Kitabı oku: «Le Montonéro», sayfa 5
V
LES PRÉPARATIFS DE TYRO
La rencontre faite par le peintre à sa sortie du couvent, l'avait frappé d'un triste pressentiment au sujet de ses protégées.
Sans se rendre bien clairement compte des sentiments qu'il éprouvait pour elles, cependant, malheureux lui-même, il se sentait malgré lui entraîné à aider et à secourir de tout son pouvoir des femmes qui, sans le connaître, étaient venues si franchement réclamer sa protection.
Son amour propre, comme homme d'abord, et ensuite comme Français, était flatté du rôle qu'il se trouvait ainsi appelé à jouer à l'improviste dans cette sombre et mystérieuse affaire dont, malgré les confidences de la marquise, il se doutait bien qu'on ne lui avait pas révélé le dernier mot.
Mais que lui importait cela?
Placé par le hasard ou pour mieux dire par la mauvaise fortune, acharnée après lui, dans une situation presque désespérée, les risques qu'il aurait à courir en secourant les deux dames, n'aggraveraient pas beaucoup cette situation, au lieu que s'il parvenait à les faire échapper au sort dont elles étaient menacées, tout en se sauvant lui-même, il jouerait à ses persécuteurs un tour de bonne guerre en se montrant plus fin qu'eux, et se vengerait une fois pour toutes des continuelles appréhensions qu'il lui avaient causées depuis son arrivée à San Miguel.
Ces réflexions, en remettant le calme dans l'esprit du jeune homme, lui rendirent toute son insouciante gaieté, et ce fut d'un pas leste et délibéré qu'il rejoignit Tyro à l'endroit où celui-ci lui avait assigné un rendez-vous permanent.
Le lieu était des mieux choisis; c'était une grotte naturelle peu profonde, située à deux portées de fusil au plus de la ville, si bien cachée, aux regards indiscrets par des chaos de rochers et des buissons épais de plantes parasites, que, à moins de connaître la position exacte de cette grotte, il était impossible de la découvrir; d'autant plus que son entrée s'ouvrait sur la rivière, et que, pour y parvenir, il fallait se mettre dans l'eau jusqu'au genou.
Tyro, à demi couché sur un amas de feuilles sèches recouvertes de deux ou trois pellones2 et de ponchos araucaniens, fumait nonchalamment une cigarette de paille de maïs en attendant son maître.
Celui-ci, après s'être assuré que personne ne le guettait, ôta ses chaussures, retroussa ses pantalons, se mit à l'eau et entra dans la grotte, non toutefois sans avoir sifflé à deux reprises différentes, afin de prévenir l'Indien de son arrivée.
– Ouf! dit-il en pénétrant dans la grotte, singulière façon de rentrer chez soi. Me voici de retour, Tyro.
– Je le vois, maître, répondit gravement l'Indien sans changer de position.
– Maintenant, reprit le jeune homme, laisse-moi reprendre mes habits; puis nous causerons: j'ai beaucoup de choses à t'apprendre.
– Et moi aussi, maître.
– Ah! fit-il en le regardant.
– Oui; mais changez d'abord de costume.
– C'est juste, reprit le jeune homme.
Il se mit aussitôt en devoir de quitter son déguisement, et bientôt il eut recouvré sa physionomie ordinaire.
– Là, voilà qui est fait! dit-il en s'asseyant auprès de l'Indien et en allumant une cigarette. Je t'avoue que ce diable de costume me pèse horriblement et que je serai heureux lorsqu'il me sera permis de m'en débarrasser une bonne fois.
– Ce sera bientôt, je l'espère, maître.
– Et moi aussi, mon ami. Dieu veuille que nous ne nous trompions pas! Maintenant, qu'as-tu à m'apprendre? Parle, je t'écoute.
– Mais, vous-même, ne m'aviez-vous pas annoncé des nouvelles?
– C'est vrai; mais je suis pressé de savoir ce que tu as à me dire. Je crois que c'est plus important que ce que je t'apprendrai. Ainsi, parle le premier; ma confidence arrivera toujours assez tôt.
– Comme il vous plaira, maître, répondit l'Indien en se redressant et en jetant sa cigarette, qui commençait à lui brûler les doigts; puis, tournant à demi la tête vers le jeune homme et le regardant bien en face, êtes-vous brave? lui demanda-t-il.
Cette question, faite ainsi à l'improviste, causa une si profonde surprise au peintre, qu'il hésita un instant.
– Dame! répondit-il enfin, je le crois; puis, se remettant peu à peu, il ajouta avec un léger sourire: d'ailleurs, mon bon Tyro, la bravoure est en France une vertu tellement commune, qu'il n'y a aucune fatuité de ma part à assurer que je la possède.
– Bon! murmura l'Indien qui suivait son idée, vous êtes brave, maître, moi aussi, je le crois, je vous ai vu en plusieurs circonstances vous tirer honorablement d'affaire.
– Allons, pourquoi m'adresser cette question? fit le peintre avec une teinte de mécontentement.
– Ne vous fâchez pas, maître, fit vivement l'Indien; mes intentions sont bonnes, lorsqu'on commence une sérieuse expédition et qu'on veut la mener à bien, il faut en calculer toutes les chances; vous êtes Français, c'est-à-dire étranger arrivé depuis peu dans ce pays, dont vous ignorez complètement les mœurs.
– J'en conviens, interrompit le jeune homme.
– Vous vous trouvez donc sur un terrain inconnu, qui peut à chaque instant se dérober sous vos pas; en vous demandant si vous êtes brave, je ne doute pas de votre courage: je vous ai vu à l'œuvre; seulement, je désire savoir si ce courage est blanc ou rouge; s'il brille autant dans les ténèbres et la solitude qu'en plein soleil et devant la foule. Voilà tout.
– Posée ainsi, je comprends la question, mais je ne saurais y répondre, ne m'étant jamais trouvé dans une situation où il m'ait fallu déployer le genre de courage dont tu parles; je puis simplement, et en toute confiance, te certifier ceci: c'est que, de jour ou de nuit, seul ou accompagné, à défaut de bravoure, l'orgueil m'empêchera toujours de reculer, et me contraindra quand même à faire tête aux adversaires, quels qu'ils soient, qui se dresseront devant moi pour s'opposer à mes volontés, quand j'aurai formé une résolution.
– Je vous remercie de cette affirmation, maître, car notre tâche sera ardue et je suis heureux de savoir que vous ne m'abandonnerez pas, au plus fort d'un danger dans lequel je ne me serai mis que par dévouement pour vous.
– Tu peux compter sur ma parole, Tyro, répondit le peintre; ainsi bannis toute arrière-pensée et marche résolument en avant.
– Ainsi ferai-je, maître, comptez sur moi. Maintenant laissons cela et venons aux nouvelles que j'avais à vous apprendre.
– En effet, dit le peintre, quelles sont ces nouvelles, bonnes ou mauvaises?
– C'est selon, maître, comment vous les apprécierez.
– Bon, dis-les-moi d'abord.
– Savez-vous que les officiers espagnols que l'on devait juger demain ou après-demain se sont évadés.
– Evadés! s'écria le peintre avec étonnement, quand cela donc?
– Ce matin même, ils sont passés près d'ici, il y a deux heures à peine, montés sur des chevaux des pampas et galopant à fond de train dans la direction des cordillières.
– Ma foi, tant mieux pour eux, j'en suis charmé, car à la façon dont vont les choses en ce pays on les aurait sans doute fusillés.
– On les aurait fusillés certainement, répondit l'Indien en hochant la tête.
– C'eût été dommage, fit le jeune homme; bien que je les connaisse fort peu et qu'ils m'aient par leur faute placé dans une situation assez difficile, j'eusse été désespéré qu'il leur arrivât malheur. Ainsi, tu es certain qu'ils se sont réellement échappés.
– Maître, je les ai vus.
– Alors, bon voyage! Dieu veuille qu'ils ne soient pas repris.
– Ne craignez-vous pas que cette fuite ne vous soit préjudiciable?
– A moi? Pour quelle raison? s'écria-t-il avec surprise.
– Ne vous avait-on pas indirectement impliqué dans leur affaire?
– C'est vrai, mais je crois que je n'ai rien à craindre maintenant, et que les soupçons qui s'étaient élevés contre moi sont complètement dissipés.
– Tant mieux, maître; cependant, s'il m'est permis de vous donner un conseil croyez-moi, soyez prudent.
– Voyons, parle avec franchise; j'aperçois derrière tes circonlocutions indiennes une pensée sérieuse qui t'obsède et dont tu voudrais me faire part; le respect ou je ne sais quelle crainte que je ne puis comprendre, t'empêche seul de t'expliquer.
– Puisque vous l'exigez, maître, je m'expliquerai d'autant plus que le temps presse; la fuite des deux officiers espagnols a réveillé les soupçons qui n'étaient qu'assoupis; bien plus, on vous accuse de les avoir encouragés dans leur projet de fuite et de leur avoir procuré les moyens de l'accomplir.
– Moi! Mais ce n'est pas possible, je ne les ai pas vus une seule fois depuis leur arrestation.
– Je le sais, maître; cependant cela est ainsi, je suis bien informé.
– Mais alors, ma position devient extrêmement délicate; je ne sais trop que faire.
– J'ai songé à cela pour vous, maître; nous autres Indiens nous formons une population à part dans la ville; mal vus des Espagnols, méprisés des créoles, nous nous soutenons les uns les autres, afin d'être en mesure, en cas de besoin, de résister aux injustices qu'on prétendrait nous faire; depuis que je m'occupe des préparatifs de votre voyage, j'ai donné le mot a plusieurs hommes de ma tribu engagés chez certaines personnes de la ville, afin d'être instruit de tout ce qui se passe et vous prémunir contre les trahisons. Je savais depuis hier au soir que les officiers espagnols devaient s'échapper aujourd'hui, au lever du soleil. Depuis plusieurs jours déjà, aidés par leurs amis, ils avaient combiné leur fuite.
– Jusqu'à présent, interrompit le peintre, je ne vois pas quel rapport il y a entre cette fuite et ce qui me regarde personnellement.
– Attendez, maître, reprit l'Indien, j'y arrive: ce matin, après vous avoir aidé à vous déguiser, je vous suivis et j'entrai dans la ville; la nouvelle de la fuite des officiers était déjà publique, tout le monde en parlait, je me mêlai à plusieurs groupes où cette fuite était commentée de cent façons différentes. Votre nom était dans toutes les bouches.
– Mais, cette fuite, je l'ignorais.
– Je le sais bien, maître; mais vous êtes étranger, cela suffit pour qu'on vous accuse; d'autant plus que vous avez un ennemi acharné à votre perte qui s'est chargé de propager ce bruit et de lui donner de la consistance.
– Un ennemi, moi! fit le jeune homme avec stupeur, c'est impossible!
L'Indien sourit avec ironie.
– Bientôt vous le connaîtrez, maître, dit-il; mais il est inutile de nous occuper de lui en ce moment, c'est de vous qu'il s'agit, de vous, qu'il faut sauver.
Le jeune homme hocha la tête avec découragement.
– Non, dit-il d'une voix triste, je vois que je suis bien réellement perdu cette fois, tout ce que je tenterais ne ferait que hâter ma perte, mieux vaut me résigner à mon sort.
L'Indien le considéra pendant quelques instants avec un étonnement qu'il ne chercha pas à dissimuler.
– N'avais-je pas raison, maître, reprit-il enfin, de vous demander au commencement de cette conversation si vous aviez du courage?
– Que veux-tu dire? s'écria le jeune homme en se redressant subitement et en le foudroyant du regard.
Tyro ne baissa pas les yeux, son visage demeura impassible, et ce fut de la même voix calme, avec le même accent d'insouciance qu'il continua:
– En ce pays, maître, le courage ne ressemble en rien à celui que vous possédez, tout homme est brave le sabre ou le fusil à la main, surtout ici, où, sans compter les hommes, on est constamment contraint de lutter contre toutes espèces d'animaux plus nuisibles et plus féroces les uns que les autres, mais que signifie cela?
– Je ne le comprends pas, répondit le jeune homme.
– Pardonnez-moi, maître, de vous apprendre des choses que vous ignorez; il est un courage qu'il vous faut acquérir, c'est celui qui consiste à paraître céder lorsque la lutte est trop inégale, en se réservant, tout en feignant de fuir, de prendre plus tard sa revanche. Vos ennemis ont sur vous un immense avantage: ils vous connaissent; donc ils agissent contre vous à coup sûr, et vous, vous ne les connaissez point; vous êtes exposé, au premier mouvement que vous ferez, à tomber net dans le piège tendu sous vos pas, et de vous livrer ainsi sans espoir de vengeance.
– Ce que tu me dis là est plein de sens, Tyro; seulement, tu me parles par énigmes. Quels sont ces ennemis que je ne connais pas et qui paraissent si acharnés à ma perte?
– Je ne puis encore vous révéler leurs noms, maître; mais ayez patience, un jour viendra où vous les connaîtrez.
– Avoir patience, cela est bientôt dit; malheureusement, je suis enfoncé jusqu'au cou dans un guêpier dont je ne sais comment sortir.
– Laissez-moi faire, maître; je réponds de tout. Vous partirez plus facilement que vous ne le croyez.
– Hum! Cela me paraît bien difficile.
L'Indien sourit en haussant légèrement les épaules.
– Tous les blancs sont ainsi, murmura-t-il comme s'il se parlait à lui-même; en apparence, leur conformation est la même que la nôtre et pourtant ils sont complètement incapables de faire par eux-mêmes la moindre des choses.
– C'est possible, répondit le jeune homme intérieurement piqué de cette remarque assez désobligeante, cela tient à une foule de considérations trop longues à l'expliquer et que d'ailleurs tu ne comprendrais pas; revenons à ce qui, seul, doit en ce moment nous occuper; je te répète que je trouve ma position désespérée et que je ne sais, même avec l'aide de ton dévouement, de quelle façon je m'en sortirai.
Il y eut quelques instants de silence entre les deux hommes, puis l'Indien reprit la parole, mais cette fois d'une voix claire, bien accentuée, comme un homme qui désire être compris du premier coup, sans être contraint de perdre en explications inutiles un temps qu'il considère comme fort précieux.
– Maître, dit-il, aussitôt que je fus informé de ce qui se passait, convaincu que je ne serais pas désavoué par vous, je dressai mon plan et je me mis en mesure de parer le nouveau coup qui vous frappait. Mon premier soin fut de me rendre dans votre maison; on me connaît, la plupart des peones sont mes amis; on ne fit donc pas attention à moi. Je fus libre d'aller et de venir à ma guise; sans attirer l'attention. Du reste, je profitai d'un moment où la maison était à peu près déserte, à cause de l'heure de la siesta qui fermait les yeux des maîtres et des criados; en un tour de main, aidé par quelques amis à moi, j'enlevai tout ce qui vous appartient jusqu'à vos chevaux, sur lesquels je chargeai vos bagages et vos caisses pleines de papiers et de toiles.
– Bien, interrompit le jeune homme avec une satisfaction nuancée d'une légère inquiétude; mais que pensera de ce procédé mon compatriote?
– Que cela ne vous inquiète pas, maître, répondit le Guaranis avec un sourire d'une expression singulière.
– Soit, tu auras sans doute trouvé un prétexte plausible pour dissimuler ce que ce procédé a d'insolite.
– C'est cela même, fit-il en ricanant.
– C'est fort bien; mais maintenant, dis-moi, Tyro, qu'as-tu fait de tous ces bagages? Je ne me soucie nullement de les perdre; ils composent le plus clair de ma fortune; je ne puis cependant pas camper ainsi de but en blanc à la belle étoile, d'autant plus que cela ne servirait à rien, et que ceux qui ont intérêt à me chercher m'auraient bientôt découvert; d'un autre côté je ne vois guère dans quelle maison je me puis loger sans courir le risque d'être aussitôt arrêté.
L'Indien se mit à rire.
– Eh! Eh! fit gaiement le jeune homme, puisque tu ris, c'est que mes affaires vont probablement bien et que tu es à peu près certain de m'avoir trouvé un abri sûr.
– Vous ne vous trompez pas, maître; je me suis effectivement occupé aussitôt de vous chercher un endroit où vous seriez en sûreté, et complètement à l'abri des poursuites.
– Diable! Cela n'a pas dû être facile à trouver dans la ville.
– Aussi, n'est-ce pas dans la ville que j'ai cherché.
– Oh! Oh! Où donc alors; je ne vois guère, dans la campagne, d'endroit où il me soit possible de me cacher.
– C'est que, comme nous autres Indiens, vous n'avez pas, maître, l'habitude du désert; à deux milles d'ici, tout au plus, dans un rancho d'Indiens guaranis, je vous ai trouvé un asile où je défie qu'on aille vous chercher, ou bien, au cas d'une visite, vous trouver.
– Tu piques singulièrement ma curiosité. Tout est-il préparé pour me recevoir?
– Oui, maître.
– Pourquoi donc demeurons-nous ici alors, au lieu de nous y rendre?
– Parce que, maître, le soleil n'est pas couché encore, et qu'il fait trop jour pour se hasarder dans la campagne.
– Tu as raison, mon brave Tyro; je te remercie de ce nouveau service.
– Je n'ai fait que mon devoir, maître.
– Hum! Enfin, puisque tu le veux, j'y consens. Seulement, crois bien que je ne suis pas ingrat. Ainsi, voilà qui est convenu: je suis déménagé. Mon cher compatriote sera bien étonné lorsqu'il apprendra que je suis parti sans prendre congé de lui.
L'Indien rit silencieusement sans répondre.
– Malheureusement, mon ami, continua le jeune homme, cette position est fort précaire, elle ne saurait durer longtemps.
– Rapportez-vous-en à moi, maître, avant trois jours nous serons partis; toutes mes mesures sont prises en conséquence; mes préparatifs seraient déjà terminés si j'avais eu à ma disposition la somme nécessaire à l'achat de diverses choses indispensables.
– Qu'à cela ne tienne, s'écria le jeune homme en fouillant vivement à sa poche et en retirant la bourse que lui avait remise la marquise, voilà de l'argent.
– Oh! fit l'Indien avec joie, il y a là beaucoup plus qu'il ne nous faut.
Mais soudain le peintre devint triste, et retira du Guaranis la bourse que déjà il lui avait abandonnée.
– Je suis fou, dit-il maintenant, nous ne pouvons user de cet argent: il n'est pas à nous, nous n'avons pas le droit de nous en servir.
Tyro le regarda avec surprise.
– Oui, continua-t-il en hochant doucement la tête, cette somme m'a été remise par la personne que j'avais promis de sauver, afin de tout préparer pour sa fuite.
– Eh bien? fit l'Indien.
– Dame! reprit le jeune homme, maintenant la question me paraît singulièrement changée; j'aurai, je le crois, fort à faire à me sauver tout seul.
– La situation est toujours la même pour vous, maître, vous pouvez tenir la parole que vous avez donnée; au contraire, peut-être êtes-vous dans de meilleures conditions aujourd'hui que vous ne l'étiez hier; pour organiser, non seulement votre fuite, mais celle de ces personnes; j'ai tout prévu.
– Voyons, explique-toi, car je recommence à ne plus te comprendre du tout.
– Comment cela, maître?
– Dame! Tu sembles connaître mieux que moi mes affaires.
– Que cela ne vous inquiète pas, je ne sais de vos affaires que ce que je dois en savoir pour vous être utile au besoin et être en mesure de vous prouver quel est mon dévouement pour vous. D'ailleurs, si vous le désirez, je paraîtrai ne rien savoir.
– Belle avance! s'écria le jeune homme en riant. Allons, puisqu'il ne m'est même pas possible de conserver mes secrets à moi tout seul, prends-en donc ta part, sorcier que tu es. Je ne me plaindrai pas davantage; maintenant, continue.
– Donnez-moi seulement cet or, maître, et laissez-moi agir.
– En effet, je crois que c'est le plus simple; prends-le donc, ajouta-t-il en lui mettant la bourse dans la main; seulement, hâte-toi, car, mieux que moi, tu dois savoir que nous n'avons pas de temps à perdre.
– Oh! Maintenant rien ne nous presse; on vous croit parti; on vous cherche bien loin; on vous laisse ainsi toutes les facilités possibles pour faire ici tout ce que vous voudrez.
– C'est vrai; s'il ne s'agissait que de moi, ma foi, j'ai une si grande confiance en ton habileté, que je ne me presserais pas du tout, je t'assure; mais…
– Oui, interrompit-il, je sais ce que vous voulez dire, maître; il s'agit des dames. Elles sont pressées, elles, et elles ont des raisons pour cela; mais elles n'ont rien à redouter avant trois jours, et je ne vous en demande que deux; est-ce trop?
– Non, certes, seulement je t'avoue qu'il y a une chose qui m'embarrasse fort, à présent.
– Laquelle, maître?
– C'est la façon dont je m'introduirai dans le couvent pour les avertir.
– C'est cependant bien simple; vous irez au couvent sous le même déguisement que vous avez pris aujourd'hui.
– Hum… tu crois que ce n'est pas beaucoup risquer?
– Pas le moins du monde, maître; qui voulez-vous qui s'occupe d'un pauvre vieillard?
– Enfin, j'essayerai; si j'échoue, j'aurai fait mon devoir de galant homme, ma conscience ne me reprochera rien.
Ils continuèrent à causer ainsi pendant plusieurs heures, prenant leurs dernières dispositions et essayant de prévoir tous les hasards qui pourraient, au dernier moment, venir à l'improviste contrecarrer la réussite de leurs projets.
Plus le jeune Français se laissait aller à une intimité plus complète avec le Guaranis, plus il reconnaissait d'intelligence dans ce pauvre diable d'Indien si simple et si naïf en apparence, et plus il se félicitait d'avoir accepté ses offres de service et de s'être confié à lui.
Il est vrai d'ajouter que si le peintre n'avait pas ainsi à point nommé rencontré ce serviteur dévoué, il aurait été dans une situation des plus critiques et presque dans l'impossibilité d'échapper au danger terrible suspendu sur sa tête; il le reconnaissait franchement et mettant de côté tout préjugé de race, il laissait sagement son serviteur agir pour lui, se contentant de suivre ses conseils, sans essayer de faire prévaloir ses idées; ce qui montrait chez le jeune homme, malgré son apparente frivolité de caractère, un grand bon sens et une rectitude de jugement peu commune.
Une demi-heure environ après le coucher du soleil, les deux hommes quittèrent la grotte au fond de laquelle ils étaient demeurés cachés pendant plus de quatre heures.
L'Indien qui, malgré les ténèbres, semblait voir comme en plein jour, guida son maître à travers des sentiers détournés, en apparence inextricables, mais au milieu desquels il se dirigeait avec une sûreté qui dénotait une complète connaissance des lieux, qu'il parcourait. Le peintre, peu habitué à ces courses de nuit, le suivait tant bien que mal butant presque à chaque pas, mais ne se décourageant point, et prenant gaiement son parti de ce nouveau contretemps.
Du reste, le trajet de la grotte, à l'endroit où il se rendait, était court; il ne dura tout au plus que trois quarts d'heure.
Tyro s'arrêta devant un rancho d'aspect assez misérable, construit au sommet d'une colline, et ouvrit, sans annoncer autrement sa présence, une porte formée par un cuir de bœuf étendu sur une claie en osier.
Le rancho était ou plutôt paraissait désert.
L'Indien battit le briquet et alluma un sebo.
L'intérieur du rancho ressemblait à l'extérieur et était fort misérable.
– Eh! fit Émile en jetant autour de lui un regard investigateur, ce rancho est-il donc abandonné?
– Nullement, maître, répondit Tyro, mais les propriétaires se sont retirés dans la pièce à côté afin de ne pas nous voir.
– Oh! Oh! Et pour quelle raison?
– Tout simplement afin que si, par hasard, on venait vous chercher ici, ils pussent en toute sûreté de conscience affirmer qu'ils ne vous connaissent pas et qu'ils ne vous ont pas vu.
– Tiens, tiens, tiens! fit en riant le jeune homme, c'est assez spirituel ce qu'ils font là, ces braves gens! Allons! Je vois avec plaisir que les jésuites, aussi bien en Amérique qu'en Europe, faisaient d'excellents élèves; le procédé est fort ingénieux.
Tyro ne répondit pas; il était en train d'enlever avec une pioche une légère couche de terre sous laquelle apparut bientôt une trappe; l'Indien la souleva.
– Venez, maître, dit-il.
– Diable! murmura le jeune homme avec une certaine hésitation, vais-je donc m'enterrer tout vivant?
L'Indien avait déjà disparu dans l'ouverture laissée béante par l'enlèvement de la trappe.
– Allons, fit le jeune homme, il n'y a pas à hésiter.
Il se pencha sur le trou, aperçut les premiers échelons d'une échelle et descendit résolument dans le souterrain où l'attendait Tyro, le sebo levé vers lui afin de l'éclairer et de lui éviter un faux pas.
Ce souterrain était assez grand et assez haut, entièrement garni de petates pour absorber l'humidité; tous les bagages du jeune homme avaient été apportés et rangés avec soin.
Un equipal, une butaca, une table et un hamac pendu dans un coin complétaient un ameublement réduit à sa plus simple expression.
Plusieurs bougies et une lampe se trouvaient disposées sur la table.
A chaque extrémité de ce souterrain, dont la forme était à peu près ovale, s'ouvraient des galeries.
– Voici votre appartement provisoire, maître, dit le Guaranis; chacune de ces galeries donne, après quelques détours, assez loin dans la campagne; en cas d'alerte, vous avez donc une retraite assurée; vos chevaux ont été placés par moi dans la galerie de gauche, ils ont tout ce qui leur faut; dans cette corbeille vous trouverez des vivres pour trois jours. Je ne vous engage pas à sortir avant de m'avoir vu; seulement je vous avertis que je ne reviendrai que lorsque tout sera prêt pour votre fuite; vous serez ici complètement en sûreté, vous n'avez que patience à prendre.
Tout en parlant ainsi, l'Indien avait sorti de de la corbeille et étalé sur la table, après avoir allumé la lampe, les vivres nécessaires au souper, dont le peintre, à jeun depuis sa sortie du couvent, commençait à éprouver un sérieux besoin.
– Maintenant, maître, je remonte dans le rancho, afin de tout remettre en place et faire disparaître les traces de notre passage. A bientôt et bon courage.
– Merci, Tyro; mais, au nom du ciel! Souviens-toi que je ne me fie qu'à toi; ne me laisse pas trop longtemps prisonnier.
– Rapportez-vous-en à moi, maître. Ah! J'oubliais de vous avertir que lorsque je reviendrai, ce sera par la galerie de droite; j'imiterai le cri du hibou trois fois avant d'entrer.
– Bien, je m'en souviendrai. Tu ne veux pas me tenir compagnie et souper avec moi?
– Merci, maître, cela m'est impossible, il me faut être à San Miguel dans une heure.
– Allons, fais comme tu le voudras, répondit le peintre en étouffant un soupir, je ne te retiens plus.
– Au revoir, maître, patience, et à bientôt!
– A bientôt, Tyro; quant à la patience que tu me recommandes, je tâcherai d'en avoir.
L'Indien remonta l'échelle, disparut par l'ouverture, et, après avoir dit une dernière fois adieu à son maître, il referma la trappe.
Émile se trouva seul.
Il demeura un instant immobile, plongé dans des réflexions assez sombres; mais bientôt, secouant la tête à plusieurs reprises, il s'assit sur la butaca et se mit en devoir d'attaquer les vivres placés devant lui sur la table.
– Soupons, dit-il, cela me fera passer toujours une heure, d'autant plus que je me sens un appétit formidable. C'est égal, ajouta-t-il la bouche pleine, au bout d'un instant, lorsque, à mon retour en France, je raconterai mes aventures d'Amérique, du diable si on me croira!
Et, remis en joie par cette réflexion, il continua gaiement son souper.