Kitabı oku: «Le Montonéro», sayfa 3
III
LES RECLUSES
A peu près à l'instant, où la demi-heure après dix heures du matin sonnait à l'horloge du Cabildo de San Miguel de Tucumán, un homme frappait à la porte de la mystérieuse maison du Callejón de las Cruces.
Cet individu, vêtu à peu près comme les riches artisans de la ville, était un homme d'une taille moyenne, courbé légèrement par l'âge; quelques rares cheveux gris s'échappaient sous les ailes de son chapeau de paille; il portait de larges lunettes bleues à tiges de fer, et s'appuyait sur une canne; du reste, son apparence était fort respectable, le pantalon de drap olive très propre et le poncho de fabrique chilienne qui recouvrait ses vêtements supérieurs ne laissaient rien à désirer.
Au bout de quelques minutes, un judas, glissa dans une rainure, et une tête de vieille femme apparut derrière.
– Qui êtes-vous? Et que demandez-vous ici, señor? dit une voix.
– Señora, répondit le vieillard en toussant légèrement, excusez ma hardiesse, j'ai entendu dire que l'on avait dans cette maison besoin d'un professeur de musique; si je me suis trompé, il ne me reste qu'à me retirer en vous priant encore une fois d'agréer mes excuses.
Pendant que le vieillard disait ces quelques paroles du ton le plus naturel et le plus dégagé en apparence, la femme placée derrière le judas l'examinait avec la plus sérieuse attention.
– Attendez, répondit-elle au bout d'un instant.
Le judas se referma.
– Hum! murmura à voix basse le professeur; la place est bien gardée.
Un bruit de verrous qu'on tire et de chaînes qu'on détache se fit entendre, et la porte s'entr'ouvrit tout juste assez pour livrer passage à une personne.
– Entrez, dit alors d'un ton rogue la femme qui s'était d'abord montrée au judas et qui paraissait être la portière ou la tourière de cette espèce de couvent.
Le vieillard entra lentement, son chapeau à la main et en saluant bien bas.
La vue de son crâne chauve, couvert seulement par places de quelques rares touffes de cheveux d'un gris roussâtre, parut donner confiance à la tourière.
– Suivez-moi, lui dit-elle d'une voix moins acariâtre, et remettez votre chapeau, ces corridors sont froids et humides.
Le vieillard s'inclina, replaça son chapeau sur sa tête, et, appuyé sur son bâton, il suivit la tourière de ce pas un peu traînant particulier aux personnes qui ont dépassé de quelques années le milieu de la vie.
La tourière lui fit traverser de longs corridors qui semblaient tourner sur eux-mêmes et qui donnaient enfin dans un cloître assez spacieux, dont le centre était occupé par un massif de lauriers-roses et d'orangers, du milieu duquel jaillissait une gerbe d'eau, qui retombait avec fracas dans une vasque de marbre blanc.
Les murs de ce cloître, sur lequel s'ouvraient les portes d'une trentaine de cellules, étaient garnis d'une infinité de tableaux d'une exécution assez médiocre, représentant les divers épisodes de la vie de Nuestra Señora de la Soledad ou de Tucumán.
Le vieillard ne jeta qu'un regard dédaigneux à ces peintures à demi effacées par les intempéries des saisons, et continua à suivre la tourière qui trottinait devant lui en faisant résonner, à chaque pas, le lourd trousseau de clefs, suspendu à sa ceinture.
Au bout de ce cloître, il y en avait un autre en tout semblable au premier, seulement les tableaux représentaient des sujets différents, la vie je crois de Santa Rosa de Lima.
Arrivée presque à la moitié de la longueur de ce cloître, la tourière s'arrêta, et, après avoir respiré avec force pendant quelques minutes, elle frappa discrètement deux coups légers à une porte en chêne noir, curieusement sculptée.
Presque aussitôt une voix douce et harmonieuse prononça de l'intérieur de la cellule ce seul mot:
– Adelante.
La tourière ouvrit la porte et disparut, après avoir, d'un signe, ordonné au vieillard de l'attendre.
Quelques minutes s'écoulèrent, puis la porte de la cellule se rouvrit et la tourière reparut.
– Venez, dit-elle, en lui faisant signe de s'approcher.
– Allons, elle n'est pas bavarde au moins, grommela le vieillard en obéissant, c'est toujours cela.
La tourière s'effaça pour lui livrer passage, et il entra dans la cellule où elle le suivit en refermant la porte derrière elle.
Cette cellule, fort confortablement meublée en vieux chêne noir sculpté, et dont les murs étaient tendus à la mode espagnole en cuir de Cordoue gaufré, se composait de deux pièces, ainsi que l'indiquait une porte placée dans un angle.
Trois personnes étaient réunies en ce moment dans la cellule, assises sur des chaises à haut dossier sculpté.
Ces trois personnes étaient des femmes.
La première, jeune encore et fort belle, portait un costume complet de religieuse; la croix en diamant, suspendue par un large ruban de soie moirée à son cou et retombant sur sa poitrine, la faisait tout de suite reconnaître pour la supérieure de cette maison qui, malgré l'apparence simple et sombre de son extérieur, était, en réalité, gouvernée par des religieuses carmélites.
Les deux autres dames assises assez près de l'abbesse, portaient un costume laïque.
La première était la marquise de Castelmelhor et la seconde doña Eva, sa fille.
A l'entrée du vieillard, qui s'inclina respectueusement devant elles, l'abbesse fit un léger signe de bienvenue avec la tête, tandis que les deux autres dames, tout en le saluant cérémonieusement, jetaient à la dérobée des regards curieux sur le visiteur.
– Ma chère sœur, dit l'abbesse en s'adressant à la tourière avec cette voix harmonieuse qui déjà avait agréablement chatouillé l'oreille du vieillard, approchez, je vous prie, un siège à ce señor.
La tourière obéit et l'étranger s'assit après s'être excusé.
– Ainsi, continua l'abbesse en s'adressant cette fois au vieillard, vous êtes professeur de musique, señor?
– Oui, señora, répondit-il en s'inclinant.
– Êtes-vous de ce pays?
– Non, señora, je suis étranger.
– Ah! fit-elle, vous n'êtes pas un hérétique, un Anglais?
– Non, señora, je suis un professeur italien.
– Fort bien. Habitez-vous depuis longtemps notre cher pays?
– Depuis deux ans, señora.
– Et auparavant, vous étiez en Europe?
– Pardonnez-moi, señora, j'habitais le Chili, où j'ai résidé assez longtemps à Valparaíso, à Santiago, et, en dernier lieu, à Aconchagua.
– Avez-vous l'intention de vous fixer parmi nous?
– Je le désire du moins, señora; malheureusement les temps ne sont pas favorables pour un pauvre artiste comme moi.
– C'est vrai, reprit-elle avec intérêt. Eh bien! Nous tâcherons de vous procurer quelques élèves.
– Mille grâces pour tant de bonté, señora, répondit-il humblement.
– Vous m'intéressez réellement, et pour vous prouver combien j'ai à cœur de vous venir en aide, cette jeune dame voudra bien, à ma considération, prendre aujourd'hui même leçon avec vous, fit-elle en étendant le bras vers doña Eva.
– Je suis aux ordres de la señorita comme aux vôtres, señora, répondit le vieillard avec un salut respectueux.
– Eh bien! C'est convenu, dit l'abbesse, et, se tournant vers la tourière toujours immobile au milieu de la cellule, ma chère sœur, ajouta-t-elle avec un gracieux sourire, veuillez, je vous prie, faire apporter quelques rafraîchissements et quelques dulces. Vous reviendrez dans une heure pour accompagner ce señor jusqu'à la porte du couvent. Allez.
La tourière s'inclina d'un air rogue, se retourna tout d'une pièce, et sortit de la cellule après avoir jeté un regard sournois autour d'elle.
Il y eut un silence de deux ou trois minutes, au bout desquelles l'abbesse se leva doucement, s'avança vers la porte sur la pointe du pied, et l'ouvrit si brusquement que la tourière, dont l'œil était collé au trou de la serrure, demeura confuse et rougissante d'être ainsi surprise en flagrant délit d'espionnage.
– Ah! Vous êtes encore là, ma chère sœur! dit l'abbesse sans paraître remarquer le désarroi de la vieille femme; j'en suis heureuse: j'avais oublié de vous prier de m'apporter, lorsque vous reviendrez pour reconduire ce señor, mon livre d'heures que j'ai, ce matin, laissé par mégarde au chœur, dans ma stalle.
La tourière s'inclina en grommelant entre ses dents des excuses incompréhensibles, et elle s'éloigna presque en courant.
L'abbesse la suivit un instant des yeux, puis elle rentra, referma la porte sur laquelle elle fit retomber une lourde portière en tapisserie, et se tournant vers le vieux professeur, qui ne savait guère quelle contenance tenir:
– Respectable vieillard, lui dit-elle en riant, rentrez donc les mèches de vos cheveux blonds, qui s'échappent indiscrètement sous votre perruque grise.
– Diable! s'écria le professeur tout déferré, en portant vivement ses deux mains à sa tête et laissant du même coup tomber sa canne et son chapeau, qui allèrent rouler à quelques pas de lui.
A cette exclamation peu orthodoxe, poussée en bon français; les trois dames rirent de plus belle, tandis que le malencontreux professeur les regardait avec des yeux effarés, ne comprenant rien à ce qui se passait et n'augurant rien de bon pour lui de cette gaieté railleuse et insolite.
– Chut! fit l'abbesse en posant un doigt mignon sur ses lèvres roses, on vient.
On se tut.
Elle releva la portière. Presque aussitôt la porte s'ouvrit après que, par un léger grattement, on eût demandé la permission d'entrer.
C'étaient deux sœurs converses qui apportaient les dulces, les confites et les rafraîchissements demandés par l'abbesse.
Elles disposèrent le tout sur une table, puis elles se retirèrent, après avoir salué respectueusement.
Derrière elles, la portière fut immédiatement baissée.
– Croyez-vous maintenant, chère marquise, dit la supérieure, que j'avais raison de me méfier de la sœur tourière?
– Oh! Oui, madame, mais cette femme vendue à nos ennemis est méchante, je redoute pour vous les conséquences de la leçon un peu rude, mais méritée, que vous lui avez donnée.
Un éclair fulgurant brilla dans l'œil noir de la jeune femme.
– C'est à elle de trembler, madame, dit-elle, maintenant que j'ai en main les preuves de sa trahison; mais ne songeons plus à cela, fit-elle en reprenant sa physionomie riante; le temps nous presse; prenez place à cette table, et vous, señor, goûtez de nos conserves; je doute que dans les couvents de votre pays les religieuses en fassent d'aussi bonnes.
La marquise, remarquant la pose embarrassée et l'air piteux de l'étranger, s'approcha vivement de lui avec un gracieux sourire.
– Il est inutile de feindre davantage, lui dit-elle, c'est moi, señor, qui vous ai écrit; parlez donc sans crainte devant madame, elle est ma meilleure amie et ma seule protectrice.
Le peintre respira avec force.
– Madame, répondit-il, vous m'enlevez un poids immense de dessus la poitrine; je vous avoue humblement que je ne savais plus quelle contenance tenir en me voyant reconnu si à l'improviste. Dieu soit béni, qui permet que cela finisse mieux que je ne l'ai un instant redouté.
– Vous jouez admirablement la comédie, señor, reprit l'abbesse; vos cheveux ne passent pas du tout sous votre perruque; j'ai voulu seulement vous taquiner un peu, voilà tout. Maintenant, buvez, mangez, et ne vous inquiétez de rien.
La collation fut alors attaquée par les quatre personnes entre lesquelles la glace était rompue et qui causaient gaiement entre elles; l'abbesse surtout, jeune et rieuse, était charmée de ce tour d'écolier qu'elle jouait aux autorités révolutionnaires de Tucumán, en essayant de leur enlever deux personnes auxquelles elles semblaient si fort tenir.
– Maintenant, dit-elle lorsque la collation fut terminée, causons sérieusement.
– Causons sérieusement, je ne demande pas mieux, madame, répondit le peintre; à ce propos, je me permettrai de vous rappeler la phrase que vous-même avez prononcée: le temps presse.
– C'est juste, vous êtes sans doute étonné de me voir, moi, supérieure d'une maison, presque d'un couvent, à qui l'on a confié la garde de deux prisonnières d'importance, entrer dans un complot dont le but est de les faire évader.
– En effet, murmura-t-il en s'inclinant, cela me paraît assez singulier.
– J'ai pour cela plusieurs motifs et votre étonnement cessera, lorsque vous saurez que je suis Espagnole et fort peu sympathique à la révolution faite par les habitants de ce pays pour en chasser mes compatriotes, à qui il appartient par toutes les lois divines et humaines.
– Cela me paraît assez logique.
– De plus, dans mon opinion, un couvent n'est pas et ne peut sous aucun prétexte être métamorphosé en prison; ensuite les femmes doivent toujours être placées en dehors de la politique et être laissées libres d'agir à leur fantaisie; pour tout dire enfin, la marquise de Castelmelhor est une ancienne amie de ma famille; j'aime sa fille comme une sœur, et je veux les sauver à tout prix, dût ma vie payer la leur.
Les deux dames se jetèrent dans les bras de l'abbesse, en l'accablant de caresses et de remerciements.
– Bon, bon, reprit-elle, en les écartant doucement, laissez-moi faire, j'ai juré de vous sauver et je vous sauverai, quoiqu'il arrive, chères belles; il ferait beau voir, ajouta-t-elle en souriant, que trois femmes aidées par un Français, ne fussent pas assez fines pour tromper ces hommes jaunes, qui ont fait cette malencontreuse révolution, et qui se croient les aigles d'intelligence et des foudres de guerre.
– Plus je réfléchis à cette entreprise et plus j'en redoute pour vous les conséquences je tremble, car ces hommes sont sans pitié, murmura tristement la marquise.
– Poltronne! fit gaiement la supérieure, n'avons-nous pas ce caballero avec nous?
– Avec vous, mesdames, jusqu'au dernier soupir, s'écria-t-il, emporté malgré lui par l'émotion qu'il éprouvait.
La vérité était que la beauté de doña Eva, jointe au romanesque de la situation, avait complètement subjugué l'artiste; il avait tout oublié et n'éprouvait plus qu'un désir, celui de se sacrifier pour le salut de ces femmes si belles et si malheureuses.
– Je savais bien que je ne pouvais me tromper, s'écria l'abbesse en lui tendant une main, sur laquelle le peintre appliqua respectueusement ses lèvres.
– Oui, mesdames, reprit-il, Dieu m'est témoin que tout ce qu'il est humainement possible de faire pour assurer voire fuite je le tenterai, mais vous ne vous êtes sans doute adressées à moi qu'après avoir combiné un plan; ce plan il est indispensable que vous me le fassiez connaître.
– Mon Dieu, monsieur, répondit la marquise, ce plan est bien simple, tel seulement que des femmes sont capables d'en élaborer un.
– Je suis tout oreilles, madame.
– Nous n'avons aucune accointance dans cette ville, où nous sommes étrangères et où, sans en savoir le motif, il paraît que nous avons beaucoup d'ennemis, sans compter un seul ami.
– Cela est à peu près ma position aussi à moi, dit le jeune homme en hochant la tête.
– A vous, monsieur! fit-elle avec surprise.
– Oui, oui, à moi, madame; mais continuez, je vous en prie.
– Notre bonne supérieure ne peut faire qu'une seule chose pour nous, mais cette chose est immense: c'est de nous ouvrir la porte de ce couvent.
– C'est beaucoup, en effet.
– Malheureusement, de l'autre côté de cette porte, son pouvoir cesse complètement, et elle est contrainte de nous abandonner à nous-mêmes.
– Hélas! Oui, fit la supérieure.
– Hmm! murmura le peintre comme un écho.
– Vous comprenez combien notre position serait critique, errant seules à l'aventure dans une ville qui nous est complètement inconnue.
– Alors, vous avez songé à moi.
– Oui, monsieur, répondit-elle simplement.
– Et vous avez bien fait, madame, répondit le peintre en s'animant; je suis peut-être le seul homme incapable de vous trahir dans toute la ville.
– Merci pour ma mère et pour moi, monsieur, murmura doucement la jeune fille qui, jusqu'à ce moment, avait gardé le silence.
Le peintre eut un éblouissement, les accents si suavement plaintifs de cette voix harmonieuse avaient fait tressaillir son cœur dans sa poitrine.
– Malheureusement, je suis bien faible moi-même pour vous protéger, mesdames, reprit-il; je suis seul, étranger, suspect, plus que suspect même, puisque je suis menacé d'être mis prochainement en jugement.
– Oh! firent-elles en joignant les mains avec douleur, nous sommes perdues alors.
– Mon Dieu! s'écria l'abbesse, nous avons mis tout notre espoir en vous.
– Attendez, reprit-il, tout n'est peut-être pas aussi désespéré que nous le supposons; de mon côté je prépare un plan d'évasion, je ne puis vous offrir qu'une chose.
– Laquelle? s'écrièrent-elles vivement.
– C'est de partager ma fuite.
– Oh! De grand cœur, s'écria la jeune fille en frappant ses mains avec joie l'une contre l'autre.
Puis, honteuse de s'être ainsi laissé aller à un mouvement irréfléchi, elle baissa les yeux et cacha dans le sein de sa mère son charmant visage inondé de larmes.
– Ma fille vous a répondu pour elle et pour moi, monsieur, dit noblement la marquise.
– Je vous remercie de cette confiance dont je saurai me rendre digne, madame; seulement, il me faut quelques jours pour tout préparer; je n'ai avec moi qu'un homme auquel je puisse me fier, je dois agir avec la plus grande prudence.
– C'est juste, monsieur, mais qu'entendez-vous par quelques jours?
– Trois au moins, quatre au plus.
– C'est bien, nous attendrons; maintenant pouvez-vous nous expliquer quel est le plan que vous avez adopté?
– Je ne le connais pas moi-même, madame. Je me trouve dans un pays qui m'est totalement inconnu, et dans lequel je manque naturellement de la plus vulgaire expérience; je me laisse diriger par le serviteur dont j'ai eu l'honneur de vous parler.
– Êtes-vous bien sûr de cet homme? monsieur; pardon de vous dire cela, mais vous le savez, un mot nous perdrait.
– Je suis aussi sûr de la personne en question qu'un homme peut répondre d'un autre. C'est lui qui m'a fourni les moyens de me présenter devant vous sans éveiller les soupçons; je compte, non seulement sur son dévouement, mais encore sur sa finesse, sur son courage et surtout sur son expérience.
– Est-ce un Espagnol, un étranger ou un métis?
– Il n'appartient à aucune des catégories que vous avez citées, madame; c'est tout simplement un Indien guaranis auquel j'ai été assez heureux pour rendre quelques légers services, et qui m'a voué une reconnaissance éternelle.
– Vous avez raison, monsieur; vous pouvez, en effet, compter sur cet homme; les Indiens sont braves et fidèles; lorsqu'ils se dévouent, c'est jusqu'à la mort. Pardonnez-moi toutes ces questions, qui, sans doute, doivent vous paraître assez extraordinaires de ma part, mais vous le savez, il ne s'agit pas de moi seulement dans cette affaire, il s'agit aussi de ma fille, de ma pauvre enfant chérie.
– Je trouve fort naturel, madame, que vous désiriez être complètement édifiée sur mes projets pour notre commun salut; soyez bien persuadée que lorsque je saurai positivement ce qu'il faut faire, je me hâterai de vous en avertir, afin que si le plan formé par mon serviteur et par moi vous paraissait défectueux, je pusse le modifier d'après vos conseils.
– Je vous remercie, monsieur. Me permettez-vous de vous adresser une question encore?
– Parlez, madame. En venant ici, je me suis mis entièrement a vos ordres.
– Êtes-vous riche?
Le peintre rougit; ses sourcils se froncèrent.
La marquise s'en aperçut.
– Oh! Vous ne me comprenez pas, monsieur, s'écria-t-elle vivement; loin de moi la pensée de vous offrir une récompense. Le service que vous consentez à nous rendre est un de ceux que nul trésor ne saurait payer et que le cœur peut seul acquitter.
– Madame, murmura-t-il.
– Permettez-moi d'achever. Nous sommes associés maintenant, fit-elle avec un charmant sourire; or, dans une association, chacun doit prendre sa part des charges communes. Un projet comme le nôtre a besoin d'être conduit avec adresse et célérité, une misérable question d'argent peut en faire manquer la réussite ou en retarder l'exécution: voilà dans quel sens je vous ai parlé et pourquoi je vous répète ma phrase; Êtes-vous riche?
– Dans toute autre position que celle où, le sort m'a momentanément placé, je vous répondrais: Oui, madame, parce que je suis artiste, que mes goûts sont simples et que je vis de presque rien, ne trouvant de joies et de bonheur que dans les surprises toujours nouvelles que me procure l'art que je cultive et que j'aime follement; mais en ce moment, dans la situation périlleuse où vous et moi nous nous trouvons, où il faut entreprendre une lutte désespérée contre toute une population, je dois être franc avec vous, vous avouer que l'argent, ce nerf de la guerre, me manque presque complètement; vous répondre, en un mot, que je suis pauvre.
– Tant mieux fit la marquise avec un mouvement de joie.
– Ma foi, reprit-il gaiement, je ne m'en suis jamais plaint, c'est aujourd'hui seulement que je commence à regretter cette richesse dont je me suis toujours si peu soucié, car elle m'aurait facilité les moyens de vous être utile; mais nous tâcherons de nous en passer.
– Qu'à cela ne tienne, monsieur. Dans cette affaire, vous apportez le courage, le dévouement, laissez-moi vous apporter, cette richesse qui vous manque.
– Ma foi, madame, répondit l'artiste, puisque vous posez aussi franchement la question, je ne vois pas pourquoi j'obéirais, en vous refusant, à une susceptibilité ridicule, parfaitement hors de saison, puisque ce sont surtout vos intérêts qui sont en jeu dans cette affaire; j'accepte donc l'argent dont vous jugerez convenable de disposer; bien entendu que je vous en tiendrai compte.
– Pardon, monsieur, ce n'est pas un prêt que je prétends vous faire, c'est ma part que j'apporte à notre association, voilà tout.
– Je l'entends ainsi, madame; seulement si je dépense votre argent, encore faut-il que vous sachiez de quelle façon.
– A la bonne heure, fit la marquise en se dirigeant vers un meuble dont elle ouvrit un tiroir d'où elle retira une bourse assez longue, au travers des mailles de laquelle on voyait briller une quantité considérable d'onces.
Après avoir refermé avec soin le tiroir, elle présenta la bourse au jeune homme.
– Il y a là deux cent cinquante once1 en or, dit-elle, j'espère que cette somme suffira; cependant, si elle était insuffisante, avertissez-moi, j'en mettrai immédiatement une plus forte encore à votre disposition.
– Oh! Oh! Madame, j'espère non seulement que cela suffira, mais encore que j'aurai à vous remettre une partie de cette somme, répondit-il en prenant respectueusement la bourse et la plaçant avec soin dans sa ceinture; j'ai, à présent, une restitution à vous faire.
– A moi, monsieur?
– Oui, madame, fit-il en retirant l'anneau, qu'il avait passé à son petit doigt, cette bague.
– C'est moi, qui l'avais enveloppée dans la lettre, dit vivement la jeune fille avec une étourderie charmante.
Le jeune homme s'inclina tout interdit.
– Gardez cette bague, monsieur, répondit en souriant la marquise; ma fille serait désolée de vous la reprendre.
– Oh! Oui! fit-elle toute rougissante.
– Je la garderai donc, dit-il, avec une joie secrète, et changeant subitement de conversation, je ne viendrai plus qu'une fois, mesdames, dit-il, afin de ne pas éveiller les soupçons; ce sera pour vous avertir que tout est prêt; seulement, tous les jours, à la même heure, je passerai devant cette maison; lorsque le soir, au retour de ma promenade, vous me verrez tenir une fleur de suchil à la main ou une rose blanche, ce sera un indice que nos affaires vont bien; si, au contraire, j'ôte mon chapeau et je fais le geste de m'essuyer le
– Nous avons trop d'intérêt à avoir de la mémoire, dit la marquise; soyez sans crainte, nous n'oublierons rien.
– Maintenant, plus un mot sur ce sujet, et donnez votre leçon de musique, dit l'abbesse en ouvrant une méthode et la remettant au jeune homme.
Le peintre s'assit près d'une table entre les deux dames, et commença à leur expliquer, tant bien que mal, les mystères des noires, des blanches, des croches et des doubles croches.
Lorsque, quelques minutes plus tard la tourière entra, son regard de serpent, en glissant entre ses paupières à demi closes, aperçut les trois personnes très sérieusement occupées en apparence à approfondir la valeur des notes et les différences de la clef de fa avec la clef de sol.
– Ma sainte mère, dit hypocritement la tourière, un cavalier, se disant envoyé par le gouverneur de la ville, réclame de vous la faveur d'un entretien.
– C'est bien ma sœur. Quand vous aurez reconduit ce señor, vous introduirez ce caballero en ma présence; priez-le de patienter quelques minutes.
Le peintre se leva, salua respectueusement les dames et sortit à la suite de la tourière. Derrière lui la porte de la cellule se referma.
Sans prononcer une parole, la tourière le guida à travers les corridors, que déjà il avait parcourus, jusqu'à la porte du couvent, devant laquelle plusieurs cavaliers enveloppés de longs manteaux étaient arrêtés à la stupéfaction générale des voisins, qui n'en croyaient pas leurs yeux, et s'étaient placés sur le seuil de leurs portes afin de les mieux voir.
Le peintre, grâce à son apparence de vieillard, à sa petite toux sèche et à sa démarche cassée, passa au milieu d'eux sans attirer leur attention, et s'éloigna dans la direction de la rivière.
La tourière fit signe à un des cavaliers qu'elle était prête à le guider auprès de la supérieure. Dans le mouvement que fut obligé de faire ce cavalier pour mettre pied à terre, son manteau se dérangea légèrement.
Juste au même instant, le peintre, arrivé à une certaine distance, se retourna pour jeter un dernier regard sur le couvent.
Il réprima un geste d'effroi en reconnaissant le cavalier dont nous parlons.
– Zéno Cabral! murmura-t-il. Que vient faire cet homme dans le couvent?