Kitabı oku: «Le fils du Soleil», sayfa 2
Les mains de don Juan étaient parfaitement gantées et petites; son pied, un pied de race, se cambrait dans des bottes vernies. Pour le costume, qui était d'une grande richesse, il était absolument pareil par la forme à celui des gauchos. Un diamant d'un prix immense serrait le col de sa chemise, et le fin tissu de son poncho valait plus de cinq cents piastres.
Deux ans avant l'époque de ce récit, don Juan Perez était arrivé au Carmen inconnu de tout le monde, et chacun s'était demandé: d'où vient-il? de qui tient-il sa fortune princière? où sont ses propriétés? Don Juan avait acheté, dans la colonie, une estancia, située à deux ou trois lieues de Carmen, et, sous prétexte de défense contre les Indiens, il l'avait fortifiée, entourée de fossés et de palissades et munie de six pièces de canon. Il avait ainsi muré sa vie et déjoué la curiosité. Quoique son estancia ne s'ouvrit jamais devant aucun hôte, il était accueilli par les premières familles du Carmen, qu'il visitait assidûment, pour soudain, au grand étonnement de tous, il disparaissait pendant des mois entiers. Les dames avaient perdu leurs sourires et leurs oeillades, les hommes leurs questions adroites pour faire parler don Juan. Don Luciano Quiros, à qui son poste de gouverneur donnait droit à la curiosité, ne laissa pas d'avoir quelques inquiétudes au sujet du bel étranger, mais, de guerre lasse, il en appela au temps qui déchire tôt ou tard les voiles les plus épais.
Voilà quel était l'homme qui écoutait Chillito dans la clairière, et tout ce que l'on savait sur son compte.
–-Assez! fit-il avec colère en interrompant le gauche; tu es un chien et un fils de chien.
–-Senor! dit Chillito qui redressa la tête.
–-J'ai envie de te briser comme un misérable que tu es.
–-Des menaces! à moi! s'écria la gaucho pâle de rage et dégainant son couteau.
Don Juan lui saisit le poignet de sa main gantée, et le lui tordit si rudement qu'il laissa échapper son arme avec un cri de douleur.
–-A genoux! et demande pardon, reprit le gentilhomme; et il jeta Chillito sur le sol.
–-Non, tuez-moi plutôt.
–-Va, gueux, retire-toi, tu n'es qu'une bête brute.
Le gaucho se releva en chancelant; Le sang injectais ses yeux, ses lèvres étaient blêmes, tout son corps tremblait. Il ramassa son couteau et s'approcha de don Juan, qui l'attendait les bras croisés.
–-Eh bien! oui, dit-il, je suis une bête brute, mais je vous aime, après tout. Pardonnez-moi ou tuez-moi, ne me chassez pas.
–-Va-t'en.
–-C'est votre dernier mot?
–-Oui.
–-Au diable, alors!
Et le gaucho, d'un mouvement prompt comme la pensée, leva son arme pour se frapper.
–-Je te pardonne, reprit don Juan qui avait arrêté le bras de Chillito; mais, si tu veux me servir, sois muet comme un cadavre.
Le gaucho tomba à ses pieds et couvrit ses mains de baisers, semblable au chien qui lèche son maître dont il a été battu.
Mato était resté témoin immobile de cette scène.
–-Quel pouvoir a donc cet homme étrange pour être aimé ainsi! murmura José Diaz toujours caché derrière un arbre.
III.–DON JUAN PEREZ
Après un court silence, don Juan reprit la parole.
–-Je sais que tu m'es dévoué, et j'ai en toi une entière confiance, mais tu es un ivrogne, Chillito, et la boisson conseille mal.
–-Je ne boirai plus, répondit le gaucho.
Don Juan sourit.
–-Bois, mais sans tuer ta raison. Dans l'ivresse, comme tu l'as fait tantôt, on lâche des mots sans remède plus meurtriers que le poignard. Ce n'est pas le maître qui parle ici, c'est l'ami. Puis-je compter sur vous deux?
–-Oui, dirent les gauchos.
–-Je pars; vous ne quittez pas la colonie et soyez prêts à tout. Surveillez particulièrement la maison de don Luis Munoz au dehors et au dedans. S'il arrive quelque chose d'extraordinaire à lui ou sa fille dona Linda, vous allumerez immédiatement deux feux, l'un sur la falaise des Urubus, l'autre sur celle de San-Xavier, et au bout de quelques heures vous aurez de mes nouvelles. Chacun de mes ordres si incompréhensible qu'il soit, me promettez-vous de l'exécuter avec promptitude et dévouement.
–-Nous le jurons!
–-C'est bien. Un dernier mot! Liez-vous avec le plus de gauchos que vous pourrez: tâchez, sans éveiller le soupçon qui ne dort jamais que d'un oeil, de réunir une troupe d'homme déterminés. A propos, méfiez-vous de Pavito: c'est un traître.
–-Faut-il le tuer? demanda Mato.
–-Peut-être serait-ce prudent, mais il faudrait s'en débarrasser adroitement.
Les deux gauchos se lancèrent un regard à la dérobée; don Juan feignit de ne pas les voir.
–-Avez-vous besoin d'argent?
–-Non, maître.
–-N'importe! prenez cela.
Il jeta dans la main de Mato une longue bourse en filet; un grand nombre d'onces d'or étincelaient à travers les mailles.
–-Chillito, mon cheval.
Le gaucho entra dans le bois et reparut presque aussitôt, tenant en bride un magnifique coureur sur lequel don Juan s'élança.
–-Adieu, leur dit-il, prudence et fidélité! Une indiscrétion vous coûterait la vie.
Et, ayant fait un salut amical aux deux gauchos, il donna de l'éperon dans les flancs du cheval et s'éloigna dans la direction du Carmen. Mato et Chillito reprirent le chemin de la Poblacion-del-Sur.
Dès qu'ils furent à une certaine distance, dans un coin de clairière s'agitèrent les broussailles, d'où s'avança par degrés une tête pâlie par la peur. Cette tête appartenait au Pavito, qui, un pistolet d'une main et son couteau de l'autre, se dressa sur ses pieds en regardant autour de lui d'un air effaré et en murmurant à mi-voix:
–-Canario! me tuer adroitement! nous verrons, nous verrons. Santa Virgen del Pilar! quels démons! Eh! eh! on a raison d'écouter.
–-C'est le seul moyen d'entendre, dit quelqu'un d'un ton railleur.
–-Qui va là? s'écria le Pavito, qui fit un bond de côté.
–-Un ami, reprit José Diaz qui sortit de derrière l'érable et joignit le gaucho, auquel il serra la main.
–-Ah! ah! capataz (majordome) soyez le bienvenu. Vous écoutiez donc aussi?
–-Tudieu! si j'écoutais? J'ai profité de l'occasion pour m'édifier sur don Juan.
–-Eh bien?
–-Ce caballero me parait un assez ténébreux scélérat: mais, Dieu aidant, nous ruinerons ses trames pleines d'ombre.
–-Ainsi soit-il!
–-Et d'abord, que comptez-vous faire?
–-Ma foi! je l'ignore. J'ai des bourdonnements dans les oreilles. Me tuer adroitement! Mato et Chillito sont bien les plus hideux sacripants de la pampa.
–-Caramba! je les connais de longue date; à cette heure ils m'inquiètent médiocrement.
–-Mais moi?
–-Bah! vous n'êtes pas encore mort.
–-Je n'en vaux guère mieux.
–-Auriez vous peur, vous le plus hardi chasseur de panthère que je sache?
–-Une panthère n'est, après tout, qu'une panthère, on en a raison avec une balle; mais les deux gaillards que don Juan a lâchés après moi sont des démons.
–-C'est vrai; donc allons au plus pressé. Don Luis Munoz dont je suis le capataz, est mon frère de lait, c'est vous dire que je lui suis dévoué à la vie à la mort. Don Juan ourdit contre la famille de mon maître quelque infernal complot que je veux faire échouer. Etes-vous décidé à me prêter main-forte? Deux hommes peuvent beaucoup qui, à eux deux, n'ont qu'une seule volonté.
–-Franchise pour franchise, don José, reprit le Pavito après un instant de réflexion. Ce matin, j'aurais refusé; ce soir, j'accepte, car je ne risque plus de trahir les gauchos mes camarades. La position est changée. Me tuer adroitement! Vrai Dieu, je me vengerai! Je suis à vous, capataz, comme mon couteau est à sa poignée, à vous corps et âme, foi de gaucho!
–-A merveille! fit don José; nous saurons nous entendre. Montez à cheval et allez m'attendre à l'Estancia: j'y retournerai après le coucher du soleil, et là, nous dresserons le plan de contre-mine.
–-D'accord. De quel côté vous dirigez-vous?
–-Je me rends chez don Luis Munoz.
–-A ce soir, alors!
–-A ce soir!
Ils se séparèrent. Le Pavito, dont le cheval était caché à peu de distance, galopa vers l'estancia de San-Julian, dont José était le capataz, tandis que celui-ci descendait à grands pas le chemin de la Poblacion.
Don Luis Munoz était un des plus riches propriétaires du Carmen, où sa famille s'était établie depuis la fondation de la colonie. C'était un homme d'environ quarante-cinq ans. Originaire de la vieille Castille, il avait gardé le beau type de cette race, type qui sur son visage se reconnaissait aux grandes lignes vigoureusement accusées, avec un certain air de majesté fière auquel ses yeux un peu tristes ajoutaient une expression de bonté et de douceur.
Resté veuf, après deux courtes années de mariage, don Luis avait enfermé dans son coeur le souvenir de sa femme comme une relique sacrée, et il croyait que c'était l'aimer encore que de se vouer tout entier à l'éducation de leur fille Linda.
Don Luis habitait, dans la Poblacion du vieux Carmen, à peu de distance du fort, une des plus belles et des plus vastes maisons de la colonie.
Quelques heures après les événements que nous avons rapportés, deux personnes étaient assises auprès d'un brasero dans un salon de cette habitation.
Dans ce salon, élégamment meublé à la française, un étranger, en soulevant la portière, aurait pu se croire transporté au faubourg Saint-Germain: même luxe dans les tapisseries, même goût dans le choix et l'arrangement des meubles. Rien n'y manquait, pas même un piano d'Erard chargé de partitions d'opéras chantés à Paris; et, comme pour mieux prouver que la gloire va loin et que le génie a des ailes, les romanciers et les poètes à la mode encombraient un guéridon de Boule. Là tout rappelait la France et Paris; seul, le brasero d'argent, où achevaient de se consumer des noyaux d'olives, indiquait L'Espagne. Des lustres garnis de bougies roses éclairaient cette magnifique retraite.
Don Luis Munoz et sa fille Linda étaient assis auprès du brasero.
Dona Linda, âgée de quinze ans à peine, était admirablement belle. L'arc de jais de ses sourcils, tracés comme avec un pinceau, relevait la grâce de son front un peu bas et d'une blancheur mate; ses grand yeux bleus et pensifs, frangés de longs cils bruns, contrastaient harmonieusement avec ses cheveux d'un noir d'ébène qui se bouclaient autour d'un col délicat, et où des jasmins odorants se mouraient de volupté. Petite comme toutes les Espagnoles de race, sa taille cambrée était d'une finesse extrême; jamais pieds plus mignons n'avaient foulé, en dansant, les pelouses buenos-ayriennes, jamais main plus délicate n'était tombée dans la main d'un amoureux. Sa démarche, nonchalante comme celle de toutes les créoles, avait je ne sais quels mouvements ondulés pleins de désinvolture et de salero, comme on dit en Espagne.
Son costume, d'une charmante simplicité, se composait d'un peignoir de cachemire blanc brodé de larges fleurs en soie de couleurs vives, serré aux hanches par une torsade. Un voile de maline était négligemment ajusté sur ses épaules. Ses pieds, emprisonnés dans des bas de soie à côtés, étaient chaussés de pantoufles naines roses et bordées de duvet de cygne.
Dona Linda fumait un mince cigarillo de maïs, tout en causant avec son père.
–-Oui, père, disait-elle, aujourd'hui est arrivé au Carmen un navire de Buenos-Ayres, chargé des plus jolis oiseaux du monde.
–-Eh bien! chica (petite)?
–-Il me semble que mon cher petit père, fit-elle avec une admirable moue, n'est guère galant, ce soir.
–-Qu'en savez-vous, mademoiselle? répondit don Luis en souriant.
–-Comment! vrai! s'écria-t-elle en bondissant de joie sur un fauteuil et en frappant ses mains l'une contre l'autre, vous auriez pensé?…
–-A vous acheter des oiseaux? Vous verrez demain votre volière peuplée de perruches, d'aras, de bengalis, de colibris, enfin plus de quatre cents, vilaine ingrate!
–-Oh! que vous êtes bon, mon père, et que je vous aime! reprit la jeune fille en jetant ses bras autour du cou de don Luis et en l'embrassant à plusieurs reprises.
–-Assez! assez! follette! Vas-tu m'étouffer avec tes caresses?
–-Que faire pour reconnaître vos prévenances?
–-Pauvre chère, je n'ai que toi à aimer désormais.
–-Dites donc à adorer, mon excellent père, car c'est de l'adoration que vous avez pour moi. Aussi je vous aime de toutes les forces aimantes que Dieu a mises dans mon âme.
–-Et pourtant, dit Luis d'un ton doux de reproche, tu ne crains pas, méchante, de me causer des inquiétudes.
–-Moi? demanda Linda avec un tressaillement intérieur.
–-Oui, vous, vous, fit-il en la menaçant tendrement du doigt. Tu me caches quelque chose.
–-Mon père!
–-Allez, ma fille, les yeux d'un père savent lire jusqu'au fond d'un coeur de quinze ans, et, depuis quelques jours, si je ne me trompe, je ne suis plus seul dans ta pensée.
–-C'est vrai, répondit la jeune fille avec une certaine résolution.
–-Et à qui rêves-tu ainsi, petite fille? dit don Luis en cachant son inquiétude sous un sourire.
–-A don Juan Perez.
–-Ah? cria le père d'une voix étranglée, et tu l'aimes?
–-Moi? Non, répondit-elle. Ecoutez, mon père, je ne veux rien vous cacher. Non, continua-t-elle en posant la main sur son coeur, je n'aime pas don Juan Perez; cependant, il occupe ma pensée; pourquoi? je ne saurais le dire; mais son regard me trouble et me fascine; sa voix me cause un sentiment de douleur indéfinissable. Cet homme est beau, ses manières sont élégantes et nobles, il a tout d'un gentilhomme de haute caste, et pourtant quelque chose en lui, je ne sais quoi de fatal, me glace et m'inspire une répulsion invincible.
–-Tête romanesque!
–-Riez, moquez-vous de moi; mais, dit-elle avec un tremblement de voix, vous avouerai-je tout, mon père?
–-Parle avec confiance.
–-Eh bien! j'ai un pressentiment que cet homme me sera funeste.
–-Enfant, reprit don Luis en lui baisant au front, que peut-il te faire?
–-Je l'ignore, mais j'ai peur.
–-Veux-tu que je ne le reçoive plus.
–-Gardez-vous-en bien; ce serait hâter le malheur qui me menace.
–-Allons, tu perds la tête et te plais à te créer des chimères.
Au même moment un domestique annonça don Juan Perez que entra dans le salon.
Le jeune homme était vêtu à la dernière mode de Paris; l'éclat des bougies rayonna sur son beau visage.
Le père et la fille tressaillirent.
Don Juan s'approcha de dona Linda, la salua avec grâce et lui offrit un superbe bouquet de fleurs exotiques. Elle remercia d'un sourire, prit le bouquet, et, presque sans le regarder, le posa sur un guéridon.
On annonça successivement le gouverneur, don Luciano Quiros, accompagné de tout son état-major, et deux ou trois famille, en tout une quinzaine de personnes. Peu à peu la réunion s'anima, on causa.
–-Eh bien! colonel, demanda don Luis au gouverneur, quelles nouvelles de Buenos-Ayres?
–-Notre grand Rosas, répondit le colonel qui étouffait dans son uniforme, a encore battu à plates coutures les sauvages unitaires d'Oribe.
–-Dieu soit loué! peut-être cet avantage nous procurera-t-il un peu de tranquillité dont le commerce a besoin.
–-Oui, reprit un colon, les communications deviennent si difficiles que ar terre on ne peut plus rien expédier.
–-Est-ce que les Indiens se remueraient? demanda un négociant inquiet de ces paroles.
–-Oh! interrompit le gros commandant, il n'y a pas de danger: la dernière leçon qu'ils ont reçue a été rude, ils s'en souviendront longtemps, et de longtemps ils n'oseront envahir nos frontières.
Un sourire presque invisible passa sur les lèvres de don Juan.
–-En cas d'invasion, les croyez-vous capables de troubler sérieusement la colonie?
–-Hum! reprit don Luciano, en somme, ce sont de pauvres hères.
Le jeune homme sourit de nouveau d'une façon amère et sinistre.
–-Monsieur le gouverneur, dit-il, je suis de votre avis; je crois que les Indiens feront bien de rester chez eux.
–-Pardieu! exclama le commandant.
–-Mon dieu, mademoiselle, dit don Juan en se tournant vers dona Linda, serait-ce trop exiger de votre grâce que de vous prier de chanter le délicieux morceau du Domino noir que vous avez si bien chanté l'autre jour?
La jeune fille, sans se faire prier, se mit au piano, et d'une voix pure chanta la romance du troisième acte.
–-J'ai entendu à Paris cette romance par madame Damoreau, ce rossignol envolé, et je ne saurais dire qui de vous ou d'elle y apporte plus de goût et de naïveté.
–-Don Juan, répondit dona Linda, vous avez trop longtemps vécu en France.
–-Pourquoi donc, mademoiselle?
–-Vous en êtes devenu un détestable flatteur.
–-Bravo! gloussa le gouverneur avec un gros rire. Vous le voyez, don Juan, nos créoles valent les Parisiennes pour la vivacité de la repartie.
–-Incontestablement, colonel, reprit le jeune homme; mais laissez-moi faire, ajouta-t-il avec un accent indéfinissable, je prendrai bientôt ma revanche.
Et il enveloppa dona Linda dans un regard dont elle frissonna.
–-Don Juan, demain, je l'espère, demanda le gouverneur, vous assisterez au Te Deum chanté en l'honneur de notre glorieux Rosas?
–-Impossible, colonel; ce soir même, je pars pour un voyage forcé.
–-Allons bon! encore une de vos excursions mystérieuses?
–-Oui, mais celle-là ne sera pas longue et bientôt je serai de retour.
–-Tant mieux!
–-Quien sabe? (Qui sait?) murmura le jeune homme d'une voix sinistre.
Dona Linda, qui avait entendu ces dernier mots, ne fut pas maîtresse de son effroi.
Les visiteurs prirent congé les uns à la suite des autres. Don Juan Perez était enfin seul avec ses hôtes.
–-Senorita, dit-il en faisant ses adieux, je pars pour un voyage où je courrai sans nul doute de grands dangers. Puis-je espérer que vous daignerez, dans vos prières, vous souvenir du voyageur?
Linda le regarda un instant en face, et, avec une rudesse qui ne lui était pas naturelle, elle répondit:
–-Senor Caballero, je ne puis prier pour la réussite d'une expédition dont je ne connais pas le but.
–-Merci de votre franchise, mademoiselle! reprit don Juan sans s'émouvoir; je n'oublierai point vos paroles.
Et après la politesse d'usage il se retira.
–-Le Capataz de San-Julian, don José Diaz, demande à parler, pour affaire importante, au senor don Luis Munoz.
–-Faites entrer, répondit don Luis au domestique, qui avait si longuement annoncé le capataz. Toi, Lindita, viens auprès de moi, sur ce canapé.
Don Juan était extrêmement agité lorsqu'il sortit de la maison; il se retourna et darda son regard de vipère sur les fenêtres du salon où se dessinait la silhouette mobile de dona Linda.
–-Orgueilleuse fille, dit-il d'une voix sourde et terrible, je te punirai bientôt de tes dédains.
Puis, s'enveloppant dans son manteau, il se dirigea d'un pas rapide vers une maison située à peu de distance et qui au Carmen lui servait de pied à terre. Il y frappa deux coups; la porte s'ouvrit et se referma sur lui.
Vingt minutes après, cette porte se rouvrait, pour livrer passage à deux cavaliers.
–-Maître, où allons-nous? demanda l'un.
–-A l'arbre de Gualichu, répondit l'autre, qui ajouta tout bas: chercher la vengeance.
Les deux cavaliers s'enfoncèrent dans l'obscurité et le galop furieux de leurs chevaux fut vite perdu dans les profondeurs du silence.
IV.–L'ESPION
Généralement, les nations australes ont une divinité, ou pour mieux dire, un génie quelquefois bienfaisant, le plus souvent hostile; leur culte est moins de la vénération que de la crainte. Ce génie est nommé Achekemat-Kanet par les Patagons, Quecubu par las Aucas, et Gualichu par les Puelches. Et, comme ces derniers ont plus particulièrement parcouru le territoire où se trouve l'arbre sacré, ils ont perpétué le nom de leur génie du mal en le donnant à l'arbre auquel ils attribuent la même puissance.
La croyance à Gualichu remonte, dans les Pampas, à la plus haute antiquité.
Ce dieu méchant est tout simplement un arbre rabougri qui, mêlé à d'autres arbres, n'aurait point attiré l'attention, tandis que, seul et comme égaré dans l'immensité des plaines, il sert de repère au voyageur fatigué d'une longue route dans ces océans sablonneux. Il s'élève à une hauteur de trente à trente-cinq pieds, tout tortueux, tout épineux, et s'arrondit en une large coupe formée par son tronc vermoulu, où hommes et femmes entassent leurs présents, tabac, verroteries, et pièces de monnaie. Il est âgé de plusieurs siècles et appartient aux espèces d'acacias que les Hispano-Américains désignent sous le nom d'algarrobo.
Les hordes errantes des Indiens, frappées sans doute de la solitude de cet arbre au milieu des déserts, en ont fait l'objet de leur culte. En effet, ses branches sont couvertes d'offrandes diverses d'une certaine valeur; là un poncho, là une mante, plus loin des rubans de laine ou des fils de couleur; de toutes parts, sur les épines, des rameaux sont accrochés des vêtements plus ou moins altérés et déchirés par le vent, ce qui donne à l'arbre sacré l'aspect d'une friperie. Aucun Indien, Patagon, Puelche, Aucas, ou Tehuelche n'oserait passer sans y laisser quelque chose; celui qui n'a rien coupe des crins de son cheval et les attache à une branche. L'offrande la plus précieuse et la plus efficace, selon les Indiens est celle de leur cheval; aussi, le grand nombre de chevaux égorgés autour de l'arbre atteste-t-il leur culte.
La religion des nations australes, tout primitive et épargnée par la conquête, ne tient nul compte de l'être moral et ne s'arrête qu'aux accidents de la nature, dont elle fait des dieux. Ces peuplades cherchent à se rendre favorables les déserts, où la fatigue et la soif amènent la mort, et les rivières qui peuvent les engloutir.
Au pied même de l'arbre de Gualichu, quelques heures après les événements déjà racontés, une scène étrange se passait, rendue plus étrange encore par l'épaisseur des ténèbres et par un orage qui s'approchait. De gros nuages noirs roulaient lourdement dans l'espace; le vent soufflait par rafales avec des sifflements aigus, et de larges gouttes de pluie tombaient sur le sable.
Autour de l'arbre sacré, les Indiens avaient improvisé un village composé d'une quarantaine de toldos élevés à la hâte et sans ordre. Devant chaque toldo pétillait un feu clair, auprès duquel trois ou quatre femmes indiennes accroupies se chauffaient sans quitte de l'oeil les chevaux entravés qui mangeaient la provende d'alfalfa.
Un feu immense, semblable à un bûcher, flamboyait à quelques pas de l'arbre de Gualichu, et était entouré d'une vingtaine d'Indiens, debouts et silencieux, plongés dans cette immobilité automatique et contemplative qui leur était habituelle, et leurs grands costumes de guerre faisaient penser qu'ils se préparaient à une importante cérémonie de leur culte.
Soudain un coup de sifflet aigu fendit l'air et annonça l'arrivée de deux cavaliers. L'un d'eux mit pied à terre, jeta la bride de son cheval à son compagnon et s'avança dans le centre formé par les guerriers. Cet homme portait l'uniforme d'officier de l'armée chilienne.
–-Salut mes frères! dit-il en regardant autour de lui; que Gualichu les protège.
–-Salut à Pincheira! répondirent les Indiens.
–-Tous les chefs sont-ils réunis? reprit-il.
–-Tous, fit une voix, excepté Neham-Outah, le grand Toqui (chef suprême) des Aucas.
–-Il ne peur tarder; attendons.
Le silence se fut à peine rétabli qu'un second coup de sifflet retentit et que deux nouveaux cavaliers entrèrent dans le cercle de lumière projeté par les flammes.
Un seul homme descendit de cheval. Il était de haute taille, d'une mine fière, et il était vêtu du costume des guerrier aucas, la nation indienne la plus civilisée et la plus intelligente de toute l'Amérique du Sud. Ce sont eux qui, presque sans armes, repoussèrent Almagro et ses soldats cuirassiers, en 1855, qui triomphèrent du malheureux Valdivia et qui, toujours combattus par les Espagnols, n'en furent jamais vaincus. Les Aucas Offrirent un refuge aux Incas sans asile que Pizarro traqua comme des bêtes fauves et qui, pour prix de leur hospitalité, introduisirent chez ces Indiens leur civilisation avancée. Peu à peu les deux peuples se mélangèrent et leur haine contre les Espagnols s'est perpétuée jusqu'à nos jours.
Le guerrier qui venait d'entrer dans le conseil des chefs indiens, était un des types les plus parfaits de cette race indomptable: tous ses traits portaient le caractère distinctif de ces fiers Incas, si longtemps les maîtres du Pérou. Son costume différent de celui des Patagons, qui emploient des peaux de bête, se composait de tissus de laine broché d'argent. Un chamal ou chaman bleu lui entourait le corps depuis la ceinture, où il s'attachait par un ruban de laine, jusqu'à la moitié des jambes, semblable en tout au chilipa des gauchos qui ont emprunté aux Indiens ce vêtement et le poncho court rayé de bleu et de rouge. Ses bottes, armées d'éperons d'argent et habilement cousues avec des tendons d'animaux étaient faites de cuir tanné de quemul (espèce de lama).
Ses cheveux se divisaient derrière sa tête en trois queues, réunies à l'extrémité par un pompon de laine, tandis que, par devant, le reste de sa chevelure était relevé et attaché par un kéca ou ruban bleu qui, après trois tours, retombait sur le côté et se terminait par de petits morceaux d'argent roulés en tuyaux. Son front était ceint d'un cercle massif, espèce de diadème large de trois doigts, au centre duquel étincelait un soleil incrusté dans des pierreries. Un diamant d'une énorme valeur pendait à chacune de ses oreilles, son manteau de peaux de guanacos qui retombait jusqu'à terre, était retenu sur ses épaules par une torsade en soie, et d'agrafait avec un diamant. Deux revolvers à six coups luisaient à sa ceinture; à sa hanche droite, s'appuyait un machete, sabre court à lame très-large; Il tenait à la main un fusil Lefaucheux.
Aussi ce guerrier fit-il à son arrivée, une vive sensation parmi les chefs: tous s'inclinèrent respectueusement devant lui en murmurant avec joie:
–-Neham-Outah! Neham-Outah!
Le guerrier sourit avec orgueil et prit place au premier rang des chefs. –Le nacurutu (bubo magelanique) a chanté deux fois, dit-il; l'orfraie du Rio-Négro jette son cri lugubre; la nuit touche à sa fin; qu'ont résolu les chefs des grandes nations?
–-Il serait utile, je crois, répondit un des Indiens, d'implorer pour le conseil la protection de Gualichu.
–-L'avis de mon frère Metipan est sage. Qu'on prévienne le matchi.
Pendant qu'un chef s'éloignait pour prévenir le matchi ou sorcier, un autre chef sortit du cercle, s'approcha de Neham-Outah, lui parla tout bas à l'oreille et revint à sa place. Le toqui des Aucas, qui avait baissé la tête affirmativement, porta la main à son machete et s'écria d'une voix haute et menaçante:
–-Yek youri, yak miti (un traître est parmi nous); attention, guerriers!
Un frémissement de colère parcourut les rangs de l'assemblée; chaque Indien regarda à ses côtés.
–-Lar hary mutti (il faut qu'il meure)! s'écrièrent-ils tous ensemble.
–-Achiéh (c'est bien), répondit Neham-Outah.
Ces mots, échangés en langue indienne que nous reproduisons littéralement, devaient arriver comme un vain son à l'oreille du traître, car le dialecte aucas n'est pas généralement compris par les Espagnols.
Cependant, un homme vêtu comme les autres chefs indiens, et protégé par l'ombre, bondit tout à coup loin du cercle et poussant à trois reprises différentes le glapissement rauque de l'urubus (espèce d'oiseau de proie) il s'adossa au tronc même de l'arbre de Gualichu, et, les jambes écartées, le buste en avant, les revolvers au poing, il attendit.
Cet homme était Sanchez le bombero.
Une muraille vivante, une centaine d'Indiens, se dressait en armes devant lui et le menaçait de toutes parts. Sanchez, à qui la fuite était impossible, fronça les sourcils, serra les dents et écuma de rage.
–-Je vous attends, chiens! cria-t-il.
–-Chew! chew! en avant! en avant! hurlaient les Indiens.
–-Silence! fit Neham-Outah d'une voix rude; je veux l'interroger.
–-A quoi bon? reprit Pincheira avec une expression haineuse. C'est un de ces rats de la Pampa que les Espagnols appellent bomberos; je le reconnais. Tuons-le, d'abord.
–-Un bombero! hurlèrent de nouveau les Indiens. A mort! à mort!
–-Silence! dit Neham-Outah; qui ose interrompre?
Au commandement du maître, le silence se rétablit.
–-Qu'as-tu? demanda le toqui au bombero.
–-Et toi? répondit Sanchez en ricanant et en se croisant les bras, sans toutefois lâcher ses pistolets.
–-Réponds si tu ne veux mourir: tu es en mon pouvoir.
–-Un brave n'appartient qu'à lui; il a toujours la ressource de se faire tuer.
–-Peut-être –Essayes de me prendre.
–-Rends-toi, il ne te sera fait aucun mal.
–-Un bombero ne se rend jamais.
–-Pourquoi t'es-tu introduit parmi nous?
–-Canario! je suis venu pour assister à vos jongleries indiennes et pour connaître le but de cette réunion nocturne.
–-Vous êtes franc, au moins, j'y aurai égard. Allons! la résistance Serait inutile, rendez-vous.
–-Etes-vous fou, mon maître?
–-Chew! dit aux indiens Neham-Outah bouillant de colère.
Ceux-ci s'élancèrent. Deux coups de pistolet retentirent et deux Indiens se tordirent sur les sable. Pendant que les autres hésitaient, Sanchez, replaçant ses revolvers à sa ceinture, sait son machete.
–-Place! s'écria-t-il.
–-A mort! répétèrent les guerriers.
–-Place! place!
Et Sanchez se précipita sur les Indiens, frappant à droite et à gauche d'estoc et de taille. Neham-Outah se jeta au devant de lui avec un rugissement de lion blessé.
–-Ah! ah! fit le bombero; mon brave chef au soleil de diamant, à nous deux!
Tout à coup trois coups de feu partirent derrière les Indiens, et trois cavaliers se ruèrent sur eux, semant sur leur passage l'épouvante et la mort. Les Indiens, ne sachant combien d'ennemis combattaient contre eux, crurent, grâce à l'obscurité et au nombre des morts, avoir affaire à un renfort considérable et commencèrent à se disperser dans toutes les directions, hormis les plus résolus qui tinrent bon et continuèrent à résister aux assaillants. On comptait parmi eux Neham-Outah, Pincheira et quelques chefs renommés.
Les trois bomberos, appelés par le glapissement rauque de Sanchez, s'étaient hâtés vers leur frère; ils l'aidèrent à se mettre en selle sur son cheval qu'ils lui avaient amené.
–-Ah! criait-il, sus! sus! aux Indiens! Neham-Outah lui asséna un coup de machete auquel l'Espagnol riposta par un coup de taille qui balafra le visage de son adversaire. Le toqui poussa un cri, non de douleur, mais de rage.