Kitabı oku: «L'hérésiarque et Cie», sayfa 9
III
LE CIGARE ROMANESQUE
—Il y a de cela quelques années, me dit le baron d'Ormesan, un de mes amis me donna une boîte de havanes, qu'il me recommanda comme étant de la même qualité que ceux dont le défunt roi d'Angleterre ne pouvait se passer.
Le soir, lorsque j'eus soulevé le couvercle, je me réjouis beaucoup de l'arome que répandaient les cigares merveilleux. Je les comparai aux torpilles bien rangées d'un arsenal. Arsenal pacifique! Torpilles que le rêve a inventées pour combattre l'ennui! Puis, ayant pris délicatement un des cigares, je trouvai que ma comparaison avec les torpilles était inexacte. Il ressemblait plutôt à un doigt de nègre, et la bague de papier doré contribuait à augmenter l'illusion que la belle couleur brune m'avait suggérée. Je perçai soigneusement le cigare, l'allumai et commençai à tirer avec béatitude des bouffées parfumées.
Au bout de quelques instants il ne me vint plus dans la bouche qu'une saveur désagréable, et la fumée de mon cigare me parut avoir une odeur de papier brûlé:
–Le roi d'Angleterre me paraît avoir en fait de tabac, me dis-je, des goûts moins raffinés que je n'aurais supposé. Il est possible, après tout, que la fraude si répandue de nos jours n'épargne même plus le palais et la gorge d'Édouard VII. Tout s'en va. Il n'y a plus moyen de fumer un bon cigare.
Et faisant la grimace je cessai de fumer le mien qui, décidément, sentait le carton brûlé. Je l'examinai un instant en pensant:
–Depuis que ces Américains ont la haute main sur Cuba, il se peut que la prospérité de l'île ait progressé, mais les havanes ne sont plus fumables. Ces Yankees ont sans doute appliqué aux plantations de tabac les procédés de la culture moderne, les cigarières ont été certainement remplacées par des machines. Tout cela est peut-être économique et rapide, mais le cigare y perd beaucoup. D'autant plus que celui que j'ai honte de fumer à l'instant me donne tout lieu de croire que les falsificateurs s'en mêlent et que, de vieux journaux, trempés dans de la nicotine, tiennent maintenant lieu de feuilles de tabac chez les manufacturiers havanais.
J'en étais là de mes réflexions, et j'avais défait mon cigare, afin d'examiner les éléments qui le composaient. Je ne fus pas très surpris de découvrir, disposé de telle façon qu'il n'avait pas empêché le cigare de tirer, un rouleau de papier que je m'empressai de dérouler. Il était formé d'une feuille de papier entourant, comme pour la protéger, une petite enveloppe fermée qui portait cette adresse:
Sen. Don José Hurtado y Barral,
Calle de los Angeles,
Habana.
Sur la feuille de papier, dont le bord supérieur était un peu roussi, je lus avec stupéfaction, tracées d'une écriture féminine, en espagnol, quelques lignes dont voici la traduction:
Enfermée contre mon gré dans le couvent de la Merced, je prie le bon chrétien qui aura l'idée de rechercher de quoi se compose ce mauvais cigare, d'envoyer à son adresse la lettre ci-jointe.
Étonné et très ému, je pris mon chapeau et fus mettre la lettre à la poste. Ensuite je revins chez moi et allumai un second cigare. Il était excellent, les autres aussi. Mon ami ne s'était pas trompé. Le roi d'Angleterre se connaissait fort bien en tabacs de la Havane.
Cinq ou six mois après cet incident romanesque je n'y pensais plus, lorsqu'un jour on m'annonça la visite d'un nègre et d'une négresse fort bien mis, qui me priaient instamment de les recevoir, ajoutant que je ne les connaissais pas et que leur nom sans doute ne me dirait rien.
Et c'est très intrigué que j'entrai dans le salon où l'on avait introduit le couple exotique.
Le monsieur nègre se présenta avec aisance, s'expriment dans un français très intelligible:
–Je suis, me dit-il, Don José Hurtado y Barral…
–Quoi! c'est vous? m'écriai-je très étonné, et me rappelant soudain l'histoire du cigare.
Mais, je dois avouer qu'il ne me serait jamais venu à l'idée que le Roméo havanais et sa Juliette pussent être des nègres.
Don José Hurtado y Barral reprit avec courtoisie:
–C'est moi.
Et me présentant sa compagne il ajouta:
–Voici ma femme. Elle l'est devenue grâce à votre obligeance, car des parents impitoyables l'avaient enfermée dans un couvent, où les nonnes, tout le jour, fabriquent des cigares destinés exclusivement à la cour pontificale et à celle d'Angleterre.
Je n'en revenais pas. Hurtado y Barral continua:
–Nous appartenons tous deux à de riches familles noires. Il y en a un certain nombre à Cuba. Mais, le croiriez-vous, le préjugé de la couleur existe aussi bien chez les nègres que chez les blancs.
Les parents de ma Dolorès voulaient à tout prix qu'elle épousât un blanc. Ils souhaitaient surtout pour gendre un Yankee, et, désolés de la résolution bien arrêtée qu'elle avait de m'épouser, ils la firent enfermer dans le plus grand secret au couvent de la Merced.
Ne sachant comment retrouver Dolorès, j'étais désespéré et prêt à me tuer, lorsque la lettre que vous avez eu la bonté de jeter à la poste me rendit le courage. J'enlevai ma fiancée, et depuis elle est devenue ma femme…
Et certes, monsieur, nous eussions été bien ingrats si nous n'avions pris pour but de notre voyage de noces à Paris où nous avions le devoir de venir vous remercier.
Je dirige à cette heure une des plus importantes manufactures de cigares de la Havane, et voulant vous dédommager du mauvais cigare que vous avez fumé par notre faute, je vous adresserai deux fois par an une provision de cigares du premier choix, n'attendant pour faire expédier le premier envoi que d'avoir consulté votre goût.
Don José avait appris le français à la Nouvelle-Orléans, et sa femme le parlait sans accent, car elle avait été élevée en France…
Peu de temps après, les jeunes héros de cette aventure romanesque retournèrent à La Havane. Je dois ajouter qu'ingrat, ou bientôt mécontent de son mariage, je ne sais, Don José Hurtado y Barral ne m'a jamais fait tenir les cigares qu'il m'avait promis…
IV
LA LÈPRE
Comme on venait de constater que la langue italienne n'offre que peu de difficultés, le baron d'Ormesan protesta avec l'assurance d'un homme qui parle une quinzaine d'idiomes européens ou asiatiques:
–Pas difficile, l'italien? Quelle erreur!… Il se peut que ses difficultés soient peu apparentes, mais elles n'en existent pas moins, croyez-moi. J'en ai fait l'expérience. Elles furent cause que je faillis attraper la lèpre, ce mal terrible qui, semblable aux difficultés que présente la langue italienne, se cache, semble avoir disparu, tandis qu'il n'en continue pas moins à étendre ses ravages à travers les cinq parties du monde.
–La lèpre!
–À cause de l'italien?
–Racontez-nous ça!
–Ce doit être affreux!
En écoutant ces exclamations qui prouvaient le succès de sa déclaration paradoxale, le baron d'Ormesan souriait. Je lui tendis la boîte de cigares. Il en choisit un, l'alluma, après en avoir retiré la bague qu'il mit à son auriculaire droit, selon une sotte habitude qui lui venait d'Allemagne. Puis, après avoir lancé quelques bouffées triomphantes sur ceux qui l'entouraient, il commença sur un ton de condescendance assez vaine:
–Il y a près de douze ans, je voyageais en Italie. J'étais à cette époque un linguiste très ignorant. Je parlais fort mal l'anglais et l'allemand. Pour l'italien, je macaronisais, c'est-à-dire que je me servais de mots français auxquels j'ajoutais des terminaisons sonores, j'usais aussi de mots latins; bref, je me faisais comprendre.
Je venais de parcourir à pied une partie importante de la Toscane, lorsque j'arrivai un soir, vers six heures, dans une jolie bourgade où je devais coucher. À l'unique auberge de l'endroit, on m'avertit que toutes les chambres étaient retenues par une troupe d'Anglais.
L'aubergiste me conseilla de demander asile au curé. Il me reçut fort bien et parut charmé de mon langage hybride, qu'il voulut bien, et c'était trop d'honneur, comparer à la langue du Songe de Poliphile. Je lui répondis que je me contentais d'imiter involontairement le Merlin Coccaie. Il rit beaucoup, en me disant que justement il se nommait Folengo, ce qui me parut un hasard assez extraordinaire. Ensuite, il me mena à sa chambre qu'il me montra. Je voulus refuser. Mais rien n'y fit. Ce digne abbé Folengo entendait l'hospitalité d'une façon toscane, sans doute, car il ne manifesta même pas l'intention de changer les draps de son lit. J'y devais coucher, et je ne pus trouver un prétexte pour demander au bon prêtre, et sans le froisser, des draps propres.
Je dînai tête à tête avec le curé Folengo. La chère fut si délicate que j'oubliai les draps malencontreux, dans lesquels je m'étendis vers les dix heures. Je m'endormis aussitôt. Mon sommeil durait depuis une couple d'heures, lorsque je fus éveillé par un bruit de voix qui venait de la pièce voisine. Dom Folengo causait avec sa gouvernante, respectable personne de soixante-dix ans, qui nous avait préparé le succulent repas que je digérais encore. Le curé parlait avec animation. Sa gouvernante lui répondait d'une voix aigre-douce. Un mot, qui revenait à tout propos dans leur conversation me frappa: la lèpre. Je me demandai d'abord quelle raison ils pouvaient avoir de parler de cette terrible maladie: la lèpre.
Puis, je me représentai combien l'abbé Folengo était bouffi. Ses mains étaient épaisses. Continuant, mon raisonnement, je dus convenir que le prêtre toscan était imberbe, malgré son âge assez avancé. C'en était assez. L'effroi s'empara de mon esprit. Certains villages italiens, aussi bien que certaines bourgades françaises, sont des foyers de lèpre. Et j'en étais certain. Dom Folengo était ladre. Je couchais dans le lit d'un lépreux. Les draps n'avaient même pas été changés. À ce moment les bruits de voix cessèrent. La prêtre ronfla bientôt dans la pièce voisine. Et j'entendis craquer les marches d'un escalier de bois. La gouvernante montait se coucher dans les combles. Ma terreur grandissait. Je pensai que les médecins ne sont pas d'accord au sujet de la contagion de la lèpre. Ces pensées n'étaient point faites pour me rassurer. Je me disais que l'abbé m'avait offert son lit en toute charité, puis que dans la nuit il s'était souvenu qu'il pouvait ainsi me communiquer son mal. C'est de cela qu'il parlait avec sa gouvernante, et sans doute avant de s'endormir avait-il prié Dieu pour que son imprudence n'eût pas une malheureuse issue. Couvert d'une sueur froide, je me levai et me mis à la fenêtre.
Minuit sonna à l'horloge de l'église. Bientôt je n'y tins plus. Harassé, je m'assis par terre et m'endormis appuyé contre le mur. La fraîcheur du matin m'éveilla vers quatre heures. J'éternuai une trentaine de fois, et frissonnai en regardant le lit fatal. L'abbé Folengo, que mes éternuements avaient éveillé, entra dans la chambre:
–Que faites-vous assis en chemise, contre la fenêtre? me demanda-t-il. Je pense, mon cher hôte, que vous seriez mieux dans ce lit.
Je regardais le prêtre. Son teint était rose. Il était gras, mais sa santé, je dus me l'avouer, paraissait florissante.
–Monsieur, lui dis-je, savez-vous que le climat de Paris, et celui de l'Ile-de-France en général, sont peu favorables au développement de la lèpre. Ce climat a même la salutaire propriété de faire rétrograder cette maladie. Beaucoup de lépreux asiatiques, ceux de la Colombie, en Amérique, où ce mal est des plus fréquents, donnent comme but à leur existence l'arrondissement d'un pécule suffisant à les faire vivre deux ou trois ans à Paris. Après cette période, leur ladrerie s'étant atténuée, ils retournent dans leur pays amasser un nouveau trésor qui leur permettra un nouveau séjour aux bords de la Seine.
–Où voulez-vous en venir, me demanda l'abbé Folengo, vous parlez, si je ne me trompe pas, de la lèpre, la lebbra, cette terrible maladie qui fit tant de ravages au moyen-âge.
–Elle n'en cause pas moins aujourd'hui, lui répondis-je, en le fixant sévèrement, et quant aux prêtres qui en sont atteints, leur place serait plutôt dans les maladreries d'Honolulu, ou dans d'autres léproseries asiatiques. Ils y pourraient soigner leurs compagnons d'infortune…
–Mais pourquoi me parlez-vous de ces choses horribles d'aussi bonne heure? répliqua l'abbé Folengo. Il n'est pas encore cinq heures. Le soleil paraît à peine à l'horizon. L'aurore qui empourpre le ciel ne me paraît point faite pour inspirer d'aussi funèbres pensées.
–Avouez-le donc, signor abbé, m'écriai-je, vous êtes lépreux, je vous ai entendu cette nuit…
Dom Folengo semblait stupéfait et atterré.
–Monsieur le Français, me dit-il, vous vous trompez, je ne suis pas lépreux, et je me demande comment ces idées désolantes vous sont venues?
–Non, signor abbé, précisai-je, je vous ai entendu cette nuit. Vous parliez de la lèpre avec votre gouvernante, dans la pièce voisine.
L'abbé Folengo partit d'un grand éclat de rire.
–Vous autres Français, dit-il en continuant à rire aux larmes, vous ne pouvez venir en Italie sans qu'il vous arrive une histoire de ce genre, témoin votre Paul-Louis Courier, qui fait un récit à peu près semblable dans une de ses lettres… La lepre signifie le lièvre en italien. La chasse est ouverte. Ces jours derniers, un de mes paroissiens m'a apporté un lièvre superbe; j'en parlais cette nuit avec ma gouvernante, car il me paraît être à point. On nous le servira aujourd'hui même, à midi. Vous vous régalerez, en vous félicitant d'avoir, au prix d'une mauvaise nuit, augmenté votre bagage de connaissances linguistiques.
J'étais tout penaud. Mais le lièvre me parut délicieux. C'est que les pires choses, la lèpre elle-même, peuvent devenir excellentes, lorsqu'on sait les accommoder et s'en accommoder.
V
COX-CITY
Le baron d'Ormesan porta vivement la main à la cicatrice que je venais d'apercevoir, et ramena ses cheveux pour la couvrir.
–Il faut que je sois toujours très bien coiffé, me dit-il. On remarque, sans cela, cette vilaine place nette et livide de mon cuir chevelu, et j'ai l'air d'avoir la pelade… Cette cicatrice n'est pas nouvelle. Elle date d'une époque où j'étais fondateur de cité… Il y a de cela une quinzaine d'années, et c'était dans la Colombie britannique, au Canada… Cox-City!… Une ville de cinq mille âmes… Elle tenait son nom de Cox… Chislam Cox… un gaillard moitié homme de science, moitié aventurier. Il avait provoqué le rush dans cette partie, vierge alors, des Montagnes Rocheuses, où est située aujourd'hui encore Cox-City.
Les mineurs avaient été racolés un peu partout: à Québec, dans le Manitoba, à New-York. C'est dans cette dernière ville que je rencontrai Chislam Cox.
J'y étais depuis six mois environ. Au demeurant, je dois l'avouer, je ne gagnais pas un sou et m'ennuyais à mourir.
Je ne vivais pas seul mais avec une Allemande assez jolie fille, dont les charmes avaient du succès… Nous nous étions connus à Hambourg. J'étais devenu son manager, si j'ose dire…
Elle s'appelait Marie-Sybille ou Marizibill, pour parler comme les gens de Cologne, sa ville natale.
Faut-il ajouter qu'elle m'aimait à la folie?… Pour ma part, je n'en étais point jaloux. Toutefois, cette vie de paresseux me pesait plus que vous ne sauriez croire; je n'ai pas l'âme d'un maquereau. Mais c'est en vain que je cherchais à employer mes talents, à travailler…
Un jour, dans un saloon, je me laissai embobiner par Chislam Cox, qui parlait tout haut, appuyé au bar, et exhortait les consommateurs à le suivre dans la Colombie britannique. Il y connaissait un lieu où l'or abondait.
Il entremêlait dans son discours: Christ, Darwin, la Banque d'Angleterre, et, Dieu me damne si je sais pourquoi, la papesse Jeanne. Ce Chislam Cox était très convainquant. Je m'enrôlai dans sa troupe avec Marizibill, qui ne voulait pas me quitter, et nous partîmes.
Je n'emportais pas d'attirail de mineur, mais tout un matériel de bar et beaucoup d'alcools; whisky, gin, rhum, etc.; des couvertures et des balances de précision.
Notre voyage fut assez pénible, mais aussitôt arrivés là où Chislam Cox voulait nous conduire, nous bâtîmes une ville de bois qui fut baptisée Cox-City, en l'honneur de celui qui nous dirigeait. J'inaugurai mon débit de boissons, qui fut bientôt très fréquenté. L'or, en effet, était abondant, et je faisais moi-même des affaires d'or. Une grande partie des mineurs étaient Français ou Canadiens français. Il y avait là des Allemands et des individus de langue anglaise. Mais l'élément français dominait. Plus tard, il nous vint des métis français du Manitoba et un grand nombre de Piémontais. Des Chinois arrivèrent aussi. Si bien qu'au bout de quelques mois, Cox-City comptait près de cinq mille habitants, qui ne possédaient qu'une dizaine de femmes…
Je m'étais fait une situation enviable dans cette ville cosmopolite. Mon saloon était florissant. Je l'avais baptisé Café de Paris, et ce titre flattait tous les habitants de Cox-City.
Les grands froids se firent sentir. C'était terrible. Cinquante degrés au-dessous de zéro constituent une température déplorable. On s'aperçut avec terreur que Cox-City ne renfermait que des provisions insuffisantes pour passer l'hiver. Il n'y avait plus de communications possibles avec le reste du monde. C'était la mort prochaine en perspective. Bientôt les provisions furent épuisées, et Chislam Cox fit afficher une proclamation émouvante, dans laquelle il nous faisait connaître toute l'horreur de notre situation.
Il nous demandait pardon de nous avoir menés à la mort, et trouvait, nonobstant son désespoir, le moyen de parler de Herbert Spencer et du faux Smerdis. La fin de ce factum était effroyable. Cox invitait la population à se rassembler, le lendemain matin, sur la place qu'on avait eu le soin de laisser au centre de la ville. Tout le monde devait apporter un revolver et se suicider à un signal, pour échapper aux affres du froid et de la faim.
Il n'y eut pas de protestations. La solution fut trouvée généralement élégante, et Marizibill elle-même, au lieu de sangloter, me dit qu'elle serait heureuse de mourir avec moi. Nous distribuâmes tout ce qui nous restait d'alcool. Le lendemain matin, nous nous rendîmes, bras dessus bras dessous, sur la place mortuaire.
Dussé-je vivre cent mille ans, je n'oublierai jamais le spectacle de cette foule de cinq mille personnes couvertes de manteaux, de couvertures. Tout le monde tenait à la main un revolver, et toutes les dents claquaient… claquaient… je vous le jure!…
Chislam Cox nous dominait, monté sur un tonneau. Tout à coup, il se porta le revolver au front. Le coup partit. C'était le signal et, tandis que, mort, Chislam Cox tombait de son tonneau, tous les habitants de Cox-City, y compris moi-même, se faisaient sauter la cervelle… Quel souvenir effroyable!… Quel sujet de méditation que cette unanimité dans le suicide! Mais quel froid terrible il faisait!…
Je n'étais pas mort, mais étourdi, je me relevai bientôt. Une blessure, ou plutôt une enflure qui me faisait violemment souffrir, et dont la cicatrice me marquera jusqu'à la fin de mes jours, me rappelait seule que j'avais tenté de me suicider. Et pourquoi étais-je tout seul?
–Marizibill! m'écriai-je.
Rien ne me répondit. Mais, les yeux écarquillés, grelottant de froid, je demeurai longtemps hébété à regarder ces morts, près de cinq mille qui, tous, portaient au front une blessure volontaire.
Puis, je ressentis une faim terrible qui me torturait l'estomac. Les vivres étaient épuisés. Je ne trouvai rien dans les maisons que je fouillai. Affolé et titubant, je me jetai sur un cadavre et lui dévorai la face. La chair était encore tiède. Je me rassasiai sans aucun remords. Puis je me promenai dans la nécropole en songeant aux moyens d'en sortir. Je m'armai, me couvris soigneusement, me chargeai du plus d'or que je pus emporter. Ensuite, je m'inquiétai de la nourriture. Le corps des femmes est plus grasset, leur chair est plus tendre. J'en cherchai un et lui coupai les deux jambes. Ce travail me prit plus de deux heures. Mais je me trouvai à la tête de deux jambons, qu'au moyen de deux lanières, je suspendis a mon cou. Je m'aperçus alors que j'avais coupé les jambes de Marizibill. Mais mon âme d'anthropophage fut à peine émue. J'avais surtout hâte de partir. Je me mis en marche, et, par miracle, je joignis un campement de bûcherons, justement le jour où mes provisions furent épuisées.
La blessure que je m'étais faite à la tête fut bientôt guérie. Mais une cicatrice que je cache avec soin me rappelle sans cesse Cox-City, la nécropole boréale, et ses habitants glacés, que le froid garde ainsi qu'ils tombèrent, armés et blessés, les yeux ouverts, et les poches pleines de l'or inutile pour lequel ils moururent.