Kitabı oku: «Le Guaranis», sayfa 17
III
LES PEONES
Un spectacle étrange et auquel il était certes loin de s'attendre, s'offrit alors à ses regards étonnés.
La plate-forme, ou pour mieux dire la cour située devant le rancho, était occupée par une vingtaine d'individus qui criaient et gesticulaient avec fureur, et au milieu desquels se trouvait le peintre, la tête nue, les cheveux au vent, le pied droit posé sur son fusil jeté à terre devant lui et un pistolet de chaque main.
Derrière le jeune homme, cinq ou six Indiens, ses serviteurs, probablement, se tenaient immobiles, le fusil épaulé, prêts à faire feu.
A l'entrée du hangar, les mules chargées et les chevaux sellés étaient maintenus par deux ou trois Indiens armés aussi de fusils et de sabres.
A la lueur des torches, dont la flamme rouge l'éclairait de reflets sinistres, cette scène prenait une apparence fantastique d'un effet saisissant, tranchant brusquement avec les ténèbres profondes qui régnaient dans la plaine, et que la lumière changeante des torches rayait de taches sanglantes à chaque souffle de la brise nocturne.
Le vieillard, sans chercher l'explication de ce drame lugubre, mais comprenant instinctivement qu'il se passait quelque chose de terrible auquel il était personnellement intéressé, s'élança résolument aux côtés de son jeune compatriote.
«Qu'y a-t-il donc? s'écria-t-il en armant son fusil. Sommes-nous attaqués?
– Oui, répondit brièvement le jeune homme; oui, nous sommes attaqués, mais par vos peones.
– Par mes peones! exclama M. Dubois avec stupeur.
– Il paraît que ces dignes gauchos ont trouvé vos bagages à leur convenance et que l'idée leur est venue de se les approprier, voilà tout, c'est très simple, comme vous voyez; mais laissez-moi faire; ils n'en sont pas encore où ils le supposent.
– Peut-être que si je leur parlais, hasarda le vieillard.
– Pas un mot, pas un geste, cela me regarde seul; vous êtes mon hôte, mon devoir est de vous défendre, et, vive Dieu! Tant que vous serez sous mon toit, je vous défendrai, quoi qu'il advienne, envers et contre tous.
Le vieillard n'essaya pas d'insister; d'ailleurs, il n'en aurait pas eu le temps; les peones, un instant étonnés de son apparition imprévue au milieu d'eux, recommençaient leurs cris et leurs gestes frénétiques en brandissant leurs armes d'un air menaçant, et en rétrécissant d'instant en instant le cercle dans lequel M. Dubois et ses quelques défenseurs étaient resserrés.
La lutte qui allait s'engager entre les deux partis était des plus inégales et dans les proportions à peu près d'un contre quatre, puisque, à part les deux Français, six Indiens seulement, dont trois maintenaient les chevaux et les mules, se préparaient à combattre les vingt et quelques bandits si insolemment révoltés.
Cependant, malgré leur petit nombre, les Français et leurs serviteurs résolurent de faire bravement face au péril et de soutenir le combat jusqu'au dernier soupir, trouvant indigne d'eux d'accepter les conditions que ces misérables prétendaient leur imposer.
Le peintre arma froidement ses pistolets, jeta son fusil en bandoulière, et au lieu d'attendre l'attaque des peones, il s'avança résolument vers eux après avoir enjoint d'un geste à ses compagnons de demeurer où ils étaient, mais d'être prêts à le défendre.
Une action hardie impose toujours aux masses.
Les peones, au lieu de continuer à marcher en avant, hésitèrent, s'arrêtèrent, et finirent par reculer jusqu'à la muraille du hangar contre laquelle ils s'adossèrent.
Ils ne comprenaient rien à l'étrange témérité de cet homme qui osait ainsi venir seul les braver, et malgré eux, par un sentiment instinctif, ils éprouvaient pour lui un respect mêlé de crainte; d'ailleurs le combat qui avait eu lieu quelques heures auparavant entre le jeune homme et le capitaine espagnol, en leur prouvant la force et la bravoure incontestables de l'étranger avait excité leur admiration, circonstance qui pesait d'un grand poids, en ce moment, dans leur pensée, ajoutait encore au respect qu'ils éprouvaient et redoublait leur hésitation.
L'artiste avait jugé la situation d'un coup d'œil, il avait compris qu'il ne pouvait sortir du mauvais pas dans lequel il se trouvait qu'à force d'audace et de témérité. Sa résolution avait été prise en un instant, et, au lieu d'attendre le danger, il avait été bravement au-devant de lui, convaincu que ce moyen était seul praticable pour sauver sa vie et celle de ses compagnons, qui, en ce moment, semblaient être fort aventurées et dépendre plutôt du hasard que de la plus habile conception.
«Voyons, finissons-en, dit-il d'une voix sèche et rude, en s'arrêtant à deux pas des peones qui se tenaient pressés les uns contre les autres devant lui, que demandez-vous?»
A cette question, nulle réponse ne fut faite.
Émile les examina un instant, les sourcils froncés et la lèvre railleuse.
«Voulez-vous, oui ou non, répondre, reprit-il, que réclamez-vous? Sans doute, vous n'aurez pas la prétention de vous approprier purement et simplement les bagages de la personne au service de laquelle vous êtes; cela serait le fait de voleurs de grands chemins, et, si bas que vous soyez descendus dans mon estime, je ne vous crois pas encore à ce degré infime.
– Et voilà justement où vous vous trompez, señor,» dit un péon en faisant deux pas en avant, en se dandinant sur les hanches et en riant d'un air moqueur.
Le peintre n'hésita pas; le moment était critique, il ajusta le péon et lui déchargea son pistolet en pleine poitrine en disant:
«Je ne vous parle pas à vous, je m'adresse à ces honorables caballeros et non à un drôle de votre espèce.»
Le pauvre diable roula sur le sol sans jeter un soupir; il avait été tué roide.
L'effet produit par cette action d'une témérité folle fut électrique; les peones, charmés non seulement d'être traités d'honorables caballeros, mais encore de sortir de la position délicate dans laquelle ils s'étaient placés un peu à la légère, applaudirent avec enthousiasme et poussèrent de frénétiques cris de joie à cet acte inqualifiable.
«Je disais donc, reprit le peintre d'une voix douce en rechargeant froidement son pistolet, que vous êtes des honnêtes gens; cela est entendu et convenu entre nous. Maintenant que nous, nous comprenons, expliquez-moi les motifs qui vous ont fait vous révolter ainsi et pousser si loin les choses, que, si je ne fusse pas arrivé, vous seriez partis avec les mules, les chevaux et les bagages.»
Une protestation unanime s'éleva à cette accusation.
«Bien, continua le jeune homme; les mules et les chevaux ont été sellés et chargés par inadvertance, je l'admets; sans songer à mal vous vous prépariez à les emmener avec vous, toujours par suite d'un regrettable malentendu; tout cela, à la rigueur, peut être sinon logique, du moins possible. Mais enfin, en vous révoltant contre un homme qui vous a payé certaines avances et que vous vous êtes engagé à servir loyalement pendant la durée de son voyage, vous aviez des motifs; ce sont ces motifs que je veux connaître. Quels sont-ils? Dites-le moi.»
Une réaction s'était opérée dans l'esprit de tous ces hommes primitifs. Le courage si franc et si vrai du jeune homme les avait séduits malgré eux. A peine eut-il fini de parler que tous protestèrent énergiquement de leur loyauté et de leur dévouement, se pressant autour de lui et l'étouffant presque à force de le serrer au milieu d'eux.
Mais lui, sans rien perdre de son sang-froid et voulant que la leçon fût complète, les éloigna doucement de la main et leur faisant signe de se taire.
«Un instant, leur dit-il en souriant, il ne faut pas qu'un second malentendu vienne nous brouiller de nouveau au moment où nous sommes sur le point de nous entendre; mes amis, qui sont assez éloignés de nous et ne savent pas ce qui se passe, pourraient me supposer en danger et venir à mon aide: laissez-moi donc leur prouver que tout est fini et que je me considère comme parfaitement en sûreté au milieu de véritables caballeros.»
Et prenant ses pistolets par le canon, il les jeta par-dessus sa tête, déboucla son sabre, lui fit prendre le même chemin, puis croisant nonchalamment ses bras sur sa poitrine.
«Maintenant, causons, dit-il, l'œil calme et la lèvre souriante.»
Cette dernière action, d'une témérité inouïe, terrassa littéralement les mutins; ils se reconnurent vaincus et, sans vouloir entrer dans de nouvelles explications, ils s'inclinèrent humblement devant le fier jeune homme, lui baisèrent les mains en lui jurant un dévouement à toute épreuve et se retirèrent aussitôt avec une rapidité qui prouvait leur repentir.
Quelques minutes plus tard, les mules étaient déchargées, les chevaux dessellés et les peones, enveloppés dans leurs ponchos, dormaient étendus devant les feux de veille.
Émile rejoignit ses compagnons, toujours inquiets et immobiles à la place où il les avait laissés, en tordant nonchalamment une cigarette de paille de maïs entre ses doigts nerveux.
Seulement son visage était pâle et ses yeux éclairés d'un feu sombre. Sur son chemin il retrouva ses armes et les ramassa.
«Vous avez fait des prodiges, lui dit M. Dubois en lui serrant la main avec reconnaissance.
– Non, répondit-il avec un doux et calme sourire; seulement je me suis souvenu du mot de Danton.
– Lequel?
– De l'audace; c'est avec de l'audace qu'on dompte les fauves, et que sont ces hommes, sinon des bêtes féroces?
– Mais vous risquiez votre vie!
– Ne vous ai-je pas dit que depuis longtemps déjà j'en ai fait le sacrifice. Mais n'attachez pas, je vous prie, plus d'importance à cette affaire qu'elle n'en a réellement; tout dépendait d'une résolution ferme et prompte, ces hommes étaient préparés au vol, non à l'assassinat. Voilà tout le secret de la chose.
– Ne cherchez pas, mon ami, à rabaisser une action, dont je vous garderai une reconnaissance éternelle.
– Bah! Ce que j'ai fait pour vous aujourd'hui, demain vous le ferez pour moi, et nous serons quittes.
– J'en doute, je ne suis pas l'homme de la bataille, moi, je n'ai que le courage civil: devant l'émeute, j'ai peur.
– Pardieu, moi aussi; seulement je ne le laisse pas voir. Mais ne parlons plus de cela, nous avons à causer de choses plus importantes, à moins que vous ne préfériez reprendre votre sommeil si malencontreusement interrompu.
– Il me serait impossible de dormir maintenant; je suis donc entièrement à votre disposition.
– Puisqu'il en est ainsi, rentrons dans le rancho, les nuits sont froides, la rosée glacée; il est inutile que nous demeurions plus longtemps en plein air; vous voyez que nos féroces révoltés ont pris bravement leur parti de leur défaite et dorment à poings fermés; ne laissons pas supposer à ceux qui peut-être veillent encore que nous conservons des inquiétudes sur leur compte. Venez.»
Ils rentrèrent dans le rancho, dont le peintre ferma avec affectation la porte derrière lui.
Lorsqu'ils furent assis, le jeune homme déboucha une bouteille de rhum, s'en versa un verre et, après l'avoir goûté, il aspira trois ou quatre bouffées de fumée; puis posant son verre sur la table:
«La situation est grave, dit-il en se renversant sur le dossier de son siège; voulez-vous que nous parlions à cœur ouvert?
– Je ne demande pas mieux, répondit le vieillard en lui jetant un regard voilé sous ses paupières demi-closes.
– D'abord, et avant tout, entendons-nous bien, reprit Émile en souriant; ici nous ne faisons pas de diplomatie, n'est-ce pas?
– Pourquoi faire? dit en souriant son interlocuteur.
– Dame, la force de l'habitude pouvait vous y entraîner, et croyez-moi, en ce moment ce serait un tort de vous y laisser aller.
– Ne craignez rien, je serais vis-à-vis de vous de la plus entière franchise.
– Hum! fit le jeune homme d'un air peu convaincu; enfin c'est égal, je me risque; tant pis pour vous si vous ne tenez pas votre promesse, car je n'ai d'autre intérêt que le vôtre.
– J'en suis convaincu, parlez donc sans crainte.
– D'abord une question: vous allez à Tucumán, n'est-ce pas?
– Ne vous l'ai-je pas dit.
– En effet, une partie des hommes qui vous accompagnent sont des soldats déguisés que le gouvernement de Buenos Aires vous a donnés pour vous servir d'escorte.
– Comment le savez-vous?
– Avec cela que c'est difficile à deviner; ainsi, vous êtes chargé d'une mission politique?
– Moi!
– Parbleu! Cela va de soi; seulement, je vous ferai observer que cela m'est complètement indifférent et que je n'y attache pas la plus minime importance.
– Mais…
– Laissez-moi continuer; d'après ce qui s'est passé cette nuit, il est évident pour moi qu'une partie de votre escorte vous trahit et a l'intention de vous livrer aux Espagnols.
– Le croyez-vous?
– J'en suis sûr.
– C'est sérieux, alors?
– Vous avez donc une mission?
– Supposez ce qu'il vous plaira, mais aidez-moi à me tirer d'embarras.
– Bien, je comprends; vous n'avez pas besoin d'en dire davantage. Maintenant, voici mon avis: seul, vous n'arriverez jamais à Tucumán.
– Eh! Savez-vous que votre avis est aussi le mien?
– Pardieu! Je le sais bien. Maintenant que ces drôles sont matés, voici ce que je vous propose.
– Voyons.
– Remarquez bien que ce n'est que dans votre seul intérêt.
– J'en suis convaincu.
– Si cela vous convient, comme à tort ou à raison ces bandits professent un certain respect pour ma personne, je vous offre de vous accompagner jusqu'à Tucumán.
– Mon cher compatriote, cette proposition m'est on ne peut plus agréable sous tous les rapports; je vous en remercie du fond du cœur; vous me sauvez littéralement la vie.
– Pardon, mais à une condition.
– Ah! Et quelle est cette condition? fit le vieillard avec une certaine réserve.
– Elle est simple; je crois que vous l'accepterez avec enthousiasme, répondit en riant le jeune homme.
– Dites, dites, je suis toutes oreilles.
– Il faut que je vous avoue que, sans jamais m'être bien rendu compte de la raison qui me faisait agir ainsi, j'ai toujours professé pour la politique et pour tout ce qui s'en rapproche une répulsion profonde.
– Ce n'est pas un mal, fit le vieillard en hochant la tête d'un air pensif.
– N'est-ce pas? De sorte que si je consens à vous escorter jusqu'à Tucumán et à vous y conduire sain et sauf, c'est à la condition expresse qu'il ne sera pas question de politique entre nous pendant tout le temps que nous demeurerons ensemble. Dame! que voulez-vous? Je suis venu en Amérique pour faire de l'art, moi; restons chacun dans notre spécialité.
– Je ne demande pas mieux et je souscris avec joie à cette condition.
– Et puis…
– Ah! Il y a encore quelque chose.
– Moins que rien; par suite de la crainte que je vous ai précédemment témoignée, je veux vous quitter en vue de Tucumán, c'est-à-dire, entendons-nous bien, avant d'y entrer, et si quelque jour le hasard nous fait nous rencontrer, vous ne direz jamais à qui que ce soit le service que je vous aurai rendu; cela vous convient-il ainsi? A cette condition seulement je puis vous accompagner.»
M. Dubois se recueillit un instant.
«Mon cher compatriote, dit-il enfin, je comprends et j'apprécie, croyez-le bien, toute la délicatesse de votre procédé envers moi; je m'engage de grand cœur à ne pas troubler votre belle insouciance d'artiste, en venant vous ennuyer par des questions politiques que, heureusement pour vous, vous ne sauriez comprendre; mais votre dernière condition est trop dure. Quelque grand que soit le danger qui me menace en ce moment, je m'y exposerai sans hésiter, plutôt que de consentir à oublier la reconnaissance que je vous dois et à feindre envers vous une indifférence contre laquelle se révolterait tout mon être. Nous sommes Français tous deux, jetés loin de notre pays sur une terre où tout nous est hostile; nous sommes par conséquent frères, c'est-à-dire solidaires l'un de l'autre; et vous le comprenez si bien ainsi, que tout ce que vous avez fait depuis notre rencontre ne l'a été que par cette raison. Ne vous en défendez pas, je vous connais mieux peut-être que vous ne vous connaissez vous-même; mais, permettez-moi de vous le dire, votre exquise délicatesse vous fait en ce moment dépasser le but. Ce n'est pas pour vous, mais pour moi seul que vous craignez dans tout ceci; je ne puis accepter ce sacrifice et cette abnégation. Bien que, comme vous, je ne sois pas homme d'action, cependant je ne consentirai dans aucune circonstance à transiger avec mes devoirs, et c'en est un pour moi, un devoir sacré même, de ne pas oublier ce que je vous dois et de me reconnaître hautement votre obligé.»
Ces paroles furent prononcées avec tant de franchise et de simplicité, que le jeune homme se sentit ému; il tendit la main au vieillard dont la pâle et sévère figure avait pris, sous l'impression qui l'agitait, une expression imposante. Il lui répondit d'une voix qu'il essayait vainement de rendre indifférente:
«Soit, puisque vous l'exigez, monsieur, je me rends; insister plus longtemps serait inconvenant de ma part; au point du jour nous nous mettrons en route, à moins que vous ne préfériez passer un jour ou deux à vous reposer ici.
– Des affaires urgentes m'appellent à Tucumán; il n'en serait pas ainsi que la révolte de cette nuit suffirait pour m'engager à presser mon départ.
– Elle ne se renouvellera pas, je vous en donne l'assurance; maintenant ces bêtes féroces sont muselées et changées en agneaux. Mieux que vous je connais cette race métisse, puisque depuis plusieurs mois déjà j'habite et je vis au milieu d'elle; mais on ne saurait user de trop de prudence: il est donc préférable que vous partiez le plus tôt possible.
Il y a encore trois heures de nuit, profitez-en pour prendre un peu de repos; je vous éveillerai lorsque l'heure du départ sera venue. Bonsoir.»
Les deux hommes se serrèrent une dernière fois la main. Le peintre se retira et le vieillard demeura seul.
– Quel dommage, murmura-t-il à part lui en s'installant le plus confortablement que cela lui fut possible dans son manteau et en s'étendant sur la table, qu'un homme aussi heureusement doué, un si brave cœur, laisse ainsi aller sa vie au vent de la fantaisie et ne consente pas à se jeter dans une carrière sérieuse! Il y a en lui, j'en suis convaincu, l'étoffe d'un diplomate.»
Tout en faisant ces réflexions, il s'endormit. Quant au jeune homme, comme malgré l'assurance qu'il affectait, il conservait intérieurement une vague inquiétude, au lieu de se coucher dans la chambre qu'il habitait d'ordinaire, il s'étendit à la belle étoile sur l'esplanade même, en travers de la porte du rancho, et après avoir jeté autour de lui un regard interrogateur afin de s'assurer que tout était bien réellement en ordre, il s'endormit d'un sommeil paisible.
A peine les étoiles commençaient-elles à pâlir au ciel et l'horizon à s'iriser de larges bandes d'opale que le peintre était debout et surveillait les apprêts du départ.
Les peones, complètement rentrés dans le devoir, obéissaient à ses ordres avec la plus entière docilité, semblant avoir tout à fait oublié la tentative de rébellion si heureusement avortée.
Lorsque les mules furent chargées, les cavaliers en selle, le jeune homme réveilla son hôte et l'on se mit en marche.
De l'habitation d'Émile Gagnepain à la ville de Tucumán, la course était assez longue; le voyage dura cinq jours, pendant lesquels il ne se passa rien qui mérite d'être mentionné. On campait chaque soir tantôt dans un rancho de Guaranis abandonné à cause de la guerre, tantôt en rase campagne, et on repartait un peu avant le lever du soleil.
Les peones ne démentirent pas la bonne opinion que le jeune peintre avait conçue d'eux, leur conduite fut exemplaire, et, pendant tout le cours du voyage, ils ne laissèrent voir aucune velléité de se révolter de nouveau.
Le sixième jour, après avoir quitté l'habitation, à environ dix heures du matin, les maisons blanches et les hauts clochers de San Miguel de Tucumán, pour lui restituer le nom que lui donnent les géographes, surgirent à l'horizon.
L'aspect de cette ville est enchanteur, elle semble en quelque sorte s'élancer du milieu de massifs touffus de grenadiers, de figuiers et d'orangers.
Bâtie au confluent du río Dulce et du río Tucumán, dans une position comme les Espagnols seuls savaient en choisir à l'époque de la conquête, la ville est traversée par des rues droites et larges, munies de trottoirs, et coupée d'espace en espace par de belles places garnies de somptueux édifices; la population de Tucumán est d'environ douze mille âmes; elle possède un collège et une université assez renommée; son commerce en fait une des villes les plus importantes de la Banda Oriental.
A l'époque où nous y conduisons le lecteur, cette importance était accrue encore par la guerre; on l'avait fortifiée au moyen d'un fossé profond et de remparts en terre, suffisants pour la mettre à l'abri d'un coup de main.
Depuis quelque temps de forts détachements de troupes avaient été dirigés sur cette ville à cause des événements survenus dans le haut Pérou et de l'approche des troupes espagnoles.
Ces différents corps étaient campés autour de la ville, et leurs bivouacs offraient l'aspect le plus singulier surtout aux yeux d'un Européen habitué à cet ordre, à cette symétrie et surtout à cette discipline qui caractérisent les armées du vieux monde.
Dans ces camps, tout était pêle-mêle et sans ordre; les soldats, étendus ou assis sur le sol, jouaient, dormaient, fumaient ou mangeaient, tandis que leurs femmes, car dans toute l'armée hispano-américaine, chaque soldat est suivi constamment de sa femme, tandis que les femmes, disons-nous, conduisaient les chevaux à l'abreuvoir, préparaient le repas ou nettoyaient les armes avec cette obéissance passive qui est le propre des Indiennes et rend sous certains rapports ces malheureuses créatures si intéressantes et si dignes de pitié.
Les voyageurs, contraints de traverser les bivouacs pour entrer dans la ville, ne le firent pas sans une certaine appréhension; cependant, contre toute prévision, ils n'eurent à subir aucune insulte et pénétrèrent sans encombre dans San Miguel de Tucumán.
La ville paraissait en fête, les cloches des couvents et des églises sonnaient à toute volée, les rues étaient encombrées d'hommes et de femmes dans leurs plus beaux et plus frais atours.
«Avez-vous un endroit désigné où vous arrêter? demanda le peintre à son hôte.
– Oui, répondit celui-ci, je me rends aux portales de la plaza Mayor.
– Mais auxquels? Toute la place est garnie de portales.
– A ceux qui font face à la cathédrale; un appartement a été retenu pour moi dans la maison portant le numéro 3.
– Bien; je vois cela d'ici; venez, je vous conduirai jusqu'à la porte.»
La caravane s'engagea alors dans un dédale de rues en apparence inextricable, mais, au bout d'un quart d'heure à peine, elle déboucha sur la place Mayor.
«Nous voici arrivés, dit le peintre; permettez-moi maintenant de prendre congé de vous.
– Non pas avant que vous ayez consenti à accepter de moi l'hospitalité que j'ai reçue de vous.
– Pourquoi ne pas me laisser partir?
– Qui sait, peut-être ai-je encore besoin de votre assistance.
– S'il en est ainsi, je ne résiste plus et je vous suis.
– Entrons donc alors, car je crois que voici la maison.»
Ils se trouvaient en effet en face du n° 3.