c'est la mort!
C'est la mort? Pour le mécanicien, pour le chauffeur, peut-être; mais, avec de l'audace, pour le prince, – non! – Qu'en dis-tu?.. Le mécanicien hausse les épaules. Allons! encore, encore! Lâchons tout!.. O démence! Épouvantable intrépidité! Dévouement sublime!
Sublime! On entend un effroyable fracas de heurt et d'écrasement; le sol craque, le train sursaute, se cabre; la locomotive est effondrée, éventrée; la cheminée s'abat; de toutes parts, des quartiers de roc, lancés de la charrette broyée, volent en éclats, en poussière; les deux ouvriers gisent sur le chemin, le mécanicien tué, le chauffeur, les jambes fracassées; mais le train franchit l'obstacle, passe… Le prince est sauf!
Ah! prince, vous êtes sauf. Quel bonheur! Quelle joie pour votre auguste famille! quelle perte c'eût été pour elle et pour nous! Voilà une heureuse échappée, un vrai miracle, un chauffeur providentiel, – infirme désormais, pauvre diable; mais on lui doit une belle chandelle. Il l'aura sans doute… Cependant, le prince est sombre.
Il est sombre, ce bon prince; pour la première fois, ses intestins se resserrent. Il songe à ce qui aurait pu arriver… Quelle imprudence! et qui l'a commise?.. Oh! ce chauffeur, ce gueux! Qu'on ne le laisse pas s'échapper! – Ne craignez rien, Altesse, il n'a plus de jambes! – Ah! très bien. Qu'on le juge! On le juge. – Qu'on le condamne! On le condamne.
Te voilà condamné, chauffeur! Tu n'as plus tes quatre-vingt-dix francs, plus de famille; tes petits sont bien abandonnés; ton père en cheveux blancs, il peut crever, à cette heure, comme un vieux cheval de charrue. Et ta femme; c'est maintenant qu'elle t'oublie, pendant les longs jours et les longues nuits qu'il te faut râler en prison… Qu'importe? Réjouis-toi: ton prince est vivant, bien vivant, pour ta patrie et sa belle, et pour longtemps!
Il y a longtemps de cette histoire, chauffeur. Sans doute, estropié, misérable, désespéré, tu t'es couché dans la tombe depuis bien des années. Écoute, je le dis pour consoler ta cendre: il est plus gras que jamais, le prince; il a perdu le goût des voyages; il rêve une situation assise, un trône, par exemple, d'où son cœur généreux, comme il a fait pour toi, se pencherait sur des millions de travailleurs, tes pareils, sur l'innombrable troupeau de tes frères, sur le peuple de France. Allons, dors en paix, chauffeur!
GUSTAVE COURBET
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Les farouches taureaux, dans les vallons du Doubs,
Quand ils le voient passer, jalousent ses épaules
Comme un Turc il est fort, et comme un agneau, doux.
Son nom, caché longtemps, a volé jusqu'aux pôles.
C'est le peintre, le vrai, des vallons et des bois,
Des chevreuils et des bœufs égarés dans les plaines,
Des femmes en chansons laissant mourir leurs voix,
Et des curés béats aux immenses bedaines.
E. Vermesch.
es vers, dont l'encens parut fade à Courbet, me sont revenus au souvenir, l'autre jour, en visitant les salles d'exposition de l'Impressionnisme, une école dont chaque adepte, tour à tour, aussitôt qu'il parvient à forcer la porte du Salon officiel, se hâte d'abandonner les résolutions intransigeantes.
Impressionnisme, d'ailleurs, équivaut à toute autre chosisme: c'est la devise quelconque, variable selon l'époque, au moyen de laquelle se rallient les mécontents, pour inquiéter l'opinion publique et combattre les idées reçues, qui, sans cela, dégénéreraient en préjugés. Je n'y vois aucun inconvénient pour ma part, et j'honore profondément la mémoire de Courbet, qui peut-être, aujourd'hui, se fût appelé impressionniste, et qui des premiers livra la bataille avec la supériorité d'un talent énorme et l'aplomb d'une vanité sans seconde.
Sa vanité mise à part, c'était un simple s'il en fut, en dépit du retroussis narquois de sa lèvre. Honnête homme, d'ailleurs, très honnête, et ce doit être le remords de M. Dumas fils de l'avoir insulté. Tout au plus fallait-il en rire, après avoir admiré l'inconscient génie du peintre.
Inconscient, en effet, il le fut comme un bœuf, dont il avait la redoutable encolure et l'irrésistible coup d'épaule, avec la lenteur du ruminant, le front têtu et dur. – «Il a du charbon dans le crâne,» disait l'Auvergnat Vallès.
Inconscient vis-à-vis de sa propre production. Lorsqu'il partageait avec Bonvin, le railleur, son atelier, celui-ci s'amusait à lui faire choisir, dans son œuvre d'une année, les moindres morceaux pour les envoyer au Salon.
La chose admirable vraiment, en son masque d'idole assyrienne épaissie de rusticité villageoise, était le regard: deux yeux, non, deux lacs, allongés, profonds, doux et bleus. J'ai songé bien des fois, en les regardant, à leur puissance inouïe de vision; je les imaginais s'ouvrant sur tel ou tel coin de nature, l'absorbant, pour ainsi dire, et en emprisonnant à jamais le reflet, sous les paupières.
Cette faculté phénoménale a marqué son talent. Il rapportait le paysage entier, tons et valeurs, dans son souvenir, et pouvait l'exécuter à l'atelier comme s'il eût été devant le motif. De là, peut-être, cette ampleur de la facture débarrassée de comparaison méticuleuse au moment de faire; de là aussi quelques négligences de dessin. Je n'entends pas dire qu'il eût coutume de procéder ainsi; au contraire, c'était le plus rarement; mais je l'ai vu peindre de chic.
De théorie préconçue, d'esthétique initiale, je n'ai jamais supposé qu'il en eût l'ombre; le secret de sa force était dans un robuste instinct.
Le Maître d'Ornans était peintre et paysan. Proudhon, Champfleury, Castagnary l'ont gratifié d'une philosophie. Sa vanité flattée s'efforça d'en revêtir l'étoffe et s'y carra jusqu'au ridicule. Faiblesse et sottise.
Pour ma part, en furetant par les coins de son atelier, j'ai quelquefois découvert des esquisses de jeunesse qu'il se hâtait de m'ôter des mains, et où les troubadours abricot mandolinaient à fleur de nacelle, au fil de l'eau, pâmés aux pied des blanches damoiselles.
Qu'est-ce que cela prouve? Qu'il avait cherché sa voie, comme tout le monde, et s'était heureusement résolu à sa pente naturelle. Il n'y a là rien que de très louable, et la légende est au moins superflue, qui veut embellir Courbet d'une langue de feu spontanée et native, à l'instar des prophètes.
Ajoutons que cette grosse vanité dont on lui a fait un crime, et qui l'entraîna vers les plus sots dangers, lui fut bien utile, au début, en se doublant d'opiniâtreté.
Ses commencements avaient été durs.
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* *
Il racontait parfois des épisodes.
Celui-ci entre autres: dans sa bouche naïve, avec le parler traînard et chanteur de Franche-Comté, le récit devenait grand. J'essaierai d'en retrouver les mots; mais il faudrait les gestes et l'accent du bonhomme.
– Un matin que j'étais encore couchais, – c'est Courbet qui parle, – que j'étais encore couchais, j'entends ma porte s'ouvrir, et qui est-ce que je vois entrais? C'était mon père; il arrivait de chais nous avec son bâton.
– Eh bien! donc, qu'il s'écrie, qu'est-ce que tu fais là, encore couchais? Toujours à dormir, donc?
– Bon! qu'est-ce que vous me fichais? Faut donc point dormir pour travaillais? Et la mère?
– Elle va bien. Embrasse-moi. Mais tu sais que nous ne sommes point tant riches. Nous avons déjà vendu un champ, l'année dernière, pour t'encourageais. Quand est-ce que tu vas gagnais de l'argent? On n'en veut donc point de ta panture? Elle est donc pourrie? Ça ne va donc point?
– Ça ne peut pas allais mieux! Ils n'ont jamais rien fait de pareil.
– Pourquoi qu'ils te refusent toujours à l'Exposition, alors? Ils ne sont pas plus malins que toi? Non! C'est donc toi qu'es plus malin qu'eusse. Eh ben! je voudrais voir ça; montre-moi donc leur musée, à eusse!
Courbet accède au désir de son père; il le mène au Louvre.
Étourdi, aveuglé par l'éclat des dorures, le vieux villageois tourne, glisse et se torticolise en la splendeur des salles, sans rien comprendre.
– C'est ben beau, tout ça, c'est ben beau! Tu crois que t'es plus fort que ça, toi?
– Ça, répond Courbet, ça, c'est de la…!
Je n'écris point le mot, mais Courbet le répétait avec fracas.
– Ah! bah! vraiment? fait alors le père, en es-tu ben sûr? Eh ben! mais alors, si t'en es si sûr que ça, nous allons vendre encore un champ!
Et il s'en va content.
N'est-ce pas que c'est beau et grand cette foi robuste du paysan en l'infaillibilité du fils de sa chair?..
*
* *
Étayé sur ce dévouement, Courbet put s'obstiner, s'imposer, parvint.
Il a été incontestablement une des grandes figures, un des initiateurs de la peinture contemporaine.
Il est venu au moment opportun pour endiguer le romantisme débordé. Il a ramené vers l'observation la sincérité, la réalité; réveillé l'amour de la nature, y compris ses vulgarités, par opposition aux excès inventifs des fougueux cavaliers d'idéal de 1830; ainsi que Delacroix avait débridé toutes les extravagances de la ligne et de la couleur, en haine des froides conventions de l'école de David.
Aujourd'hui que la politique a surmené l'attention publique, une période artistique est imminente; il y a lieu d'espérer que le maître futur aura une admirable formule, étant obligé, pour dominer, de résumer les qualités de ces trois grands chefs.
Revenons à l'homme et au pittoresque de ses verrues.
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* *
J'ignore s'il eut en sa jeunesse des heures de fougue, d'emportement. Je ne l'ai connu qu'à là fin de l'Empire; à ce moment il paraissait lourd, envahi par la graisse, épaissi.
Ses journées se suivaient, pareilles.
Couché tard généralement, il s'arrachait tard aussi, vers les neuf heures, aux discutables douceurs du lit de fer où il reposait dans un coin de son atelier.
Cet atelier – je crois qu'il n'en eut jamais d'autre à Paris – était situé à l'entre-sol d'une vieille maison de la rue Hautefeuille, aujourd'hui disparue. Le vitrage en donnait sur une cour, et la lumière y tombait crue et triste, arrêtée au milieu de la pièce, ébauchant confusément, dans le fond, les toiles délaissées, les châssis brisés, les cadres hors d'usage abandonnés pêle-mêle avec quelques vieux meubles sans valeur envahis par la poussière.
En manches de chemise, bretelles pendantes, l'homme errait par l'atelier, traînant ses savates, arrêté tour à tour devant chaque chevalet, grattant par-ci, retouchant par-là, n'attaquant que rarement une toile blanche.
Puis venait l'heure du déjeuner, qui le menait près de là, rue des Poitevins, chez son ami Laveur, à la table d'hôte où se sont assis, peu ou prou, tous les étudiants d'alors.
L'après-midi était le moment du travail réel, qui durait jusqu'au dîner.
Puis il retournait chez Laveur, y faisant de longues stations, le samedi surtout, où le Dîner Courbet réunissait autour de lui la foule des camarades, les Toussenel, les Charton, les Dupré, les Vallès, les André Lemoyne, etc…
C'est alors qu'il fallait voir, les manches retroussées, son bras blanc et gras étalé sur la table, Courbet se fourvoyer dans les discussions où trébuchaient à chaque pas son ignorance et son débit empâté! Les flagorneurs, qui toujours pullulent autour des célébrités, encourageaient sa jactance. Il chantait, au dessert, des romances de sa composition, dénuées de rimes et de bon sens, sur des airs à lui, prétendait-il, et qui n'étaient que des souvenirs.
Je me rappelle ceci:
Mets ton chapeau de paille,
Ta robe rayé-bleu,
Avec ton ruban blanc
Autour de ton cou brun.
– Bigre! fis-je, quand il eut entonné ce singulier quatrain, voilà de la poésie de coloriste!
Il m'en voulut longtemps de mon irrévérence.
Un autre soir, il courut haletant vers Montmartre, arriva en sueur au bal de l'Élysée, se laissa tomber sur une chaise et fit demander Métra, qui conduisait l'orchestre.
– Écoutais! fit-il, aussitôt que le musicien des Roses l'eut rejoint.
Il croyait avoir trouvé une «nouvelle Marseillaise» et se mit à glousser un long trou lou lou rappelant, comme air, la valse du Lauterbach.
En temps ordinaire, il achevait sa soirée aux brasseries, chez Andler ou à la Suisse; puis, à l'heure de la fermeture, en été, pendant les nuits tièdes, allait prolonger sa veille sur un banc du boulevard Saint-Michel, où son ombre énorme inquiéta d'abord les sergents de ville, qui finirent par s'y habituer.
J'arrive à la colonne.
L'idée du déboulonnement (mon idaie, prononçait-il), qui lui avait poussé en septembre 1870 et qui n'avait alors excité aucune réprobation du gouvernement de la Défense, ardent à répudier tout souvenir des Césars; l'idée était-elle restée clouée en son crâne, ou s'était-elle envolée? Je ne sais. Cependant, il n'en avait plus reparlé; ce n'est pas lui qui en détermina l'exécution. Je crois qu'il assista au renversement de la colonne, mais en simple spectateur.
C'est, je pense, le mot déboulonner qui avait dû le séduire. Un mot inconnu, nouveau, tombant dans la cervelle de Courbet, y faisait du ravage, y causait une obsession, comme le bourdonnement d'un hanneton dans une cruche.
Il me scia, tout un soir, en me répétant à chaque minute:
– Faites donc «un tel» en Torquemada!
Torquemada, Torquemada, Torrrr…!
Ce mot lui roulait sous le front et l'incendiait, sans autre motif que sa sonorité.
On voit que je fais la bonne part de ridicule à celui qui fut mon professeur pendant quelques mois.
Il est bon de rappeler maintenant qu'il a fait les Casseurs de pierres, la Vague, le Combat de Cerfs, la Remise de Chevreuils, tant d'autres merveilles!..
Où est donc passé l'Enterrement d'Ornans, que, pendant la Commune, j'avais fait apporter au Luxembourg?
Courbet, cette masse engourdie et fruste, avec une vision saine et un bel instinct puissant, a rayonné sur la peinture contemporaine et lui a imposé sa marque.
Il a su garder l'indépendance, la liberté de ses sensations; tel il était, tel il s'est rué tout entier dans son effort, et c'est pourquoi peut-être il aura quelque jour en son pays une statue que ne déboulonnera pas la postérité.
On peut sourire en notant les faiblesses de l'homme; il faut s'incliner respectueusement devant l'œuvre toujours vivant, toujours fier du maître.