Kitabı oku: «Le lion du désert: Scènes de la vie indienne dans les prairies»
LE LION DU DÉSERT
Scènes de la vie indienne dans les prairies
I
LE RANCHO
Le presidio de Santa Fé, le poste le plus avancé que possèdent les Mexicains dans la province de Sonora, est bâti au milieu d'une plaine riante et fertile. Une de ses faces occupe l'ouverture du coude que forme une petite rivière; il est ceint naturellement par les murs de pierre des habitations dont il est bordé; l'entrée de chaque rue est fermée par des pieux qui font palissade, et, comme dans la plupart des pueblos (villages) de l'Amérique du Sud, les maisons, élevées d'un étage, sont couvertes en terrasse de terre bien battue, ce qui est un abri suffisant dans ce beau pays où le ciel est toujours pur. Au temps de la domination espagnole, Santa Fé jouissait d'une certaine importance, grâce à sa position stratégique qui lui permettait de se défendre facilement contre les incursions des Indiens; mais, depuis l'émancipation du Mexique, ce pueblo, comme tous les autres centres de population de ce malheureux pays, a vu sa splendeur s'évanouir à jamais; et, malgré la fertilité de son sol et la magnificence de son climat, il est entré dans une ère de décadence telle, que le jour est prochain où ce ne sera plus qu'une ruine inhabitée; en un mot, ce bourg, qui comptait, il y a cinquante ans, plus de trois mille habitants, en possède aujourd'hui quatre cents à peine, rongés par les fièvres et la plus honteuse misère.
Or, le 5 mars 1855, jour où commence cette histoire, entre trois et quatre heures du soir, deux cavaliers bien montés entraient au grand trot dans le presidio.
Le premier était un homme de quarante-cinq à cinquante ans; sa taille haute, ses membres vigoureux et bien attachés indiquaient une force et une agilité peu communes; son teint était bronzé, et ses traits durs et hautains décelaient presque la cruauté; un air de franchise qui rayonnait dans ses yeux tempérait néanmoins cette expression et répandait même sur sa physionomie un charme dont il était difficile de se défendre; le bas de son visage était couvert d'une barbe noire et touffue, et d'épaisses boucles d'une longue chevelure brune mêlées par places de fils argentés, s'échappaient de son chapeau de paille à larges bords et tombaient en désordre sur ses fortes épaules. Son costume, en partie recouvert d'un zarapé aux mille couleurs, et d'un tissu d'une finesse extrême, ressemblait à celui des riches hacenderos1. Son large pantalon de velours violet, garni d'une profusion de boutons d'or ciselés avec art, et ouvert à la hauteur du genou, laissait voir ses bottines de daim aux talons desquelles sonnaient ces lourds éperons d'argent dont les molettes, larges comme des soucoupes, obligent à marcher sur la pointe du pied; sa veste, d'une étoffe et d'une couleur semblables au pantalon, ne lui descendait que de quelques pouces au-dessous des aisselles, et permettait d'entrevoir la fine chemise de batiste que fermait sur sa poitrine un superbe diamant; une ceinture de soie rouge richement brodée, et dans laquelle étaient passés un revolver à six coups, un poignard et une hache, lui serrait les hanches, et un rifle damasquiné d'argent était posé en travers de sa selle. Cet individu se nommait don López Arriaga.
Son compagnon portait un costume à peu près semblable au sien. C'était un grave et long personnage à la figure taillée en fer de hache, et qui répondait au nom de don Juan Venado.
Règle générale en Amérique: depuis la guerre de l'indépendance, tout le monde a le droit au don.
– Que vous ai-je annoncé, señor Venado? dit d'un ton satisfait don López à son compagnon; vous le voyez, nous arrivons juste au bon moment: personne n'est là pour nous espionner.
– Qui sait? répondit l'autre; croyez-moi, señor don López, dans les villes il y a toujours quelqu'un aux aguets pour voir ce qui ne le regarde pas, et en rendre compte à sa manière.
– C'est possible, murmura don López en haussant les épaules avec dédain; je m'en moque comme d'un costal de nueces2.
– Je n'en doute pas. Mais je crois que nous sommes arrivés enfin au rancho3 du señor Pépé Naïpès: ce doit être cette hideuse masure, si je ne me trompe.
– En effet, c'est ici que nous avons affaire, pourvu que le drôle n'ait pas oublié le rendez-vous que je lui ai donné. Attendez, señor don Juan, je vais lui faire le signal convenu.
– Ce n'est pas la peine, señor don López, vous savez bien que je suis toujours aux ordres de votre seigneurie quand il lui plaît de penser à moi, répondit une voix railleuse partant de l'intérieur du rancho dont la porte s'ouvrit et laissa voir dans son entrebâillement la haute stature et la figure intelligente de Pépé Naïpès lui-même.
—¡Ave Maria purísima!4 dirent les voyageurs en descendant de cheval et entrant dans le rancho.
– Sin pecado concebida, répondit Pépé en prenant la bride des chevaux qu'il conduisit dans l'écurie, où il les dessella et les mit devant une énorme botte d'alfalfa5.
Les deux Mexicains, fatigués d'une longue route, s'assirent sur un banc adossé au mur et attendirent le retour de leur hôte en tordant entre leurs doigts une cigarette de maïs.
L'endroit dans lequel ils se trouvaient n'avait rien de bien attrayant. C'était une grande salle percée de deux fenêtres garnies de forts barreaux de fer dont les vitraux crasseux ne laissaient pénétrer qu'un jour incertain; ses murs nus et enfumés étaient couverts d'images enluminées représentant divers sujets de sainteté; le mobilier ne se composait que de trois ou quatre tables boiteuses et d'autant de bancs. Quant au plancher, c'était tout simplement le sol battu, mais rendu raboteux par la boue qu'avaient apportée les pieds des chalands. Une porte soigneusement fermée conduisait à une chambre intérieure dans laquelle couchait le ranchero; une autre porte faisait face à la première: ce fut par celle-là que rentra Pépé dès qu'il eut donné ses soins aux chevaux des voyageurs.
– Eh bien! señores, cria-t-il de la porte, quoi de nouveau? Le général Alvarez se prépare-t-il à battre Santa Anna, ou celui-ci s'est-il enfin emparé de son compétiteur?
– Ma foi, répondit don López, je n'en sais rien et je ne m'en occupe guère. Nous avons à parler d'affaires plus intéressantes.
–¡Caray! señor don López, quelle vivacité! s'écria Naïpès; avant de causer, vous vous rafraîchirez bien un peu: il n'y a rien de tel qu'un verre d'aguardiente pour éclaircir les idées.
L'eau-de-vie fut versée à pleins bords et absorbée d'un trait.
– Et maintenant causons sérieusement, dit don López à voix basse, après avoir jeté un regard soupçonneux autour de lui. Ainsi que nous en étions convenus, je suis allé à la Veracruz pour y recruter les gens dont nous avons besoin; mais si l'on trouve à la Veracruz autant de matelots qu'on en veut, il n'en est pas de môme pour les gambucinos6, je n'ai pu en trouver un seul; d'ailleurs, qu'iraient-ils faire dans cette ville en ce moment, où la Californie enlève pour ses riches placers tous les hommes du métier? Et puis, comme il est fort probable que nous aurons maille à partir avec les Indiens bravos; je me souciais peu d'enrôler des novices qui, à la vue des premiers peaux-rouges, se sauveraient avec épouvante en nous abandonnant au milieu des llanos; j'avais besoin, au contraire, d'hommes aguerris et résolus, que nulle fatigue et nul péril ne dégoûtassent, et qui, une fois attachés à notre entreprise, la suivissent jusqu'au bout sans hésiter. Je m'en revenais donc assez chagriné, lorsque le hasard ou plutôt ma bonne étoile me fit, il y a quelques jours, rencontrer à Tubac le señor don Juan Venado que vous connaissez déjà.
– Oui, interrompit Pépé avec un soupir, nous sommes de vieux amis.
– C'est vrai, répondit poliment don Juan, nous avons passé de bonnes heures ensemble à México.
– Moi aussi je connais don Juan de longue date, poursuivit don López en jetant un regard amical sur son compagnon; aussi n'ai-je pas hésité à lui confier qu'un Indien nous ayant révélé à vous et à moi, señor Pépé, un riche placer, nous avons formé le projet de réunir une troupe d'hommes résolus afin de nous en emparer. Le señor don Juan, dont vous connaissez la discrétion, comprit que nous ne voulions pas faire la fortune du gouvernement aux dépens de la nôtre, et que, par conséquent, l'expédition devait être préparée dans le plus grand secret; car Dieu sait les embarras que nous occasionnerait une parole légère en ce moment où le monde entier ne rêve que placers, mines d'or, etc., et où tous les jours l'Europe vomit sur l'Amérique des nuées de vagabonds avides de s'engraisser à nos dépens.
– Puissamment raisonné, observa Pépé d'un air convaincu.
– Bref, continua don López, j'ai pu, grâce à notre ami, réunir en peu de jours, pour notre expédition, la plus belle collection de bribones, tous gaillards de sac et de corde, ruinés par le monté7, et sur lesquels je puis compter parfaitement…
– Je suis en tous points de votre avis, señor don López; et maintenant qu'avez-vous résolu?
– Nous n'avons pas de temps à perdre, reprit le Mexicain; ce soir même nous nous mettrons en route: qui sait si déjà nous n'avons pas différé trop longtemps notre départ? Peut-être quelques-uns de ces vagabonds d'Europe dont je vous ai parlé ont-ils découvert notre placer: ces misérables ont un flair particulier pour trouver l'or.
– ¡Caray! mon maître, s'écria Pépé en frappant du poing sur la table; ce serait à devenir fou: une affaire si bien combinée et si bien menée jusqu'ici!
– J'y ai autant d'intérêt que vous, señor Pépé, répondit don López avec un aplomb superbe; vous savez que de malheureuses spéculations m'ont fait perdre toute ma fortune: je veux la rétablir d'un seul coup.
A ces paroles, le ranchero eut une peine incroyable à réprimer un sourire, car il était de notoriété publique que le señor don López Arriaga était un lepero8 qui, en fait de fortune, n'avait jamais possédé un cuartillo de patrimoine; que toute sa vie il n'avait été qu'un aventurier, et que les malheureuses spéculations dont il se plaignait étaient simplement une funeste veine au monté qui lui avait récemment enlevé une vingtaine de mille piastres gagnées Dieu sait comment. Mais le señor don López était un homme d'une bravoure sans égale, doué d'un esprit fertile et prompt, que les hasards de sa vie accidentée outre mesure avaient obligé à vivre longtemps dans les llanos dont il connaissait aussi bien les détours que les ruses de ceux qui les habitent.
Pour ces différentes raisons et bien d'autres encore, le señor don López était le seul homme capable de mener à bien la difficile expédition qu'ils allaient entreprendre, et le señor Pépé Naïpès, lui aussi, avait de rudes revanches à prendre contre le monté; aussi eut-il l'air d'ajouter la foi la plus complète à ce qu'il plut au señor don López de dire touchant sa fortune perdue.
– Mais, dit-il après une seconde de réflexion, et la femme, qu'en faisons-nous?
– La femme?
– Oui.
– Eh bien! nous…
En ce moment, deux coups vigoureux retentirent sur la porte soigneusement verrouillée. Don López s'interrompit.
– Faut-il ouvrir? demanda Pépé.
– Oui, répondit don Juan; hésiter ou refuser pourrait donner l'éveil; dans notre position, il faut tout prévoir.
Don López consentit d'un signe de tête, et le ranchero alla ouvrir la porte, contre laquelle on continuait de frapper comme si l'on avait l'intention de la jeter bas.
Un homme embossé dans un large manteau, et les ailes du chapeau rabattues sur les yeux, entra dans la salle.
– Santas tardes9, dit-il en portant la main à son chapeau sans l'ôter cependant.
– Dios las de a usted buenas10, répondit Pépé; que faut-il servir à votre seigneurie?
– Une bouteille d'aguardiente, répondit l'étranger en s'installant dans l'endroit le plus obscur de la salle.
Dès qu'il fut servi, il se versa un verre d'eau-de-vie qu'il but, et, appuyant sa tête sur sa main, il sembla se plonger dans de sérieuses réflexions, sans s'occuper davantage des gens qui se trouvaient auprès de lui.
Cependant l'arrivée de l'inconnu avait glacé la faconde de nos trois personnages, qui, les bras croisés et le dos au mur, restaient mornes et silencieux, comme s'ils eussent pressenti que cet homme était un ennemi; ils attendaient avec anxiété ce qui allait se passer. Enfin don Juan, voulant savoir à quoi s'en tenir sur le compte de ce mystérieux individu, se leva, remplit résolument son verre et se tournant vers l'étranger toujours impassible en apparence:
– Señor caballero, lui dit-il avec cette politesse que possèdent à un si suprême degré tous les Mexicains, j'ai l'honneur de boire à votre santé.
A cette invitation, l'inconnu leva lentement la tête, fixa un instant les yeux sur son interlocuteur, et lui répondit d'une voix sèche et brève:
– C'est inutile, señor don Juan, car je ne boirai pas à la vôtre; ce que je dis à vous, ajouta-t-il en appuyant sur ces mots, le señor don López Arriaga, peut également le prendre pour lui, si bon lui semble.
– Qu'est-ce à dire, señor? demanda don López en se levant avec violence. Auriez-vous l'intention de m'insulter?
– Il y a des gens avec lesquels on ne peut avoir cette intention, reprit l'inconnu d'une voix incisive. Mais, señores, continuez donc votre conversation. Elle était, à mon arrivée, des plus intéressantes: vous parliez, je crois, d'une expédition que vous préparez, et même n'était-il pas question, à l'instant où je suis entré, d'une femme indienne que votre digne associé, le seigneur Pépé Naïpès, a enlevée pour votre compte, et qui doit, je le suppose, vous servir d'otage auprès de ses compatriotes? Que je ne vous dérange pas; je serais charmé, au contraire, de savoir ce que vous comptez faire de cette jeune femme.
Aucune expression ne saurait rendre le sentiment de stupeur et d'épouvante qui s'empara des trois associés à cette révélation accablante et imprévue de leurs projets. Un instant ils se figurèrent avoir affaire au génie du mal, et firent simultanément le geste de se signer. Mais don López et don Juan étaient des hommes qu'un événement, si grave qu'il fut, ne pouvait longtemps abattre; le premier moment passé, il se raidirent, et, l'étonnement faisant place à la colère, don Juan tira de sa botte vaquera un couteau à lame bien acérée, et fut se placer devant la porte, afin de barrer le passage à l'inconnu; tandis que don López, le sourcil froncé et le machette à la main, s'avançait résolument vers la table derrière laquelle leur étrange interlocuteur, debout et les bras croisés, semblait les défier après les avoir si cruellement raillés.
– Qui que vous soyez, señor caballero, dit don López en s'arrêtant à deux pas de son adversaire, le hasard vous a rendu maître d'un secret qui tue, et vous allez mourir.
– Vous croyez, señor don López? répondit l'autre avec un sourire ironique.
–Défendez-vous si vous ne voulez pas que je vous assassine; car, vive Dieu! je n'hésiterais pas, je vous en préviens.
– Je le sais, dit l'inconnu, et je ne serais pas la première personne que vous tueriez lâchement; les mornes et les quebradas de la Sierra Nevada ont entendu déjà les cris d'agonie de vos victimes.
A cette allusion faite par l'inconnu à un crime que don López croyait ignoré de tous, une pâleur livide envahit son visage, un tremblement convulsif agita tous ses membres. Il poussa un cri de rage et se précipita sur l'étranger. Celui-ci attendit impassible le choc qui le menaçait; mais, dès que don López fut à sa portée, il se débarrassa vivement de son manteau et le jeta sur la tête de son ennemi, qui roula sur le sol sans pouvoir se délivrer de l'étoffe maudite qui l'enveloppait comme un réseau inextricable.
D'un bond l'étranger sauta par dessus la table, et, sans plus s'occuper de don López, il se dirigea vers la porte; mais là, il trouva don Juan, qui, s'élançant sur lui, chercha à lui enfoncer son couteau dans la poitrine. Sans se déconcerter, l'inconnu saisit le poignet de son agresseur, et, avec une force que celui-ci était loin de soupçonner, il lui tordit le bras de telle façon que ses doigts se détendirent, et qu'il laissa échapper le couteau avec un cri de douleur.
L'étranger le ramassa, et, serrant don Juan à la gorge:
– Écoute, misérable, lui dit-il; je suis maître de ta vie, et je pourrais te tuer si bon me semblait, mais ce serait voler le bourreau et faire tort au garrote qui t'attend; seulement je veux te marquer pour que tu te souviennes de moi!
Et, appuyant la pointe du couteau sur le visage blêmi du Mexicain, il lui fit deux entailles en forme de croix qui lui partagèrent la figure dans toute sa longueur.
– Au revoir, dit-il en jetant le couteau avec dégoût, nous nous retrouverons dans la Prairie!
Et, s'élançant hors de la salle, il disparut.
Lorsque les trois hommes se retrouvèrent seuls, une expression de rage impuissante et de haine mortelle contracta leur visage.
– Oh! s'écria don López en grinçant des dents et en montrant le poing au ciel, je me vengerai!
– Et moi! murmura don Juan d'une voix sourde en étanchant le sang qui souillait son visage.
– C'est égal, dit à part lui Pépé Naïpès en jetant sur ses compagnons un regard de compassion ironique, je ne le connais pas, mais, caray! c'est un rude homme!
II
LES CHASSEURS DE BISONS
A deux lieues au plus de Santa Fé, dans une clairière située sur le bord de la petite rivière qui borde le presidio, le soir du jour où s'étaient passés les événements que nous venons de rapporter, six hommes aux traits durs, profondément accentués, et portant le costume des chasseurs de bisons, c'est-à-dire le chapeau à larges bords, la veste de velours garnie de réales percées en guise de boutons, la culotte serrée aux hanches par une ceinture de soie rouge, les bottes vaqueras et le zarapé bariolé, étaient réunis autour d'un grand feu qu'ils entretenaient avec soin et causaient entre eux tout en s'occupant activement des préparatifs de leur souper. Frugal repas, du reste, que ce souper! Il se composait d'une bosse de bison, produit de leur chasse, de quelques patates et de tortillas de maïs cuites sous la cendre: le tout arrosé d'eau de smilax et d'aguardiente.
La nuit était sombre, de gros nuages noirs couraient lourdement dans l'espace, interceptant parfois les rayons blafards de la lune, qui ne répandait qu'une lueur incertaine. Le paysage était noyé dans ces flots d'épaisses vapeurs qui, dans les pays équatoriaux, s'exhalent de la terre à la suite d'une chaude journée. Le vent soufflait violemment au travers des arbres, dont les branches s'entrechoquaient avec un bruit sinistre, et, dans les profondeurs des bois, les miaulements des chats sauvages se mêlaient aux glapissements des carcajous et aux hurlements des pumas et des jaguars.
– Je crois que la nuit sera mauvaise, dit un des chasseurs tout en retournant les patates dont il surveillait la cuisson.
– Je suis de votre avis, Fleur-de-Genêt, répondit un grand homme sec en ce moment occupé à rendre le même service à la bosse de bison; le soleil était, à son coucher d'une couleur de cuivre qui ne présage rien de bon.
– Entre nous, Castor, j'ai bien peur que le Faucon-Noir n'ait commis une faute en allant trouver seul ce misérable López.
– Frère, vous savez que je n'ai pas approuvé cette démarche; mais le Faucon est prudent, et il aura su sortir des griffes de cet homme.
– Dieu le veuille! cependant vous conviendrez que, pour de vieux coureurs de bois, nous avons agi en véritables enfants en nous fourrant à l'étourdie dans un véritable guêpier dont je ne vois pas comment nous sortirons.
– Bah! fit le Castor, avec un bon rifle et un œil sûr on vient à bout de bien des choses, et sept hommes déterminés en valent cinquante dans la Prairie. Et puis, pouvions-nous laisser notre fils adoptif sans secours lorsqu'il réclamait notre aide?
Tous les chasseurs se récrièrent en protestant de leur dévouement au Faucon-Noir.
– Depuis vingt ans que nous arpentons les llanos dans tous les sens, reprit le Castor, notre plus grande joie a été de voir grandir à nos côtés et devenir un hardi et vigoureux chasseur l'enfant chétif et malingre que nous avons sauvé si miraculeusement lors de l'incendie de l'hacienda del Toro. Nous avons fait le serment solennel de nous dévouer à son bonheur: le moment est arrivé, hésiterons-nous?
– Nous ne le pouvons ni ne le devons, dit Fleur-de-Genêt.
– Bien parlé! s'écria le Castor. Et maintenant, frères, soupons.
La bosse de bison fut tirée du feu, posée sur une large feuille d'abanijo au milieu du cercle formé par les chasseurs. Chacun s'arma de son couteau, et ils commencèrent à manger de bon appétit.
– Cette affaire de l'hacienda n'a jamais été bien éclaircie, dit l'un d'eux en engloutissant une énorme tranche de bison saupoudrée de piment, et, dans l'intérêt de l'enfant, peut-être aurions-nous dû faire des recherches.
– Chut! répondit le Castor en baissant la voix, Tío Perico et moi nous nous en sommes occupés. Croyez-vous donc que je n'aie pas songé comme vous à retrouver la famille de notre cher enfant?
– Eh bien, demanda un des chasseurs, qui était resté silencieux jusque-là et qu'on appelait le Grand-Lièvre, qu'avez-vous découvert?
– Hélas! répondit Tío Perico, en secouant tristement la tête, ce que nous avons appris se borne à bien peu de chose.
– Oui, interrompit le Castor, à force d'interroger çà et là les voisins de l'hacienda del Toro, ce qui n'était pas facile, voici à quoi se bornent les renseignements que nous avons recueillis: Le père du Faucon-Noir se nommait don Gutierrez de la Fuente; c'était un homme riche et considéré dans le pays, qu'il n'habitait, du reste, que depuis peu de temps, sans que l'on sût d'où il était venu. Le jour de l'incendie, – que l'on suppose être le résultat d'une vengeance, – des personnes dignes de foi nous ont assuré l'avoir aperçu, lorsque tout espoir de sauver sa demeure fut évanoui, prendre la route des Prairies sur un cheval, emportant sur le devant de sa selle le cadavre à demi calciné de sa femme. Depuis ce jour, nul n'a revu don Gutierrez. Est-il mort de désespoir dans quelque lieu retiré de la Pampa? Vit-il encore? Voilà ce que personne ne saurait dire.
– Et rien qui puisse nous mettre sur la trace de ce mystère! dit Fleur-de-Genêt. Et puis quand même, chose impossible, le Faucon retrouverait son père, comment s'en ferait-il reconnaître, après vingt ans passés?
– Avez-vous donc oublié, répondit vivement le Grand-Lièvre, que, lorsque nous sauvâmes l'enfant, il portait au cou un scapulaire de velours bleu brodé d'argent contenant des reliques?
– C'est vrai, je m'en souviens; seulement, qu'est devenu le scapulaire?
– Il est encore au cou du Faucon-Noir, répondit le Castor, et qui sait si…
– Hum! fit Tío Perico, cet espoir est bien faible, mes frères; enfin, à la grâce de Dieu, et que sa sainte volonté soit faite.
Tous les chasseurs se signèrent religieusement; et comme le souper était terminé, ils allumèrent leurs cigarettes, jetèrent quelques brassées de bois mort dans le feu, et se préparèrent à passer la nuit le plus commodément possible.
Tout à coup le bruit d'une course précipitée retentit dans la forêt, et un cavalier fit irruption dans la clairière. A sa vue, les chasseurs poussèrent des exclamations de joie et s'élancèrent à sa rencontre.
Ce cavalier était le Faucon-Noir. Il répondit avec bonhomie aux marques d'attachement de ses amis, descendit de cheval et s'approcha du feu. C'était un jeune homme de vingt-cinq ans, d'une taille un peu au-dessus de la moyenne, mais fine, cambrée et admirablement proportionnée. Ses moindres mouvements étaient élégants et nobles; toute sa personne respirait la souplesse et la vigueur portées à leur suprême degré; son front, ses yeux noirs et perçants, son nez aquilin, sa bouche moyenne, surmontée d'une épaisse moustache noire, lui complétaient une physionomie qui, sans être belle, avait une remarquable expression d'audace, de franchise et de loyauté. Il portait, comme ses compagnons, le costume de chasseur.
– Eh bien! quoi de nouveau? demanda le Castor en s'adressant au jeune homme qui prenait sa part des restes du souper, avez-vous vu les ladrones?
– Je les ai vus, répondit laconiquement le Faucon.
– Et que prétendez-vous faire?
– Sauver le Pigeon-Volant, si mes frères veulent me venir en aide.
– Pourquoi ne le ferions-nous pas?
– La tâche sera rude.
– Tant mieux, corne-bœuf! dit le plus jeune en frappant la terre de la crosse de son rifle; tant mieux, il y a longtemps que nous n'avons eu maille à partir avec ces effrontés pillards des Prairies.
– Ainsi Je puis compter sur mes frères?
– Écoute-moi, muchacho, dit Tío Perico d'une voix solennelle; sache, une fois pour toutes, que nous sommes ici six hommes prêts à sacrifier leur vie pour te voir heureux.
– Je le savais, répondit le jeune homme avec émotion; mais pardonnez-moi, j'avais besoin de vous l'entendre dire encore une fois, tant le projet que j'ai conçu est grave et périlleux.
– Mon fils, sept hommes comme nous, n'ayant qu'une tête et qu'un cœur, sont bien forts dans le danger. Parle: quel est ton projet?
– Vous connaissez mon amour pour Rant-chaï-waï-mè11, la fille de Mahaskak12, le sagamore des Jiowais. Depuis que je l'ai vue dans notre dernière chasse sur les rives du lac Salado, mon cœur s'est envolé vers elle sans que j'aie cherché à le retenir, et je n'ai plus eu qu'une pensée, m'en faire aimer; qu'un désir, la prendre pour femme. Dans un but que je ne comprends pas bien encore, mais dont j'entrevois pourtant la duplicité, don López l'a fait enlever par son digne acolyte Pépé Naïpès. Il se propose de l'emmener avec lui dans le voyage qu'il entreprend à la recherche d'un placer que Nauchenanga, le grand chef des Comanches lui a vendu. – Une cinquantaine de bandits gambucinos et trappeurs dévoués forment sa troupe; eh bien, quelque formidable que soit cette escorte, mon intention est de l'attaquer: c'est au milieu de tous ces hommes que je veux enlever celle que j'aime. Voulez-vous me suivre?
– Quand partons-nous?
– Sur-le-champ. Les gambucinos sont campés à peu de distance de nous, et je sais que don López doit se mettre en route ce soir même: il faut donc nous hâter de suivre ses traces.
– Partons, répondirent les chasseurs.
Aussitôt chacun fit ses préparatifs, sellant son cheval, et remplissant d'eau les petites outres de peau de chevreau dont tout cavalier américain est pourvu.
A l'instant où ils allaient quitter la clairière, un craquement de feuilles se fit entendre, les branches s'écartèrent, et un homme parut, s'avançant, le bras étendu, la main ouverte, la paume en avant en signe de paix.
A la couleur de sa peau d'une teinte plus claire que le cuivre neuf le plus pâle, on le reconnaissait immédiatement pour un Indien. C'était un homme de trente ans au plus, aux traits mâles et expressifs; sa physionomie était d'une intelligence remarquable et particulièrement empreinte de cette majesté naturelle chez les sauvages enfants des Prairies; sa taille était élevée, bien prise, élancée, et ses membres fortement musclés dénotaient une vigueur et une souplesse contre lesquelles peu d'hommes auraient pu lutter avec avantage.
Il était complètement peint et armé en guerre. Ses cheveux noirs étaient relevés sur sa tète en forme de casque et retombaient sur son dos comme une crinière; une profusion de colliers de wampum ornaient sa poitrine, sur laquelle était peinte, avec une finesse rare, une tortue bleue grande comme la paume de la main.
Le reste du costume se composait du mitasse13 attaché aux hanches par une ceinture de cuir et arrivant jusqu'aux chevilles; d'une chemise de peau de daim à longues manches pendantes, et dont les coutures, ainsi que celles du mitasse, étaient frangées de cuir et de plumes; un ample manteau de buffle brodé de laine formant de naïfs dessins, s'accrochait à ses épaules par une agrafe d'or pur et tombait jusqu'à terre; il avait pour chaussures d'élégants mocassins brillants de perles fausses; un léger bouclier rond, couvert en bison et garni de chevelures humaines, pendait à son côté gauche.
Ses armes étaient celles des Indiens, c'est-à-dire le couteau à scalper, le tomahawk et le rifle américain; mais un long fouet dont le manche peint en rouge était orné de chevelures et de plumes, indiquait un des principaux chefs de la redoutable nation des Comanches. C'était, en effet, le célèbre Nauchenanga.
Le Faucon-Noir s'avança seul au-devant de l'Indien.
– Que veut mon frère? dit-il.
– Voir le visage d'un ami, répondit le chef d'une voix douce.
Alors les deux hommes portèrent la main droite à leur front, croisèrent ensuite les bras en passant la main droite sur l'épaule gauche, et inclinant la tête en même temps, ils se saluèrent suivant l'usage de la Prairie.
Cette cérémonie préliminaire terminée, le Faucon-Noir prit la parole.
– Mon frère est le bienvenu, dit-il; qu'il s'approche du feu et fume dans le calumet de ses amis blancs.
– Ainsi ferai-je, dit Nauchenanga.
Et, s'approchant du feu, il s'accroupit à la mode indienne, détacha son calumet de sa ceinture, et se mit à fumer en silence.
Les chasseurs, voyant la tournure que prenait cette visite imprévue, étaient revenus s'asseoir autour du brasier. Quelques minutes se passèrent ainsi sans que personne parlât; chacun attendait que le chef indien expliquât le motif de sa présence. Enfin Nauchenanga secoua la cendre de son calumet, le repassa à sa ceinture, et, s'adressant au Faucon-Noir:
– Mon frère repart chasser les bisons? dit-il; il y en a beaucoup cette année au Cerro Prieto14.
– Oui, répondit le jeune homme, nous nous remettons en chasse. Mon frère a-t-il l'intention de nous accompagner?
– Non, mon cœur est triste; Niang15 s'est appesanti sur moi.
– Que veut dire mon frère? lui serait-il arrivé un malheur?
– Mon frère ne me comprend-il pas? Ignore-t-il que le walkon16 a vu couper ses ailes et se trouve prisonnier des guerriers de feu17? Ou bien me suis-je trompé et mon frère n'aime-t-il réellement que les bisons dont il mange la chair et dont il vend la peau? répondit l'Indien, dont le regard étincela comme celui d'un chat-tigre.
– Que mon frère s'explique plus clairement et alors je tâcherai de le comprendre, murmura le Faucon-Noir.