Kitabı oku: «L'hérésiarque et Cie», sayfa 8
–Revenez avant six mois, en ce cas. Car, au bout de ce temps, j'espère avoir mis de côté un pécule suffisant pour m'établir dans le sud de la France. Nous gagnerons par étapes Nice ou Monaco, de toute façon, le plus près possible de la Turbie.
–Pourquoi la Turbie? demandai-je.
Il répondit gravement:
–Parce que cette commune est le berceau de notre race, le lieu natal de mon illustre ancêtre, l'empereur romain Pertinax.
Je souris, souhaitai bonne chance et dis adieu à cet homme vertueux. Je négligeai de prendre congé de sa famille, et m'en allai sans tourner la tête.
Rentré chez moi, j'examinai les deux trouvailles qui, jetées dans des boîtes à ordures, en deux endroits de Paris, s'étaient trouvées réunies dans la hotte de Pertinax Restif. Je rangeai la lettre avec différents documents exhilarants ou navrants que je possède, et pris la bague sur moi, dans la poche de mon gilet.
Quelques jours après, je me trouvais en soirée chez de riches bourgeois. On annonça le sénateur X… et son fils. Ce sénateur était de la parenté de la maîtresse de maison, son nom était celui dont était signée la lettre de potache que j'ai donnée. Le sénateur X…, gras, laid, l'air protestant, entra, très digne, poussant devant soi son fils assez gauche, vêtu d'un uniforme de lycéen, et le visage couvert de boutons pointés de noir. Je conçus que la sévérité paternelle s'était apaisée et qu'un lycée avait accueilli le jouvenceau, que les moines avaient rejeté. Au bout de quelques moments, on annonça l'auteur de Brute! et de Kollioth. Je vis le lycéen rougir. Le grand homme entra avec désinvolture. Pendant les présentations, il fut charmant; mais rien dans sa physionomie ne décela qu'il eût quelque connaissance du cas du collégien. Celui-ci me parut du reste enchanté et persuadé que le grand homme n'avait pas tenu sa lettre. L'écrivain entouré, fêté, raconta toutes sortes d'histoires, fit la gazette de la semaine, et ce fut un mélange extraordinaire de calembours, de recettes de cuisine, de conseils pour la toilette, d'aventures personnelles et d'anecdotes de toute sorte, souvent raides et salées. Voici la dernière:
–Une actrice d'un petit théâtre est entretenue par un vieux qui, je crois, est un homme politique. Elle le trompe avec un de mes amis de qui je tiens l'histoire. Le vieillard, amoureux et jaloux à la folie, se croit aimé, comme il est juste. Il dut, il y a quelque temps, subir une opération douloureuse. L'actrice, paraît-il, ne s'enquit jamais de la santé du malade et fit même un voyage à Nice à l'époque de l'opération. Le vieillard fut affecté de cette indifférence. Lorsqu'il revit la dame en question, il lui fit des reproches. L'actrice fit semblant de ne jamais s'être doutée de la gravité du cas, et ajouta qu'ayant elle-même subi diverses opérations, pour ovaires, kyste et appendicite, elle était blasée sur ces incidents et ne craignait jamais pour la vie de quelqu'un, dès qu'elle le savait aux mains des chirurgiens. Le vieillard connut par là que l'indifférence de la belle ne venait pas d'un désamour, mais marquait seulement une confiance illimitée dans la science. L'actrice lui donna nonobstant des preuves d'amour irréfutables, et, comme il se croyait beau garçon, il ne douta pas d'être aimé, puisqu'il était aimable. Cet homme, versé dans diverses sciences sociales fort importantes, et qu'on eût pu croire sérieux, imagina un moyen bizarre, assez dégoûtant, pour commémorer sa guérison. Il invita l'actrice à un souper fort galant, tête à tête, dans un grand restaurant. Sous sa serviette, la dame trouva un étui ravissant, qu'elle ouvrit. L'étui ne contenait qu'une bague fort simple, ornée d'une pierre dont l'actrice ignorait le nom. Elle remercia le vieil amant, qui lui donna ces explications: «Cette bague, ma chère enfant, doit t'être à jamais précieuse. Qu'elle soit à jamais le souvenir de notre amour. Cette bague porte, à l'intérieur, la date gravée du jour où nous nous connûmes, et la pierre qui l'orne, c'est un calcul de ma vessie…»
À ce moment de la narration du grand homme, j'entendis haleter étrangement près de moi. Je compris que c'était le sénateur X… qui soufflait ainsi. Mais personne n'y prit garde, car on était fortement intéressé par le récit. Moi-même, j'étais occupé à tâter dans la poche de mon gilet la bague trouvée dans la botte du vertueux Pertinax Restif. L'écrivain célèbre continuait:
–L'actrice referma l'étui. Cet incident lui avait coupé l'appétit. Et la bague lui répugnait.
Une petite dame s'exclame:
–Elle avait dû en voir bien d'autres, pourtant!
–C'est vrai, repartit le narrateur, mais la nature humaine est ainsi faite. L'actrice était certainement cuirassée à l'égard de choses plus repoussantes. Néanmoins, elle ne put supporter la bague en question. Le soir même, elle la jeta aux ordures…
Un petit cri, la chute d'un corps, interrompirent le narrateur et nous firent sursauter. Le sénateur X… venait de s'abattre près de sa chaise. On s'empressa autour de lui. Il était violet, gonflé et irrémédiablement mort, comme un éléphant, du cœur brisé.
Mentalement, j'honorai cette victime de l'amour. Le lendemain, ne pouvant supporter d'avoir en ma possession la bague devenue relique, j'allai dans une église, la déposer sur un autel.
LA SERVIETTE DES POÈTES
Placé sur la limite de la vie, aux confins de l'art, Justin Prérogue était peintre. Une amie vivait avec lui et des poètes venaient le voir. Tour à tour, l'un d'eux dînait dans l'atelier où la destinée mettait, au plafond, des punaises en guise d'étoiles.
Il y avait quatre convives qui ne se rencontraient jamais à table.
David Picard venait de Sancerre; il descendait d'une famille juive christianisée, comme il y en a tant dans la ville.
Léonard Delaisse, tuberculeux, crachait sa vie d'inspiré, avec des mines à mourir de rire.
Georges Ostréole, les yeux inquiets, méditait, comme autrefois Hercule, entre les entités du carrefour.
Jaime Saint-Félix savait le plus d'histoires; sa tête pouvait tourner sur ses épaules, comme si le cou n'avait été que vissé dans le corps.
Et leurs vers étaient admirables.
Les repas n'en finissaient pas, et la même serviette servait tour à tour aux quatre poètes, mais on ne le leur disait pas.
Cette serviette, petit à petit, devint sale.
Voici du jaune d'œuf près d'une traînée sombre d'épinards. Voila des ronds de bouches vineuses et cinq marques grises laissées par les doigts d'une main au repos. Une arête de poisson a percé la trame du lin comme une lance. Un grain de riz a séché, collé dans un angle. Et de la cendre de tabac assombrit certaines parties plus que les autres.
–David, voilà votre serviette, disait l'amie de Justin Prérogue.
–Il faudra aussi penser à acheter des serviettes, disait Justin Prérogue, marque ça pour quand on aura de l'argent.
–Votre serviette est sale, David, disait l'amie de Justin Prérogue, je vous la changerai la prochaine fois. La blanchisseuse n'est pas venue cette semaine.
–Léonard, prenez votre serviette, disait l'amie de Justin Prérogue. Vous pouvez cracher dans le coffre à charbon. Comme votre serviette est sale! Je vous la changerai dès que la blanchisseuse m'aura rapporté du linge.
–Léonard, il faudra que je fasse ton portrait te représentant en train de cracher, disait Justin Prérogue, et j'ai même envie d'en faire une sculpture.
–Georges, j'ai honte de vous donner toujours la même serviette, disait l'amie de Justin Prérogue, je ne sais pas ce que fait la blanchisseuse. Elle ne me rapporte pas mon linge.
–Commençons à manger, disait Justin Prérogue.
–Jaime Saint-Félix, je suis obligée de vous donner encore la même serviette. Je n'en ai pas d'autre aujourd'hui, disait l'amie de Justin Prérogue.
Et le peintre faisait tourner la tête du poète pendant tout le repas en écoutant beaucoup d'histoires.
Et des saisons passèrent.
Les poètes se servaient tour à tour de la serviette et leurs poèmes étaient admirables.
Léonard Delaisse crachait sa vie plus comiquement encore, et David Picard se mit aussi à cracher.
La serviette vénéneuse infesta tour à tour, après David, Georges Ostréole et Jaime Saint-Félix, mais ils ne le savaient pas.
Semblable à une loque ignoble d'hôpital, la serviette se tacha du sang qui venait aux lèvres des quatre poètes, et les dîners n'en finissaient pas.
Au commencement de l'automne, Léonard Délaisse cracha le reste de sa vie.
Dans différents hôpitaux, secoués par la toux comme des femmes par la volupté, les trois autres poètes moururent à peu de jours d'intervalle. Et tous les quatre laissaient des poèmes si beaux qu'ils semblaient enchantés.
On mit leur mort au compte, non de la nourriture, mais de la malefaim et des veilles lyriques. Car, se peut-il vraiment qu'une seule serviette puisse tuer, en si peu de temps, quatre poètes incomparables?
Les convives morts, la serviette devint inutile.
L'amie de Justin Prérogue voulut la mettre au sale.
Et elle la déplia en pensant: «Elle est vraiment trop sale et elle commence à sentir mauvais.»
Mais, la serviette dépliée, l'amie de Justin Prérogue eut un étonnement et appela son ami qui s'émerveilla:
–C'est un vrai miracle! Cette serviette si sale, que tu étales avec complaisance, présente, grâce à la saleté coagulée et de diverses couleurs, les traits de notre ami défunt, David Picard.
–N'est-ce pas? murmura l'amie de Justin Prérogue.
Tous deux, en silence, regardèrent quelques instants l'image miraculeuse et puis, doucement, firent tourner la serviette.
Mais ils pâlirent aussitôt en voyant apparaître l'épouvantable aspect à mourir de rire de Léonard Délaisse s'efforçant de cracher.
Et les quatre côtés de la serviette offraient le même prodige.
Justin Prérogue et son amie virent Georges Ostréole indécis et Jaime Saint-Félix sur le point de raconter une histoire.
–Laisse cette serviette, dit brusquement Justin Prérogue.
Le linge tomba et s'étala sur le plancher.
Justin Prérogue et son amie tournèrent longtemps comme des astres autour de leur soleil, et cette Sainte-Véronique, de son quadruple regard, leur enjoignait de fuir sur la limite de l'art, aux confins de la vie.
L'AMPHION FAUX MESSIEOUHISTOIRES ET AVENTURES DU BARON D'ORMESAN
I
LE GUIDE
Il y avait bien quinze ans que je n'avais pas vu Dormesan, un de mes camarades de collège. Je savais seulement qu'après avoir édifié une fortune assez considérable et l'avoir dissipée, il guidait les étrangers dans Paris.
Je le rencontrai, un jour, devant un des plus grands hôtels des boulevards. Mâchonnant un cigare, il attendait patiemment des clients.
Il me reconnut le premier et m'arrêta au passage. Voyant que son visage ne me rappelait rien, il se fouilla et me tendit ensuite une carte qui portait: Baron Ignace d'Ormesan. Je le serrai dans mes bras, et, sans m'étonner de son anoblissement sans doute récent, je lui demandai si les affaires marchaient, si l'étranger donnait cette année.
–Me prendriez-vous pour un guide, s'écria-t-il indigné, un guide, un simple guide?
–Je croyais, balbutiai-je, on m'avait dit…
–Ta ta ta! Ceux qui vous l'ont dit plaisantaient. Vous me faites l'effet d'un homme qui demanderait à un peintre connu si le bâtiment marche bien. Je suis artiste, cher ami, et, qui plus est, j'ai invente mon art moi-même, et je suis seul à l'exercer.
–Un nouvel art? Peste!
–Ne vous moquez point, dit-il sur un ton sévère, je suis très sérieux.
Je m'excusai et il reprit d'un air modeste:
–Endoctriné dans tous les arts, j'y excelle: mais, toutes les carrières artistiques sont encombrées. Désespérant de me faire un nom comme peintre, je brûlai tous mes tableaux. Renonçant aux lauriers poétiques, je déchirai cent cinquante mille vers environ. Ayant ainsi institué ma liberté dans l'esthétique, j'inventai un nouvel art, fondé sur le péripatétisme d'Aristote. Je nommai cet art: l'amphionie, en souvenir du pouvoir étrange que possédait Amphion sur les moellons et les divers matériaux en quoi consistent les villes.
Au reste, ceux qui feront de l'amphionie seront appelés des amphions.
Comme à un nouvel art il fallait une nouvelle Muse et que, d'autre part, j'étais moi-même le créateur de cet art et par conséquent sa muse, j'adjoignis tout simplement à la troupe des Neuf Sœurs ma personnification féminine, sous le nom de baronne d'Ormesan. Je dois ajouter que je suis célibataire et que j'eus d'autant moins de scrupules à porter à dix le nombre des Muses, que j'étais en cela d'accord avec les lois de mon pays, relatives au système décimal.
Maintenant que voici clairement exposées, je crois, les origines historiques et les données mythologiques de l'amphionie, je veux vous l'expliquer.
L'instrument de cet art et sa matière sont une ville dont il s'agit de parcourir une partie, de façon à exciter dans l'âme de l'amphion ou du dilettante des sentiments ressortissant au beau et au sublime, comme le font la musique, la poésie, etc.
Pour conserver les morceaux composés par l'amphion, et pour que l'on puisse les exécuter de nouveau, il les note sur un plan de la ville, par un trait indiquant très exactement le chemin à suivre. Ces morceaux, ces poèmes, ces symphonies amphioniques se nomment des antiopées, à cause d'Antiope, la mère d'Amphion.
Pour ma part, c'est à Paris que je pratique l'amphionie.
Voici une antiopée que j'ai composée ce matin même. Je l'ai intitulée: «Pro Patria». Elle est destinée, comme son titre l'indique, à inspirer l'enthousiasme, les sentiments patriotiques.
On part de la place Saint-Augustin où se trouvent une caserne et la statue de Jeanne d'Arc. On suit ensuite la rue de la Pépinière, la rue Saint-Lazare, la rue de Châteaudun jusqu'à la rue Laffitte, où l'on salue la maison Rothschild. On revient par les grands boulevards jusqu'à la Madeleine. Les grands sentiments s'exaltent à la vue de la Chambre des députés. Le ministère de la Marine, devant lequel on passe, donne une haute idée de la défense nationale, et l'on monte l'avenue des Champs-Élysées. L'émotion est extrême à voir se dresser la masse de l'Arc de Triomphe. À l'aspect du dôme des Invalides, les yeux se mouillent de larmes. On tourne vite dans l'avenue Marigny, pour conserver cet enthousiasme, qui arrive à son comble devant le palais de l'Élysée.
Je ne vous cache point que cette antiopée serait plus lyrique, aurait plus de grandeur si on pouvait la terminer devant le palais d'un roi. Mais, que voulez-vous? Il faut prendre les choses et les villes comme elles sont.
–Mais, dis-je en riant, je fais de l'amphionie tous les jours. Il ne s'agit que de promenade…
–Monsieur Jourdain!… s'écria le baron d'Ormesan, vous dites vrai, vous faisiez de l'amphionie sans le savoir.
À ce moment, une troupe d'étrangers sortit de l'hôtel; le baron se précipita et leur parla dans leur langage. Il m'appela ensuite:
–Vous le voyez, je suis polyglotte. Mais, venez avez nous. Je vais exécuter à ces touristes une antiopée résumée, quelque chose comme un sonnet amphionique. C'est un des morceaux qui me rapportent le plus. Il est intitulé: Lutèce, et, grâce à certaines licences non poétiques mais amphioniques, il me permet de montrer tout Paris en une demi-heure.
Nous montâmes, les touristes, le baron et moi, sur l'impériale de l'omnibus Madeleine-Bastille. En passant devant l'Opéra, le baron d'Ormesan l'annonça à haute voix. Il ajouta, en indiquant la succursale du Comptoir d'Escompte:
–Palais du Luxembourg, le Sénat.
Devant le Napolitain, il dit emphatiquement:
–L'Académie française.
Devant le Crédit Lyonnais, il annonça l'Élysée, et, continuant de cette façon, il avait montré, lorsque nous arrivâmes à la Bastille: nos principaux musées, Notre-Dame, le Panthéon, la Madeleine, les grands magasins, les ministères et les demeures de nos hommes illustres morts et vivants; enfin, tout ce qu'un étranger doit voir à Paris. Nous descendîmes de l'omnibus. Les touristes payèrent largement le baron d'Ormesan. J'étais émerveillé et je le lui dis. Il me remercia modestement et nous nous quittâmes.
Quelque temps après, je reçus une lettre datée de la prison de Fresnes. Elle était signée du baron d'Ormesan:
–Cher ami, m'écrivait cet artiste, j'avais composé une antiopée intitulée: La Toison d'or. Je l'exécutai un mercredi soir. Je partis de Grenelle, où j'habite, sur un bateau-mouche. C'était, comme vous pouvez le voir, une évocation savante de la fable argonautique. Vers minuit, rue de la Paix, je brisai quelques vitrines de bijoutiers. On m'arrêta assez brutalement, et on m'incarcéra sous le prétexte que je m'étais emparé de divers objets d'or qui constituaient la Toison, but de mon antiopée. Le juge d'instruction n'entend rien à l'amphionie, et je vais être condamné si vous n'intervenez pas. Vous savez que je suis un grand artiste. Proclamez-le, et délivrez-moi.
Comme je ne pouvais rien pour le baron d'Ormesan, et que je n'aime pas avoir affaire avec la Justice, je ne lui répondis même pas.
II
UN BEAU FILM
—Qui n'a pas un crime sur la conscience? demanda le baron d'Ormesan. Pour ma part, je ne les compte plus. J'en ai commis quelques-uns qui m'ont rapporté pas mal d'argent. Et si je ne suis pas millionnaire aujourd'hui, il faut accuser mes appétits plutôt que mes scrupules.
En 1901, j'avais fondé avec quelques amis la Cinematographic International Company, que nous appelions plus brièvement la C. I. C. Il s'agissait d'obtenir des films d'un très grand intérêt et de donner ensuite des représentations cinématographiques dans les principales villes d'Europe et d'Amérique. Notre programme était très bien composé. Grâce à l'indiscrétion d'un valet de chambre, nous avions pu obtenir l'intéressante scène représentant le lever du président de la République. Nous avions également cinématographié la naissance du prince d'Albanie. D'autre part, à prix d'or, en corrompant quelques fonctionnaires du Sultan, nous avions fixé à jamais, dans sa mobilité, l'impressionnante tragédie où le grand-vizir Melek-Pacha, après des adieux déchirants à ses femmes et ses enfants, but le mauvais café, par ordre de son maître, sur la terrasse de sa maison de Péra.
Il nous manquait la représentation d'un crime. Mais on ne connaît pas d'avance l'heure d'un forfait, et il est rare que les criminels agissent ouvertement.
Désespérant de nous procurer, par des moyens licites, le spectacle d'un attentat, nous décidâmes d'en organiser un dans une villa que nous louâmes à Auteuil. Nous avions d'abord pensé à engager des acteurs pour mimer le crime qui nous manquait, mais, outre que nous eussions trompé nos futurs spectateurs en leur offrant des scènes truquées, habitués que nous étions à ne cinématographier que de la réalité, nous ne pouvions être satisfaits par un simple jeu théâtral, si parfait fût-il. Nous eûmes aussi l'idée de tirer au sort celui qui d'entre nous devait se dévouer et commettre le crime qu'enregistrerait notre appareil. Mais cette perspective ne sourit à personne. Nous étions, en somme, une société d'honnêtes gens, et nul ne se souciait de perdre l'honneur, même dans un but commercial.
Une nuit, nous nous embusquâmes au coin d'une rue déserte, près de la villa que nous avions louée. Nous étions six, tous armés de revolvers. Un couple passa. C'étaient un jeune homme et une jeune femme, dont la mise recherchée nous parut très propre à fournir les éléments intéressants d'un crime sensationnel. Silencieux, nous bondîmes sur le couple, le ligottâmes et le transportâmes dans la villa. Nous l'y laissâmes sous la garde de l'un d'entre nous. Nous nous remîmes en embuscade et un monsieur à favoris blancs, en vêtements de soirée, ayant paru, nous allâmes à sa rencontre et l'entraînâmes dans la villa, malgré sa résistance. L'aspect de nos revolvers eut raison de son courage et de ses cris. Notre photographe disposa son appareil, fit la lumière convenable et se tint prêt à enregistrer le crime. Quatre d'entre nous se placèrent à côté du photographe et braquèrent leurs revolvers sur nos trois captifs. Le jeune homme et la jeune femme s'étaient évanouis. Je les déshabillai avec des attentions touchantes. À la jeune femme j'ôtai sa jupe et son corsage, et je laissai le jeune homme en bras de chemise. Puis, je m'adressai au monsieur en habit:
–Monsieur, lui dis-je, mes amis et moi nous ne vous voulons aucun mal. Mais nous exigeons de vous, et sous peine de mort, que vous assassiniez, avec le poignard que je dépose à vos pieds, cet homme et cette femme. Vous vous efforcerez avant tout de les faire revenir de leur évanouissement. Vous prendrez garde qu'ils ne vous étranglent. Et comme ils sont désarmés, nul doute que vous n'en veniez à bout.
–Monsieur me dit poliment le futur assassin, il faut bien céder à la violence. Vos dispositions sont prises et je ne veux pas tenter de vous faire revenir sur une résolution dont la raison ne m'apparaît pas clairement, mais je vous demande une grâce, une seule: permettez-moi de me masquer.
Nous nous concertâmes et reconnûmes qu'il valait mieux, pour lui aussi bien que pour nous, qu'il fût masqué. Je lui attachai sur le visage un mouchoir auquel je fis des trous à la place des yeux, et le sacripant commença son ouvrage.
Il frappa dans les mains du jeune homme. Notre appareil fonctionnait et enregistrait cette scène lugubre.
L'assassin, de la pointe de son poignard, piqua sa victime au bras. Le jeune homme bondit sur ses pieds et sauta avec une force décuplée par l'effroi sur le dos de son agresseur. Il y eut une courte lutte. La jeune femme revint aussi de son évanouissement et se précipita au secours de son ami. Mais elle tomba la première, frappée au cœur d'un coup de poignard. Puis ce fut le tour du jeune homme. Il s'affaissa, la gorge coupée. L'assassin fit bien les choses. Son mouchoir n'avait pas été dérangé pendant cette lutte. Il le conserva tant que notre appareil fonctionna:
–Êtes-vous contents, messieurs, nous demanda-t-il, et puis-je maintenant faire ma toilette?
Nous le félicitâmes, il se lava les mains, se recoiffa, se brossa.
Ensuite, l'appareil s'arrêta.
L'assassin attendit que nous eussions fait disparaître les traces de notre passage, à cause de la police qui ne manquerait pas de venir le lendemain. Nous sortîmes tous ensemble. L'assassin prit congé de nous en homme du monde. Il retournait en toute hâte à son cercle, car, point de doute qu'il ne gagnât le soir même, après une pareille aventure, des sommes fabuleuses. Nous saluâmes ce joueur, en le remerciant, et fûmes nous coucher.
Nous avions notre crime sensationnel.
Il fit un bruit énorme. Les victimes étaient la femme du ministre d'un petit État des Balkans et son amant, fils du prétendant à la couronne d'une principauté de l'Allemagne du Nord.
Nous avions loué la villa sous un faux nom, et le gérant, pour ne point avoir d'ennuis, déclara reconnaître son locataire dans le jeune prince. La police fut sur les dents pendant deux mois. Les journaux publièrent des éditions spéciales, et, comme nous avions commencé notre tournée, vous pouvez imaginer notre succès. La police ne supposa pas un instant que nous offrions la réalité de l'assassinat du jour. Nous avions cependant soin de l'annoncer en toutes lettres. Mais le public ne s'y trompa point. Il nous fit un accueil enthousiaste et, tant en Europe qu'en Amérique, nous gagnâmes de quoi distribuer aux membres de notre association, au bout de six mois, la somme de trois cent quarante-deux mille francs.
Comme le crime avait fait trop de bruit pour rester impuni, la police finit par arrêter un Levantin, qui ne put fournir d'alibi valable pour la nuit du crime. Malgré ses protestations d'innocence, il fut condamné à mort et exécuté. Nous eûmes encore bien de la chance. Notre photographe put, par un heureux hasard, assister à l'exécution, et nous corsâmes notre spectacle d'une nouvelle scène, bien faite pour attirer la foule.
Lorsqu'au bout de deux ans, pour des raisons sur lesquelles je ne m'étendrai pas, notre association fut dissoute, j'avais touché, pour ma part, plus d'un million, que je reperdis aux courses l'année suivante.