Kitabı oku: «Le fils du Soleil», sayfa 7
DEUXIÈME PARTIE
I.–LE PAMPERO
Durant tout le cours de leur voyage, qui dura deux heures, don Fernando et don José n'échangèrent pas une seule syllabe, au grand étonnement du capataz, don Fernando songeait à son bonheur prochain, un peu couvert d'ombre par la tristesse de ses adieux et les pressentiments de dona Linda. Ces inquiétudes vagues, dès qu'il fut arrivé au Carmen, se dissipèrent comme les brouillards du matin devant le soleil.
Le premier soin de Fernando fut de visiter la maison où il devait conduire dona Linda après la bénédiction nuptiale. Quoique le confort n'existe pas dans l'Amérique du Sut, c'était un palais féerique encombré de toutes les splendeurs du luxe. Un peuple d'ouvriers français, anglais, et italiens, réunis avec des difficultés inouïes, travaillaient sans relâche sous les ordres d'un habile architecte pour donner la dernière main à cette création des Mille et une Nuits, qui déjà avait englouti des sommes considérables et qui, dans quarante-huit heures, pouvait recevoir ses nouveaux hôtes. Au Carmen, on ne parlait que du palais de don Fernando Bustamente; la foule curieuse, qui affluait devant les portes, racontait des merveilles de cette demeure princière.
Don Fernando, satisfait de voir son rêve accompli, sourit en pensant à sa fiancée, et, après avoir complimenté les ouvriers et l'architecte, il se rendit chez le gouverneur, où l'appelaient de graves intérêts.
Le commandant fit un gracieux accueil au jeune homme, dont il avait beaucoup connu le père. Cependant Fernando, malgré la bienveillance courtoise de don Luciano Quiros, crut voir sur son visage la trace d'une contrariété secrète.
Le gouverneur était un brave et loyal soldat, qui avait rendu des services dans la guerre de l'indépendance et auquel, en guise de retraite, le gouvernement de Buenos-Ayres avait confié le commandement du Carmen, poste qu'il occupait depuis quinze années. Courageux, sévère et juste, le colonel tenait en respect les gauchos par le supplice du garrot et déjouait les continuelles tentatives des Indiens, qui venaient jusqu sous les canons du fort essayer de voler des bestiaux et de faire des prisonniers et surtout des prisonnières. Doué d'une intelligence médiocre, mais soutenu par sa propre expérience et par l'estime de tous les honnêtes gens de la colonie, il ne manquait pas d'une certaine énergie de caractère. Au physique, c'était un grand et gros homme, à la face rubiconde et bourgeonnée, plein du contentement de lui-même, qui s'écoutait parler et pesait soigneusement ses paroles comme si elles eussent été d'or.
Don Fernando fut étonné de l'inquiétude qui dérangeait la placidité habituelle du visage du colonel.
–-C'est, dit ce dernier en serrant cordialement la main au jeune homme, c'est un miracle dont je remercie nuestra senora del Carmen que de vous voir ici.
–-Dans quelques jours vous ne m'adresserez plus ce reproche, répondit don Fernando.
–-Ainsi, c'est pour bientôt? fit don Luciano qui se frotta les mains.
–-Mon dieu! d'ici à quatre jours, je l'espère, je serai marié. Aujourd'hui je suis venu au Carmen donner le coup d'oeil du maître aux derniers préparatifs de mon mariage.
–-Tant mieux! reprit le commandant, je suis enchanté que vous vous fixiez auprès de nous. Don Fernando, votre fiancée est la plus jolie fille de la colonie.
–-Merci pour elle, colonel!
–-Et vous passez la journée au Carmen?
–-Oui; demain de bonne heure je compte retourner à l'estancia.
–-Dans ce cas, vous déjeunez avec moi, sans façon, n'est-ce pas?
–-Volontiers.
–-Parfait, dit le commandant qui frappa sur un timbre.
Un esclave noir parut.
–-Monsieur déjeune avec moi.
A propos, don Fernando, j'ai là un gros paquet de papiers à votre adresse qui est arrivé hier soir de Buenos-Ayres par un exprès.
–-Dieu soit loué! je craignais un retard. Ces papiers sont indispensables pour mon mariage.
–-Tout est pour le mieux, reprit don Luciano.
Le jeune homme mit le paquet dans la poche de son habit.
L'esclave noir rouvrit la porte.
–-Sa Seigneurie est servie, dit-il.
Un troisième convive les attendait dans la salle à manger. Ce personnage était le major Blumel, vieil Anglais, long, sec, maigre et formaliste qui, depuis vingt ans, commandait en second au Carmen. Don Luciano et le major avaient guerroyé ensemble dans leur jeunesse et ils s'aimaient fraternellement. Le major et don Fernando se connaissaient un peu. On s'assit après les politesses d'usage, devant une table abondante et délicate, et, au dessert, la conversation, qui avait souffert de l'appétit des convives, devint tout à fait amicale.
–-Ah çà! demanda don Fernando, don Luciano? Vous n'avez pas votre gaîté de tous les jours.
–-Il est vrai, fit le commandant en humant un verre de xérès de la Frontera, je suis triste.
–-Triste, vous? Diable, vous m'inquiétez; si je ne vous avais pas vu déjeuner d'aussi bon appétit, je vous croirais malade.
–-Oui, répondit le vieux soldat avec un soupir, l'appétit va bien.
–-Qui peut alors vous chagriner?
–-Un pressentiment, dit le commandant d'un ton sérieux.
–-Un pressentiment! répéta don Fernando, qui se souvenait des dernières paroles de dona Linda.
–-Un pressentiment! appuya le major. Moi aussi je suis inquiet malgré moi: il y a je ne sais quoi dans l'air. Un danger est suspendu au dessus de nos têtes; d'où viendra-t-il? Dieu le sait.
–-Oui, reprit don Luciano, Dieu le sait, et, croyez-moi, don Fernando, il donne des avertissements aux hommes en danger.
–-Le major Blumel et vous, deux vieux soldats braves comme leur épée, n'ayez point peur de votre ombre; ainsi, quelles sont vos raisons?
–-Aucune, dit le colonel; cependant…
–-Allons! allons! don Luciano, dit gaiement Fernando, vous avez ce que la major appelle blue devils, des diables bleus. C'est une espèce de spleen produit par les brouillards de l'Angleterre et une maladie dépaysée dans cette contrée pleine de soleil. Un conseil, colonel! faites-vous saigner, buvez frais, mangez salé, et dans deux jours les brumes de votre imagination se seront dissipées, n'est-ce pas, major?
–-Je le souhaite, répondit le vieil officier en secouant la tête.
–-Bah! reprit Fernando, la vie est déjà si courte, à quoi bon l'attrister par des chimères?
–-Sur la frontière, on n'est sûr de rien.
–-Les Indiens sont devenus des agneaux.
–-Seigneurie, dit au gouverneur un esclave qui entr'ouvrit la porte, un bombero, arrivé à toute bride demande à être introduit.
Les trois convives se regardèrent.
–-Qu'il entre! fit le colonel Des pas lourds résonnèrent dans les salles attenantes, et le bombero parut. C'était Sanchez. Il avait bien en ce moment l'apparence d'un porteur de mauvaise nouvelles: il semblait sortir d'un combat; ses vêtements en lambeaux étaient tachés de sang et de boue; une pâleur inaccoutumée lui couvrait le visage; harassé de la rapidité de sa course, il s'appuya sur sa carabine.
–-Tenez, lui dit don Fernando ce verre de vin vous remettra.
–-Non, répondit Sanchez en repoussant le verre; ce n'est pas de vin que j'ai soif, mais de sang.
Le bombero essuya du revers de sa main son front baigné de sueur, et, d'une voix brève et saccadée qui porta la terreur dans l'âme des trois hommes:
–-Les Indiens descendent, dit-il.
–-Vous les avez vus? demanda le major.
–-Oui, fit-il sourdement.
–-Quand?
–-Ce matin.
–-Loin d'ici?
–-A vigt lieues.
–-Combien sont-ils?
–-Comptez les grains de sable de la pampa, vous aurez leur nombre.
–-Oh! s'écria le colonel, c'est impossible; les Indiens ne peuvent ainsi du jour au lendemain organiser une armée. La terreur vous aura troublé.
–-La terreur! fi donc! répondit le bombero d'un air de dédain. Dans le désert, nous n'avons pas le temps de la connaître.
–-Mais enfin, comment viennent-ils?
–-Comme un ouragan, brûlant et pillant tout sur leur passage. Ils forment un demi-cercle dont les deux extrémités vont se rapprochant de plus en plus du côté du Carmen. Ils agissent avec une certaine méthode, sous les ordres d'un chef aguerri et habile, sans nul doute.
–-Ceci est grave dit le commandant.
Le major hocha la tête.
–-Pourquoi nous prévenir si tard? dit-il au bombero.
–-Ce matin, au lever du soleil, mes trois frères et moi avons été enveloppés par deux ou trois cents Indiens qui semblèrent sortir subitement de terre. Quelle lutte! nous nous sommes défendus comme des lion; Simon est mort, Julian et Quinto sont blessés, mais nous avons échappé, enfin, et me voilà!
–-Rejoignez votre poste au plus vite; on vous donnera un cheval frais.
–-Je pars.
–-Eh bien! dit Luciano quand Sanchez se fut retiré, que pensez-vous de nos pressentiments, don Fernando? Mais où allez-vous? demanda-t-il au jeune homme qui s'était levé.
–-Je retourne à l'estancia de San-Julian, que les Indiens ont peut-être attaquée. Oh! dona Linda!
–-San-Julian est fortifié et à l'abri d'un coup de main. Cependant, tâchez de ramener don Luis et sa fille au Carmen, où ils seront plus en sûreté.
–-Merci, colonel! j'y tâcherai. Vous, soyez ferme devant les ennemis. Vous le savez, les Indiens ne tendent jamais que des surprises, et, dès qu'ils voient leurs projets découverts ils s'esquivent.
–-Dieu vous entende!
–-Au revoir, messieurs, et bonne chance! dit le jeune homme en serrant la main au deux vieux soldats.
Don José Diaz, qui attendait don Fernando dans la cour, dès qu'il l'aperçut, accourut vers lui.
–-Eh bien! lui dit le capataz, vous savez la nouvelle, les Indiens descendent.
–-On vient de me l'apprendre.
–-Qu'allons-nous faire?
–-Retourner à l'estancia.
–-Hum! don Fernando, ce n'est guère prudent: les Indiens nous barrent sans doute le passage.
–-Nous leur passerons sur le corps.
–-Pardieu! c'est évident, mais si vous êtes tué?
–-Bah! dona Linda m'attend.
–-Comme il vous plaira, répondit le capataz. Tout est prêt pour le départ; les chevaux sont là, tout sellés. Partons!
–-Merci, José; vous êtes un brave homme, dit Fernando en lui serrant la main.
–-Je le sais bien.
–-En selle!
Don Fernando et don José, escortés de deux esclaves, traversèrent au pas la foule des oisifs rassemblés devant la porte du fort afin d'apprendre les nouvelles; puis ils descendirent au grand trot la pente assez raide qui conduit de la citadelle au vieux Carmen, et ils galopèrent enfin vers San-Julian.
Ils n'avaient pas remarqué les gestes de plusieurs hommes à mine suspecte qui, depuis leur départ, les suivaient à distance et causaient vivement entre eux.
Le temps était à l'orage, le ciel était gris et bas; les oiseaux de mer tournoyaient en sifflant. L'air semblait sans mouvement; un profond silence planait sur la solitude; un nuage blanchâtre et léger comme la neige se forma dans le sud-ouest: il avança, et ses proportions grandirent de minute ne minute. Tout annonçait l'approche du pampero, ce simoun des prairies.
Les nuées s'amassèrent; la poussière s'éleva et courut en colonnes épaisses, suspendues entre le ciel et la terre. Les nuages enveloppèrent la plaine comme d'un manteau, dont les tourbillons soulevèrent à chaque instant les plis, et que les éclairs découpèrent çà et là. Des bouffées d'air embrasé traversèrent l'espace, et soudain des bouts de l'horizon la tempête accourut furieuse, balayant la pampa avec une violence irrésistible. La lumière fut obscurcie par des masses de sable; d'épaisses ténèbres couvrirent la terre, et le tonnerre mêla ses éclats terribles aux mugissements de l'ouragan. D'énormes morceaux se détachèrent des hautes falaises et roulèrent avec fracas dans la mer.
Les voyageurs étaient descendus de leurs montures et sur le bord de la mer ils s'étaient abrités derrière des rochers. Quand le plus fort de l'orage fut passé, ils se remirent en route. Don Fernando et José marchaient silencieux côte à côte, pendant que les deux esclaves avancés d'une vingtaine de pas, tremblaient de voir paraître les Patagons.
L'orage avait un peu diminué d'intensité; le pampero avait porté plus loin sa furie; mais la pluie tombait à torrents, et les éclairs et la foudre se succédaient sans interruption. Les cavaliers ne pouvaient guère continuer leur route et risquaient à chaque seconde d'être renversés de leurs chevaux qui se cabraient effrayés. La terre et le sable détrempés par la pluie, n'offraient pas une seule place où les pauvres bêtes pussent poser les pieds avec sécurité; elles trébuchaient, renâclaient et menaçaient de s'abattre.
–-Nous avons beau faire, dit le capataz, il est impossible d'aller plus loin; je crois qu'il vaut mieux nous arrêter de nouveau et nous abriter sous ce bouquet d'arbres.
–-Allons! reprit don Fernando avec un soupir de résignation.
La petite troupe se dirigea vers un bois qui bordait la route. Ils n'étaient plus qu'à une quinzaine de pas, lorsque quatre hommes, le visage couvert de masques noirs, s'élancèrent au galop hors du bois et se ruèrent en silence contre les voyageurs.
Les esclaves roulèrent en bas de leurs chevaux, atteints de deux coups de feu que leur avaient tirés les inconnus, et se tordirent dans les convulsions de l'agonie. Don Fernando et José Diaz, étonnés de cette attaque subite de la part d'hommes qui ne pouvaient être des Indiens, car ils portaient le costume des gauchos, et leurs mains étaient blanches, mirent immédiatement pied à terre, et, se faisant un rempart du corps de leurs chevaux, ils attendirent, la carabine à l'épaule, le choc de leurs adversaires.
Des balles furent échangées de part et d'autres, et un combat acharné s'engagea, combat inégal et silencieux! Un des assaillants, le crâne fendu jusqu'aux dents, tomba; un autre eut la poitrine traversée par l'épée de don Fernando.
–-Eh bien! mes maîtres, leur criait-il, en avez-vous assez? ou bien l'un de vous veut-il faire connaissance avec ma lame? Vous êtes des niais, c'est dix qu'il fallait venir pour nous assassiner.
–-Et quoi! ajouta le capataz, vous renoncez déjà? Vous n'êtes guère adroits pour des coupe-jarrets, et celui qui vous paie aurait dû mieux choisir.
En effet, les deux hommes masqués avaient reculé; mais aussitôt quatre hommes, également couverts d'un masque, apparurent, et tous les six se précipitèrent sur les deux espagnols qui attendirent de pied ferme.
–-Diable! nous vous avions calomniés, pardon! Vous connaissez votre métier, dit don José en déchargeant à bout portant un pistolet dans le groupe de ses adversaires.
Ceux-ci, toujours muets, ripostèrent et la lutte recommença avec une nouvelle furie. Mais les deux braves Espagnols, dont les forces étaient épuisées et dont le sang coulait, tombèrent à leur tour sur les cadavres des deux autres assaillants qu'ils sacrifièrent à leur rage avant de succomber.
Dès que les inconnus virent Diaz et don Fernando sans mouvement, ils poussèrent un cri de triomphe. Sans s'inquiéter du capataz, ils prirent le corps de don Fernando Bustamente, le placèrent en travers sur l'un de leurs chevaux, et à toute bride d'enfuirent dans les détours de la route.
Sept cadavres jonchaient la terre. Après les assassins arrivèrent les vautours qui planaient et tournoyaient au-dessus des victimes, et mêlaient leurs rauques cris de joie au bruit de l'ouragan.
II.–L'ÉTAT DE SIÈGE
--Le coup est rude, dit le gouverneur après le départ de don Fernando; mais, vive Dieu! les païens trouveront à qui parler, Major, prévenez les officiers de se réunir tout de suite en conseil de guerre, afin d'aviser aux moyens de défenses.
–-A la bonne heure! répondit le major, je suis content de vous: vous redressez fièrement la tête, et je vous retrouve enfin, mon ami.
–-Ah! mon cher Blumel, le pressentiment d'un malheur abat le courage, tandis que le danger si grand qu'il soit, dès que nous l'avons en face de nous, cesse de nous causer de l'effroi.
–-Vous avez raison, fit le major, qui sortit pour s'acquitter de la commission de son chef.
Les officiers de la garnison, au nombre de six, sans compter le colonel et le major, se furent bientôt réunis chez le gouverneur.
–-Asseyez-vous, caballeros, leur dit-il. Vous n'ignorez pas sans doute le motif de cette convocation. Les indiens menacent la colonie; une ligue puissante s'est formée entre les Patagons. De quelles forces disposons-nous?
–-Les armes et les munitions ne nous manquent pas, répondit le major; nous avons ici plus de deux cents milliers de poudre, des pistolets, des sabres et des lances à foison; nos canons sont abondamment fournis de boulets et de mitraille.
–-Bien.
–-Malheureusement, reprit le major, les soldats…
–-Combien en avons-nous?
–-L'effectif devait être de 170; mais la mort, les maladies et les désertions l'ont réduit à 80 à peine!
–-Quatre-vingt! fit le colonel en secouant la tête; en présence d'une invasion formidable, comme il s'agit de la défense commune, ne pouvons-nous pas obliger les habitants à se mettre sous les armes?
–-C'est leur devoir, dit un des officiers.
–-Il faut, continua don Luciano, qu'une force imposante couronne nos murailles. Voici donc ce que je propose. Tous les esclaves noirs seront enrôlés et formés en compagnie; les négociants feront un corps à part; les gauchos, bien montés et bien armés défendront les approches de la ville et feront des patrouilles au dehors pour surveiller la plaine. Nous réunirons ainsi 700 hommes, nombre suffisant pour repousser les Indiens.
–-Vous savez, colonel, objecta un officier, que les gauchos sont de mauvais drôles et que pour eux la moindre perturbation est un prétexte de pillage.
–-Aussi, seront-ils chargés de la défense extérieure. Ils camperont en dehors de la colonie; et, pour diminuer parmi eux les chances de révolte, on les dispersera en deux compagnies, dont l'une parcourra les environs, tandis que l'autre se reposera. En les tenant ains en haleine, nous n'aurons rien à redouter.
–-Quant aux créoles et aux étrangers, dit le major, il sera bon, je crois, de leur intimer l'ordre de rentrer toutes les nuits au fort pour les armer en cas de besoin.
–-Parfaitement. On doublera aussi les bomberos pour parer à une surprise, et des barrières seront élevées à l'entrée de la ville, afin de nous garantir des Indiens.
–-Si tel est votre avis, colonel, interrompit le major, un homme va être expédié aux estancieros qui, avertis de l'approche de l'ennemi par trois coups de canon tirés du fort, se réfugieront au Carmen.
–-Faites, major. Ces pauvres gens seraient impitoyablement massacrés par les sauvages. Il faudra aussi prévenir les habitants des deux villes que toutes les femmes, quand les païens seront en vue, doivent se retirer dans le fort, si elle ne veulent pas tomber aux mains des Indiens. Dans le dernière invasion, vous vous le rappelez, ils en ont enlevé plus de deux cents. Maintenant, messieurs, il nous reste à faire bravement notre devoir et à nous confier à la volonté de Dieu.
Les officiers se levaient et se préparaient à prendre congé de leur chef, quand un esclave annonça un nouveau bombero.
–-Introduisez-le; et vous, caballeros, veuillez vous rasseoir.
L'éclaireur était Julian, le frère de Sanchez. Parti quatre heures plus tard de l'endroit où ils étaient embusqués, Julian était arrivé une heure à peine après son frère. La promptitude de sa course indiquait la gravité des nouvelles qu'il apportait. Il avait gardé son air narquois, quoique son visage fût pâle, ensanglanté et noir de poudre. Ses habits lacérés, le bandeau qui enveloppait le sommet de sa tête, son bras en écharpe et surtout quatre chevelures qui pendaient à sa ceinture témoignaient qu'il avait passé sur le ventre des Indiens pour arriver au Carmen.
–-Julian, lui dit le gouverneur, votre frère sort d'ici.
–-Je le sais, colonel.
–-Vos nouvelles sont-elles pires que les siennes?
–-C'est selon la façon de les prendre.
–-Qu'entendez-vous par ces paroles?
–-Dam! reprit le bombero en se dandinant légèrement; si vous aimez votre tranquillité, je ne viens pas vous rassurer; si vous sentez le besoin de monter à cheval et de voir de près les Patagons, vous pourrez vous en passer la fantaisie, et ce que j'ai à vous dire vous fera infiniment de plaisir.
Malgré la gravité des circonstances et l'anxiété des auditeurs, ils sourirent de la singulière argumentation de Julian.
–-Expliquez-vous, lui dit le gouverneur.
–-Dix minutes après le départ de mon frère, répliqua le bombero, je furetai dans des buissons que j'avais vu s'agiter d'une manière insolite. Je découvris un nègre, blême sous sa peau noire et auquel la frayeur semblait avoir coupé la langue. Enfin il se décida à parler. Il appartenait à un pauvre vieillard, nommé Ignacio Bayal, l'un des deux seuls hommes échappés au massacre des habitants de la péninsule de San José, lors de la dernière invasion des Patagons. L'esclave et le maître cherchaient du bois, lorsque ceux-ci apparurent à peu de distance. L'esclave avait eu le temps de se blottir dans un terrier de biscacha, mais le vieillard était tombé sous les coups des sauvages qui le criblèrent de pointes de lances et de bolas perdidas. Je rassurai le nègre, mais aussitôt; j'aperçus une multitude d'Indiens qui chassaient devant eux des prisonniers et des bestiaux, qui sur leur passage mettaient tout à feu et à sang et marchaient rapidement sur le Carmen.
L'estancia de Punta-Rosa et celle de San-Blas sont à cette heure un monceau de cendres, qui sert de tombeau à leurs propriétaires. Voilà mes nouvelles, Seigneurie; faites-en ce que vous voudrez.
–-Et ces chevelures sanglantes? demanda le major en désignant les trophées humains qui pendaient à la ceinture du bombero.
–-C'est une affaire personnelle, fit Julian avec un sourire. Par amitié pour les Indiens, j'ai préféré leur prendre leur chevelure que leur laisser ma tête.
–-Peut-être n'est-ce qu'une troupe de pillards des pampas qui vient voler du bétail et qui se retirera avec son butin.
–-Hum! dit Julian en hochant la tête, ils sont trop nombreux, trop bien équipés et ils s'avancent avec trop d'ensemble. Non, colonel, ce n'est pas une escarmouche, c'est une invasion.
–-Merci, Julian! dit le gouverneur, je suis content de vous. Retournez à votre poste et redoublez de vigilance.
–-Simon est mort, colonel, c'est vous dire combien mes frères et moi nous aimons les Indiens.
Le bombero se retira.
–-Vous le voyez, messieurs, dit don Antonio, le temps presse. Que chacun aille à son devoir!
–-Un instant! fit le major Blumel, j'ai encore un avis à émettre.
–-Parlez mon ami.
–-Nous sommes comme perdus sur ce coin de terre et éloignés de tout secours; nous pouvons être assiégés dans le Carmen et bloqués par la famine. Je demande, dans les circonstances impérieuses où nous sommes, qu'on expédie une barque à Buenos-Ayres, pour peindre notre situation et demander du renfort.
–-Que pensez-vous, messieurs, de l'avis du major? demanda le colonel en promenant un regard interrogateur sur les officiers.
–-Excellent, colonel! répondit l'un d'eux.
–-Ce conseil va être exécuté sur-le-champ, reprit don Luciano. Maintenant, messieurs, vous pouvez vous retirer.
On organisa la défense du fort et de la ville avec une rapidité inconcevable, pour qui connaît l'indolence espagnole; le danger donnait du courage aux timides et redoublait l'ardeur des autres. Deux heures plus tard les bestiaux étaient rentrés et parqués dans la ville, les rues barricadées, les canons mis sur pied, et les femmes et les enfants renfermés dans les bâtiments attenant au fort. Une barque cinglait vers Buenos-Ayres, et cent cinquante hommes déterminés s'étaient retranchés dans la Poblacion-del-Sur, dont ils avaient crénelé les maisons.
Le gouverneur et la major Blumel se multipliaient, encourageant là les soldats, aidant ici les travailleurs et donnant de l'énergie à tous.
Vers trois heures de l'après-midi, un vent assez violent s'éleva tout à coup qui amena du sud-ouest une fumée épaisse, occasionnée par l'embrasement de la campagne et voilant au loin les objets. Les habitants du Carmen furent dévorés d'inquiétude.
Tel est le stratagème simple et ingénieux dont se servent les nations australes pour favoriser leur invasion sur le territoire des blancs, cacher leurs manoeuvres et dissimuler le nombre à l'oeil perçant des bomberos. La fumée, comme une muraille flottante, séparait les Indiens du Carmen, et, à cause de la clarté des nuits, ils avaient choisi la pleine lune.
Les éclaireurs, malgré les flots de fumée qui protégeaient l'ennemi, arrivaient au galop les uns après les autres, et ils annoncèrent que pendant la nuit ils seraient devant le Carmen. En effet, les hordes indiennes, dont le nombre croissait sans relâche, couvraient toute la plaine, et s'avançaient avec une rapidité effrayante.
Par ordre du gouverneur, on tira les trois coups de canon d'alarme. Alors on vit accourir en foule les estancieros, qui traînaient à leur suite leurs bestiaux, leurs meubles, et qui, à l'aspect de leurs maisons incendiées et de leurs riches moissons détruites, versaient des larmes de désespoir. Ces pauvres gens campèrent où il plut à Dieu, dans les carrefours de la ville, et, après avoir conduit leurs femmes et leurs enfants dans le fort, ceux qui avaient l'âge viril prirent les armes et s'élancèrent aux barrières et aux barricades, résolus à venger leur ruine.
La consternation et la terreur étaient générales. Partout des pleurs et des sanglots étouffés. La nuit vint sur ces entrefaites ajouter à l'horreur de cette situation et envelopper la ville de son crêpe funèbre. De nombreuses patrouilles sillonnaient les rues, et, par intervalles de hardis bomberos glissait furtivement dans l'obscurité pour guetter les approches du péril prochain.
Vers deux heures du matin, au milieu d'un silence désolé, on entendit un bruit léger, de minute en minute, et tout à coup, comme par enchantement les Aucas couronnèrent le sommet des barricades de la Poblacion-del-Sur, et, agitant des torches enflammées, ils poussèrent leur cri de guerre.
Un instant, les habitants crurent la ville prise; mais le major Blumel, qui commandant ce poste, était engarde contre les ruses des Indiens. Au moment où les Aucas se préparaient à escalader les barricades, éclata une vive fusillade qui les rejeta en bas des retranchements. Les Argentins s'élancèrent à la baïonnette. Ce fut une mêlée effroyable, d'où s'échappaient des cris d'agonie, des malédictions et le sourd cliquetis du fer contre le fer. Ce fut tout, les Espagnols regagnèrent leur positions, les Indiens disparurent, et la ville, naguère rougie par la clarté des torches, retomba dans l'ombre et le silence.
Le coup de main des Indiens avait échoué. Ils allaient ou se retirer ou bloquer la ville. Mais, au point du jour, toutes les illusions des habitants se dissipèrent; l'ennemi n'avait pas songé à la retraite. Spectacle navrant! la campagne était dévastée; on apercevait encore au loin les feux mourants des incendies. Là, une troupe de cavaliers aucas entraînait des chevaux; ici, des guerriers la lance debout, épiaient les mouvements des habitants de la ville; derrière eus, des femmes et des enfants chassaient des bestiaux qui poussaient de longs beuglements; puis, çà et là, des prisonniers, hommes, femmes et enfants conduits à coups de bois de lance, tendaient vers la ville leurs bras suppliants; les Patagons plantaient des piquets et élevaient de nombreux toldos; enfin, à perte de vue, de nouveaux indiens débordaient sur la plaine et de tous côtés.
Les plus anciens soldats du fort, témoins des guerres précédentes, s'étonnaient de l'ordre de l'ennemi dans sa marche serrée. Les toldos étaient habilement groupés; l'infanterie exécutait avec précision des mouvements qui, jusqu'alors, lui avaient été inconnus, et, chose inouïe, qui stupéfia le colonel et le major, ce fut de voir les Aucas tirer une parallèle autour de la place et élever presque instantanément des retranchements en terre qui les mirent à l'abri du canon.
–-Sangre de Dios! s'écria le colonel, un traître est parmi ces misérables: jamais ils n'ont fait la guerre ainsi.
–-Hum! murmura le major en mordant sa moustache grise; si Buenos-Ayres n'envoie pas de secours, nous sommes perdus.
–-Oui, mon ami, nous y laisserons notre peau.
–-Et ceux qui arrivent dans la plaine… Mais que signifie le son de cette trompette?
Quatre Ulmenes, précédés d'un Indien qui portait un drapeau blanc, étaient arrêtés à demi-portée de canon de la première barrière de la Poblacion-del-Sur.
–-Ils semblent, dit le colonel, demander à parlementer. Me croient-ils assez niais pour donner dans le piège? Major, un coup de canon à mitraille dans ce groupe de païens pour leur apprendre à nous traiter comme des imbéciles.
–-Nous aurions tort, colonel. Sachons ce qu'ils veulent.
–-Mais qui de vous sera assez fou pour se risquer au milieu de ces bandits sans foi ni loi?
–-Moi, si vous le permettez répondit simplement le major.
–-Vous! s'écria don Luciano étonné.
–-Oui, moi. Des malheureux ont été confiés à notre garde et à notre honneur. Je ne suis qu'un homme; ma vie importe peu à la défense de la ville; je suis vieux, colonel, et je vais essayer de sauver les habitants du Carmen.
Le gouverneur étouffa un soupir, serra affectueusement la main de son vieil ami:
–-Allez, lui dit-il d'une voix émue, et que Dieu vous protège!
–-Merci! répondit le major Blumel.